1. Introduction
1. L’Accord sur le retrait du
Royaume-Uni de l’Union européenne
, entré en vigueur le 31 janvier 2020, reconnaît
qu’il est nécessaire «de prévoir des modalités durables pour faire
face aux situations très particulières liées à l’Irlande et à l’Irlande
du Nord». Annexé à l’Accord, le Protocole sur l’Irlande et l’Irlande
du Nord (le «Protocole») prévoit que l’Irlande du Nord continue
de profiter du marché unique européen, tout en faisant partie du
territoire douanier du Royaume-Uni.
2. En septembre 2020, un projet de loi au Royaume-Uni intitulé
Internal Market Bill est venu remettre
en question certaines dispositions du Protocole et, selon le Secrétaire
d’État pour l’Irlande du Nord, porter atteinte au droit international
«de manière très spécifique et limitée»
. Ce projet
controversé est à l’origine d’une proposition de résolution
, renvoyée pour rapport à la Commission
des questions politiques et de la démocratie.
3. En dépit du retrait de ces clauses litigieuses, le Royaume-Uni
a récemment déposé un autre projet de loi similaire, obligeant l'Union
européenne à lancer une procédure d'infraction pour violation du
droit international
. En tout cas, l’Assemblée parlementaire
ne peut ignorer les faits qui sont survenus depuis l’entrée en vigueur
du Protocole le 1er janvier 2021. Plus de vingt ans après l’Accord
du Vendredi Saint, le Brexit est un poids dans la balance qui met
en péril un équilibre précaire. Il est le révélateur de tensions profondes
qui ne se sont pas dénouées au fil du temps au sein de la société
nord-irlandaise.
4. L’Assemblée a déjà eu l’occasion de traiter de la situation
en Irlande du Nord par le passé, dans sa Résolution 859 (1986),
adoptée à l'issue de la signature de l'Accord de Hillsborough, puis
dans sa Résolution 1163 (1998) suite à l’Accord du Vendredi Saint.
Enfin, la Résolution 1389 (2004) a rappelé l’obligation morale du
Conseil de l’Europe et de son Assemblée d’apporter leur contribution,
par tous les moyens dont ils disposent, à l’avancée du processus
de paix.
5. S’il n’est pas de mon ressort en tant que rapporteur de reproduire
l’histoire du conflit en Irlande du Nord, je souhaite cependant
que mon rapport s’inscrive dans la droite lignée du travail accompli
par mes prédécesseurs et ne se contente pas d’apprécier la situation
sur la seule base de l’Accord sur le retrait. Cela reviendrait à
tronquer une réalité dont les ramifications sont beaucoup plus complexes
et qui doivent s’apprécier sur la base de la mise en œuvre de l’Accord
du Vendredi Saint.
6. Conformément au vaste mandat de la commission, je souhaite
que mon rapport vienne soutenir les efforts de réconciliation déployés
depuis l’Accord du Vendredi Saint et s’intéresse au fonctionnement
effectif des institutions en place. L’impact du Brexit dans cette
équation devra être appréhendé à l’aune de considérations politico-juridiques,
mais aussi socio-économiques et liées aux droits humains. Mon rapport
se concentre également sur certaines thématiques qui illustrent
les difficultés existantes sur ce territoire et mettent en lumière
la nécessité d’une gouvernance politique forte, comme la lutte contre
la ségrégation résidentielle et scolaire, la promotion de l’irlandais
en Irlande du Nord, mais aussi la manière de traiter l’héritage
laissé par les Troubles et la lutte contre le paramilitarisme
.
7. Afin d'éclairer l'élaboration du rapport, la commission des
questions politiques et de la démocratie a organisé en décembre
2021 une audition à laquelle ont participé Mme Alyson
Kilpatrick, Commissaire en chef de la Commission des droits de l'homme
d'Irlande du Nord, et M. Daithí Ó Ceallaigh, Directeur général de l'Institute
of International and European Affairs, Irlande, que je tiens à remercier
pour leurs précieuses contributions. En outre, j'ai effectué des
visites d'information à Dublin, Belfast et à Londres en février
2022, où j'ai rencontré des responsables gouvernementaux, des membres
du parlement et de la société civile afin de me faire une idée de
la situation de première main. Je tiens à remercier les délégations
de l'Irlande et du Royaume-Uni auprès de l'Assemblée, ainsi que
mes collègues de l'Assemblée d'Irlande du Nord, pour leur soutien
inestimable dans l'organisation des visites et de mes rencontres.
2. Le Brexit, un catalyseur des tensions
profondes de la société nord-irlandaise
8. L’Accord du Vendredi Saint
qualifiait le Royaume-Uni et l’Irlande de «partenaires dans l’Union européenne».
Six ans après le choix exprimé par les électeurs du Royaume-Uni
de sortir de l’Union européenne, le Brexit a remis en question cet
équilibre précaire.
2.1. Le
Protocole: une tentative de minimiser les conséquences économiques
négatives du Brexit
9. Annexé à l’Accord de retrait,
le Protocole se veut être une réponse à la préservation de l’Accord
du Vendredi Saint dans toutes ses composantes, au respect de l'ordre
constitutionnel du Royaume-Uni et à la préservation de l'intégrité
du marché unique et douanier de l'Union européenne. Il prévoit que
l’Irlande du Nord, tout en faisant partie du territoire douanier
britannique, bénéficie d’un traitement spécifique en matière de commerce,
sanitaire, fiscale et en ce qui concerne certaines aides d’État
.
Une conséquence directe de l'entrée en vigueur du Protocole, qui,
il est important de le rappeler, est elle-même un résultat du Brexit,
est l'intensification des contrôles à la frontière de la mer d'Irlande.
10. Un Accord de commerce et de coopération appliqué à titre provisoire
depuis le 1er janvier 2021 et entré en
vigueur le 1er mai 2021 stipule en outre
que les échanges entre le Royaume-Uni et l’Union européenne se feront
sans tarifs ni quotas à condition que les produits concernés respectent
les règles d’origine adéquates, instaurant ainsi des contrôles sanitaires
d’exportation et des inspections physiques.
11. Plusieurs incidents liés au Protocole ont également entamé
la confiance mutuelle entre le Royaume-Uni et l’Union européenne.
Le souhait exprimé par la Commission européenne en janvier 2021
– dans un contexte de pénurie de doses de vaccin contre la covid-19
– de déclencher l’article 16(1) du Protocole
(en vertu duquel l’une des parties
peut prendre unilatéralement des mesures de sauvegarde appropriées)
avait suscité l’indignation générale. L’annonce unilatérale, en
mars 2021, par le Secrétaire d’État pour l’Irlande du Nord d’un maintien
jusqu’au 1er octobre 2021 du régime de
circulation temporaire de produits agroalimentaires vers l’Irlande
du Nord
, dont l’effet était de retarder la
pleine application du Protocole, avait été à l’origine de l’ouverture
par l’Union européenne de procédures d’infractions contre le Royaume-Uni
.
12. Au cours du second semestre 2021, les prolongations successives
des «périodes de grâces» sur les contrôles
douaniers et les annonces par la Commission européenne, notamment
de suspendre temporairement sa procédure d’infraction, se sont inscrites
dans une logique d’apaisement et ont permis de réduire le risque
d’une «guerre de la saucisse»
, mais malgré
cela, le Gouvernement britannique qui avait négocié le Protocole
continue d’exprimer ses préoccupations à propos de l’Accord.
13. Ces désaccords se sont ainsi matérialisés dans le
Command Paper de juillet 2021
, rejeté dans
ses grandes parties par la Commission européenne
, qui appelle à la révision de portions
importantes du Protocole, avec notamment une demande de suppression
des formalités douanières pour les biens destinés exclusivement
à l’Irlande du Nord et une remise en cause de l’autorité de la Cour
de Justice de l’Union européenne dans l’application du Protocole.
En octobre 2021, dans un effort de réconciliation, la Commission européenne
a proposé un ensemble de mesures comprenant une réduction de 50 %
des formalités douanières pour les marchandises circulant de la
Grande-Bretagne vers l'Irlande du Nord et une réduction de 80 %
des contrôles sur les denrées alimentaires, les végétaux et la santé
animale
.
14. Dans ce contexte difficile, il aurait été important que les
discussions politiques et techniques entre le Royaume-Uni et l'Union
européenne aboutissent à une solution négociée, conformément à la
déclaration conjointe prononcée par le vice-président de la Commission
européenne, Maroš Šefčovič et la ministre britannique des Affaires
étrangères, Elizabeth Truss, à la suite de la réunion du comité
mixte institué par l'Accord sur le retrait de février 2022. Malheureusement,
cet esprit constructif n’a pas eu d’écho au printemps 2022. En effet,
aucun progrès tangible n'a été réalisé dans les pourparlers directs
et la ministre des Affaires étrangères Truss a déclaré en mai 2022
à la Chambre des communes que le gouvernement avait l'intention d'apporter
unilatéralement des modifications au Protocole.
15. Conformément aux indications de la ministre des Affaires étrangères,
le 13 juin 2022, le Gouvernement britannique a présenté au parlement
le projet de loi sur le Protocole d'Irlande du Nord, avec l'objectif
déclaré de «corriger» certaines parties du Protocole et de «résoudre
les problèmes pratiques» qu'il avait créés, notamment en ce qui
concerne les procédures douanières lourdes, la réglementation rigide,
les incohérences en matière d'impôts et de dépenses, et les questions
de gouvernance démocratique
.
16. Une majorité de membres de l'Assemblée d'Irlande du Nord ont
écrit une lettre au Premier ministre, Boris Johnson, pour rejeter
le projet de loi, et le Premier ministre irlandais Micheál Martin
a estimé qu’il s’agissait d’un «point bas historique» et que c’était
«très regrettable
». Notant que
le Protocole était la seule solution que les deux parties pouvaient
trouver pour protéger l'Accord du Vendredi Saint tout en relevant
les défis créés par le Brexit, Maroš Šefčovič, vice-président de
la Commission européenne, s'est déclaré très préoccupé par le projet
de loi, qui laisse de côté des éléments essentiels du Protocole.
L'Union européenne a ensuite décidé d'ouvrir deux nouvelles procédures
d'infraction contre le Gouvernement britannique pour violation du
droit international et de relancer celle qu'elle avait mise en attente
en septembre 2021, tout en fournissant des détails supplémentaires
sur l’ensemble de mesures d'octobre 2021 visant à faciliter la circulation
des marchandises entre la Grande-Bretagne et l'Irlande du Nord
.
17. Au cours de mes visites d'information en Irlande et en Irlande
du Nord, j'ai entendu de nombreux interlocuteurs, notamment des
représentants d'entreprises, des organisations de la société civile
et des responsables gouvernementaux, affirmer que tout ce qu'il
faut, c'est une solution pratique pour les marchandises destinées
à rester en Irlande du Nord et provenant d'autres parties du Royaume-Uni.
Pour le reste, la population n'est pas vraiment préoccupée par le
Protocole, et les entreprises sont généralement satisfaites, ou
au pire non affectées, par ce qu'il pourrait apporter si les derniers
détails pratiques sont réglés
.
18. On note que les nouvelles dispositions établies par le Protocole
ont entraîné au début quelques problèmes au niveau du commerce et
des chaînes d'approvisionnement entre l'Irlande du Nord et la Grande-Bretagne
, principalement en raison des
formalités administratives supplémentaires, mais que les tendances économiques
sont encourageantes. Le commerce entre l'Irlande du Nord et l’Irlande
a nettement augmenté depuis le Brexit, la valeur des marchandises
importées d'Irlande du Nord en Irlande ayant crû de 153 % entre 2019
et 2021, et les exportations de 69 %
.
Bien que le volume total des échanges commerciaux pour le Royaume-Uni
ait été réduit au minimum depuis janvier 2021, également en raison
du retrait, des études ont suggéré que l'Irlande du Nord sera l'économie
régionale britannique la moins touchée par le Brexit, en partie grâce
au Protocole
.
2.2. Le
Brexit, vecteur de tensions entre unionistes et nationalistes
19. Au-delà des conséquences économiques,
les répercussions du Brexit ont également accentué les tensions
existantes. Les tentatives d’intimidations des dockers dans les
ports de Larne et Belfast, en relation avec le Protocole, ont ainsi
été les prémices de violences au printemps 2021
.
20. Des affrontements violents d'une ampleur inégalée depuis de
nombreuses années ont éclaté le 29 mars 2021 dans plusieurs villes
et villages, principalement dans les zones où les bandes criminelles
liées aux paramilitaires loyalistes ont une influence importante.
Les violences, qui ont principalement visé les agents des forces
de l'ordre et les véhicules dans les rues, ont fait plus de 50 blessés
parmi les policiers anti-émeute.
21. La réactivité et la responsabilité des dirigeants politiques
de tous bords, qui ont conjointement appelé au dialogue en avril
2021, sont certainement à l’origine du retour au calme. La visite
en mai 2021 du prince de Galles et de la duchesse de Cornouailles,
dans le comté d’Armagh, ancienne place forte de soutien à l'IRA provisoire,
a également été perçue comme hautement symbolique
. Aucun débordement majeur n’a par ailleurs
été signalé pendant la période des marches orangistes, en particulier
durant les célébrations du 12 juillet.
22. Toutefois, sur le plan politique, la démission le 28 avril
2021 de Mme Arlene Foster de ses postes
de cheffe du Parti unioniste démocratique (DUP) et de Première ministre
d’Irlande du Nord
n’a été que le premier d’une série
d’événements déstabilisants dans lesquels le Brexit a occupé une
place importante. L’actuel chef du DUP, M. Jeffrey Donaldson, a
adopté une ligne politique très ferme concernant le Protocole
, avertissant
à plusieurs reprises à l'automne 2021 que son parti serait prêt
à se retirer de la coalition au pouvoir si le Protocole n’était
pas considérablement modifié
. Le 3 février 2022, le Premier ministre
Paul Givan (DUP) a annoncé sa démission, au motif que le Protocole
avait rompu l’équilibre précaire créé par les Accords du Vendredi
Saint et de Saint Andrew
. Cette décision a
paralysé l’Exécutif nord-irlandais deux ans seulement après la restauration
des institutions à Stormont.
23. Depuis les élections à l'Assemblée d'Irlande du Nord du 5
mai 2022, qui ont vu le Sinn Féin et le DUP obtenir respectivement
le plus grand nombre de sièges et le deuxième plus grand nombre
de sièges, le DUP a bloqué la nomination d'un président à deux reprises
afin de faire pression sur le Gouvernement britannique pour qu'il
prenne des mesures concernant le Protocole
. Sans président, l'Assemblée ne peut
pas fonctionner pleinement et l'exécutif de partage du pouvoir ne
peut pas entrer en fonction.
24. Si prendre l'Exécutif nord-irlandais en otage au sujet du
Protocole a été précédemment condamné par d'autres dirigeants unionistes
, une déclaration conjointe du 28 septembre
2021 indiquait clairement que les quatre principaux partis unionistes
étaient unis dans leur rejet ferme et leur opposition au Protocole
– et ce malgré de multiples enquêtes
indiquant que le Protocole n'est pas une priorité absolue pour les
habitants d'Irlande du Nord
, qui sont largement favorables à
un consensus intercommunautaire pour résoudre concrètement les désaccords
subsistant entre l’Union européenne et le Royaume-Uni. C'est également
le cas parmi les unionistes: à peine plus d'un unioniste sur 10
considérait le Protocole comme la question la plus importante avant
les élections législatives de mai 2022
.
25. Pourtant, les acteurs politiques avec lesquels j'ai discuté
en Irlande du Nord s'inquiètent du fait que le Brexit a contribué
à faire accepter l'idée qu'il n'y aura pas d'exécutif après les
élections de mai 2022, ce qui est malheureusement le cas. Ce contexte
d'incertitude institutionnelle résulte au moins en partie du fait
que, le Gouvernement britannique a fait trop de promesses aux unionistes
en ce qui concerne les avantages du Brexit et ne les a pas tenues,
ce qui a conduit à l'opposition de certains partis au Protocole
que nous constatons aujourd'hui.
26. En effet, en parlant avec des interlocuteurs en Irlande du
Nord, il était difficile d'échapper au sentiment que le Gouvernement
britannique n'avait pas pleinement pris en compte la dynamique très
spécifique de cette province lors de l'examen des implications du
Brexit. Les discussions sur le retrait se sont articulées autour
de la nationalité et de l'identité – des thèmes qui ont des effets
beaucoup plus forts et diviseurs en Irlande du Nord.
3. La
préservation de la paix, de la stabilité et le renforcement des
droits humains en Irlande du Nord
27. Les conséquences du Brexit
ont également rappelé le besoin impérieux de réformes en Irlande
du Nord pour assurer la préservation de la paix, de la stabilité
et du renforcement des droits humains. La pleine mise en œuvre de
l'Accord «New Decade, New Approach» («Nouvelle
décennie, Nouvelle approche») de janvier 2020, qui a
rétabli les institutions de l'Irlande du Nord après une interruption
de trois ans, est d'une importance capitale à cet égard.
3.1. Garantir
le respect des droits humains dans l'Irlande du Nord post-Brexit
28. Au lendemain du Brexit, il
y a une confluence de trois tendances qui pourraient affecter de
manière significative les droits humains en Irlande du Nord et sur
le reste de l'île: le blocage de la Déclaration des droits de l'Irlande
du Nord, la proposition de révision de la loi britannique sur les
droits humains et la fragilité du rôle de garant du Protocole.
3.1.1. La
Déclaration des droits de l'Irlande du Nord
29. Comme l'a souligné la Commissaire
en chef de la Commission des droits de l’homme d’Irlande du Nord lors
d'une audition de la commission des questions politiques et de la
démocratie en décembre 2021, l'adoption d'une Déclaration des droits
(
Bill of Rights) reste un
élément central non mis en œuvre de l'Accord du Vendredi Saint.
La Commission des droits de l’homme d’Irlande du Nord a rendu son
avis au Secrétaire d'État pour l'Irlande du Nord dès décembre 2008,
mais l'absence de volonté politique a empêché toute avancée. À Belfast, la
Commission
ad hoc sur une Déclaration des droits
de l'Assemblée d'Irlande du Nord
a
conclu ses travaux en décembre 2021 par un rapport qui donne à réfléchir
, dans lequel elle souligne qu’elle
n’a pu adopter aucune décision ou recommandation pertinente, car
le groupe d'experts qui était censé l'aider dans ses travaux n'a
jamais été nommé par l'Exécutif, en raison de l'opposition du principal
parti loyaliste, le DUP. Cela a conduit le Gouvernement du Royaume-Uni
à confirmer en février 2022 qu'il n’irait pas dans le sens d’une
loi sur une Déclaration des droits en l’absence d’un consensus,
y compris entre les partis d'Irlande du Nord, sur ce que devrait
contenir une Déclaration des droits
.
30. Ce blocage n'aide pas la population d'Irlande du Nord et ne
reflète pas le fait qu'il existe un large consensus sur la nécessité
d'une Déclaration des droits. 80 % des personnes interrogées par
la Commission
ad hoc ont déclaré qu'il serait
important ou très important d'en avoir une
, et quatre des cinq principaux partis politiques
y sont favorables. Même des interlocuteurs unionistes m'ont fait
part de leur perplexité face à l'opposition du DUP à toute avancée
dans ce domaine, ne serait-ce que pour les tendances démographiques, qui
indiquent que les unionistes pourraient bientôt être une minorité.
3.1.2. La
proposition de réforme du Human Rights Act
31. Parallèlement à ces discussions
propres à l'Irlande du Nord, le Gouvernement britannique a lancé
en décembre 2021 une consultation sur une proposition visant à réviser
la loi de 1998 Human Rights Act et
à la remplacer par une déclaration des droits. La protection intégrale
des droits humains est primordiale pour la mise en œuvre de l'Accord
du Vendredi Saint, qui exige explicitement une «équivalence» entre
la protection des droits de l'homme dans les deux juridictions de
l'île d'Irlande. L'Irlande et le Royaume-Uni ont ainsi intégré la
Convention européenne des droits de l'homme dans leur droit interne
par le biais de la loi de 2003 sur la Convention européenne des
droits de l'homme et du Human Rights
Act de 1998, respectivement.
32. Cet effort de réviser
le Human
Rights Act, présenté comme un moyen de «rétablir le bon
sens dans l'application des droits de l'homme au Royaume-Uni», de
renforcer le rôle de la Cour suprême du Royaume-Uni et du parlement,
et de renforcer des droits spécifiques
, a suscité une opposition farouche
de la part de la société civile et des groupes de défense des droits,
qui y voient un exercice trompeur visant à rendre l'État moins responsable,
qui affaiblit la compétence de la Cour européenne des droits de
l'homme, et qui met en péril l'Accord du Vendredi Saint
.
33. La Commission des droits de l'homme d'Irlande du Nord, pour
sa part, a «rejeté vigoureusement la proposition de réforme et ses
prétendues prémisses», en particulier le fait que certains groupes
de détenteurs de droits soient considérés comme moins habilités
que d'autres. En recommandant le maintien de la loi sur les droits
de l'homme, elle a également exhorté le Gouvernement britannique
à prendre pleinement en compte les complexités et les réalités de
la dévolution dans le contexte de ces propositions, y compris l'histoire
des droits en Irlande du Nord et la manière dont tout changement
affecterait la mise en œuvre de l'Accord du Vendredi Saint
.
34. Ces commentaires sont d'autant plus pertinents compte tenu
du rôle de la Commission des droits de l'homme, ainsi que de la
Commission pour l'égalité, en tant que «mécanisme dédié» mis en
place dans l'Accord de retrait pour superviser l'engagement du Gouvernement
britannique à protéger l'égalité et les droits de l'homme dans une
Irlande du Nord post-Brexit
.
35. En dépit de ces préoccupations, le 22 juin 2022, le ministère
de la Justice a présenté à Westminster un projet de Déclaration
des droits britannique, qui suit l'approche largement critiquée
exposée par le gouvernement lors de la consultation. Ce projet ajouterait
des obstacles pour ceux qui demandent réparation devant les tribunaux,
renforcerait certains droits au détriment d’autres et remettrait
en question l'autorité de la Cour européenne des droits de l'homme.
Les organismes de surveillance des droits humains ont prévenu que le
projet de loi réduirait considérablement les droits de façon générale
et conduirait à une situation dans laquelle certains types de violations
des droits seraient jugés acceptables
. Le projet limiterait essentiellement l'accès
à la justice et serait donc contraire à l'exigence de l'Accord du
Vendredi Saint de pouvoir accéder à des recours en cas de violation
de la Convention européenne des droits de l'homme. Il convient de
noter que le projet de loi a été introduit quelques jours seulement
après que la Cour européenne des droits de l'homme a rendu une mesure
provisoire bloquant l'expulsion de demandeurs d'asile du Royaume-Uni
vers le Rwanda, une mesure critiquée par de nombreux responsables
du Gouvernement britannique et qui a conduit certains membres du
Parti conservateur à demander que le Royaume-Uni se retire de la
Convention européenne des droits de l'homme
– des discours qui rappellent étrangement
ceux qui ont conduit au Brexit.
36. Lors d'un débat d'actualité qui s’est tenu à l'Assemblée en
juin 2022, des dizaines de députés issus de tous les horizons politiques
et d'un large éventail de pays ont dénoncé l'introduction du projet
de loi qui, selon eux, est une dérogation à la Convention européenne
des droits de l'homme et une décision dangereuse qui pourrait systématiquement
porter atteinte à la protection juridique des personnes au Royaume-Uni.
De même, la Commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe
s'est inquiétée du fait que les réformes proposées pourraient affaiblir
la protection des droits humains et saper l'un des fondements de
l'Accord du Vendredi Saint
.
3.1.3. La
fragilité du rôle de garant du Protocole
37. Une autre pièce essentielle
du puzzle concernant les garanties en matière de droits humains
est le Protocole, dont les impacts économiques et commerciaux sont
bien connus, mais qui comporte également une importante composante
relative aux droits humains. Dans l'article 2, le Gouvernement britannique
s'est engagé à veiller à ce qu'aucune diminution des droits, des
garanties ou de l'égalité des chances, tels que définis dans l'Accord
du Vendredi Saint, ne résulte de son retrait de l'Union européenne,
et l'article 3 concerne la liberté de circulation.
38. Au cours de ma visite d'information, mes interlocuteurs ont
régulièrement évoqué la crainte que les négociations actuelles sur
le Protocole, la rhétorique négative de certains acteurs politiques
à ce sujet et les récentes prises de position du Gouvernement britannique
sur la réforme des droits de l'homme ne mettent en péril ces importantes
dispositions. La législation sur l'immigration actuellement envisagée
à Westminster, qui exigerait que les citoyens européens non irlandais
obtiennent une autorisation avant de passer de l’Irlande à l'Irlande
du Nord, a tiré la sonnette d'alarme
. On craint que cette législation
ne puisse constituer une violation potentielle supplémentaire du
Protocole, notamment en raison des nouvelles exigences en matière d'autorisation
électronique de voyage, un système d'autorisation préalable à l'entrée,
qui créerait une frontière terrestre dure pour les personnes résidant
au sud et voyageant au nord.
39. Le retrait du Royaume-Uni de l'Union européenne a jeté une
ombre sur d'importantes dispositions de l'Accord du Vendredi Saint,
notamment en ce qui concerne le droit de naissance (
birthright) et le traitement juste
et équitable des deux communautés
.
L'article 2 du Protocole est actuellement le gardien de certains droits,
ainsi que d'importants engagements de l'Union européenne en matière
de lutte contre la discrimination
. Néanmoins,
les nouvelles directives européennes en matière de droits humains
et d'égalité – autres que celles qui modifient ou remplacent les
directives figurant à l'annexe 1 du Protocole – ne s'appliqueront
automatiquement qu'à une partie de l'île d'Irlande, ce qui pourrait
entraîner un déséquilibre important entre le nord et le sud de la
frontière
. Au
lieu de vivre dans un espace partagé des droits de l'homme, l'Irlande
du Nord devra compter sur une action spécifique à Westminster ou
à Stormont pour se conformer aux normes européennes
.
3.2. Sur
l’adoption d’une loi et d’une stratégie pour la promotion de la
langue irlandaise en Irlande du Nord
40. La promotion de la langue irlandaise
en Irlande du Nord est une problématique qui est longtemps restée associée
à une revendication identitaire, teintée de fortes connotations
politiques et qui représente un élément central de l’expression
culturelle.
41. L'Accord du Vendredi Saint a joué un rôle important dans la
reconnaissance formelle de la langue irlandaise en Irlande du Nord.
Dans l’Accord de Saint Andrew de 2006, le Gouvernement du Royaume-Uni s’engageait
à introduire une législation sur la langue irlandaise en droit interne
et à travailler avec l’Exécutif nord-irlandais pour soutenir et
protéger le développement de la langue irlandaise.
42. En dépit de nombreux efforts intercommunautaires déployés
pour promouvoir et inclure l’enseignement de l’irlandais dans les
programmes scolaires ces dernières années, cette problématique reste
empruntée de profondes divisions. L’accord «
New
Decade, New Approach» consacre une place importante à
l’octroi d’un statut officiel et d’une protection juridique pour
cette langue ainsi que la création d’un Commissaire chargé de reconnaître,
soutenir, protéger et développer la langue irlandaise en Irlande
du Nord
.
43. Il convient cependant de regretter qu’à ce jour, plus de 15
ans après l’Accord de 2006, aucune législation sur la langue irlandaise
n’a encore été introduite. Cette problématique est ressurgie en
juin 2021 à l’occasion de la nomination d’un nouvel Exécutif nord-irlandais
et a amené le Gouvernement britannique à s’engager politiquement
à ce que le Parlement de Westminster adopte un texte de loi en octobre
2021 si l’Assemblée de Stormont n’y parvenait pas avant cette date
et à la nomination de Commissaires en mars 2022. En mai 2022, le
Gouvernement britannique a présenté le projet de loi sur l'identité
et la langue (Irlande du Nord), qui tient compte en grande partie
d’un projet de loi publié parallèlement à l'accord «New decade,
New approach».
44. Tant le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, en ce
qui concerne la Convention-cadre pour la protection des minorités
nationales (Résolution du 7 février 2018), que le Comité d’experts
de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires du
Conseil de l’Europe ont appelé le Royaume-Uni à adopter une législation
appropriée pour protéger et promouvoir la langue irlandaise. Dans
sa dernière évaluation à mi-parcours (de mars 2021), le Comité d'experts
s'est en outre inquiété du fait que les amendements proposés à la
loi sur l'Irlande du Nord ont une portée limitée par rapport à une
loi dédiée à la langue irlandaise. Les progrès réalisés dans l'adoption
du projet de loi sur l'identité et la langue (Irlande du Nord) par
le parlement seront importants à cet égard.
3.3. La
fragilité du mécanisme institutionnel nord-irlandais
45. Les menaces récurrentes de
suspensions des institutions nord-irlandaises, y compris l'impasse
actuelle, rappellent les limites du modèle consociationnel instauré
depuis l’Accord du Vendredi Saint
.
L’Assemblée d'Irlande du Nord a déjà été suspendue à cinq reprises
depuis 1998 – en dernier lieu entre 2017 et 2020 –, et n'a pas encore
été en mesure d'élire un président à la suite des élections de mai
2022, en raison du veto du DUP.
46. Conçu initialement pour rapprocher les deux communautés, ce
modèle a été dévoyé au fil du temps et est venu renforcer les lignes
de démarcation et accentuer les clivages communautaires. Il rend
difficile l’émergence d’une forme d’opposition à la prise de décision
politique sans venir remettre en question le bon fonctionnement
des institutions. «Stormont risque de disparaître définitivement»
si les grands partis sont autorisés à exercer un chantage au sujet
de la capacité de fonctionnement de l’Exécutif, comme l’a averti
le dirigeant d’un parti pendant la crise politique de février 2022,
lorsque le Premier ministre a démissionné
.
47. L’obligation des 90 députés de Stormont de se définir de façon
communautaire – soit «unioniste», soit «nationaliste», soit «autre»
– restreint la liberté politique individuelle des députés et conforte
l’hypothèse d’un pouvoir de véto du groupe auquel ils se rattachent.
Une récente étude menée par le journal The Guardian
de 871 motions
et amendements débattus depuis 2000 révèle que 51 % (442) d’entre
eux n'ont reçu aucun soutien intercommunautaire et seuls 32 % ont
été adoptés avec au moins un ou plusieurs votes d'un membre de l'autre
communauté. Seules 15 % des motions ont été adoptées avec une majorité
unioniste et nationaliste
.
48. Le dévoiement historique de la procédure de
petition of concern, qui exige qu’une
question soit adoptée sur une base intercommunautaire plutôt qu’à
la majorité simple
,
renforce ces clivages et marginalise le vote des groupes politiques
désignés comme «autre», qui ne parviennent pas à s’imposer comme
alternative à la dichotomie unionistes / nationalistes sur l’échiquier
politique. Cette procédure n'a pas été utilisée depuis la restauration
de l'Assemblée d'Irlande du Nord en 2020, ce qui a conduit le Gouvernement
britannique à conclure en janvier 2022 qu'aucune réforme de la
petition of concern n'était nécessaire.
Néanmoins, il est clair que la seule menace de cette procédure peut
parfois suffire à bloquer des propositions.
49. En outre, si la désignation du premier ministre et du vice-premier
ministre par les deux principaux partis politiques, ainsi que les
modalités de nomination des ministres, garantissent une représentation
plus large au sein du gouvernement, cette configuration exclut une
forme plus aboutie de responsabilité individuelle et/ou collective
de l'exécutif
. Elle empêche
également les deux principaux partis politiques de se retirer du gouvernement
s'ils ne veulent pas conclure un accord, comme les autres partis
ont le droit de le faire, ce qui entraîne des risques élevés d'impasse
institutionnelle.
50. Comme j'ai pu le constater directement lors de ma visite à
Belfast, certains hommes politiques voient encore la valeur d'un
système basé sur la désignation nationaliste / unioniste. Un interlocuteur
influent m’a dit à ce sujet que l'Irlande du Nord en est encore
au point où il vaut mieux garantir l'inclusivité au prix d'un blocage, où
il est préférable d'avoir des contrôles et des équilibres plutôt
que des abus. D'autres, cependant, notent comment les structures
actuelles renforcent les divisions selon des désignations sectaires
de moins en moins pertinentes, et permettent à un parti de tenir
les institutions en otage.
51. Le Gouvernement du Royaume-Uni a récemment pris des mesures
pour limiter l'instabilité de ce système, en prolongeant la période
de temps entre la démission d'un premier ministre ou d'un vice-premier ministre
et la convocation de nouvelles élections à l'Assemblée, et en permettant
aux ministres de rester en poste pendant cette période
. Le
Northern
Ireland (Ministers, Elections and Petitions of Concern) Act 2022 est entrée en vigueur le 8 février,
mais il a été appliqué rétroactivement, permettant ainsi la poursuite
d'une certaine gouvernance après la démission du Premier ministre
Givan le 3 février. Si la nouvelle législation empêche un effondrement
complet des institutions comme par le passé, l'impact de l'absence
d'exécutif reste sévère: aucune nouvelle politique ni aucun budget
ne peuvent être adoptés, les stratégies gouvernementales sur des
sujets importants tels que l'égalité des sexes et la langue ne peuvent
être approuvées et les investissements ne peuvent pas progresser.
3.4. Sur
la nécessité de mettre fin à la ségrégation résidentielle et scolaire
52. En dépit d’investissements
budgétaires conséquents et de discours politiques en faveur de mixité confessionnelle,
l’Irlande du Nord continue de connaître une partition communautaire
de sa population. Alors que l’Exécutif nord-irlandais s’était engagé
en 2013 à démolir d’ici à 2023 les murs de la paix et présentait
cette mesure comme une «étape décisive» pour faire cohabiter les
communautés d’une façon intégrée
, force est de constater que plus
de 100 barrières de ce type existent encore aujourd'hui
.
53. Il existe encore aujourd’hui une majorité de quartiers ségrégés,
c’est-à-dire composés en majeure partie de population appartenant
à une même communauté. Sans une intervention claire des autorités
sur plusieurs fronts – dans le domaine du logement, mais aussi de
l'éducation et des réformes économiques – ce phénomène continuera
de s'amplifier, car les regroupements ne se produisent pas seulement
dans les communautés; les gens choisissent aussi activement de rester
dans leur propre communauté en raison de facteurs économiques et
sociaux.
54. Cette intervention est d’autant plus nécessaire que l’évolution
démographique inégale entre les communautés entraîne des tensions
qui contrarient les mobilités résidentielles et contribuent à alimenter
les tensions entre les quartiers. L’existence de nombreuses limites
urbaines (murs de paix, barrières, symboles identitaires, etc.)
limite l’accès aux services publics. Les projets de «quartiers partagés»,
louables, restent quant à eux en nombres insuffisants.
55. Cette ségrégation résidentielle se reflète dans les salles
de classe aussi. Plus de 9 écoliers sur 10 reçoivent une éducation
dans un établissement mono-confessionnel et 85 % des écoles comptent
moins de 10 % d’élèves de l’autre confession
. Outre les écoles intégrées,
il existe également un programme d'éducation partagée, dans le cadre
duquel des enfants de différentes origines religieuses se retrouvent
dans les écoles pour participer à des cours et à des projets. Pourtant,
de nombreux enfants d'Irlande du Nord ne rencontrent pas de camarades
de l'autre communauté avant d'entrer à l'université.
56. Ces statistiques interrogent plus globalement sur la nature
même du système éducatif, qui perpétue une organisation historique
axée autour de la séparation entre élèves catholiques et protestants.
Les décisions concernant l'école que fréquentera un enfant sont
fondées sur le choix des parents. Une étude récente de l’Université
d’Ulster a pointé du doigt un système éducatif «vecteur de division
sociale, éclaté et trop cher»
, tandis
que d’autres études ont rappelé l’impact économique de la ségrégation,
notamment en raison de l’existence de nombreux doublons (collèges
de formation des enseignants séparés, autorités éducatives séparées,
organes de gouvernance de conseils scolaires séparés, etc.). Il
a ainsi été estimé qu’environ 1 milliard de livres sterling au cours
de la dernière décennie a été dépensé pour mettre les jeunes en
contact les uns avec les autres dans diverses initiatives intercommunautaires,
à quoi s’ajoute le coût du transport du domicile à l'école, environ
81 millions de livres sterling par an
.
57. L’accord «
New Decade, New Approach»
a affirmé la nécessité de «transformer» le système éducatif actuel,
le jugeant non viable. L'un des engagements clés de l'accord était
la mise en place d'un examen indépendant du système et, en septembre
2021, le Ministre nord-irlandais de l’Éducation a annoncé la nomination
d'un groupe d'experts chargé d'entreprendre cet examen, qui devrait
prendre au moins 18 mois
.
58. Dès les années 1980, la société civile nord-irlandaise a tenté
de développer des alternatives à l’enseignement mono-confessionnel.
Des enseignants et des parents d’élèves ont mis en place des écoles dites
«intégrées» dans le but de favoriser la mixité sociale et confessionnelle.
La première d’entre elles a ouvert ses portes en 1981 au sud de
la ville de Belfast (Lagan College). S’il existe 65 établissements
de ce type aujourd’hui
,
qui reçoivent le soutien des parents d’élèves ainsi qu’un soutien
financier de l'autorité de l'éducation, il n’en reste pas moins
que seule une extrême minorité des enfants en Irlande du Nord –
7 % – y est scolarisée
et que
ces écoles restent le fruit de groupes de parents et d'organisations
à but non lucratif.
59. Dans le but de multiplier le nombre d’écoles intégrées, le
Fonds pour l'éducation intégrée, l'une des principales organisations
luttant pour la déségrégation, a lancé la campagne «Intégrer mon
école
», qui a jusqu’à présent connu un relatif
succès, en dépit d’une opposition politique et religieuse toujours
très forte. Le DUP et l'UUP ont tous deux voté contre un récent
projet de loi sur l'éducation visant à promouvoir l'éducation intégrée.
60. Aujourd’hui, plusieurs voix s’élèvent en faveur d’une éducation
dite «partagée», une alternative qui consiste à mettre en œuvre
des dispositifs pédagogiques communs entre deux écoles de confessions différentes,
sur une base régulière. 76 % des écoles confessionnelles participent
aujourd’hui à ce type de dispositifs
. Si l'éducation
partagée a indéniablement des effets sociétaux et culturels positifs
et peut être considérée comme une réponse pragmatique aux divisions
actuelles, la société civile a tendance à soutenir des changements
plus fondamentaux dans l'éducation en Irlande du Nord, en mettant
l'accent sur l'intégration
.
61. Lorsqu'on aborde la question de la ségrégation en Irlande
du Nord, il est important de ne pas négliger la composante «classe
sociale». Les quartiers sont désormais également séparés socialement
– les murs de la paix, par exemple, se trouvent principalement dans
les zones de classe inférieure – et cela a un impact considérable
sur la résolution des conflits. Cela s'applique également au secteur
de l'éducation, où l'examen de sélection des
grammar
schools à l'âge de 11 ans est aussi important que la
religion pour déterminer le parcours d'un élève, créant très tôt
un «système de nantis et de démunis
».
4. Panser
les plaies du passé pour regarder vers l’avenir
62. L’Accord du Vendredi Saint
a certes mis fin à trente ans de guerre, mais cette paix reste fragile.
Au-delà de l’amélioration de la situation économique et de la multiplication
des initiatives intercommunautaires, cette construction d’un avenir
commun et la recherche d’une identité apaisée doivent aussi passer
par une réponse institutionnelle à l’héritage laissé par les Troubles
et par une lutte sans réserve contre la prégnance des organisations
paramilitaires.
4.1. La
recherche d’une réponse institutionnelle à l’héritage laissé par
les Troubles
63. Alors que ce rapport se concentre
sur l'impact du Brexit, le Gouvernement britannique a introduit
en mai 2022 un projet de loi sur l'héritage des Troubles qui aura
un impact direct sur la réconciliation et les droits humains sur
l'île d'Irlande. Pour cette raison, ce thème ne peut être négligé
lors de l'analyse du contexte suite au retrait du Royaume-Uni de
l'Union européenne.
64. Même après l'Accord du Vendredi Saint de 1998, la société
nord-irlandaise n'a pas beaucoup progressé en ce qui concerne les
chapitres les plus sombres du conflit qui a embrasé l'île pendant
des décennies. En réponse aux défaillances dans les enquêtes sur
les décès et les évènements liés aux Troubles, les Gouvernements
de l'Irlande et du Royaume-Uni, ainsi que les dirigeants politiques
de l'Irlande du Nord, ont signé l’Accord de Stormont House en 2014,
qui définissait un nouveau cadre et de nouvelles institutions, notamment
une Unité indépendante d'enquêtes historiques. Cette unité devait
faire avancer les enquêtes en suspens sur les décès liés aux Troubles,
grâce à une approche centrée sur les victimes, tout en se conformant aux
exigences des dispositions de l’article 2 de la Convention européenne
des droits de l’homme.
65. Dans l’accord «New Decade, New
Approach» de janvier 2020, le Gouvernement britannique s’engageait
à publier et à présenter, dans les 100 jours, une législation au
parlement pour mettre en œuvre l'Accord de Stormont House.
66. Cependant, dans un rapport intérimaire du 21 octobre 2020,
la Commission des questions relatives à l’Irlande du Nord de la
Chambre des communes du Royaume-Uni faisait part de ses profondes
préoccupations en ce qui concerne le manque de précision des intentions
du gouvernement depuis la signature de l’accord
«New Decade, New Approach» et l’invitait
à introduire aussi vite que possible une législation compatible
avec les six principes de l’Accord de Stormont House
.
67. Dans une résolution intérimaire adoptée le 3 décembre 2020
, le Comité des Ministres
du Conseil de l’Europe a souligné que le Royaume-Uni avait l’obligation,
en vertu de l’article 46 de la Convention européenne des droits
de l’homme, de se conformer aux arrêts de la Cour. Il a fait état
de sa profonde préoccupation quant aux manques de détails fournis
sur le fonctionnement pratique des propositions formulées par le gouvernement
visant à conclure toutes les enquêtes historiques dans un délai
de cinq ans et de leur conformité avec l’obligation prévue à l’article
2 de la Convention.
68. Au cours de l’été 2021, le Gouvernement britannique a publié
le
Command Paper 498 , qui propose un délai de prescription
qui s’apparente de fait à une amnistie générale et inconditionnelle
mettant fin à toutes les «activités judiciaires» liées à la période
des Troubles. Une étude menée par plusieurs spécialistes de la justice
transitionnelle souligne que le projet proposé va plus loin que
l’amnistie qui avait été introduite en son temps par l’ancien dictateur
chilien Augusto Pinochet
.
69. Cette proposition a été rejetée par l’ensemble des partis
politiques d’Irlande du Nord, le Gouvernement irlandais, l'opposition
travailliste à Westminster, mais également la Commission des droits
de l’homme d’Irlande du Nord. Deux rapporteurs spéciaux de l'ONU
ont fait part dans une déclaration de leur vive préoccupation autour
de ce projet, demandant instamment aux autorités de
«s'abstenir de régresser sur leurs obligations
internationales en matière de droits de l'homme en établissant un
délai de prescription pour les poursuites liées aux conflits et
en interdisant toutes les investigations, enquêtes et actions civiles
connexes
».
70. Dans un courrier adressé le 13 septembre 2021 au Secrétaire
d’État à l’Irlande du Nord, la Commissaire aux droits de l’Homme
du Conseil de l’Europe a également fait état de ses préoccupations
sur le sujet
.
En réponse, le Secrétaire d’État pour l’Irlande du Nord a rappelé
que le
Command Paper devait
être entendu comme un processus d’engagement avec l’ensemble des
parties intéressées et pas comme l’expression d’une position ferme
et définitive
.
71. Une position plus définie semble avoir émergé le 17 mai 2022,
lorsque le Gouvernement britannique a présenté le
Northern Ireland Troubles (Legacy and Reconciliation)
Bill. Cette proposition de loi prévoit la création d'une
Commission indépendante pour la réconciliation et la récupération
d'informations, qui mènera des enquêtes sur la base des demandes
des familles, du gouvernement ou d'autres acteurs. Cette commission,
qui devrait être opérationnelle pendant cinq ans, pourra accorder
l'immunité aux auteurs présumés qui, aux yeux de la Commission,
coopèrent pour faire la lumière sur la vérité; ceux qui ne coopèrent pas
resteraient en revanche passibles de poursuites. La législation
mettrait un terme à toutes les enquêtes criminelles et les nombreuses
actions civiles en cours et empêcherait toutes futures enquêtes,
actions civiles et enquêtes criminelles menées par le service de
police d'Irlande du Nord ou la médiatrice ou le médiateur de la
police liées aux Troubles
.
72. Le secrétaire d'État pour l'Irlande du Nord a fait valoir
que la proposition favorisait la récupération des informations et
la réconciliation, et aiderait la société à se tourner vers l'avenir.
Notant que «le système actuel échoue, n'apportant ni vérité ni justice
à la grande majorité des familles», il a déclaré que la Commission indépendante
pour la réconciliation et la récupération d'informations donnerait
aux gens une raison de se manifester, «ce qui n'existe pas pour
le moment
.»
73. Les groupes de victimes, tous les partis politiques d'Irlande
du Nord et le parti travailliste britannique se sont fermement opposés
à la proposition
, tout comme le
Premier ministre irlandais et le chef de l'opposition irlandaise,
qui l'ont tous deux présentée comme une rupture unilatérale de l'Accord
de Stormont House
.
74. Intervenant en tant que témoin lors d'une audience du 7 juin
2022 de la Commission des affaires de l'Irlande du Nord, la Commissaire
en chef de la Commission des droits de l'homme d'Irlande du Nord
a exprimé sa déception quant au fait que la Commission n'a pas été
consultée par les autorités lors de la préparation du projet de
loi et a souligné de nombreux éléments de préoccupation grave concernant
la conformité du projet de loi avec l'État de droit et les normes
en matière de droits de l'homme. Notant comment le projet de loi «canaliserait
essentiellement toutes les investigations, les poursuites, les plaintes
civiles, les enquêtes et les plaintes de la police découlant des
Troubles, de la police et d'autres organes judiciaires vers cette
seule Commission», elle l'a qualifié d'«interférence très importante
avec l'État de droit et avec tout ce à quoi le Royaume-Uni a souscrit».
Elle a qualifié les dispositions relatives à l'immunité d'«amnistie
de fait», dans la mesure où aucun type de crime ne semble être exempté
d'une immunité potentielle, et en général, étant donné le manque
de garanties. En outre, les victimes et les survivants n'ont aucune
possibilité de contester les affirmations de la personne qui tente
d'obtenir l'immunité, de demander l'admission d'informations, de
faire appel de la décision, ni même nécessairement de voir un rapport
complet de la décision. Étant donné que les procédures décrites
dans le projet de loi ne peuvent pas répondre aux obligations procédurales
prévues par les articles 2 et 3 de la Convention, la Commissaire
en chef a affirmé que le projet de loi est en violation, entre autres,
de l'Accord du Vendredi Saint
.
75. Dans le cadre de son travail de surveillance de l'exécution
des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme, le Comité
des Ministres du Conseil de l'Europe a publié, le 10 juin 2022,
une décision demandant des informations supplémentaires aux autorités
du Royaume-Uni sur l'efficacité et la conformité à la Convention
du projet de loi
Northern Ireland Troubles
(Legacy and Reconciliation) Bill, ainsi que sur le processus
d'engagement entrepris et prévu pour gagner la confiance et amener
les parties prenantes à s'impliquer
.
76. Un processus qui conduirait à une certaine forme d'amnistie
aurait plusieurs conséquences involontaires, comme me l'a déclaré
la ministre de la Justice d'Irlande du Nord Naomi Long lors d'une
réunion. Premièrement, cela permettrait aux auteurs présumés de
présenter publiquement leur version de l'histoire sans que les familles
aient la possibilité de demander des comptes devant les tribunaux.
Deuxièmement, le fait de sortir les affaires héritées du passé du
système judiciaire moderne ébranlerait la confiance dans les nouvelles
institutions réformées de l'Irlande du Nord actuelle. Et troisièmement,
il faut tenir compte du message que cela enverrait aux organisations
paramilitaires encore actives.
77. Si les propositions tendant à une amnistie générale sont largement
condamnées, comme je l'ai également constaté lors de ma visite d'information
en Irlande du Nord, il est admis que l'État de droit, des enquêtes
efficaces et l'émergence de la vérité doivent être des éléments
cardinaux de tout processus crédible. Dans un récent sondage, non
seulement plus des deux tiers des personnes interrogées ont reconnu
la nécessité de s'occuper de l'héritage du conflit, mais surtout
85 % d'entre elles ont admis que tous les secteurs de la société
ont été lésés pendant les Troubles
. Cela montre
qu'une amnistie générale n'est pas une solution acceptable. Une
base solide pour un processus ancré dans la vérité, centré sur toutes
les victimes, et qui permette de tourner la page, est nécessaire.
78. Les nombreuses préoccupations exprimées à l’encontre du projet
de loi interviennent à un moment où plusieurs initiatives ont pourtant
permis des avancées significatives en matière d’enquêtes conformes
aux dispositions pertinentes de la Convention et adoptant une approche
centrée autour des familles des victimes. Citons par exemple l'enquête
sur le massacre de Ballymurphy qui a révélé, en mai 2021, que les
10 victimes d'une intervention de l'armée de 1971 étaient innocentes,
et l'opération Kenova, une enquête indépendante menée par un ancien
chef de police qui a montré que la vérité peut être révélée dans
de nombreuses affaires non résolues
.
79. La Médiatrice de la police a également effectué un travail
important pour faire la lumière sur ce qui s'est passé, avec plus
de 428 cas actuellement au sein de la Direction historique du bureau.
Elle a récemment publié deux rapports thématiques soulignant d'importants
manquements en matière d'enquête et de renseignement ainsi que des
«comportements collusoires» de la Royal Ulster Constabulary en relation
avec une série de meurtres et de tentatives de meurtre à la fin
des années 1980 et dans les années 1990
. Compte tenu du rôle de la police
dans les événements passés, et en particulier de ce qui a été décrit
comme une «force dans la force»
, il importe
que ces enquêtes bénéficient d'un appui et de ressources appropriés.
4.2. Lutter sans réserve contre la prégnance
des organisations paramilitaires
80. Le processus de paix entamé
depuis l’Accord du Vendredi Saint n’a pas permis de supprimer l’existence des
organisations paramilitaires qui comptent toujours des milliers
d’adhérents, parmi lesquels un certain nombre de membres actifs.
L’annonce, le 4 mars 2021, du Conseil des Communautés Loyalistes,
un groupe de paramilitaires loyalistes, du retrait de leur soutien
à l’Accord du Vendredi Saint en signe de protestation contre la
frontière maritime en mer d’Irlande en est une profonde illustration
. Dans un entretien
de février 2022, le président du groupe a averti que si le Gouvernement
du Royaume-Uni devait parvenir à un nouvel accord avec Bruxelles
sur le Protocole, «cela aurait pour effet d’envoyer le message selon
lequel seule la violence fonctionne
».
81. Alors qu’une tendance à la baisse des incidents liés à la
sécurité s’observe depuis une dizaine d’années, ce qui a permis
de consolider la crédibilité et la reconnaissance du Service de
Police d’Irlande du Nord, les agressions de type paramilitaire connaissent
un certain regain. La mort de la journaliste Lyra McKee est venue cruellement
le rappeler en 2019
.
82. Dans son dernier rapport de décembre 2021, l’
Independent Reporting
Commission indique que les réactions
au Brexit, y compris au Protocole, ont encore compliqué la donne
et confèrent une importance croissante au paramilitarisme. Elle
réitère que les mesures de maintien de l’ordre et de justice, bien qu’indispensables
pour mettre fin au paramilitarisme, ne sont pas suffisantes en soi
et doivent s’accompagner d’actions visant à lutter contre les problèmes
socio-économiques graves et systémiques auxquels sont confrontées
les communautés. L'Independent Reporting Commission appelle également
à la mise en place d'un processus formel et spécifique de transition
pour les groupes, afin de dialoguer directement avec les groupes
paramilitaires en vue de leur dissolution.
83. Lors de ma visite d'enquête, j'ai été rassuré d'entendre que
les interlocuteurs ne s'inquiétaient pas d'un retour à la violence
des Troubles. La population n'a pas envie d'inverser la tendance
à la paix. La situation nécessite toutefois une gestion attentive,
faute de quoi elle pourrait retomber dans la violence à petite échelle. En
particulier, les facteurs socio-économiques et le sentiment de détachement
politique ont été portés à mon attention: la combinaison du déclin
des opportunités économiques, de la fuite des cerveaux et du sentiment
de déconnexion avec la classe politique qui en découle, peut conduire
certains groupes à trouver une plus grande affinité avec la vocation
paramilitaire.
84. La campagne de dénigrement en cours contre un professeur des
droits humains basé à Belfast et se concentrant sur l'avenir constitutionnel
de l'Irlande du Nord après le retrait du Royaume-Uni de l'Union européenne,
qui a inclus des menaces physiques et a attiré la condamnation de
quatre rapporteurs spéciaux de l'ONU en mars 2022
, démontre les
dangers réels d'une radicalisation supplémentaire liée aux impacts
du Brexit.
5. Conclusions
85. Bien que les circonstances
aient quelque peu changé depuis la proposition de résolution à l'origine
de ce rapport, l’évolution récente de la situation a confirmé l'opportunité
pour l'Assemblée d'examiner l'impact du Brexit sur les droits humains,
la paix et la réconciliation sur l'île d'Irlande.
86. Les dispositions controversées du projet de loi sur le marché
intérieur (Internal Market Bill) de
2020 ont finalement été supprimées, mais l'année 2022 a vu l'introduction
du projet de loi sur le Protocole, tout aussi contesté. Tandis que
les institutions et les organisations non gouvernementales concernées
attiraient l'attention sur les effets potentiellement préjudiciables
du retrait du Royaume-Uni de l'Union européenne sur les droits humains,
le Gouvernement britannique a introduit cet été une législation
visant à annuler la loi sur les droits de l'homme (Human Rights Act), remettant en
question son engagement envers la Convention européenne des droits
de l'homme, l'un des principaux points d'ancrage de l'Accord du
Vendredi Saint. Et comme les complications politiques liées au Brexit
ont rendu le discours politique de plus en plus clivant en Irlande
du Nord, un bref facteur unificateur a été le rejet quasi universel
des plans britanniques visant à traiter l'héritage des Troubles
d'une manière qui sape l'État de droit et conduit à des amnisties
de fait.
87. Si l'on considère l'ensemble de ces éléments, il est clair
que le retrait du Royaume-Uni de l'Union européenne a ébranlé le
fragile équilibre créé par le processus de paix en Irlande du Nord
et menacé l'espace commun des droits humains précédemment partagé
par tous les habitants de l'île d'Irlande. Dès lors, le fait que
l’île soit confrontée à deux réalités distinctes en matière de droits
humains, ainsi qu’aux répercussions qui en découlent pour la préservation
d'une frontière ouverte, est un danger bien réel.
88. L'Accord du Vendredi Saint indique que la Convention européenne
des droits de l'homme fait partie des garanties qui donnent l’assurance
à toutes les communautés d'Irlande du Nord qu’elles sont protégées
et peuvent travailler ensemble dans les institutions démocratiques.
Bien que le Brexit ne soit pas strictement lié à la Convention,
le présent rapport a examiné la manière dont les événements postérieurs
au retrait risquent de la compromettre, constituant ainsi une grave
menace pour la mise en œuvre à long terme du processus de paix.