1. Introduction
1. Le concept de «l’avenir du
travail» nous invite à projeter la façon dont le travail, les travailleurs
et les lieux de travail vont évoluer dans les années à venir. Avec
la numérisation, les nouvelles technologies et la pandémie de covid‑19,
l’avenir du travail se dessine déjà. En effet, de profondes transformations
dans de nombreux secteurs de l’économie ont également affecté l’organisation
du travail. Si l’impact global reste à déterminer, le passage au
télétravail lors de la pandémie est susceptible de devenir une caractéristique permanente
de l’avenir du travail grâce à des arrangements pour travailler
en mode hybride (combinant présence au bureau et télétravail) ou
même un travail entièrement à distance principalement de chez soi.
Plus récemment, réagissant à la perspective d’une pénurie d’énergie
après l’agression de l’Ukraine par la Russie, l’Agence internationale
de l’énergie (AIE) a appelé les pays riches à prendre des mesures
audacieuses – notamment «travailler à domicile jusqu’à trois jours
par semaine si possible» – afin de réduire la demande mondiale de
pétrole
. Ces changements rapides et multidimensionnels
suggèrent que l’avenir du travail arrive plus vite que prévu.
2. Cette nouvelle réalité change radicalement les conditions
de travail et les relations entre employeurs et salariés, ce qui
a des effets directs sur la santé, le bien‑être et les droits sociaux
de la population active. Elle met aussi en évidence beaucoup de
situations d’emploi précaire et des pratiques discriminatoires (telles qu’envers
les femmes qui doivent s’occuper de leurs proches). L’évolution
du monde du travail a une incidence sur le droit à des conditions
de travail justes, la protection de la santé et de la sécurité au
travail, le droit à la déconnexion et le droit à la confidentialité
et à la protection des données. L’évolution de la nature des emplois a
également un impact significatif sur les droits à la liberté syndicale
et à la négociation collective, ainsi que sur la structure institutionnelle
des syndicats. Ainsi, ces changements ont des effets significatifs
sur les droits économiques et sociaux.
3. En tant que première signataire de la proposition intitulée
«L’avenir du travail passe par le réexamen des droits du travail»
(
Doc 15226), et maintenant en tant que rapporteure sur cette question,
j’estime qu’il est important de comprendre comment les changements
sociétaux, économiques et technologiques en cours influent sur les
droits sociaux des travailleurs énoncés dans la Charte sociale européenne
(STE n° 35) et les politiques nationales, et comment un meilleur
usage des instruments juridiques, des outils de régulation et des orientations
stratégiques pourrait contribuer à mieux protéger les travailleurs,
et donc à créer un meilleur avenir du travail pour tous.
4. Dans ce rapport, nous examinerons les nouvelles réalités professionnelles,
dans le cadre des transformations majeures qui sont à l’œuvre dans
nos sociétés, et nous tenterons de formuler des propositions stratégiques
et des recommandations à l’intention des États membres. Afin d’avoir
un aperçu plus complet des possibilités d’évolution du monde du
travail et des perspectives qui pourraient s’ouvrir aux personnes
qui travaillent, la commission a organisé, le 17 mars 2022, une
audition avec des représentants de l’Organisation internationale
du travail (OIT), de l’Organisation de coopération et de développement
économiques (OCDE) et de la Newcastle University Business School
(Royaume‑Uni)
. J’ai également eu des réunions
avec le ministre du Travail et de la Politique sociale en Italie
le 7 avril 2022, avec des représentants de syndicats autrichiens
et la présidente du Comité européen des droits sociaux à Vienne
(Autriche) les 9 et 10 mai 2022 et avec des représentants de la
commission sur le marché du travail du Parlement suédois le 11 mai
2022.
2. Principaux défis en vue
5. Selon Eurofound, dans l’année
qui a suivi la pandémie, la part des employés travaillant au moins occasionnellement
à domicile est passée de seulement 11% à environ 48%. Cependant,
tous les emplois et tâches ne sont pas adaptés au travail à distance.
La «télétravaillabilité» des emplois est fortement corrélée au type
de professions, à l’éducation et/ou au statut socio‑économique des
employés. La plupart des travailleurs à faible revenu, peu qualifiés,
des femmes et des jeunes travailleurs sont moins susceptibles d’occuper
des emplois «télétravaillables» permettant de travailler à distance.
Ces tendances risquent d’aggraver encore les inégalités existantes
sur le marché du travail, tant entre les pays qu’en leur sein
. Selon l’OCDE,
les taux les plus élevés de télétravail sont évidents parmi les
industries fortement numérisées, notamment les services d’information
et de communication, les services financiers, les services professionnels,
scientifiques et techniques. Des taux bas de numérisation parmi
les petites entreprises font également que les taux de télétravail
pendant la pandémie étaient beaucoup plus élevés chez les employés
des grandes entreprises
.
6. Dans les secteurs économiques très féminisés, des tâches essentielles
sont généralement réalisées par des personnes qui ont un emploi
précaire et sont faiblement rémunérées. De plus, ces personnes n’ont souvent
pas la possibilité de travailler à distance. Dans le même temps,
dans l’ensemble de l’Europe, les femmes sont nettement moins représentées
sur le marché du travail que les hommes, ce qui s’explique en partie
par le fait que, dans la plupart des pays, les femmes continuent
à effectuer les deux tiers du travail non rémunéré consistant à
s’occuper des proches, une tendance qui s’est encore aggravée pendant
la pandémie
. Tous
ces faits concernant l’évolution du monde du travail soulignent
la nécessité de concevoir de nouvelles politiques axées sur l’égalité
multidimensionnelle.
7. Compte tenu de la tendance à la réduction des surfaces de
bureaux, il semble que de nombreux salariés continueront, au moins
partiellement, à travailler depuis le «bureau» aménagé à leur domicile.
Dans le prolongement des tendances actuelles et au‑delà de la covid‑19,
beaucoup d’entreprises prévoient d’opter pour la flexibilité en
matière d’occupation des locaux professionnels et d’organisation
du travail, ce qui permettrait de réduire le nombre de salariés
présents sur site. Des études laissent penser que les entreprises envisagent
de réduire leur surface de bureaux de près de 30 %
.
Lors de la pandémie, nombre de salariés sont restés bloqués longtemps
à la maison avec leur famille et ont dû continuer à travailler,
souvent installés à la table de la cuisine. Dans bien des foyers,
les femmes surtout, ont jonglé pour assumer des tâches non rémunérées
(services d’aide à la personne et tâches ménagères), devenues nettement
plus lourdes durant la pandémie, tout en effectuant leur travail
salarié. Si le télétravail organisé avant la pandémie avait ses avantages,
dans la mesure où il permettait de mieux concilier vie professionnelle
et vie privée, notamment en supprimant les trajets quotidiens, le
télétravail imposé brusquement lors de la pandémie a, quant à lui,
présenté des inconvénients dans de nombreux cas.
8. Nombre de salariés en télétravail forcé pendant la pandémie
(qui a également «forcé» la numérisation du marché du travail à
s’accélérer) se sont sentis isolés et davantage stressés et ont
été exposés à des risques plus élevés pour leur santé mentale car
les bureaux virtuels ne peuvent pas remplacer entièrement les relations
sociales, la dignité et le sentiment d’appartenance qui découlent
du travail
.
En outre, certains salariés qui travaillaient depuis leur domicile
ont fait l’objet d’une étroite surveillance en ligne, exercée par
leurs employeurs (ou leurs intermédiaires), qui vérifiaient, par
exemple, que leurs salariés ne se permettaient pas de «s’absenter
du bureau» au mépris des règles
.
Autre problème rencontré par les télétravailleurs: le mauvais état
et/ou la capacité insuffisante de l’infrastructure numérique. Malgré
tous ces obstacles, il y a également eu des gains de productivité.
Les employeurs ont beaucoup à gagner d’une réduction des dépenses en
charges, en loyers, en nettoyage industriel et autres coûts. Il
est donc nécessaire de rééquilibrer la relation entre employeurs
et salariés afin de garantir que les avantages découlant des gains
de productivité et des économies de coûts soient partagés de manière
égale et que les droits des travailleurs soient renforcés dans le
contexte du télétravail.
9. Cela fait déjà un certain temps que l’augmentation des niveaux
de stress est un problème qui s’aggrave dans le monde du travail,
ainsi que notre collègue, M. Stefaan Vercamer (Belgique, PPE/DC),
l’a expliqué en 2019 dans son rapport sur le stress au travail
, dans lequel il soulignait
les conséquences dramatiques de ce phénomène pour les individus
et pour la société dans son ensemble, et considérait que le stress
au travail «est notre responsabilité collective – et notre défi
à tous». Les confinements liés à la pandémie de covid‑19 ont encore
fait augmenter les niveaux de stress car les salariés en télétravail
devaient simultanément remplir leurs multiples tâches professionnelles,
surmonter les difficultés causées par les limites inhérentes aux
outils numériques, et assumer leurs responsabilités familiales.
Nous devrions, en particulier, examiner toute évolution récente
des outils réglementaires concernant la reconnaissance et la prévention
du
burn‑out professionnel
(état d’épuisement physique et émotionnel extrême), dans le cadre
des suites à donner aux propositions figurant dans la
Résolution 2267 (2019) de l’Assemblée «Le stress au travail».
10. En outre, le passage soudain au travail à distance a signifié
que les normes de santé et de sécurité au travail ont été mises
en veilleuse dans de nombreux cas. Cependant, la plupart des lois
et conventions collectives nationales définissent clairement la
responsabilité de l’employeur en matière de protection de la santé
et de la sécurité des employés au travail. Outre les risques psychosociaux,
le travail à distance comporte également des risques ergonomiques
importants et plusieurs problèmes de sécurité imprévus compte tenu
de l’éloignement des locaux où est effectué le travail
. En outre, si
l’incidence de la violence domestique a considérablement augmenté,
il existe également une tendance croissante à une exposition accrue
à la cyberintimidation liée au travail
.
11. La présence numérique croissante dans le monde du travail
à la suite de la pandémie était déjà visible au cours de la dernière
décennie. À mesure que l’automatisation s’accélère et que l’intelligence
artificielle (IA) progresse, de plus en plus de tâches traditionnellement
confiées à des êtres humains peuvent être effectuées par des algorithmes
ou des machines «intelligentes». Ainsi que notre collègue, M. Stefan Schennach (Autriche,
SOC), l’a fait remarquer dans son rapport sur l’intelligence artificielle
et les marchés du travail
, l’IA pourrait ouvrir de nouvelles
possibilités et offrir des avantages, mais elle risque aussi de
compromettre et de perturber l’organisation du travail, d’où la
nécessité de réglementer son utilisation, en accordant une attention particulière
aux droits des travailleurs et aux valeurs que nous voulons protéger.
En vue de gérer cette transition, il faudrait essayer de tirer parti
des avantages des nouvelles technologies pour améliorer autant que possible
l’organisation du travail humain et pour repenser nos systèmes d’éducation,
de formation et de recherche, dans le but de mieux accompagner l’adaptation
des personnes et des unités de production (telles que les entreprises,
les coopératives, les ONG, entre autres), sur la base d’une responsabilité
partagée.
12. Alors que l’IA change la manière de travailler et assume des
tâches qui étaient accomplies auparavant par des travailleurs humains,
les compétences humaines garderont toute leur importance dans le
milieu professionnel: il sera nécessaire de développer l’empathie,
l’intuition, la curiosité, le sens de l’éthique et la compréhension
des relations interpersonnelles dans toute leur complexité
; pour la grande majorité des travailleurs,
les compétences non techniques seront clairement prioritaires
.
De toute évidence, les tendances de l’IA, de la numérisation et
du travail à distance nécessitent toutes un cadre politique de requalification
et de renforcement des compétences bien défini pour garantir un
avenir inclusif des marchés du travail et de la politique économique.
Le secteur public devrait également renforcer ses capacités pour
veiller à ce que le rythme et le contenu de ses conceptions de politique
économique correspondent au dynamisme de la nature changeante de
la technologie et du monde du travail
.
13. Les barrières et les divisions numériques, qui n’ont pas disparu,
aggravent les inégalités socio‑économiques et risquent d’entraîner
l’exclusion des personnes qui ne disposent pas des compétences et
de l’équipement nécessaires ni d’un accès à un service internet
de qualité. Il importe donc que les États veillent à ce que le marché
du travail numérique soit plus inclusif pour tous. L’OIT recommande
de prendre des mesures pour garantir à tous un accès équitable aux
compétences et infrastructures numériques et aux emplois de l’économie
numérique
. Pour déterminer
si le marché du travail est véritablement inclusif, il est utile
d’examiner aussi la manière dont sont traités les travailleurs plus
âgés, les jeunes qui entrent sur le marché du travail et tous les
genres.
14. Bien que la transformation numérique offre des avantages précieux,
de nouvelles possibilités d’inclusion, pour beaucoup, y compris
les travailleurs plus âgés et plus expérimentés, elle comporte également des
risques importants d’aggravation des inégalités liées à l’âge et
au genre
.
Nombre de pays augmentent l’âge du départ à la retraite pour équilibrer
le budget des pensions
, mais les travailleurs plus âgés
ont tendance à être licenciés beaucoup plus facilement. En conséquence,
il faut tenir dûment compte du vieillissement de la société européenne
et de sa population active, en intégrant ces nouveaux éléments dans les
politiques de l’emploi, de manière à éviter qu’une partie importante
des travailleurs soit laissée de côté dans le contexte de la numérisation.
En outre, les jeunes ont été confrontés à des aspects particulièrement
graves de la pandémie, avec des perturbations dans l’éducation,
la formation et l’apprentissage dans le milieu de travail, des difficultés
de transition de l’éducation vers l’emploi et du chômage vers l’emploi,
et une détérioration de la qualité de l’emploi. Toutes ces questions
sont une invitation à revoir les aspects liés à l’âge dans la perspective
de l’avenir du travail, en assurant un marché du travail inclusif
aujourd’hui et demain pour les jeunes qui arrivent sur le marché
de l’emploi. Une attention similaire devrait être accordée à nos
principes d’égalité et de non-discrimination. Les plateformes numériques
de travail offrent des possibilités supplémentaires aux femmes,
aux personnes handicapées, aux jeunes et aux personnes marginalisées
sur les marchés de l’emploi traditionnels, mais peuvent aussi créer
des emplois sous‑payés et précaires
.
15. La numérisation du commerce s’est accélérée pendant la pandémie,
affectant les travailleurs à bien des égards: alors que les personnes
qui travaillent dans les commerces non virtuels craignent de perdre
leur emploi, celles qui sont employées dans le secteur de la livraison,
en pleine expansion, se plaignent de conditions de travail précaires
. Ainsi que notre collègue,
M. Luís Leite Ramos (Portugal, PPE/DC), le signalait dès 2019 dans
son rapport sur l’économie de plateformes
, la «plateformisation» du travail
pourrait contribuer à la propagation de formes de travail non standards
de plus en plus précaires. La multiplication des possibilités d’emploi
sur ces plateformes rend nécessaire de mieux réglementer les conditions
de travail, et de faire respecter cette réglementation, pour protéger
les travailleurs des plateformes contre des pratiques abusives:
par exemple, horaires de travail et revenus irréguliers, absence
de protection sociale, impossibilité d’exercer les droits de négociation
collective, impossibilité de saisir les tribunaux locaux, et discrimination causée
par l’utilisation d’algorithmes opaques.
16. De plus, en période de pandémie, lorsque des restrictions
s’appliquent à la liberté de circulation et aux rassemblements publics,
il est plus difficile d’exercer le droit à la liberté syndicale
et à la négociation collective, notamment pour les personnes travaillant
dans l’économie informelle et pour les travailleurs indépendants
. Tous les
travailleurs doivent bénéficier des droits fondamentaux au travail,
ce qui suppose d’apporter une réponse politique cohérente et d’adapter
les cadres juridiques lorsque c’est nécessaire
. En outre,
la transformation numérique du monde du travail, qui conduit à des
sites de production plus dispersés et à davantage d’isolement des
travailleurs, a des implications importantes sur la structure des
organisations syndicales et des syndicats. Par conséquent, une révision
des politiques visant à garantir la liberté syndicale devient plus
que nécessaire.
17. La fracture numérique n’est pas seulement due à l’accès inégal
aux infrastructures et aux ressources numériques, mais aussi à l’ampleur
croissante de la «délocalisation numérique» par les entreprises,
créant aussi des «nomades numériques». La mobilité transfrontière
croissante, par laquelle le télétravail pourrait permettre à l’employeur
et à l’employé d’être basés dans différents pays, a des implications
sur les lois du travail et fiscales dans toutes les juridictions
.
De plus, lors de la conception de politiques pour un avenir meilleur
au travail, nous ne devons pas oublier les personnes qui font partie
de la chaîne de valeur globale et qui travaillent dans des pays
à bas salaires, où les lois de protection des travailleurs sont
très peu développées, voire inexistantes. Un récent rapport de l’OIT
détaille comment la pandémie a non seulement stimulé le télétravail
et le travail à domicile sur les plateformes numériques, mais a
également donné naissance au travail à domicile industriel
. Il est également
nécessaire de prêter une attention particulière aux personnes sans‑papiers
et aux travailleurs saisonniers et frontaliers en Europe car ils
sont souvent privés des droits sociaux fondamentaux
. Cela dit, cet aspect est traité
de manière plus approfondie dans des rapports en cours d’élaboration
par Mme Ada Marra (Suisse, SOC) et M. Viorel Riceard Badea
(Roumanie, PPE/DC) et qui portent respectivement sur les questions
suivantes: «Protection sanitaire et sociale des travailleuses et
des travailleurs sans‑papiers» et «Le statut précaire des travailleurs
transfrontaliers et saisonniers en Europe».
18. Des idées sont déjà lancées pour imaginer un nouvel avenir
du travail: sur la base des enseignements tirés de la pandémie,
l’OIT suggère que des semaines de travail plus courtes ou des dispositions
prévoyant le partage du travail permettraient d’apporter de la flexibilité,
de sauver des emplois, de mieux équilibrer vie professionnelle et
vie privée et d’améliorer le bien‑être
.
Des entreprises, et même certains pays, expérimentent des formes
de travail plus souples dans le but de donner davantage d’autonomie
aux travailleurs, de les aider à réduire leur niveau de stress et
à concilier leur travail avec leurs responsabilités familiales,
de réduire l’empreinte environnementale des activités économiques,
et d’économiser des ressources et du temps
. Tous ces
changements affectent une multitude de droits, y compris, mais sans
s’y limiter, le droit à des conditions de travail justes, le droit
à la déconnexion, le droit à la confidentialité et à la protection
des données, le droit à la liberté syndicale et le droit à des conditions
de travail sûres et saines, entre autres.
3. Travail
hybride: améliorer le lieu de travail numérique et le bien‑être
personnel
19. Comme mentionné ci‑dessus,
la numérisation, les nouvelles technologies et surtout la pandémie
de covid‑19 ont radicalement transformé notre façon de vivre et
de travailler. Lors de la période 2020‑2021, les confinements successifs
ont contraint de nombreux Européens à faire l’expérience du télétravail
à temps plein depuis leur domicile, souvent sans préavis ni préparation.
Comme nous l’avons vu lors de l’audition du 17 mars 2022, le télétravail
a été proposé à environ un tiers en moyenne des travailleurs des
pays de l’Union européenne – donc à une part encore plus importante
dans certains pays: plus de 50% en Finlande, au Luxembourg, aux
Pays‑Bas, en Belgique et au Danemark, et plus de 40% en Irlande
et en Italie (selon les données de l’OIT). Les pays disposant déjà
d’un cadre réglementaire pour le télétravail étaient mieux équipés et
davantage prêts à matérialiser les avantages du travail à distance
à temps plein.
20. Cette expérience de télétravail massif a permis de tirer un
certain nombre d’enseignements. Les chercheurs se sont penchés sur
le retour d’information des travailleurs et des employeurs et leurs
conclusions pourront ainsi être intégrées aux ajustements réglementaires
à venir. Comme l’a démontré le projet Working@Home au Royaume‑Uni,
la productivité individuelle a fait un bond de 35% du fait d’une
augmentation massive de l’utilisation de logiciels collaboratifs
et du temps passé en ligne (soit entre trois et dix heures par jour
pour plus de la moitié des travailleurs). Cette situation a évidemment
mis à rude épreuve, parfois à l’excès, la résilience des télétravailleurs.
Environ 40% d’entre eux ont estimé que le logiciel collaboratif
les obligeait à travailler plus vite, environ 30% qu’ils devaient
assumer une plus grande quantité de travail et plus de 40% ont déclaré
subir une charge de travail excessive puisqu’ils travaillaient même
pendant leurs congés annuels. On peut donc affirmer que les niveaux
de stress perçu ont considérablement augmenté. Le bien‑être et la
vie privée s’en sont naturellement trouvés bouleversés, surtout
en ce qui concerne les femmes, sur qui reposent encore majoritairement
la responsabilité des soins et les tâches domestiques. Cela soulève
des questions sur les heures travaillées, la durée de la semaine
de travail, la définition d’une charge de travail raisonnable et
le droit à la déconnexion.
21. Malgré les inconvénients liés au manque d’espace pour le télétravail
à domicile, aux problèmes de connectivité et parfois aux responsabilités
familiales, les enquêtes montrent que plus de 70% des travailleurs souhaitent
passer au moins une partie de leur semaine à la maison, seuls 15%
préférant travailler à plein temps au bureau et 15% entièrement
à leur domicile. D’autres études soulignent les avantages du travail
hybride sur le plan de l’environnement et de la santé publique,
tels que l’allègement du trafic routier et des surcharges dans les
transports publics, la prévention de la propagation du covid‑19
et autres agents pathogènes, et la réduction de la pollution atmosphérique.
Le télétravail bien encadré permet à davantage de femmes de rester
employées plutôt que de se retirer du marché du travail afin de
s’occuper des enfants ou pour d’autres raisons familiales. Ainsi,
le télétravail et le travail hybride ont le potentiel de renforcer
l’autonomie des travailleurs et de permettre à plus de gens de pouvoir
se maintenir sur le marché du travail, générant des avantages substantiels
tant pour les employeurs que pour la société dans son ensemble.
22. Il ressort des discussions en commission, des données empiriques
et des recherches universitaires que la formule standard d’organisation
du travail de huit heures par jour et de cinq jours par semaine
appartient désormais au passé. Mis en place il y a longtemps pour
un éventail plus restreint de tâches, ce modèle ne correspond plus
aux exigences modernes. D’une part, la dimension multitâche accrue
au travail et les formes d’emploi atypiques nécessitent une plus
grande flexibilité des horaires et davantage de partage des tâches (soit
entre travailleurs humains, soit entre travailleurs humains et machines
intelligentes); d’autre part, les logiciels collaboratifs permettent
un travail de haute intensité et une concentration adéquate, mais
pour des périodes de temps plus courtes (environ 4 à 6 heures par
jour), qui semblent davantage correspondre à des horaires de travail
plus flexibles et des semaines de travail plus courtes (4 jours).
Il est clair qu’une telle flexibilité doit s’accompagner de la garantie
de tous les droits économiques et sociaux.
23. Dans ce contexte, il convient de rappeler les recommandations
formulées dans la
Résolution 2267 (2019) de l’Assemblée sur «Le stress au travail», en particulier
concernant «une organisation du travail qui réduise le stress, avec
des semaines raccourcies à quatre jours (comptant 28 à 32 heures
de travail hebdomadaire), des horaires modulables, davantage d’autonomie,
des possibilités de télétravail et des systèmes de travail partagé,
notamment pour les parents et les aidants qui travaillent» – et
également dans le but de prévenir «les troubles provoqués par le
stress, y compris le
burn‑out professionnel».
L’Assemblée, dans cette résolution, note que «les femmes et les
hommes réagissent au stress au travail et le gèrent de manière différente,
et que les femmes au travail sont les plus touchées, en particulier
lorsqu’elles portent le double fardeau du travail et des responsabilités
familiales». Elle encourage également «les parties prenantes à revoir l’organisation
du travail et la répartition des tâches et des charges de travail
de façon à réduire le stress et à favoriser le travail à temps partagé».
24. Le télétravail et le travail hybride reposent sur une connectivité
élevée, condition essentielle de la qualité du travail et du bien‑être
des travailleurs. Il semble donc raisonnable d’exiger des employeurs
qu’ils accordent le droit au télétravail en l’assortissant d’outils
essentiels (matériel et logiciels) et de conditions (cadre de télétravail)
qui responsabilisent les travailleurs, optimisent le partage des
bénéfices du «travail agile/intelligent» (contribution aux frais
d’accès à internet et au téléphone sur le lieu de travail) et garantissent
un contexte adéquat en matière de santé et de sécurité (équipement
ergonomique pour le «bureau à domicile», dispositions spécifiques
dans les contrats d’assurance) et que l’État assure une infrastructure
numérique de haute qualité également accessible à tous ainsi que
l’élaboration des cadres juridiques et réglementaires pour définir
correctement ces responsabilités des employeurs. En outre, une organisation
intelligente du travail, reposant sur de nouveaux modèles de travail
d’équipe homme‑machine, pourrait nécessiter une redistribution constante
des tâches et une révision créative de la description des postes,
où toute redistribution passe par le dialogue social pour garantir
que les droits sont bien protégés. Enfin, à cet égard, les États
devraient également innover pour construire de nouvelles institutions
si nécessaire ou redistribuer les tâches entre les institutions
existantes afin de devancer ces dynamiques en évolution rapide du
monde du travail et de la technologie.
25. Du point de vue des droits socio‑économiques, assurer un équilibre
sain entre travail et vie privée et garantir le droit effectif à
l’égalité des chances sont des considérations importantes en matière
de télétravail et de travail hybride. Le droit de se déconnecter
du lieu de travail pendant les heures de repos devrait être pleinement
accepté. Si la flexibilité du télétravail est très appréciée par
les femmes, sa réglementation devrait viser à fournir un terrain
d’égalité pour tous afin d’éviter tout préjugé inhérent au «présentéisme»,
toute tension entre employés et managers
et
toute discrimination qui entraînerait des écarts de rémunération
(entre hommes et femmes) ou des ralentissements dans la progression
des carrières, en particulier pour les femmes
.
26. Notons qu’à l’échelle mondiale, la législation sur le télétravail
a connu de nombreux développements (notamment en Australie, en Nouvelle‑Zélande,
au Royaume‑Uni, en Argentine, au Chili, au Mexique et en Russie)
au cours des dernières années; certains pays préfèrent le terme
de travail à distance ou de «travail intelligent/agile». Le droit
à la déconnexion a également gagné du terrain, les pays de l’Union
européenne montrant la voie (Belgique, Espagne, Italie). Lors de
ma récente visite d’information à Rome, j’ai pu constater que le
Gouvernement italien prévoit un cadre juridique général sur le télétravail
et le droit à la déconnexion (loi n° 81/2017) ainsi qu’un protocole
complémentaire pour le travail intelligent (lancé en décembre 2021).
27. En Italie, le «travail agile» (
lavoro
agile), ou travail hybride, qualifie un mode de travail
particulier. En partie effectué hors des locaux de l’entreprise,
il est fondé sur la flexibilité du lieu, sur des horaires souples,
et sur l’autonomie quant au choix des outils à utiliser. Distinct
du travail entièrement accompli à distance, il est plus flexible
que ce dernier. Le droit à la déconnexion ne s’applique qu’au travail
agile
, géré sur la base du dialogue
social (à travers la négociation collective) et du cadre juridique
négocié avec les partenaires sociaux.
28. Un observatoire national
a été mis en place
afin de contrôler la mise en œuvre des accords de travail agile
dans le pays, pour enregistrer les tendances ainsi que les menaces
émergentes et les besoins en matière de réglementation. L’objectif
consiste à évaluer cette transformation structurelle et à en analyser
les conséquences en matière de durabilité sociale et environnementale
(notamment le genre, l’âge, la diversité des compétences, etc.)
et l’évolution professionnelle (la qualité du travail). Suite à
la pandémie, il semble que ce format hybride soit appelé à prédominer,
de très importants investissements publics étant alloués au financement
de la reconversion, du perfectionnement et de la formation des travailleurs.
29. Une tendance similaire en faveur du travail hybride s’observe
en Suède. Le pays se penche actuellement sur la nécessité de faire
évoluer sa structure de partenariat social afin de ne plus seulement inclure
les employeurs et les employés, mais aussi les travailleurs indépendants,
tout en modifiant la définition du travailleur indépendant et en
rééquilibrant la structure du pouvoir dans l’organisation de l'économie
de plateforme. En matière de temps de travail, l’approche suédoise
met l’accent sur le travail à temps plein pour protéger les salariés
des temps partiels imposés: cette approche rend possibles des journées
ou des semaines de travail plus courtes pour les employés à temps
plein et les travailleurs parents de jeunes enfants, dans le cadre
d’un accord spécifique conclu avec l’employeur. Elle est également
perçue comme une mesure essentielle, qui garantit l’égalité de genre,
ainsi que des rémunérations et des pensions adéquates. La nouvelle loi
devrait prévoir le financement par l'État de la reconversion des
travailleurs qui risquent de perdre leur emploi après avoir travaillé
pendant huit ans ou plus.
30. Tant en Italie qu'en Suède, les employeurs sont entièrement
responsables de la santé et de la sécurité des salariés au travail,
qu’ils se trouvent au bureau ou ailleurs. Toutefois, il est entendu
que les travailleurs doivent contribuer à la mise en œuvre des mesures
de sécurité et de prévention communiquées par l'employeur pour gérer
les risques liés au travail en dehors des locaux de l'entreprise.
31. En Autriche, des dispositions normatives sur le télétravail
ont vu le jour en mars 2021. Elles prévoient, de façon laconique,
de pouvoir travailler régulièrement à domicile sur la base d’un
accord écrit entre l’employeur et le travailleur. En pratique, il
s’agit de travail hybride. L’employeur doit fournir l’équipement nécessaire
ou proposer une somme forfaitaire destinée à couvrir certains coûts
relatifs au recours au travail à domicile (environ trois euros par
journée de télétravail) et doit garantir une assurance couvrant
santé et sécurité au travail. Bien que la loi prévoie le droit à
la déconnexion, sa mise en application est très variable dans les
faits, ce qui, d’après les témoignages des partenaires sociaux,
peut susciter une détresse psychologique. Dans de rares cas, les
entreprises privées coupent la connexion informatique vers le lieu
de travail pendant les week-ends. En outre, les heures de travail
définies ne peuvent guère être adaptées.
32. Toutefois, il semblerait que la culture du travail évolue
du fait d’une nouvelle génération de travailleurs, qui valorise
la flexibilité du temps et du lieu de travail plus que ses prédécesseurs.
Certaines voix s’élèvent en faveur d’un débat public ouvert sur
la valeur sociale du travail, la réduction du temps de travail et
un soutien plus juste au travail non rémunéré des personnes exerçant
des responsabilités familiales. Il faut noter que le dialogue social
et la syndicalisation sont particulièrement courants en Autriche:
seuls 2 % des travailleurs environ ne sont pas couverts par une
convention collective. L’augmentation des activités en ligne des
syndicats pendant la pandémie a démontré la capacité des outils
numériques à atteindre tous les travailleurs ayant besoin de conseils
juridiques pour régler d'éventuels litiges ou d'une protection sociale
plus adaptée. Le renforcement de la connectivité est également perçu
comme une occasion, pour les travailleurs dispersés impliqués dans
un travail de production participative au moyen de plateformes,
de mener une action collective.
4. Les
dangers de la fragmentation au travail et par le travail
33. L’hyperconnectivité, les nouveaux
modèles économiques, l’évolution rapide des emplois et les formes atypiques
d’emploi (par exemple, les contrats à zéro heure pour le travail
«sur appel», la multiplication des contrats temporaires et à temps
partiel, souvent imposés aux travailleurs), ainsi que le passage
de l’industrie manufacturière à une économie de services, bousculent
et fragmentent le monde du travail. Nous assistons à une externalisation
accrue et, bien qu’à un rythme plus lent, une délocalisation toujours
en cours du travail dans le monde entier, à une augmentation des
formes d’emplois précaires (qui génèrent une insécurité de l’emploi,
une instabilité des revenus et/ou des conditions de travail dangereuses),
à un déclin de la syndicalisation des travailleurs et à un recul
des protections législatives à travers les différentes juridictions, ainsi
qu’à un creusement des inégalités
. Par ailleurs, le télétravail à temps
plein et le travail hybride réduisent les rencontres entre collègues
ainsi que les échanges sur les problèmes auxquels ils sont éventuellement confrontés
par la nouvelle organisation du travail. Cela signifie une augmentation
de l’isolement, de l’instabilité et de la vulnérabilité (due par
exemple au déplacement d’emplois, à des lacunes dans les compétences,
aux risques pour la santé et la sécurité et à la diminution des
revenus) pour un nombre croissant de travailleurs.
34. Les technologies numériques avancées et l’hyperconnectivité
reliant travailleurs, entreprises, machines intelligentes et données
permettent d’accroître le travail multitâche, l’efficacité et la
productivité. En revanche, la pression augmente en conséquence pour
les travailleurs. L’attention des personnes tend à se disperser
et la qualité du travail final peut pâtir des interruptions fréquentes
et intempestives. Dans ce contexte, il semblerait opportun de revoir
les codes de communication sur le lieu de travail afin de convenir
entre l’employeur et les employés du rythme et des horaires des
contacts verbaux et écrits, afin d’éviter des exigences excessives
de part et d’autre et de prévenir un stress permanent.
35. Comme les technologies numériques offrent une grande flexibilité
du temps et du lieu de travail, le télétravail peut s’effectuer
en ligne depuis pratiquement n’importe quel endroit du monde. Cette
tendance est particulièrement soutenue par le modèle économique
des plateformes, mais elle est également adoptée par les entreprises
plus traditionnelles (remplacement des travailleurs physiques par
des travailleurs virtuels). Dans les deux cas, différentes réglementations
entrent en jeu, en fonction de la localisation des travailleurs. En
outre, le statut professionnel dans ces configurations de travail
détermine dans une large mesure l’accès des travailleurs aux droits
socio‑économiques (y compris en matière de liberté syndicale) et
à la protection sociale. Pour un travailleur considéré comme un
travailleur indépendant ou un auto‑entrepreneur, la couverture sociale
en Europe varie sensiblement d’un pays à l’autre, comme nous l’avons
vu dans le rapport sur «L’impact sociétal de l’économie des plateformes»,
et les évolutions positives dans ce domaine ont été plutôt limitées
au cours des dernières années du fait de la pandémie de covid‑19.
En termes de subsistance, l’OIT estime que pour les prestataires
de services localisés, le travail sur plateforme reste la principale
source de revenus, tandis que pour les prestataires de services
en ligne, le travail sur plateforme ne représente qu’environ un
tiers de leurs revenus.
36. Compte tenu de la portée et de la couverture limitées d’instruments
juridiques tels que la Charte sociale européenne et les conventions
de l’OIT dans le contexte de changements qui transforment le monde
du travail, il est essentiel de rechercher le dialogue international
et une plus grande coopération afin de surmonter les dangers de
la fragmentation et de garantir la protection des droits fondamentaux
au travail pour tous. Comme le représentant de l’OIT l’a souligné
lors de l’audition de la commission le 17 mars 2022, la coexistence
de différents cadres réglementaires des différents pays implique
la nécessité d’un meilleur encadrement du statut professionnel,
de la protection sociale et de l’accès aux droits sociaux de base,
ainsi que du temps de travail, de la rémunération, de la résolution
des conflits, de la protection des données et de la vie privée.
37. Bien que l’automatisation (y compris l’IA) ne soit pas encore
omniprésente, elle modifiera de plus en plus et de plus en plus
fréquemment les profils professionnels
, ce qui entraînera
une fragmentation des carrières, un besoin constant d’amélioration
des compétences et, selon certains observateurs, un potentiel de polarisation
de l’emploi et d’inégalités endémiques. La gestion algorithmique,
d’abord expérimentée dans l’économie des plateformes, s’étend désormais
à d’autres secteurs. Il convient de rappeler, dans ce contexte, que
par l’adoption de la
Résolution 2345 (2020) «Intelligence artificielle et marchés du travail: amis
ou ennemis?», l’Assemblée soutient «les recommandations de la Commission
mondiale de l’OIT sur l’avenir du travail qui appelle à des stratégies
centrées sur l’humain pour amortir les répercussions de l’IA et
conseille vivement d’investir dans les compétences de chaque personne,
dans l’apprentissage tout au long de la vie (acquisition de compétences,
reconversion professionnelle et amélioration des compétences), dans
les instituts de formation et dans un travail décent et durable,
afin de garantir que «le travail s’accompagne de liberté, de dignité,
de sécurité économique et d’égalité pour tous».
38. Dans ce contexte, il faut aussi noter la proposition de directive
de la Commission européenne relative à l’amélioration des conditions
de travail des personnes travaillant via une plateforme de travail
numérique (COM(2021)762 final du 9 décembre 2021). La Commission européenne
estime à l’heure actuelle à plus de 500 le nombre de plateformes
de travail numérique et à environ 28 millions le nombre de travailleurs
des plateformes dans les seuls pays de l’Union européenne; ce dernier
chiffre devrait atteindre 43 millions d’ici 2025. La proposition
de directive comprend une liste de critères visant à déterminer
si la plateforme est un employeur et à préciser le statut d’emploi
des travailleurs qui l’utilisent. Si ces critères sont appliqués,
jusqu’à 4,1 millions de travailleurs pourraient voir leur situation
changer et devenir salariés, et d’autres travailleurs deviendraient
véritablement indépendants. Dans les deux cas, cette mesure clarifierait
l’accès des travailleurs à la protection sociale et conférerait
plus de transparence à la gestion algorithmique. Mais la syndicalisation des
travailleurs des plateformes visant à permettre des négociations
collectives demeure problématique.
5. Promouvoir
un travail et une vie décents et dignes
39. Tant dans le contexte mondial
qu’européen, le travail a été et restera probablement au cœur de
la vie humaine. Il nous permet de gagner notre vie et notre dignité,
d’avoir un rôle dans la société et de contribuer à une prospérité
partagée, d’accéder à l’autonomie et de bénéficier de divers avantages.
Le travail peut également donner un sens à la vie. Mais vivons‑nous
pour travailler, ou travaillons‑nous pour vivre? Le débat sociétal
qui se concentre sur la notion de travail rémunéré est impuissant
à saisir les complexités humaines et de la vie. Il ferme en fait
les yeux sur l’énorme travail non rémunéré que des milliards de
femmes dans le monde offrent à la société en s’occupant des enfants
et d’autres membres du foyer (généralement des personnes âgées);
le travail bénévole est également dévalorisé. La plupart du temps,
il recentre l’attention des idéaux d’intérêt public vers la recherche
d’un intérêt privé où la valeur sociale et l’intérêt public sont
souvent maintenus non rémunérés.
40. Selon l’OIT, dans le monde entier, les femmes effectuent les
trois quarts du travail de soins non rémunéré; elles consacrent
en moyenne 3,2 fois plus de temps que les hommes aux soins non rémunérés
et sont constamment en manque de temps, ce qui limite leur participation
au marché du travail
.
Aux États‑Unis, par exemple, les femmes consacrent en moyenne quatre
heures par jour au travail non rémunéré (contre deux heures et demie
pour les hommes); si les femmes étaient payées au salaire minimum
pour ce travail non rémunéré, elles gagneraient au moins 1500 milliard
$US par an
.
La participation des femmes au marché du travail, les niveaux de
rémunération et la qualité des emplois en sont inévitablement affectés.
41. Concilier travail rémunéré et non rémunéré soulève inévitablement
des questions telles que la nécessité de reconnaître l’immense valeur
de ce dernier (travail de soins familiaux) pour la société et de
garantir une vie décente aussi à tous les «exclus du travail rémunéré»
(les chômeurs de longue durée, certaines catégories de personnes
souffrant de handicaps et de maladies chroniques, les femmes au
foyer, les personnes «évincées» du marché du travail à cause de
l’automatisation des emplois, les retraités, etc.). Fournir à ces
catégories de population de maigres prestations ne suffit pas pour
une vie décente. Pour remédier à cette situation, il conviendrait,
à mon avis, d’envisager des politiques en conformité avec l’approche
d’un revenu de base universel et d’un accès complet aux services
de santé; plutôt que de les marginaliser, la société devrait accepter
que les soins, le handicap, la retraite ou le chômage forcé font
intégralement partie de la vie, au même titre que le travail rémunéré
.
42. La pandémie a incité à porter un regard critique sur la façon
de travailler et sur le sens du travail. Préserver sa santé et celle
de sa famille, ainsi qu’un équilibre sain entre vie professionnelle
et vie privée, est devenu une priorité essentielle. Vivre avec les
horaires chaotiques du travail en plateforme, passer dix heures ou
plus par semaine à faire la navette entre le domicile et le lieu
de travail ou courir comme des hamsters en cage pour gérer une charge
de travail déraisonnable a conduit de nombreux travailleurs à réévaluer
leurs priorités et à privilégier la vie de famille, la santé et
le bien‑être personnel, contribuant à une vague de démissions. Les
décideurs politiques se doivent de tenir compte de cette nouvelle
réalité et d’accompagner les changements en soutenant des conditions
de vie décentes. Le travail ne doit pas nous rendre malheureux;
il doit contribuer à notre épanouissement.
43. L’OIT estime qu’une approche de l’avenir du travail axée sur
l’humain est nécessaire. Dans sa déclaration du centenaire, adoptée
par consensus en 2019
, elle lance un appel mondial à l’action
aux gouvernements et aux institutions multilatérales pour améliorer
le contrat social et demande aux partenaires sociaux d’investir
dans les capacités des personnes, les institutions et la création
d’un travail décent et durable. Ce dernier aspect nous rappelle
que chacun doit avoir accès à l’emploi et à une rémunération équitable,
que les droits au travail et les normes fondamentales du travail
doivent être respectés, que la solidarité doit être le moteur de
la protection sociale pour tous et que le dialogue social doit prévaloir.
La déclaration plaide fortement en faveur de la justice sociale
et environnementale, considérant que les politiques de l’emploi
devraient se voir attribuer un rôle plus important dans la gestion
de l’économie et la réduction des inégalités, sur la base d’une meilleure
cohérence des décisions et d’un soutien aux droits fondamentaux
– tant au niveau national qu’international.
44. Le Conseil de l’Europe est l’une des institutions multilatérales
qui ont pour mission de défendre les droits fondamentaux. En tant
que tel, il est le gardien de deux traités fondamentaux: la Convention
européenne des droits de l’homme (STE n°5, «la Convention») et ses
protocoles, et la Charte sociale européenne (STE n°35 et STE n°163
(révisée)). Si les articles 3, 4, 5, 8, 9, 10, 11 et 14 de la Convention
interdisent certaines pratiques en matière d’emploi (traitements
inhumains ou dégradants, travail forcé et atteinte à la sécurité
des personnes, liberté de conscience, d’expression et d’association,
violation de la vie privée et discrimination), la Charte énonce
un large éventail de droits relatifs au travail et les lie à la
protection juridique et sociale, aux conditions d’emploi, à l’orientation
et à la formation professionnelles et à la libre circulation des
personnes
. Le Conseil de
l’Europe a le devoir de promouvoir l’application de ces traités
tant au sein de ses États membres qu’auprès de son propre personnel.
Il doit veiller à ce que les États membres mettent effectivement
en œuvre les engagements qu’ils ont pris par le biais de ces instruments
juridiques en renforçant les politiques économiques, sociales et
fiscales.
6. Façonner
l’avenir du travail: vers un progrès sociétal grâce à des emplois
de qualité, une organisation flexible du travail avec accès aux
droits socio-économiques et un développement inclusif et durable
45. Compte tenu des considérations
susmentionnées, l’évolution du marché du travail oblige les responsables
politiques à revoir les systèmes actuels de législation du travail,
de protection sociale, d’apprentissage et de formation, de négociation
collective, voire de fiscalité. Nous pouvons constater que la numérisation
et la période de pandémie ont accéléré les tendances à un travail
plus intelligent, qui implique une flexibilité librement choisie
des heures et du lieu de travail, tandis que les technologies facilitent
ou même prennent en charge certaines tâches pour de nombreux emplois.
La transition vers une nouvelle ère du travail exige des adaptations
de la part des employeurs et des employés pour faire aboutir une
organisation saine et équilibrée du travail.
46. À mon avis, il est nécessaire de disposer à la fois d’un cadre
national général pour le travail à distance et de réglementations
spécifiques susceptibles de s’adapter aux besoins particuliers des
employés et employeurs. Alors que le télétravail et le travail hybride
sont en voie d’être considérés comme une nouvelle norme pour les
emplois «télétravaillables», ils ne devraient jamais être imposés
(sauf dans des circonstances exceptionnelles et pour les entreprises
entièrement virtuelles); cependant, étant donné les multiples avantages qu’ils
présentent – notamment d’un point de vue environnemental et de santé
publique – il conviendrait de les faciliter et de les encourager
tout en assurant une solide protection des droits socio-économiques.
Dans le contexte d’une crise climatique imminente, la population
devrait être consultée sur l’éventualité de rendre obligatoire le
travail à distance au moins un jour par semaine.
47. Pour lutter contre le travail précaire, il convient de réfléchir
à la nécessité d’harmoniser la protection des droits des différentes
catégories de travailleurs. L’OCDE conseille de réduire les différences
de traitement fiscal entre les différents types de contrats afin
de diminuer les lacunes en matière de protection sociale pour les
travailleurs indépendants (par exemple, en autorisant le cumul de
certains droits, en garantissant une couverture minimale universelle
pour tous et en assurant la portabilité de la couverture sociale
pour ceux qui changent d’employeur) et le risque d’erreur de classification
en termes de statut d’emploi. Les systèmes nationaux d’emploi et
de protection sociale doivent être passés au crible pour détecter
les lacunes dans l’accès aux droits des travailleurs se trouvant
dans la zone grise de l’emploi atypique ou du travail temporaire. Certaines
pratiques injustes et abusives, telles que les essais d’emploi non
rémunérés (principalement au Royaume‑Uni), devraient être reconsidérées
et interdites: tout travail mérite rémunération.
48. Compte tenu de l’intérêt primordial que représente pour la
société le soutien à l’employabilité à différents stades de la vie
professionnelle, les programmes publics de développement des compétences
devraient élargir l’accès et améliorer la participation de tous,
et en particulier des personnes exerçant de nouvelles formes de
travail. Comme le suggère la
Résolution 2345 (2020) «Intelligence artificielle et marchés du travail: amis
ou ennemis?», tous les États membres du Conseil de l’Europe pourraient
mettre en place le concept de comptes personnels de formation pour
tous les travailleurs, qui créerait pour les employeurs l’obligation positive
de mettre en place des plans de développement des compétences ou
des formations; j’ajouterais que nous avons besoin de ce type de
comptes également pour les travailleurs potentiels tels que les
jeunes qui ont arrêté les études, sont sans emploi et ne suivent
aucune formation (NEET, de l’anglais «not in education, employment
or training»), les personnes en travail non rémunéré ou au chômage,
ou les retraités qui souhaitent continuer à travailler mais qui
doivent mettre à niveau leurs compétences.
49. Nous devrions viser à une meilleure reconnaissance du travail
non rémunéré en le rendant plus visible, en mettant en place des
politiques plus favorables à la famille (comme l’aménagement du
temps de travail et une offre plus abordable de services de garde
d’enfants pour les parents qui travaillent, avec soutien financier supplémentaire
pour les personnes vulnérables) et en essayant d’attribuer une valeur
pécuniaire à ce travail (par la création de moyens de le mesurer,
par des estimations de sa valeur pécuniaire et par un soutien par
le biais de prestations sociales substantielles ou d’un revenu de
base). L’OCDE considère que l’allègement de la «double charge» de
travail qui pèse sur les femmes devrait être une priorité de l’agenda
politique et une étape essentielle pour parvenir à une véritable
égalité entre femmes et hommes par le travail. En outre, l’OCDE propose
que le travail non rémunéré soit mieux mesuré, par le biais de comptes
satellites de production des ménages insérés dans le cadre du système
des comptes nationaux
.
50. Les contrats de travail non standard ou atypiques représentent
des défis transversaux particuliers pour l’élaboration des politiques.
Ils compliquent l’application des lois, des réglementations et des
contrôles du travail, défient parfois les normes traditionnelles
en matière de santé et de sécurité au travail et rendent la négociation
collective inefficace, voire inexistante. En ce qui concerne la
santé et la sécurité au travail, les stratégies nationales devraient
être actualisées pour couvrir les nouvelles formes de travail. Les
travailleurs temporaires et contractuels, parce qu’ils se déplacent
d’un lieu de travail à un autre, sont souvent moins au fait des
exigences de sécurité et donc plus exposés aux accidents du travail.
Il en va de même pour de nombreux travailleurs de plateformes qui
font face à une concurrence féroce. Dans ce contexte, il faudrait
envisager de doter les inspections nationales du travail de prérogatives
accrues ainsi que de ressources et de formations supplémentaires,
afin qu’elles puissent, en privilégiant la prévention et les approches
fondées sur le risque, mener à bien leur mission de contrôle de
la sécurité dans cette nouvelle ère du travail.
51. Les nouvelles formes d’emploi atypique rendent les travailleurs
indépendants tout aussi vulnérables aux abus que les travailleurs
«classiques». L’égalité de traitement exige donc de mettre à niveau
les protections et de garantir les mêmes droits à tous les travailleurs.
Étant donné que la Convention de l’OIT sur le droit d’organisation
et de négociation collective fait référence aux travailleurs en
général, les nouvelles formes de travail devraient être couvertes
de manière équitable et tout obstacle à la réglementation antitrust
considéré comme nul envers ces travailleurs. La plus grande difficulté
est bien sûr de faire fonctionner ce droit dans un contexte international.
Le seul moyen d’avancer à cet égard reste un dialogue international
sur la politique du travail qui pourrait conduire à une protection
minimale renforcée des droits fondamentaux de tous les travailleurs,
partout dans le monde.
52. Face à la généralisation du travail hybride et entièrement
à distance, les chercheurs et les travailleurs réclament des semaines
et des journées de travail plus courtes, pour une rémunération égale:
«un modèle de travail à heures réduites peut aider à remédier à
de nombreux facteurs négatifs du travail actuel, rendant les employés
plus productifs, en meilleure santé et plus heureux
».
L’énergie et la concentration humaines à raison de huit heures d’affilée
par jour, voire plus, ne peuvent simplement pas perdurer au‑delà
de quelques jours, au mieux. Des horaires de travail plus courts
et plus flexibles permettent de se focaliser non plus sur le nombre
d’heures travaillées mais sur les résultats obtenus: une productivité
accrue, une meilleure définition des priorités, un engagement plus
fort et une réduction des facteurs d’inefficacité. Ils simplifient
également la vie de ceux qui doivent jongler avec de nombreuses
responsabilités. Ils réduisent le stress, font que les gens commettent
moins d’erreurs, contribuent à faire baisser le niveau de congés
maladie et améliorent l’équilibre entre vie professionnelle et vie
privée. Cependant, la flexibilité pour le management et pour les
employés a deux significations différentes et un équilibre juste
des préférences avec la protection de tous les droits essentiels
du travail devrait être recherché. En un mot, si nous recherchons
un véritable progrès sociétal, l’avenir du travail passe par une
plus grande attention aux besoins humains, aux droits socio-économiques bien
protégés, au libre choix, à la flexibilité et à la justice sociale.