1. Introduction
1. En Europe, le concept de pays
tiers sûr fait régulièrement l’objet de discussions publiques lorsque
des demandeurs d’asile arrivent en grand nombre aux frontières extérieures
de l’Union européenne et tentent de demander l’asile à ces frontières
ou à un stade ultérieur, peut-être même dans un autre pays de l’Union européenne.
C’est à chaque fois que nous débattons de la situation sur les îles
grecques, à La Palma ou en Italie, mais aussi sur la frontière terre/mer
gréco-turque, que nous débattons juridiquement sur le terrain du concept
de pays tiers sûr.
2. Le règlement de l’Union européenne Dublin III prévoit que
le premier pays d’enregistrement dans l’Union européenne est tenu
de traiter les demandes d’asile, pour une application légale du
concept de pays tiers sûr au sein de l’Union européenne. En outre,
l’Union européenne et ses États membres ont signé des accords de réadmission
avec des pays comme la Türkiye via la «Déclaration UE-Turquie» de
2016. D’autres accords sont actuellement en discussion en raison
de la situation à la frontière entre la Pologne et le Bélarus et
de l’arrivée croissante de réfugiés et de migrants, notamment à
Chypre, en Italie et en Espagne. Les discussions qui en découlent
se concentrent toujours sur des questions sensibles: dans le cadre
de tels accords, les droits fondamentaux des demandeurs d’asile
et des réfugiés sont-ils respectés? Ces concepts conduisent-ils
à un système d’asile durable dans les États membres? Ou accélèrent-ils
la détérioration des droits des réfugiés?
3. En raison des débats qui se sont intensifiés ces dernières
années, j’ai signé avec des collègues la proposition de résolution
sur les pays tiers sûrs pour les demandeurs d’asile (
Doc. 15111) avec l’intention de clarifier la question avec, au
centre des préoccupations, les droits humains des demandeurs d’asile
et des réfugiés. Par conséquent, le présent rapport présentera la
base juridique pertinente et la compatibilité de la pratique des
États membres avec ces exigences. Un débat éclairé pourra alors
avoir lieu sur les risques et les mesures nécessaires à prendre
pour garantir le respect et la protection des droits humains des
réfugiés dans la région couverte par la Convention européenne des
droits de l’homme (STE n° 5).
4. Je tiens à remercier tout particulièrement, pour leurs contributions
majeures lors des auditions de la commission des migrations, des
réfugiés et des personnes déplacées, M. Adel-Naim Reyhani de l’Institut Ludwig
Boltzmann des droits de l’homme à Vienne, Mme Tineke
Strik, membre du Parlement européen et ex‑membre de notre commission,
Mme Sophie Weidenhiller, porte-parole
de l’ONG allemande Sea-Eye, M. Henrik Nielsen, chef de l’unité Asile
à la Direction générale Migration et Affaires intérieures de la Commission
européenne à Bruxelles, et M. Christophe Hessels, chef de l’unité
de recherche sur les pays tiers au Bureau européen d’appui en matière
d’asile de l’Union européenne à La Valette, Malte. Je remercie également
les autorités croates ainsi que de la Bosnie-Herzégovine, d’avoir
organisé une visite d’information pour M. Pierre-Alain Fridez, rapporteur
sur les refoulements sur terre et sur mer à leur frontière commune,
et moi-même, les 21 et 22 février 2022.
5. Depuis le 24 février 2022, nous assistons au plus grand déplacement
de personnes fuyant un pays sur le sol européen depuis la seconde
guerre mondiale en raison de l’agression russe contre l’Ukraine.
À ce jour (27 mai 2022), l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés
a enregistré plus de 6 millions de personnes qui ont fui l’Ukraine,
cherchant protection et sécurité principalement dans les pays voisins.
Les ressortissants ukrainiens et les personnes reconnues comme réfugiés
en Ukraine ont droit à une protection temporaire découlant de la
directive 2001/55/CE sur la protection temporaire dans les États
membres de l’Union européenne. Les ressortissants de pays tiers
fuyant l’Ukraine et qui ne relèvent pas du champ d’application de cette
directive peuvent toutefois demander l’asile. On estime que 200 000
d’entre eux ont déjà fui l’Ukraine. Dans ce contexte, les demandes
d’asile pourraient augmenter et le concept de pays tiers sûr pourrait
gagner en importance, tant dans le débat public que dans la pratique.
2. Le
concept de pays tiers sûr: normes juridiques
6. Étant donné que la Convention
de 1951 relative au statut des réfugiés ne contient pas de référence explicite
à la répartition des responsabilités en matière de demandes d’asile,
l’approche de la «protection ailleurs» a été élaborée par les États
du monde entier. Le concept de pays tiers sûr est un élément de
cette approche. Ce concept est né du principe de «premier pays d’asile»,
qui a ensuite été étendu à la notion de «pays tiers sûr»
. Alors que, selon le premier,
les États transfèrent les réfugiés vers des États dans lesquels ils
avaient déjà trouvé l’asile, le second prévoit que les États refusent
la protection aux réfugiés qui auraient pu ou auraient dû accéder
à la protection dans un autre pays. Par conséquent, en appliquant
la notion de pays tiers sûr, les États s’abstiennent généralement
de déterminer la qualification des individus en tant que réfugiés. Au
lieu de cela, ils évaluent uniquement la possibilité d’un renvoi
vers un autre pays.
7. Bien que le droit international ne traite pas explicitement
de la notion de pays tiers sûr, cette notion a été clarifiée davantage
au niveau régional, y compris au niveau du Conseil de l’Europe et
de l’Union européenne. Alors que la jurisprudence de la Cour européenne
des droits de l’homme traite principalement de la notion de pays
tiers sûr par le biais des articles 3 et 13 de la Convention, la
directive refondue sur les procédures d’asile de l’Union européenne
énumère les critères à remplir avant qu’une personne demandant une
protection internationale puisse être renvoyée dans le pays tiers
en question.
2.1. La
Convention de 1951 relative au statut des réfugiés
8. Aucune disposition autorisant
explicitement les politiques de pays tiers sûrs ne peut être trouvée
dans le texte de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés,
ou ailleurs dans le droit international. Toutefois, le paragraphe
1 de l’article 31 de la Convention de 1951 relative au statut des
réfugiés dispose que «[l]es États contractants n’appliqueront pas
de sanctions pénales, du fait de leur entrée ou de leur séjour irréguliers,
aux réfugiés qui, arrivant directement du territoire où leur vie
ou leur liberté était menacée au sens prévu par l’article premier,
entrent ou se trouvent sur leur territoire sans autorisation, sous
la réserve qu’ils se présentent sans délai aux autorités et leur
exposent des raisons reconnues valables de leur entrée ou présence
irrégulières.» L’article 1 définit le terme «réfugié» et l’applicabilité
de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés.
9. La formule «arrivant directement du territoire où leur vie
ou leur liberté était menacée au sens prévu par l’article premier»
pourrait s’interpréter comme excluant le cas des demandeurs d’asile
en provenance d’un pays tiers sûr. Mais cette lecture porterait
atteinte à l’objectif sous-jacent de la Convention de 1951 relative
au statut des réfugiés. C’est pourquoi le HCR et la pratique internationale
ont interprété cette formulation de manière étroite, afin de ne
pas restreindre indûment la possibilité de demander l’asile et de
bénéficier d’une protection internationale.
10. La Convention de 1951 relative au statut des réfugiés exige
uniquement des États membres qu’ils ne renvoient pas les réfugiés
vers un lieu où ils seraient persécutés en violation de l’obligation
de non-refoulement. Le HCR a déclaré que le concept de pays tiers
sûr exige une évaluation individuelle pour savoir si l’État précédent
réadmettra la personne; accordera à la personne l’accès à une procédure
juste et efficace pour déterminer ses besoins de protection; permettra
à la personne de rester; et accordera à la personne des normes de
traitement conformes à la Convention de 1951 relative au statut
des réfugiés et aux normes internationales des droits de l’homme,
y compris la protection contre le refoulement. Lorsqu’il ou elle
a droit à une protection, un droit de séjour légal et une solution
durable en temps opportun sont également requis, déclare le HCR.
11. Le Comité exécutif du Programme du Haut-Commissaire des Nations
Unies a adopté en 1989 la Conclusion n° 58 (XL) sur les réfugiés
et les demandeurs d’asile quittant de façon irrégulière un pays
où la protection leur a déjà été accordée afin de faire une demande
d’asile ou de résidence permanente dans un autre pays
. Le paragraphe (f) de la Conclusion
n° 58 (XL) permet le renvoi de ces personnes vers ces pays tiers
ou pays de premier asile sûrs.
2.2. La
Convention européenne des droits de l’homme
12. Si la Convention européenne
des droits de l’homme ne consacre pas de droit à se rendre dans
un pays pour y demander l’asile ou une protection internationale,
elle protège les personnes contre la reconduite ou l’expulsion vers
un pays où les droits consacrés par la Convention ne sont pas respectés.
Selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme,
cette protection porte en particulier sur le droit à la vie (article 2
de la Convention) et le droit à la protection contre la torture
(article 3 de la Convention).
13. Le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a publié un
ensemble de lignes directrices en 1997
, qui
prévoient également, entre autres, que le pays tiers doit respecter
les principes énoncés dans la Convention de 1951 et le Protocole
de 1967. Il doit offrir la possibilité de demander et de bénéficier
de l’asile, et il doit être prévu que le demandeur d’asile s’est
déjà vu accorder une protection effective dans le pays tiers ou
a eu la possibilité d’entrer en contact avec les autorités de ce
pays afin de demander l’asile ou qu’il existe des preuves évidentes
de l’admissibilité du demandeur d’asile dans le pays tiers.
14. Dans sa jurisprudence
,
la Cour européenne des droits de l’homme a précisé que l’autorité
compétente d’un État membre est tenue d’évaluer, avant de renvoyer
ou d’expulser un demandeur d’asile vers un pays tiers, si cette
personne peut y accéder à une procédure d’asile sans être exposée
à un risque de traitement inhumain et dégradant ou de torture au
mépris de l’article 3 de la Convention. Le refoulement en chaîne
est également préoccupant.
15. En outre, l’article 4 du Protocole no 4
à la Convention (STE n° 46) interdit les expulsions collectives d’étrangers
et, selon les termes de la Cour européenne des droits de l’homme,
fait obligation aux autorités compétentes des États membres de «permett[re]
à chacun des étrangers en cause, de façon réelle et effective, d’exposer
ses arguments s’opposant à son expulsion»
.
2.3. Le
droit de l’Union européenne
16. L’article 18 de la Charte des
droits fondamentaux de l’Union européenne garantit le droit d’asile
«dans le respect des règles de la Convention de Genève du 28 juillet
1951 et du Protocole du 31 janvier 1967 relatifs au statut des réfugiés
et conformément au traité sur l’Union européenne et au traité sur
le fonctionnement de l’Union européenne». Le droit communautaire
définit des règles communes en matière de procédures d’asile au
sein de l’Union européenne dans le cadre de la directive refondue
relative à la procédure d’asile
.
17. Conformément à l’article 33 de la directive refondue relative
à la procédure d’asile, un État membre peut déclarer irrecevable
une demande de protection internationale en vertu de la Convention
de 1951 relative au statut des réfugiés si le demandeur est entré
dans l’Union européenne depuis un pays tiers sûr
.
18. L’article 38 de la directive dispose que les États membres
«peuvent appliquer le concept de pays tiers sûr uniquement lorsque
les autorités compétentes ont acquis la certitude que dans le pays
tiers concerné, le demandeur de protection internationale sera traité
conformément aux principes suivants:
a. les
demandeurs n’ont à craindre ni pour leur vie ni pour leur liberté
en raison de leur race, de leur religion, de leur nationalité, de
leur appartenance à un groupe social particulier ou de leurs opinions
politiques;
b. il n’existe aucun risque d’atteintes graves au sens de
la directive 2011/95/UE;
c. le principe de non-refoulement est respecté conformément
à la Convention de Genève;
d. l’interdiction, prévue par le droit international, de
prendre des mesures d’éloignement contraires à l’interdiction de
la torture et des traitements cruels, inhumains ou dégradants, y
est respectée;
e. la possibilité existe de solliciter la reconnaissance
du statut de réfugié et, si ce statut est accordé, de bénéficier
d’une protection conformément à la Convention de Genève.»
19. Les États membres doivent informer régulièrement la Commission
européenne des pays auxquels ce concept est appliqué, conformément
aux dispositions de l’article 38 de la directive refondue relative
à la procédure d’asile
.
20. Le paragraphe 3 de l’article 36 de la directive refondue relative
à la procédure d’asile prévoyait que la Commission européenne propose
une liste commune de pays tiers sûrs. Toutefois, cette disposition
a été annulée par la Cour de justice de l’Union européenne, qui
a déclaré dans l’affaire Parlement européen c. Conseil
de l’Union européenne (C-133/06) que ce pouvoir de qualification
relevait de la compétence des États membres. Force est donc de constater
que les législations et les pratiques nationales peuvent rester,
et continuer, d’être très divergentes au sein de l’Union européenne.
3. La
pratique
21. La pratique est aussi préoccupante
qu’hétérogène, notamment sur les deux points suivants: l’application du
concept de pays tiers sûr, et le niveau de la charge de la preuve
qui pèse sur le demandeur d’asile pour renverser la présomption
de sûreté.
3.1. L’application
du concept de pays tiers sûr
22. Si les législations et les
pratiques nationales divergent déjà d’un État à l’autre, de nombreux
pays ont également signé des accords de réadmission bilatéraux ou
multilatéraux qui comportent une clause de pays tiers sûr. Chacun
de ces moyens de formaliser l’application du concept de pays tiers
sûr a conduit à des situations violant les droits humains des demandeurs
d’asile.
3.1.1. La
législation nationale
23. Selon un rapport
de
l’ancien Bureau européen d’appui en matière d’asile (BEAA) de l’Union européenne,
désormais Agence de l’Union européenne pour l’asile, les États membres
de l’Union européenne ainsi que la Suisse, l’Islande et la Norvège
ont tous transposé le concept de pays tiers sûr dans leur droit national,
conformément à la directive refondue relative à la procédure d’asile,
à l’exception de la France, de l’Italie et de la Pologne, tandis
que Chypre, le Portugal, la République tchèque, la Roumanie, la
République slovaque et la Slovénie ne l’appliquent pas dans la pratique.
24. Le rapport du BEAA recense les reconnaissances de pays tiers
sûrs suivantes:
- la Belgique
qualifie de pays sûr la Suisse;
- le Danemark, qui n’est pas lié par la directive refondue
relative à la procédure d’asile, qualifie de pays sûrs le Canada
et les États-Unis;
- l’Estonie qualifie de sûrs les pays candidats à l’Union
européenne que sont l’Albanie, la Macédoine du Nord, le Monténégro
et la Serbie, ainsi que l’Arménie, la Bosnie-Herzégovine, la Géorgie,
le Kosovo* et l’Ukraine;
- la Finlande qualifie de sûrs les pays membres de l’Espace
économique européen (EEE) ainsi que l’Australie, le Canada, le Japon,
la Nouvelle-Zélande et les États-Unis;
- l’Allemagne qualifie de pays sûrs la Norvège et la Suisse;
- la Grèce qualifie la Türkiye de pays sûr en ce qui concerne
les ressortissants d’Afghanistan, du Bangladesh, du Pakistan, de
Somalie et de Syrie;
- la Hongrie qualifie de sûrs les pays membres de l’Espace
économique européen (EEE), les pays candidats à l’adhésion à l’Union
européenne (Albanie, Macédoine du Nord, Monténégro, Serbie et Türkiye)
ainsi que l’Australie, la Bosnie-Herzégovine, le Canada, les États
des États-Unis qui n’appliquent pas la peine de mort, le Kosovo*,
la Nouvelle-Zélande et la Suisse;
- l’Islande qualifie de pays sûr le Royaume-Uni;
- l’Irlande qualifie de pays sûr le Royaume-Uni;
- la Suisse qualifie de pays sûrs tous les États membres
de l’Union européenne, l’Islande, le Liechtenstein et la Norvège.
Outre la législation nationale, la jurisprudence nationale
peut également influer sur les pratiques des pays tiers sûrs. Par
exemple, suite à une décision de sa Cour constitutionnelle, la Croatie
a cessé d’appliquer le concept de pays tiers sûr à la Serbie.
25. En tant que rapporteure, j’ai
proposé de soumettre la requête no 4750
au Centre européen de recherche et de documentation parlementaires
(CERDP), qui a adressé à ses membres les questions suivantes:
- quels sont les pays qui ont
été officiellement identifiés par votre pays (par un jugement de
tribunal, une agence gouvernementale, une décision parlementaire)
comme n’étant pas sûrs, ou comme étant sûrs, dans le cadre d’une
procédure de renvoi d’un demandeur d’asile débouté ou d’un migrant
en situation irrégulière au cours des cinq dernières années?
- Quels sont les critères et procédures employés par les
autorités de votre pays pour déterminer la sûreté d’un autre pays
dans le cadre d’une procédure de renvoi d’un demandeur d’asile débouté
ou d’un migrant en situation irrégulière?
- Avec quels pays votre pays a-t-il conclu des accords de
réadmission relatifs aux migrants en situation irrégulière?
Les nombreuses réponses obtenues ont été vivement appréciées .
26. La diversité susmentionnée
des pays considérés comme des pays tiers sûrs ainsi que les procédures décrites
par les États dans leurs réponses au CERDP montrent qu’il existe
une forme aléatoire d’application du concept de pays tiers sûr et
soulignent la nécessité d’établir des critères communs et des normes
claires pour déterminer si un pays tiers est sûr.
3.1.2. L’externalisation
de la protection des réfugiés en voie de formalisation: le système
«Dublin»
27. Le règlement Dublin III vise
à garantir que toute demande d’asile présentée sur le territoire
d’un État membre de l’Union européenne soit examinée quant au fond
par un seul État. La procédure de Dublin détermine que le premier
pays d’arrivée ou d’enregistrement est responsable du traitement
des demandes d’asile. Au sein de l’Union européenne, les États membres
ne sont pas considérés comme des pays tiers. Cependant, le transfert
des demandeurs d’asile vers le pays où ils ont déjà été enregistrés,
tel que prévu par le système de Dublin, repose sur le concept de
pays tiers sûr. La sûreté est présumée parmi les États membres de
l’Union européenne.
28. Si un État membre de l’Union européenne n’a jamais contesté
la sûreté d’un autre en déposant une plainte auprès de la Cour européenne
des droits de l’homme, certaines affaires ont néanmoins prouvé que
la présomption de sûreté était erronée. Par exemple la Cour européenne
des droits de l’homme a estimé en 2011 que la Belgique avait violé
ses obligations en matière de droits humains en transférant un demandeur
d’asile vers la Grèce malgré les déficiences systémiques de son
système d’asile
.
En effet, depuis des années, des centaines de violations des droits
humains ont été signalées, allant d’allégations d’expulsions collectives
aux conditions de vie déplorables dans les centres d’accueil, en
passant par le placement d’enfants demandeurs d’asile dans des centres
de détention. Les refoulements de la Grèce vers la Türkiye ont été
documentés à plusieurs reprises au fil des ans, Frontex étant impliquée
dans de nombreux allégations et scandales au point que M. Fabrice
Leggeri, son ancien directeur, a été contraint de démissionner.
Les transferts de Dublin vers la Grèce sont toujours irrecevables
en raison de l’affaire
M.S.S. c. Belgique
et Grèce. En outre, la Grèce a désigné la Türkiye comme
un pays tiers sûr pour les ressortissants de l’Afghanistan, du Bangladesh,
du Pakistan, de la Somalie et de la Syrie. Cependant, l’Agence des
droits fondamentaux de l’Union européenne (FRA) a constaté qu’il
n’y a pas de réadmissions dans la pratique. Par conséquent, les
personnes dont la demande est jugée irrecevable sur la base du concept
de pays tiers sûr restent dans l’incertitude, sans accès à la protection
ou aux droits, et risquent d’être placées en détention. Dans les
cas où une personne ne peut être réadmise, l’accès à une procédure
d’asile efficace et équitable doit être assuré
.
29. L’application systématique du concept de pays tiers sûr par
«Dublin» a eu pour effet que ce sont les États frontaliers extérieurs
de l’Union européenne qui sont responsables en cas d’arrivées massives
et de retours éventuellement nombreux. Or ces pratiques sont préjudiciables
pour les droits humains des demandeurs d’asile. En effet, la FRA
a confirmé que le traitement des personnes aux frontières de l’Union européenne
reste l’un des principaux problèmes en matière de droits fondamentaux
.
30. En 2019, dans un contexte similaire, la Cour de Justice de
l’Union européenne a jugé qu’un demandeur d’asile ne peut pas être
transféré, au titre de la présomption de pays tiers sûr, vers l’État
membre qui lui a précédemment accordé une protection internationale
si les conditions de vie qui prévalent dans cet État l’exposent
à une situation d’extrême pauvreté matérielle, car cela serait contraire
à l’interdiction des traitements inhumains ou dégradants au sens
de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne
.
31. Un autre exemple qui montre que les conditions de vie qui
règnent dans un État membre de l’Union européenne peuvent se dégrader
au point de devenir dangereuses est fourni par l’affaire
M.H. et autres c. Croatie , dans laquelle 14 requérants sont
passés de la Serbie à la Croatie. Des policiers croates les ont renvoyés
à la frontière serbe en leur demandant de suivre la voie ferrée
jusqu’en Serbie, où un train a heurté une enfant de 6 ans, la plus
jeune du groupe, et l’a tuée. La Cour européenne des droits de l’homme
a conclu à l’unanimité à une violation, entre autres, du droit à
la vie, de l’interdiction des traitements inhumains et dégradants
et à une violation de l’article 4 du Protocole no 4,
qui interdit les expulsions collectives. Peu après cette décision,
le Comité pour la prévention de la torture et des peines ou traitements
inhumains ou dégradants a publié un rapport qui exprime de nombreuses
préoccupations concernant le traitement des demandeurs d’asile et
confirme celles qui avaient déjà été soulevées par cette affaire
.
3.1.3. Extension
de l’externalisation par des accords de réadmission
32. De nombreux États membres du
Conseil de l’Europe ont signé des accords bilatéraux de réadmission portant
sur les personnes entrées illégalement sur le territoire de l’un
des deux pays en passant par le territoire de l’autre. En vertu
de ces accords, les personnes en cause peuvent être reconduites
dans le premier pays, qui doit les admettre de nouveau sur son territoire.
33. Par exemple, l’accord de réadmission conclu par le Maroc et
l’Espagne en 1992 vise la réadmission tant des ressortissants marocains
que des ressortissants de pays tiers qui ont transité par le Maroc
et sont entrés en Espagne de manière irrégulière, considérant ainsi
le Maroc comme sûr. Dans la pratique, cet accord a été critiqué
car des doutes ont été émis quant au fait que le Maroc soit un pays
tiers sûr, les infrastructures d’asile étant comparativement inadéquates.
Dans ce scénario, des expulsions de demandeurs d’asile sans traitement de
leur demande, des refoulements, des détentions arbitraires par les
autorités publiques et d’autres types de violations des droits de
l’homme ont été signalés à diverses occasions au cours des dernières
décennies
.
34. Autre exemple très important, la déclaration conclue en 2016
entre l’Union européenne et la Türkiye, qui prévoyait que les personnes
arrivant irrégulièrement de Türkiye vers l’Union européenne seraient
renvoyées en Türkiye et que l’Union européenne apporterait un soutien
financier à Ankara afin de répondre aux besoins des personnes concernées.
Suite à la mise en œuvre de cet accord, les arrivées en Grèce et
le nombre de décès enregistrés en Méditerranée ont considérablement
diminué. Toutefois, des critiques ont été émises sur le fait de
savoir si la Türkiye pouvait être considérée comme sûre
dans la mesure où ce pays a maintenu
une limitation géographique à la Convention de 1951 sur les réfugiés,
n’accordant le statut de réfugié qu’aux seules personnes originaires
d’Europe. Des plaintes ont été déposées devant la Cour de justice
de l’Union européenne contestant la légalité de la déclaration de
2016. Les trois requérants craignaient d’être renvoyés en Türkiye,
voire de la Türkiye vers le Pakistan ou l’Afghanistan, et d’être
ainsi exposés à un risque pouvant découler des accords de réadmission,
celui du refoulement en chaîne. Cependant, la Cour de justice de
l’Union européenne s’est déclarée incompétente et a rejeté les plaintes
.
3.1.4. L’externalisation
dans sa pire forme: vers des pays tiers choisis de manière arbitraire
35. On sait que la mise en œuvre
du traitement externalisé de l’asile a déjà causé dans le passé
de graves dommages aux demandeurs d’asile, notamment dans les centres
de traitement offshore des petits pays de l’océan Pacifique que
sont Nauru et la Papouasie-Nouvelle-Guinée, gérés par l’Australie
entre 2012 et 2014
. Un certain nombre
d’exemples récents qui se sont produits sur le sol européen montrent
que les risques encourus sont similaires.
36. Par exemple, le Parlement danois a adopté une loi autorisant
le transfert des demandeurs d’asile vers un pays tiers en dehors
de l’Union européenne, tant pour le traitement des demandes d’asile
que pour la protection des réfugiés dans le pays tiers. Il mène
actuellement des négociations avec le Gouvernement rwandais concernant
un mécanisme de transfert des demandeurs d’asile. De même, le Royaume-Uni
a récemment conclu un protocole d’accord avec le Rwanda qui prévoit
le transfert des demandeurs d’asile dont les demandes sont déclarées
irrecevables en raison de leur entrée irrégulière au Royaume-Uni,
ce qui est donc incompatible avec l’article 31(1) de la Convention
de 1951 sur les réfugiés, car déclarer irrecevable la demande d’asile
d’une personne entrée irrégulièrement constitue une sanction pénale.
37. Ces deux cas ont suscité de nombreuses critiques de la part
du HCR et des organisations de la société civile. Bien que le Danemark
et le Royaume-Uni se cachent derrière la notion de pays tiers sûr
pour justifier ces politiques, celles-ci ont une portée beaucoup
plus radicale que les pratiques établies de pays tiers sûrs. En
ignorant les débats sur la question de savoir si le Rwanda pourrait
éventuellement être considéré comme un pays sûr, en imposant des
sanctions aux demandeurs d’asile et en les transférant systématiquement
vers un pays avec lequel ils n’ont aucun lien, les deux pays concernés
mettent gravement en péril les protections en matière de droits
de l’homme et le droit international.
38. Un lien significatif entre les demandeurs d’asile et le Rwanda,
par exemple des liens familiaux, des liens avec une communauté plus
large, une résidence antérieure, des liens linguistiques ou culturels,
manquera dans la plupart des cas, malgré les prérogatives respectives
du HCR
et
de la Cour de justice de l’Union européenne. Cette dernière a précisé,
dans deux affaires visant la Hongrie
,
que l’article 33, paragraphes 2 et 2 bis, de la directive refondue
relative à la procédure d’asile exigeait que soit établi, avec tout
pays tiers ou premier pays d’asile sûr, un lien allant au-delà du
simple transit par ce pays. La Cour a également confirmé que les
conditions de l’article 38 de cette directive étaient cumulatives.
39. Des pratiques et des décisions divergentes en ce qui concerne
l’application du concept de pays tiers sûr peuvent être observées
parmi les États membres. Par exemple, au sein de l’Union européenne,
les États membres doivent remplir les critères définis à l’article
38 de la directive refondue sur les procédures d’asile. Néanmoins,
l’approche utilisée pour déterminer si un pays est sûr reste à la
discrétion des États membres. Dès lors, ceux‑ci peuvent décider
de procéder à des évaluations au cas par cas, de créer des listes
générales de pays tiers sûrs ou des listes de pays tiers sûrs assorties
d’exceptions.
40. Les États membres du Conseil de l’Europe appliquent des décisions
très divergentes concernant les pays tiers sûrs pour les demandeurs
d’asile. Si les obligations procédurales ne sont pas respectées,
les personnes ayant besoin d’une protection internationale risquent
évidemment de se voir refuser de manière arbitraire la possibilité
de demander l’asile, ce qui doit être évité par tous les moyens.
Par exemple, les demandeurs n’ont pas nécessairement accès à des
voies de recours efficaces avec effet suspensif automatique contre
les décisions ordonnant leur retour dans un pays tiers sûr. Il existe
donc un risque de violation irrémédiable des droits de l’homme,
surtout si le refoulement en chaîne est en jeu. C’est pourquoi il est
essentiel de garantir des procédures irréprochables.
3.2. Charge
de la preuve et réfutation de la présomption de sécurité
41. Les présomptions établies de
pays tiers sûrs ont pour effet, dans la pratique, de placer une
charge de la preuve plus lourde sur le demandeur. Dans la plupart
des cas, ce sont les demandeurs qui doivent faire valoir que, dans
leur cas précis, le pays n’est pas sûr, ce qui déplace la charge
de la preuve de l’État vers le demandeur.
42. Si le HCR a déclaré de manière générale qu’il incombe à l’État
dans lequel une personne demande l’asile de prouver que le transfert
de la responsabilité à un pays tiers
est conforme au principe de sûreté, il
a fallu que la Cour européenne des droits de l’homme précise, dans
l’affaire
Ilias et Ahmed c. Hongrie,
que ces transferts ne doivent pas être absolus. Dans l’arrêt de
chambre, la Cour a noté que la présomption de sûreté «reposait effectivement
sur un renversement de la charge de la preuve au détriment des requérants,
qui étaient notamment tenus d’établir le risque réel de traitement
inhumain et dégradant consistant en une situation de refoulement
en chaîne». Par conséquent, la charge de la preuve ne peut pas être
inversée au détriment des requérants et il doit être considéré comme
disproportionné de leur demander de fournir des éléments de preuve
prima facie de leurs allégations
de risque réel de torture ou de mauvais traitements s’ils sont renvoyés dans
le pays tiers. Toutefois, en ce qui concerne la charge de la preuve,
«c’est aux autorités internes qu’il appartient d’apprécier d’office
ce risque lorsque les informations au sujet de celui-ci sont faciles
à vérifier à partir d’un grand nombre de sources». En l’espèce,
la Hongrie n’a pas procédé à cette évaluation avant de renvoyer
les requérants en Serbie sur la base d’une liste de pays tiers sûrs
.
La Grande Chambre a confirmé la violation de l’article 3 de la Convention,
estimant que l’État contractant qui ordonne l’expulsion «doit procéder à
un examen approfondi visant à déterminer s’il existe un risque réel
que l’intéressé se voie refuser, dans le pays tiers de destination,
l’accès à une procédure d’asile adéquate qui le protège contre le
refoulement
».
43. D’un point de vue procédural, la Cour a également souligné
le fait que, même si un pays est présumé être un pays tiers sûr,
cette présomption ne peut être absolue et les requérants doivent
pouvoir la contester en ayant la possibilité de faire valoir leurs
arguments, afin d’éviter de supporter toute la charge de la preuve.
Pour y parvenir, les demandeurs doivent recevoir les informations
nécessaires sur la procédure disponible (article 13 de la Convention)
.
44. Dans une affaire visant l’Allemagne
,
la Cour de justice de l’Union européenne a précisé qu’un entretien doit
être mené avant toute décision d’irrecevabilité fondée sur le principe
du pays tiers sûr en vertu de la directive refondue relative à la
procédure d’asile.
4. Conclusion
45. Compte tenu des approches très
divergentes des États membres dans l’application du concept de pays tiers
sûr, le traitement des demandeurs d’asile dans le cadre des décisions
relatives à ces pays reste une préoccupation majeure en matière
de droits humains. Sachant que la détermination des pays tiers sûrs
peut décider du sort et des souffrances des réfugiés et des demandeurs
d’asile, ces préoccupations doivent être traitées de toute urgence
et être au cœur des considérations des États membres lorsqu’ils
appliquent ce concept.
46. Le temps qui passe contribue à la perpétuation des violations
potentielles des droits humains. En effet, il a fallu que des demandeurs
d’asile fassent l’objet d’un jugement à Strasbourg pour que la Cour
européenne des droits de l’homme se prononce sur les violations
des droits humains des demandeurs d’asile commises en les transférant
dans un pays tiers censé être sûr. La jurisprudence de la Cour européenne
des droits de l’homme a confirmé que de nombreuses personnes risquent
d’être victimes de violations en raison de décisions prises dans
des pays tiers sûrs jusqu’à ce que des recours puissent être formés.
47. Afin d’éviter que des violations graves et similaires des
droits humains se produisent et d’atténuer tout risque qu’elles
soient commises à l’avenir, les États membres du Conseil de l’Europe
devraient tenir le Comité des Ministres informé de leurs pratiques
et législations en matière de pays tiers sûrs afin de faciliter l’élaboration
d’une recommandation actualisée, qui énoncerait un ensemble commun
d’exigences minimales permettant de déterminer la sûreté d’un pays
tiers, et qui tiendrait compte également de la jurisprudence, de l’évolution
des instruments juridiques et des informations fournies par les
organisations et les tribunaux internationaux.
48. Afin de prévenir ces graves violations des droits humains
et de fournir des informations sur les pratiques des pays tiers
sûrs, les États membres devraient également fournir au Comité des
Ministres des informations sur la manière dont la charge de la preuve
est traitée dans les procédures de ces pays tiers.
49. L'Agence des Nations Unies pour les réfugiés devrait également
jouer un rôle décisif dans ce processus. Il est donc essentiel d’améliorer
la coopération avec les organisations internationales compétentes,
en particulier l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés, l’Organisation
internationale pour les migrations, l’Agence des droits fondamentaux
de l'Union européenne et l’Agence de l'Union européenne pour l'asile,
ainsi qu’avec les ONG régionales et internationales compétentes,
telles que le Conseil européen pour les réfugiés et les exilés,
qui sont actives sur le terrain et peuvent fournir des informations
en temps réel sur les conditions de sûreté d’un pays et sur le traitement
des demandeurs d’asile dans les États membres. La Représentante spéciale
de la Secrétaire Générale pour les migrations et les réfugiés est
également invitée à participer à cette coopération.
50. En outre, des informations sur les décisions nationales de
pays tiers sûrs renforceraient également la transparence, tout en
permettant l’examen de ces décisions au niveau européen, tant d’un
point de vue politique que juridique. Dans ce contexte, les examens
juridiques effectués par la Commission européenne et la Cour de
justice de l’Union européenne en vertu de l’article 38 de la directive
refondue sur les procédures d’asile, ainsi que les décisions de
la Cour européenne des droits de l’homme ou du Conseil des droits
de l’homme des Nations Unies sont particulièrement utiles. Les parlements
nationaux et l’Assemblée peuvent jouer un rôle important à cet égard,
notamment en assurant le suivi des décisions nationales et en fournissant des
informations sur cette question.
51. Ces examens deviennent particulièrement pertinents lorsque
des changements soudains interviennent dans le régime politique
et juridique de pays tiers sûrs, comme l’a tragiquement démontré
l’agression russe contre l’Ukraine. Lorsque de tels changements
se produisent, il faut réagir rapidement pour veiller à ce que plus
aucune décision de pays tiers sûr ne soit délivrée aux pays concernés.
En outre, il convient de tenir compte de la situation des pays simultanément
touchés par des changements soudains, en l’occurrence par un conflit
armé. Actuellement, les centres d’accueil de la Pologne, de la République
de Moldova, de la Roumanie, de la République slovaque et de la Hongrie
sont submergés par le grand nombre de personnes qui cherchent un
hébergement et une protection. En conséquence, il est possible que
les conditions d’accueil ne soient pas conformes aux normes en matière
de droits humains et que la délivrance d’une décision de retour dans
un pays tiers sûr à ces pays porte gravement atteinte aux droits
des demandeurs d’asile.
52. Enfin, les États membres sont vivement encouragés à mettre
en place des mécanismes de contrôle objectifs et indépendants pour
contrôler la législation et les pratiques nationales à cet égard
et veiller à ce que la protection internationale prévue par la Convention
de 1951 relative au statut des réfugiés soit effectivement accordée
aux personnes qui en ont besoin.