1. Introduction
1. Depuis 2000, l’Assemblée parlementaire
s’intéresse de près à la question de la mise en œuvre des arrêts
de la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après «la Cour»)
. Bien
que la surveillance de l’exécution des arrêts de la Cour par les
États membres du Conseil de l’Europe relève avant tout de la compétence
du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe (article 46(2) de
la Convention européenne des droits de l’homme, STE no 5,
«la Convention»), l’Assemblée a montré que le suivi qu’elle effectue
dans ce domaine et l’influence politique qu’elle exerce peuvent
fournir un grand soutien à l’action du Comité des Ministres et apportent
donc une valeur ajoutée. En particulier, l’Assemblée a systématiquement
appelé les parlements nationaux à être plus proactifs dans le processus
de mise en œuvre des arrêts de la Cour.
2. Dans sa dernière résolution sur ce sujet (
Résolution 2358 (2021)), l’Assemblée a décidé «de rester saisie de la question
et de continuer à lui donner la priorité»
. La commission des questions juridiques
et des droits de l’homme m’a ainsi de nouveau désigné rapporteur
sur ce sujet lors de sa réunion du 19 avril 2021 (je l’avais déjà
été pour le 10e rapport, lorsque M. Venizelos
avait quitté l’Assemblée). Les précédents rapporteurs étaient MM. Erik
Jurgens (Pays-Bas, SOC), Christos Pourgourides (Chypre, PPE/DC),
Klaas de Vries (Pays-Bas, SOC), Pierre-Yves Le Borgn’ (France, SOC)
et Evangelos Venizelos (Grèce, SOC). Le présent rapport sera donc
le 11e de cette série.
3. En ce qui concerne le paramétrage de ce 11e rapport,
j’ai indiqué, dans ma note introductive d’octobre 2021, que je me
proposais de me concentrer sur la mise en œuvre des arrêts de la
Cour européenne des droits de l’homme dans les États ayant le plus
grand nombre d’affaires pendantes devant le Comité des Ministres,
et sur celle des affaires les plus problématiques, dont les affaires
interétatiques et les arrêts prononcés au titre de l’article 18
(«arrêts article 18»). La Fédération de Russie conservant l’obligation
de respecter les arrêts définitifs de la Cour européenne des droits
de l’homme la concernant, malgré son exclusion du Conseil de l’Europe
en 2022, j’ai continué de faire figurer les affaires russes dans
le présent rapport, et les aborde dans une section à part.
4. La commission a procédé à deux auditions d’experts. La première,
consacrée à la mise en œuvre des affaires interétatiques, a eu lieu
le 7 décembre 2021; y participaient Mme Dimitrina
Lilovska, cheffe de division par intérim au Service de l’exécution
des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme (Conseil
de l’Europe), et Mme Isabella Risini, Senior research associate à l’université
de la Ruhr de Bochum, professeure invitée à l’Université d’Augsbourg
(Allemagne). La seconde audition a porté sur la mise en œuvre des
arrêts article 18; elle s’est tenue lors de la réunion de la commission
du 14 novembre 2022; y ont participé Mme Clare Ovey,
cheffe du Service de l’exécution des arrêts de la Cour européenne
des droits de l’homme (Conseil de l’Europe), et Mme Başak
Çalı, professeure de droit international, codirectrice du Centre
pour les droits fondamentaux de la Hertie School de Berlin.
5. Je me suis rendu en novembre 2022 en Azerbaïdjan et en Roumanie.
Je suis très reconnaissant aux autorités de ces pays d’avoir facilité
ces visites, aussi utiles qu’intéressantes. Les rapports de mission correspondants
ont été déclassifiés et sont consultables publiquement
. Ces visites m’ont permis de comprendre
les différents types d’obstacles à la mise en œuvre des arrêts relatifs
aux droits humains qui suscitent des problèmes complexes ou structurels,
en particulier si les affaires sont nombreuses. Elles m’ont par
ailleurs permis de me pencher sur les structures nationales susceptibles
de faciliter l’exécution rapide et effective des arrêts de la Cour.
6. J’ai aussi repris l’approche adoptée pour le 10e rapport,
en organisant des échanges de vues avec les chefs des délégations
nationales de trois pays présentant un nombre important d’arrêts
en attente de mise en œuvre. Au cours de sa réunion du 25 janvier
2023, la commission a eu un échange de vues sur la Hongrie, auquel
ont participé M. Barna Zsigmond, vice-président de la délégation
hongroise auprès de l’Assemblée, et M. Dávid Oravecz, adjoint du
représentant permanent de la Hongrie auprès du Conseil de l’Europe.
Elle a également eu un échange sur la Türkiye, auquel ont participé
M. Ahmet Yıldız, président de la délégation turque auprès de l’Assemblée,
et M. Hacı Ali Açıkgül, chef du service des droits de l’homme au
ministère de la Justice turc. Elle en a eu un troisième sur l’Ukraine,
auquel ont participé Mme Mariia Mezentseva,
présidente de la délégation ukrainienne auprès de l’Assemblée, Mme Iryna
Mudra, vice-ministre de la Justice, et Mme Marharyta
Sokorenko, agente du gouvernement auprès de la Cour européenne des
droits de l’homme. Les documents d’information préparés pour ces
échanges ont été déclassifiés et sont accessibles au public
.
2. 10e rapport
de l’Assemblée
7. Dans son 10e rapport
sur la mise en œuvre des arrêts de la Cour
, l’Assemblée
a noté les effets de la réforme du système de la Convention européenne
des droits de l’homme, lancée en 2010 à la suite du «processus d’Interlaken».
Au moment de la préparation de ce rapport (fin 2019), le Comité
des Ministres surveillait en effet la mise en œuvre de quelque 5
000 arrêts, alors qu’au moment de la préparation du 9e rapport
de M. Le Borgn’ (fin 2016), il surveillait la mise en œuvre de près
d’une dizaine de milliers d’arrêts
. Les
chiffres sont toutefois remontés, et des informations conduisent
à penser qu’il y avait 6 256 arrêts en attente de mise en œuvre
au 1 mars 2023
.
8. Le 10e rapport a suivi la même
méthodologie que les rapports de mes prédécesseurs, MM. Klaas de Vries,
Pierre-Yves Le Borgn’ et Evangelos Venizelos, qui s’étaient concentrés
sur les neuf ou dix États comptant le plus d’arrêts pendants devant
le Comité des Ministres. J’avais analysé en détail la mise en œuvre des
arrêts demeurant obstinément non-exécutés, visant la Fédération
de Russie, l’Ukraine, la Roumanie, la Türkiye, l’Azerbaïdjan, la
Hongrie, l’Italie, la Bulgarie, la République de Moldova. J’avais
aussi examiné les arrêts dont la mise en œuvre présentait des difficultés
particulières en raison de leur complexité politique ou juridique,
qu’un de mes prédécesseurs avait qualifiés de «poches de résistance»
.
9. Dans sa
Résolution
2358 (2021), adoptée sur la base du 10e rapport,
l’Assemblée s’était félicitée de la réduction constante du nombre
d’arrêts de la Cour pendants devant le Comité des Ministres, et
des effets du «processus d’Interlaken». Elle s’était aussi félicitée
des mesures prises par le Comité des Ministres en vue de rendre
plus efficace sa surveillance de la mise en œuvre des arrêts de
la Cour, ainsi que des synergies qui s’étaient développées, tant
au sein du Conseil de l’Europe qu’entre ses organes et les autorités
nationales
. Elle ne s’en était pas moins
dite profondément préoccupée par le nombre d’affaires persistantes
révélant des problèmes structurels pendantes devant le Comité des
Ministres depuis plus de cinq ans. Par ailleurs, notamment pour
les dix pays cités dans le 10e rapport,
elle avait observé que certains problèmes duraient depuis plus de
dix ans. D’après l’Assemblée, «cette situation pourrait être due
à des problèmes fortement enracinés, tels que les préjugés persistants
à l’encontre de certains groupes de la société, une organisation nationale
inadéquate, l’absence de ressources nécessaires ou de volonté politique,
voire l’existence d’un désaccord manifeste avec un arrêt de la Cour»
. L’Assemblée était en outre «particulièrement
préoccupée par les difficultés juridiques et politiques croissantes
qui entourent la mise en œuvre des arrêts de la Cour» et a relevé
qu’aucune mesure législative ou administrative nationale ne devait
ajouter de nouveaux obstacles à ce processus, et que les États membres
n’étaient pas fondés à légitimer la possibilité de ne pas mettre
en œuvre les décisions de la Cour
. Elle a considéré notamment que l’invocation
de «problèmes ou obstacles techniques dus, en particulier, au manque
de volonté politique, à l’insuffisance des ressources ou à l’évolution du
droit interne, y compris de la Constitution» devait être évitée
. En outre, l’Assemblée a exprimé
son inquiétude quant aux difficultés qui entourent la mise en œuvre
des arrêts rendus par la Cour dans des affaires interétatiques ou
dans des affaires individuelles présentant des caractéristiques
interétatiques. Condamnant une fois de plus les retards pris dans
la mise en œuvre des arrêts de la Cour, elle a de nouveau appelé
les États membres du Conseil de l’Europe à mettre en œuvre pleinement,
efficacement et rapidement les arrêts de la Cour et a formulé un
certain nombre de recommandations concrètes à cet égard (en invitant
notamment les États membres à coopérer avec le Comité des Ministres
et les organes concernés du Conseil de l’Europe, à soumettre des
plans d’action, à mettre en place des recours internes effectifs,
à consacrer suffisamment de ressources aux parties prenantes nationales
compétentes, à renforcer le rôle de la société civile et à mettre
en place des structures parlementaires pour contrôler le respect
de la Convention)
. L’Assemblée
a invité les États membres du Conseil de l’Europe n’ayant pas encore
ratifié les Protocoles n° 15 (STCE no 213)
et n° 16 (STCE no 214) à la Convention
à le faire rapidement
. Elle a également appelé
la Fédération de Russie à modifier les récents amendements apportés
aux articles 79 et 125.5.b de la Constitution à la lumière de l’avis
no 981/2020 du 18 juin 2020 de la Commission
européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise)
«sur le projet d’amendements à la Constitution de la Fédération
de Russie (tel que signé par le président de la Fédération de Russie
le 14 mars 2020) relatifs à l’exécution en Fédération de Russie
des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme»
.
10. Dans sa
Recommandation
2193 (2021), également fondée sur le 10e rapport,
l’Assemblée s’est félicitée des mesures prises par le Comité des
Ministres pour accomplir la mission que lui assigne l’article 46(2),
de la Convention et améliorer l’efficacité de sa surveillance de
la mise en œuvre des arrêts de la Cour. Elle a adressé un certain
nombre d’autres recommandations au Comité des Ministres (telles
que l’adoption de résolutions intérimaires, le recours aux procédures
prévues à l’article 46(3) à (5), de la Convention, le traitement
prioritaire des affaires de référence pendantes depuis plus de cinq
ans, le passage des affaires de référence pendantes depuis plus
de dix ans à la procédure de surveillance soutenue, une plus grande
transparence de sa surveillance et l’attribution d’un rôle accru
aux requérants, l’organisation de débats thématiques et la création de
nouvelles synergies entre les différentes parties prenantes du Conseil
de l’Europe). En particulier, l’Assemblée a recommandé au Comité
des Ministres de l’informer régulièrement sur les arrêts de la Cour
dont la mise en œuvre révèle des «problèmes complexes ou structurels»
et nécessite une action législative, et de finaliser son évaluation
du «processus d’Interlaken»
.
3. Nouvelles
avancées
11. Dans sa
réponse à la
Recommandation
2193 (2021) de l’Assemblée
, le Comité des Ministres
a indiqué qu’il avait finalisé son évaluation du «processus d’Interlaken»
dans sa décision «Garantir l’efficacité à long terme du système
de la Convention européenne des droits de l’homme», adoptée lors
de sa 130e session ministérielle à Athènes
le 4 novembre 2020. Dans cette décision, le Comité des Ministres
avait salué les travaux entrepris par les États parties à la Convention
et les mesures efficaces adoptées, notamment par la Cour. Il avait
conclu que «[...] alors qu’aucune restructuration globale du mécanisme
de la Convention ne [s’avérait] nécessaire à l’heure actuelle, le
Conseil de l’Europe dans son ensemble [devait] poursuivre ses efforts
pour veiller à ce que le système de la Convention puisse continuer
à faire face aux nombreux défis auxquels l’Europe est confrontée
dans le domaine des droits de l’homme, y compris à travers une réponse efficace
de la Cour aux requêtes pendantes»
. Le
Comité des Ministres avait identifié un certain nombre de mesures
à prendre afin de poursuivre ces efforts, à savoir: renforcer l’efficacité
du processus de surveillance de l’exécution des arrêts de la Cour,
notamment ses réunions «droits de l’homme» en développant davantage ses
méthodes de travail et les moyens disponibles ; encourager le développement
d’une synergie accrue avec la Cour et avec les autres parties prenantes
concernées du Conseil de l’Europe (en particulier l’Assemblée et la
Commissaire aux droits de l’homme) ; et encourager les États parties
ne l’ayant pas encore fait à envisager d’établir des institutions
nationales des droits de l’homme qui soient efficaces, pluralistes
et indépendantes ou de les renforcer
. La plupart de ces mesures avaient
déjà été proposées dans le 10e rapport
tel qu’adopté par la commission des questions juridiques et des
droits de l’homme le 5 juin 2020, puis approuvées par l’Assemblée
dans sa
Recommandation
2193 (2021) .
12. Par ailleurs, dans les décisions adoptées à la 130e session
ministérielle de novembre 2020, le Comité des Ministres a instamment
demandé à tous les États membres de veiller à ce que la
Recommandation
CM/Rec(2008)2 sur «des moyens efficaces à mettre en œuvre au niveau
interne pour l’exécution rapide des arrêts de la Cour européenne
des droits de l’homme» soit pleinement mise en œuvre
.
Comme le souligne le 14e rapport annuel
du Comité des Ministres sur la surveillance de l’exécution des arrêts
et décisions de la Cour européenne des droits de l’homme (2020)
(«
Rapport
annuel 2020»), le regain d’intérêt du Comité des Ministres pour
la capacité nationale d’exécution rapide et efficace des arrêts
de la Cour est lié à deux grands défis identifiés dans la pratique:
«le statut et les ressources du coordinateur national» (c’est-à-dire
l’agent du gouvernement dans la majorité des États membres du Conseil
de l’Europe) et «la capacité du coordinateur à identifier les mesures
d’exécution et à établir rapidement des plans et bilans d’action,
en synergie avec les autorités nationales compétentes (...)»
. Cette démarche
s’impose particulièrement dans les affaires révélatrices de problèmes
systémiques et structurels de longue date.
13. Comme indiqué dans sa réponse à la Recommandation 2193 (2021)
de l’Assemblée, le Comité des Ministres a par ailleurs souligné,
à sa 131e session ministérielle de Hambourg
(21 mai 2021), qu’il importait de garantir l’efficacité à long terme
du système de la Convention «dans une période difficile pour l’État
de droit et les droits de l’homme dans les sociétés démocratiques»,
ainsi que l’importance d’une surveillance efficace de l’exécution
des arrêts «pour assurer la durabilité et la crédibilité à long
terme du système de la Convention». Il a chargé les Délégués des
Ministres «d’examiner s’il y a lieu de renforcer, et de quelle manière,
les outils dont dispose le Comité pour surveiller les affaires de
non-exécution ou de refus persistant d’exécuter les arrêts définitifs
de la Cour» et d’examiner les questions liées aux conflits interétatiques
.
14. De surcroît, la présidence allemande du Comité des Ministres
(novembre 2020 – mai 2021) a organisé une série de conférences et
de séminaires consacrés à la mise en œuvre des arrêts de la Cour
et à l’interaction de la Cour avec les cours constitutionnelles
des États membres du Conseil de l’Europe
.
15. En outre, les projets de coopération du Conseil de l'Europe
ont également été utiles pour contribuer à l'exécution des arrêts
de la Cour européenne des droits de l'homme en aidant les États
membres à améliorer la législation pertinente, à trouver des solutions
aux problèmes d'exécution particulièrement difficiles et à renforcer
les capacités institutionnelles pour développer les institutions
nécessaires à une mise en œuvre effective et intégrale des arrêts
de la Cour. Dans ce contexte, il convient de souligner les travaux
en cours sur un projet multilatéral intitulé «Soutien à une capacité
nationale efficace pour l'exécution des arrêts de la Cour européenne
des droits de l'homme (Phase 1)». Ce projet vise à aider les États
membres à renforcer leur capacité à exécuter pleinement, efficacement
et rapidement les arrêts de la Cour. Compte tenu des conclusions
des auditions et des visites de pays effectuées dans le cadre de
ce rapport, je salue vivement cette initiative et exhorte les États
membres à en faire pleinement usage.
4. Statistiques
récentes et autres données
16. Le rapport annuel 2020 indique
qu’il y avait 5 233 affaires pendantes devant le Comité des Ministres
au 31 décembre 2020 (à différents stades d’exécution), l’un des
chiffres les plus bas depuis 2006
. Les dix
pays comptant le plus d’affaires pendantes (par ordre décroissant)
étaient: la Fédération de Russie (1 789), la Türkiye (624), l’Ukraine
(567), la Roumanie (347), la Hongrie (276), l’Azerbaïdjan (235),
l’Italie (184), la Bulgarie (166), la République de Moldova (154)
et la Grèce (120) ; ils étaient suivis de la Pologne (89), de la Croatie
(73) et de la Géorgie (53). L’ensemble des autres États membres
du Conseil de l’Europe avaient moins de cinquante affaires pendantes
devant le Comité des Ministres.
17. Selon le rapport annuel 2021, le nombre d’affaires pendantes
devant le Comité des Ministres (à différents stades d’exécution)
était sensiblement aussi bas (5 533) au 31 décembre 2021
, mais il y a eu une augmentation
notable (de 40%) du nombre d’arrêts de la Cour. Les dix pays suivants
comptaient le plus d’affaires pendantes (par ordre décroissant):
Fédération de Russie (1 942), Ukraine (638), Türkiye (510), Roumanie
(409), Azerbaïdjan (271), Hongrie (265), Italie (170), République
de Moldova (170), Bulgarie (164), et Pologne (97) ; ils étaient
suivis de la Grèce (93), la Croatie (79), la Serbie (76), la République
slovaque (63), la Géorgie (63) et l’Arménie (50). Le nombre des
États ayant plus de 50 arrêts pendants est donc passé de 13 en 2020
à 16 en 2021. Je me concentrerai ici sur les six premiers d’entre
eux, qui représentaient à eux tous 73% des arrêts en attente d’exécution
au 31 décembre 2021
.
18. Il est également intéressant de noter le nombre de requêtes
pendantes devant la Cour, dont les statistiques donnent une impression
légèrement différente de celles du Comité des Ministres. Plus de
la moitié des quelque 62 000 requêtes pendantes devant la Cour au
31 décembre 2020 provenaient de trois États membres: la Fédération
de Russie (22%), la Türkiye (19%) et l’Ukraine (16,8%). Ils étaient
suivis de la Roumanie (12,2%), de l’Italie (5,6%), de l’Azerbaïdjan
(3,3%), de la Serbie (2,8%), de l’Arménie (2,3%), de la Pologne
(1,9%) et de la République de Moldova (1,7%). Au 31 décembre 2022,
ce classement n’avait que très légèrement changé, avec une montée
à 74 650 requêtes pendantes: les requêtes déposées contre la Türkiye représentaient
26,9% du total, celles contre la Fédération de Russie 22,4% et celles
contre l’Ukraine 13,9%, soit plus de 60% des requêtes pendantes
à elles trois
. Suivaient la Roumanie (6,4%), l’Italie
(4,8%), la Grèce (3,8%), la Pologne (3,3%), l’Azerbaïdjan (2,9%),
la Serbie (2,6%) et l’Arménie (1,7%), les 37 États restants représentant
11,3% du nombre total de requêtes pendantes
. Ces statistiques, qui portent sur
des requêtes sur lesquelles la Cour n’a pas encore statué, montrent
souvent l’ampleur des problèmes structurels au niveau national –
réticence à la mise en œuvre et/ou manque de volonté politique –
problèmes qui auraient dû être réglés par l’exécution d’arrêts antérieurs
. En effet, la majorité des États membres ayant
le plus grand nombre d’arrêts non mis en œuvre figuraient également
parmi les États ayant le plus grand nombre d’affaires pendantes
devant la Cour révélant ainsi une résistance à la mise en œuvre
des arrêts de la Cour (actuellement la Türkiye, la Fédération de
Russie, l’Ukraine, la Roumanie, l’Italie, l’Azerbaïdjan et la Pologne).
19. Sur les 5 533 affaires pendantes à la fin de l’année 2021
devant le Comité des Ministres, 1 300 étaient des «affaires de référence»,
c’est-à-dire considérées, soit par la Cour, soit par le Comité des
Ministres, comme révélatrices de nouveaux problèmes structurels
et/ou systémiques
(chiffre
en légère augmentation par rapport aux années précédentes). Sur
ces 1 300 affaires de référence, 343 étaient placées sous «surveillance soutenue»
du Comité des Ministres, 897 sous «surveillance standard» et 60
étaient en attente de classification. En ce qui concerne la durée
du processus d’exécution des affaires de référence, 301 étaient
pendantes depuis moins de deux ans, 291 depuis deux à cinq ans,
et 648 depuis plus de cinq ans
.
20. Les affaires de référence placées sous «surveillance soutenue»
concernaient principalement des actions de forces de sécurité (12%),
la légalité de détentions et des questions connexes (10%), des situations spécifiques
liées au droit à la vie et à l’interdiction des mauvais traitements
(8%), les conditions de détention et les soins médicaux (8%), la
durée de procédures judiciaires (8%), d’autres atteintes à des droits
de propriété (4%), l’exécution de décisions de juridictions nationales
(3%), la légalité d’expulsions ou d’extraditions (4%), la liberté
de réunion et d’association (4%) et la liberté d’expression (5%)
. Par ailleurs, 78% des affaires de référence
concernaient la Fédération de Russie (16%), l’Ukraine (15%), la
Türkiye (11%), la Roumanie (10%), l’Italie (7%), l’Azerbaïdjan (6%),
la Bulgarie (6%), la Hongrie (4%) ou la Pologne (3%).
21. Le Comité des Ministres a clôturé 1 122 affaires en 2021 (dont
170 affaires de référence, parmi lesquelles 11 sous surveillance
soutenue) à la suite de l’adoption, par les États défendeurs, de
mesures individuelles et de nombreuses mesures législatives et autres
mesures générales
.
22. Les rapports annuels 2020 et 2021 indiquent que des avancées
notables ont été obtenues en 2020 avec la clôture du problème des
mesures individuelles dans trois affaires concernant des arrestations
et détentions abusives en Azerbaïdjan (ancien groupe
Ilgar Mammadov )
et l’annulation des condamnations de quatre autres requérants du
groupe
Mammadli par la Cour
suprême d’Azerbaïdjan en novembre 2021
.
23. Pour 2020, le rapport annuel saluait la clôture de l’affaire
Baralija c. Bosnie-Herzégovine , relative au droit de vote dans les élections
locales
. Pour 2021, le rapport
annuel mentionnait spécialement certains progrès: des États défendeurs
ont adopté des mesures, notamment législatives, en exécution des
arrêts de la Cour (modification du Code judiciaire en Belgique renforçant
la liberté de religion dans les salles d’audience ; adoption d’une
nouvelle loi en France introduisant un recours préventif devant
le juge judiciaire concernant les conditions indignes de détention
(
J.M.B. et autres c. France) ; des
changements législatifs et jurisprudentiels en Italie renforçant
les garanties de la détention administrative des migrants dans les
centres de premier accueil (
Khalifa et
autres c. Italie) ; versement d’indemnités pour le sang
contaminé en Italie (
M.C. et autres c. Italie) ; mesures
prises par la Lituanie pour améliorer les enquêtes sur les crimes
et discours de haine, notamment à l’encontre des personnes LGBTI
(
Beizaras et Levickas c. Lituanie) ;
mesures prises concernant les lois sur la diffamation en Ukraine
(
Siryk c. Ukraine) ; et mesures
prises concernant la négligence médicale et les soins de santé en
Türkiye (
Oyal c. Turquie, Şentürk c.
Turquie, Asiye Genç c. Turquie et
Zafer
Öztürk c. Turquie, par exemple)
.
24. Le rapport annuel 2021 n’en évoquait pas moins la persistance
de difficultés d’exécution des arrêts, comme la croissance du nombre
de nouveaux arrêts de la Cour, ainsi que d’importants retards de communication
par les États membres d’informations essentielles à la clôture des
affaires (plans et rapports d’action, informations sur le versement
de la satisfaction équitable, par exemple)
.
25. Les rapports annuels 2020 et 2021 révèlent une intensification
de la coopération entre le Comité des Ministres, d’une part, et
la société civile et les institutions nationales des droits de l’homme
(INDH), d’autre part. En 2021, le Comité des Ministres a reçu un
nombre record de communications émanant d’ONG ou d’INDH: 206 communications
concernant 27 États membres du Conseil de l’Europe (contre 133 concernant
24 États membres en 2019)
. En outre, la Commissaire
aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe a présenté, en 2020,
sa toute première communication
,
rapidement suivie de quatre autres en 2020
, puis de deux autres encore en 2022
. Cette possibilité avait été ajoutée
à la règle 9 des règles des Délégués des Ministres pour la surveillance
de l’exécution des arrêts et des termes des règlements amiables
le 18 janvier 2017
. La Commissaire aux
droits de l’homme surveillant régulièrement l’évolution des droits
humains dans les États membres du Conseil de l’Europe, ces communications
sont particulièrement précieuses.
26. Comme le souligne le rapport annuel 2020, trois catégories
d’arrêts de la Cour présentent des difficultés particulières. Ensemble,
elles représentent quelque 53% des affaires examinées par le Comité
des Ministres lors de ses réunions droits de l’homme (DH) en 2020
. Eu égard à l’importance des affaires
de ce type, c’est sur elles que j’ai concentré mon travail. Ce sont:
- les affaires interétatiques et
autres affaires liées à des situations postconflits ou à des conflits
non résolus ;
- les «arrêts article 18»
concernant
la limitation abusives de droits et libertés ;
- les affaires révélant des «problèmes systémiques et
structurels» identifiés de longue date dans des arrêts de la Cour
ou un manque de volonté et de culture pour se conformer à ses jugements.
5. Affaires
interétatiques et autres affaires liées à des situations post conflits
ou à des conflits non résolus
27. Qu’elles proviennent de requêtes
individuelles ou interétatiques, la mise en œuvre des affaires interétatiques
et autres affaires liées à des situations postconflit ou à des conflits
non résolus prend généralement du temps et exige un «engagement
concerté» du Comité des Ministres et de son Secrétariat, ainsi que
des États membres concernés. Ce processus peut s’avérer difficile
en raison des «dimensions politiques importantes au niveau national
ou international et du fait qu’elles sont liées à une violence armée traumatisante
nécessitant une longue période de guérison»
. Le Rapport annuel 2020 mentionne
à ce propos le «succès» que représente la clôture (partielle ou
totale) du groupe
Skendžić et Krznarić
c. Croatie , concernant
des enquêtes inefficaces sur des crimes de guerre, et de l’affaire
Sanader c. Croatie concernant la
condamnation par contumace pour crimes de guerre en Croatie. Il
n’en reste pas moins un certain nombre d’affaires délicates.
28. Le nombre de requêtes interétatiques soumises à la Cour a
beaucoup augmenté récemment, et l’on peut s’attendre à ce que les
affaires de ce type susciteront des difficultés de mise en œuvre
des arrêts dans les années à venir
. Il y a actuellement 19 requêtes
interétatiques pendantes devant la Cour, dont 12 introduites depuis
2020
.
Nombre d’entre elles concernent des affaires différentes mettant
en cause les mêmes pays
. Or la Cour et l’ancienne Commission
n’avaient mené à terme que 25 affaires interétatiques (y compris
celles qui avaient été rayées du rôle)
. Si toutes les requêtes pendantes
n’aboutissent pas nécessairement à un arrêt à mettre en œuvre par
un État ou à superviser par le Comité des Ministres, la multiplication
des affaires interétatiques conduit à penser que le Conseil de l’Europe
ferait preuve de prudence en se dotant d’outils pour les traiter
et faciliter la mise en œuvre des arrêts correspondants.
29. Lors de l’audience qui s’est tenue le 7 décembre 2021 (voir
résumé en annexe), les défis posés par les affaires interétatiques
étaient clairs, de même que l’importance de la persévérance et d’une
meilleure compréhension du fait que tant qu’il y aura des conflits
non résolus entre les États membres, les affaires interétatiques
continueront et leurs arrêts ne seront pas mis en œuvre précisément
en raison d’un manque de volonté politique. L’Europe doit devenir
un espace de paix et de sécurité débarrassé des différends et des conflits
interétatiques et il faudrait peut-être réfléchir davantage au développement
de l’attention du Conseil de l’Europe sur ces défis. De nombreuses
requêtes individuelles sont liées à des conflits armés, et il est
donc important de couvrir également ces cas et de ne pas perdre
de vue les personnes touchées par une situation de conflit. Les
affaires ci-dessous illustrent les types de défis que pose le traitement
des affaires interétatiques: Chypre c.
Turquie; Géorgie c. Russie; Catan et autres c. Moldova et Russie; Mozer c. Moldova et Russie; et les
affaires relatives à la situation dans le Haut-Karabakh.
5.1. Chypre c. Turquie et affaires liées
à la situation dans la partie de Chypre où la Türkiye exerce un
contrôle effectif
31. Dans l’arrêt
Chypre c. Turquie (satisfaction
équitable)
,
la Grande Chambre a décidé que la Türkiye devait verser au Gouvernement
chypriote 30 millions d’euros au titre du préjudice moral subi par
les proches des personnes disparues et 60 millions d’euros au titre
du préjudice moral (qui ne concerne pas les droits de propriété)
subi par les résidents chypriotes grecs enclavés de la péninsule
du Karpasia/Karpas. La Cour a indiqué que ces montants devraient
être distribués par le Gouvernement chypriote aux victimes individuelles, sous
la surveillance du Comité des Ministres. En septembre 2021, le Comité
des Ministres a adopté la Résolution intérimaire CM/ResDH(2021)201
demandant instamment aux autorités turques de respecter leur obligation
inconditionnelle et de payer la satisfaction équitable accordée
par la Cour en 2014 dans cette affaire, ainsi que les intérêts moratoires
dus, sans plus attendre. Malgré d’autres décisions de 2022 et de
2023 déplorant l’absence de réponse à cette résolution intérimaire,
la satisfaction équitable n’a toujours pas été versée.
32. J’ai exposé l’état de la mise en œuvre dans cette affaire
dans ma note d’information publiée pour faciliter l’échange de vues
de janvier 2023 de la commission des questions juridiques et des
droits de l’homme sur la Türkiye
.
33. En mars 2023, le Comité des Ministres a également examiné
la question des Chypriotes grecs disparus et, tout en reconnaissant
les progrès accomplis depuis 2001, a réitéré son appel aux autorités
turques à continuer de veiller à ce que le Comité des personnes
disparues (CMP) ait un accès sans entrave à toutes les zones et
aux informations sur tous les lieux où des restes pourraient être
trouvés et à poursuivre les enquêtes menées par l’Unité des personnes
disparues. Le Comité a examiné en outre l’affaire individuelle connexe Varnava et autres c. Turquie. Dans
cette affaire, le Comité a également insisté à nouveau fermement
sur l’obligation inconditionnelle de la Türkiye de verser sans plus
tarder la satisfaction équitable accordée par la Cour européenne
en 2019.
34. Le groupe d’affaires
Xenides-Arestis
c. Turquie rassemble
33 affaires individuelles relatives à des ingérences dans le droit
de propriété de biens situés dans la partie de Chypre où la Türkiye
exerce un contrôle effectif et pour lesquelles le paiement de la
satisfaction équitable est toujours en souffrance. En 2021, le Comité
des Ministres a décidé de clore la surveillance de l’exécution des
arrêts dans les affaires
Alexandrou et
Eugenia Michaelidou Developments Ltd et Michael Tymvios et
a adopté une résolution finale. Les mesures générales requises en
réponse aux manquements constatés par la Cour dans ces affaires
continuent d’être examinées dans le cadre de l’affaire
Chypre c. Turquie. Lors de son dernier
examen de ce groupe en 2022, le Comité des Ministres a chargé le
Secrétariat, si la situation concernant le paiement de la satisfaction
équitable restait inchangée, de préparer un projet de résolution
intérimaire sur le paiement de la satisfaction équitable, pour examen
par le Comité lors de son prochain examen.
35. Le Comité des Ministres a aussi examiné les groupes Kakoulli et Isaak concernant
la Türkiye; il s’agissait de violations du droit à la vie de personnes
tuées après avoir franchi la ligne de cessez-le-feu. Lors du dernier examen,
en ce qui concerne les mesures individuelles, le Comité des Ministres
a demandé des informations supplémentaires sur la conclusion des
autorités compétentes selon laquelle les forces de sécurité ont
agi conformément à la loi et sur la possibilité de nouvelles enquêtes
dans certains cas. En ce qui concerne les mesures générales, le
Comité des Ministres s’est félicité du message de tolérance zéro
à l’égard des mauvais traitements infligés par la police, délivré
par le procureur général compétent, et a pris note avec intérêt
de l’introduction d’une possibilité de révoquer un officier de police
à la suite d’une condamnation à une peine de prison pour usage excessif
de la force, ainsi que de l’introduction d’une nouvelle infraction
pénale au Code pénal concernant l’usage excessif de la force.
5.2. Géorgie c. Russie
36. L’affaire
Géorgie c. Russie trouve
son origine dans les tensions politiques survenues entre les deux pays
à l’été 2006; elle porte sur l’arrestation, la détention et l’expulsion
arbitraires par la Fédération de Russie d’un grand nombre de ressortissants
géorgiens en 2006 et 2007 (violations de l’article 4 du Protocole
no 4 (STE no 46)
et des articles 3, 5(1) et (4), 13 et 38 de la Convention). Sur
le volet des mesures générales, les autorités russes ont soumis,
en février 2022, un plan d’action (DH-DD(2022)211) qui mentionnait
un projet de loi visant à permettre l’examen de la situation individuelle
des ressortissants étrangers avant leur expulsion et à améliorer
les conditions de détention des personnes vulnérables. Le Comité
des Ministres a porté un avis favorable sur ces changements, mais
a considéré que «ces développements ne peuvent à eux seuls répondre pleinement
aux causes profondes du problème soulevé dans l’arrêt»
.
37. Dans son arrêt sur la satisfaction équitable, la Cour européenne
des droits de l’homme a estimé que la Fédération de Russie devait,
dans un délai de trois mois, verser au gouvernement géorgien la
somme de 10 millions d’euros au titre du préjudice moral subi par
un groupe d’au moins 1 500 ressortissants géorgiens victimes de
violations de la Convention. La Cour a indiqué que ces montants
devraient être distribués par le Gouvernement géorgien aux victimes
individuelles, sous la surveillance du Comité des Ministres. Le
délai de paiement a expiré le 30 avril 2019 et la Russie a semblé
contester par divers arguments l’octroi de la satisfaction équitable.
On avait un peu espéré une avancée en 2021 lorsqu’un approche innovante
avait été proposée: la Fédération de Russie verserait la satisfaction
équitable et les intérêts cumulés sur un compte bancaire du Conseil
de l’Europe. Les sommes seraient détenues à titre fiduciaire jusqu’à
ce que les détails du mécanisme de distribution soient fournis au
Comité des Ministres par les autorités géorgiennes et approuvés par
celui-ci dans une décision autorisant le transfert des sommes à
la Géorgie. En décembre 2021, le Comité des Ministres a noté avec
satisfaction que la Secrétaire Générale du Conseil de l’Europe et
les autorités géorgiennes avaient signé un protocole d’accord à
cette fin ; il a également exprimé l’espoir que le protocole d’accord
serait rapidement signé par les autorités russes et les fonds versés
dans les plus brefs délais sur le compte bancaire du Conseil de
l’Europe, en tout état de cause avant la fin de l’année. Le 17 décembre
2021, l’agent du gouvernement russe a signé le protocole d’accord,
qui a été transmis à la Secrétaire Générale. Mais le paiement demandé
par le Comité des Ministres et prévu dans le protocole d’accord
n’a malheureusement pas été effectué. Dans ses résolutions intérimaires
de juin et décembre 2022, le Comité des Ministres a fermement confirmé
l’obligation inconditionnelle en vertu de l’article 46(1) de la
Convention de verser la satisfaction équitable octroyée par la Cour,
et a profondément déploré le défaut persistant de paiement
.
5.3. Situation dans la région transnistrienne
de la République de Moldova – affaires Catan et Mozer
38. L’affaire
Catan et autres c. Moldova et Russie porte
sur la violation du droit à l’éducation d’enfants ou parents d’enfants
d’écoles situées dans la région de Transnistrie de la République
de Moldova et où l’enseignement est dispensé en alphabet latin.
La Cour a estimé que la Fédération de Russie exerçait un contrôle
effectif sur cette région pendant la période en question et que
sa responsabilité se trouvait donc engagée au regard de la Convention
pour la violation en question. Là encore, la Fédération de Russie
a contesté l’arrêt, à caractère pourtant définitif et contraignant,
et son obligation de le mettre en œuvre.
39. Des problèmes persistent en dépit de résolutions intérimaires.
Le Comité des Ministres a examiné cette affaire en 2021 ; il a profondément
déploré que, quelque neuf ans après que l’arrêt était devenu définitif,
les autorités russes ne lui aient fourni aucune information sur
les mesures concrètes prises ou prévues pour exécuter les arrêts
du groupe dont fait partie cette affaire. Il a pris la décision
inhabituelle de charger le Secrétariat de préparer une analyse des
mesures requises, à la lumière des conclusions de la Cour et des conditions
concrètes actuelles concernant le fonctionnement des écoles utilisant
l’alphabet latin. Bien qu’inhabituelles, les instructions données
au Secrétariat reflètent la reconnaissance par le Comité des Ministres
que des mesures sont nécessaires pour mettre en œuvre les arrêts
de la Cour. En décembre 2022, il a constaté qu’après dix ans, les
autorités russes n’avaient toujours pas versé la satisfaction équitable
ni ne lui avaient soumis un plan d’action, et qu’elles ne s’étaient
toujours pas conformées à l’arrêt définitif et contraignant de la
Cour, en violation de l’article 46(1)
.
40. L’affaire
Mozer c. Moldova et Russie et
42 autres affaires portent sur des violations de la Convention qui
ont eu lieu entre 1997 et 2016 dans la région transnistrienne de
la République de Moldova. La Cour a confirmé ses conclusions antérieures,
selon lesquelles la Russie continuait d’exercer un contrôle effectif
et une influence décisive sur les autorités de la «MRT» (République
autoproclamée de Transnistrie). Dans une lettre datée du 4 août
2022, les autorités russes ont indiqué à certains requérants que
ces décisions ne pouvaient être exécutées car elles étaient incompatibles
avec des principes constitutionnels de la Fédération de Russie
. Dans une décision du 8 décembre
2022, le Comité des Ministres a exprimé une fois encore sa grave préoccupation
quant à l’absence de tout plan ou bilan d’action dans ce groupe
d’affaires, et a demandé instamment aux autorités russes de fournir
les documents pertinents exposant les mesures concrètes pour exécuter
ces arrêts
.
5.4. Affaires relatives à la situation
dans le Haut-Karabakh
41. Le Comité des Ministres examine
depuis juin 2015 la mise en œuvre de deux arrêts concernant le conflit militaire
qui a opposé de 1988 à 1994 l’Arménie et l’Azerbaïdjan dans la région
du Haut-Karabakh:
Chiragov et autres
c. Arménie et
Sargsyan c. Azerbaïdjan . L’arrêt
Chiragov
et autres concerne des ressortissants azerbaïdjanais
qui ont été contraints de quitter leurs maisons situées à Latchine
au début du conflit et se sont vu refuser l’accès à leurs biens
et à leur domicile depuis, ainsi que toute voie de recours (violation
continue de l’article 1 du Protocole additionnel à la Convention
et des articles 8 et 13 de la Convention). La Cour a estimé que
l’Arménie exerçait un contrôle effectif sur la région du Haut-Karabakh
et les territoires environnants, y compris sur le district de Latchine,
et que les faits visés par la plainte relevaient de la juridiction
de cet État
. L’arrêt
Sargsyan concerne un réfugié arménien
contraint par le conflit de quitter son domicile de Golestan, ville sur
laquelle, selon la Cour, l’Azerbaïdjan exerçait une compétence internationalement
reconnue. La Cour a accepté le refus des autorités azerbaïdjanaises
d’accorder aux civils l’accès au village pour des raisons de sécurité,
mais a critiqué l’absence de mesures visant à rétablir les droits
du requérant sur ses biens et son domicile, ainsi que celle de tout
mécanisme de réparation (ce qui constitue aussi une violation continue
de l’article 1 du Protocole additionnel à la Convention et des articles
8 et 13 de la Convention). Dans ces deux arrêts, la Cour a estimé
que, puisque «un accord de paix global n’a pas encore été trouvé,
il paraît particulièrement important de mettre en place un mécanisme
de revendication des biens qui soit aisément accessible et qui offre
des procédures fonctionnant avec des règles de preuve souples, de
manière à permettre au requérant et aux autres personnes qui se
trouvent dans la même situation que lui d’obtenir le rétablissement de
leurs droits sur leurs biens ainsi qu’une indemnisation pour la
perte de jouissance de ces droits»
. Dans les
arrêts de satisfaction équitable rendues dans les deux affaires,
la Cour a octroyé à chaque requérant une satisfaction équitable
de 5 000 euros au titre des dommages matériels (perte de revenus
et augmentation des frais de subsistance) et du préjudice moral.
La satisfaction équitable octroyée par la Cour en 2017 n’a toujours pas
été versée, bien que le Secrétariat ait travaillé à des solutions
innovantes, y compris un protocole d’accord prévoyant le paiement
depuis un compte bancaire du Conseil de l’Europe.
42. Au-delà des affaires interétatiques plus courantes, une proportion
importante des affaires de la Cour européenne des droits de l’homme
en attente de mise en œuvre en Azerbaïdjan concerne les conséquences du
conflit. Nombre d’entre elles ont trait au logement des personnes
déplacées en Azerbaïdjan, dans le cadre du groupe
Mirzayev . Ces affaires
concernent des personnes qui ont été contraintes de quitter leur
domicile en raison du conflit, et dont beaucoup ont emménagé dans
des appartements appartenant à d’autres personnes (plus de 500 décisions
de justice internes doivent encore être exécutées). Ces affaires
représentent environ 40% de l’ensemble des affaires non mises en
œuvre en Azerbaïdjan. Cependant, il existe également d’autres affaires
liées au conflit. J’ai appris lors de ma visite en Azerbaïdjan que
des progrès avaient été réalisés dans certains domaines, mais qu’en
raison du caractère sensible de ces affaires et par souci de réciprocité,
ils n’étaient pas aussi rapides qu’ils auraient pu l’être si l’affaire
avait été politiquement moins délicate. Dans la note que j’ai rédigée
à la suite de ma visite, j’ai indiqué qu’il serait utile d’examiner
comment améliorer la coopération avec l’Arménie sur les problèmes
de droits humains liés au conflit. J’encouragerais également l’Azerbaïdjan
à prendre des mesures pour régler les questions relatives aux personnes
déplacées dans leur propre pays: si ce groupe était résolu, le nombre
global d’affaires azerbaïdjanaises non mises en œuvre diminuerait
d’environ 40%. Cela permettrait à l’Azerbaïdjan de traiter les arrêts
non mis en œuvre qui concernent des domaines importants de la démocratie
et de l’État de droit.
6. «Affaires article 18» concernant les
restrictions abusives de droits et libertés
43. Au chapitre des «arrêts article
18», le Rapport annuel 2021 indique que leur nombre a augmenté et
que 13 affaires de ce type concernant cinq États membres du Conseil
de l’Europe (Azerbaïdjan, Géorgie, Fédération de Russie, Türkiye
et Ukraine) étaient pendantes devant le Comité des Ministres à la
fin de l’année 2021
.
Ces affaires portent principalement sur l’arrestation, la détention
et, dans certains cas, la condamnation d’auteurs de critiques à
l’égard du gouvernement, de militants de la société civile, de défenseurs des
droits humains et de responsables politiques. Dans de nombreux cas,
il s’agit de poursuites pénales pour des accusations non étayées
par des preuves et dont l’objectif ultime est de réduire au silence
ou de punir le requérant et de décourager d’autres militants ou
auteurs de critiques. Les affaires en question sont: groupe
Mammadli c. Azerbaïdjan ,
Lutsenko c. Ukraine ,
Timochenko
c. Ukraine ,
Merabishvili c. Géorgie ,
Kavala c. Turquie ,
Selahattin Demirtaş c. Turquie(n° 2) ,
Navalnyy c. Russie et
Navalnyy (n° 2) c. Russie . Le 10e rapport
a examiné de manière détaillée la mise en œuvre de l’arrêt Ilgar
Mammadov c. Azerbaïdjan (qui faisait l’objet d’un arrêt article
46(4)) et d’autres affaires de cet (ancien) groupe (désormais appelé
groupe
Mammadli)
. Il est heureux que certaines de
ces affaires aient été clôturées. J’en présente quelques-unes plus
en détail ci-dessous, afin d’illustrer les problèmes et difficultés
rencontrés.
44. Les violations de l’article 18 de la Convention nient par
excellence l’essence même de la démocratie et sont jugées particulièrement
graves car liées à un abus de pouvoir délibéré. Elles «requièrent
une attention particulière, car non seulement elles sont liées généralement
à des problèmes systémiques au niveau national, mais aussi parce
qu’elles ont, par nature, une dimension politique importante qui
pourrait faire obstacle à leur exécution rapide»
. Conformément à la pratique habituelle
du Comité des Ministres, leur exécution exigerait que toutes les
conséquences négatives de la procédure pénale abusive soient éliminées
pour le requérant
(restitutio in integrum) et
que l’État défendeur prenne les mesures nécessaires pour prévenir
la récurrence de l’abus de pouvoir et, le cas échéant, renforce
l’indépendance de la justice et du ministère public
.
45. Le résumé de l’audition tenue le 14 novembre 2022 (voir annexe)
explique la nature spécifique des arrêts relatifs à l’article 18,
concernant des violations des droits humains dans la poursuite d’un
but inavoué illégal. La jurisprudence clairement établie et appliquée
par la Cour européenne des droits de l’homme en ce qui concerne
les affaires relevant de l’article 18 concerne: (1) un intervalle
de temps important entre l'ensemble des événements (par exemple,
un intervalle de plusieurs années entre les faits allégués et les
actes de l’accusation); (2) la qualité de l’ensemble des preuves
(par exemple, le fait que des activités légales soient considérées
comme des actes pénalement répréhensibles); (3) le comportement
du requérant au cours de la procédure pénale; et (4) les déductions
chronologiques faites à partir de la manière dont les responsables politiques
abordent le traitement d'une affaire et l'élaboration de l'acte
d'accusation. Cette audition a mis en évidence l’importance des
arrêts relatifs à l’article 18 en ce qui concerne l’abus de pouvoir
et les véritables buts des violations des droits humains; de tels
arrêts sont un signal d’alarme. Je souligne que la mise en œuvre
et la réparation intégrale des violations de l’article 18 constituent
l’essence même d’une société démocratique. J’ai noté en particulier
les différents types d’affaires relevant de l’article 18 (les affaires
de détention et celles visant à réduire au silence par le biais
de procédures disciplinaires) et la nécessité d’un suivi étroit
et en temps opportun des affaires concernant l’article 18. Les parlements
nationaux et les parlementaires devraient intervenir pour soutenir
la résolution de ces cas, et davantage pourrait être fait pour impliquer
les parlements nationaux et les parlementaires dans ce travail.
46. Le Comité des Ministres a engagé des procédures en manquement
en application de l’article 46(4) pour non mise en œuvre d’arrêts
article 18. Cette démarche a facilité la libération d’Ilgar Mammadov
par l’Azerbaïdjan. Cependant, l’arrêt rendu en faveur de M. Kavala,
défenseur des droits humains, n’a toujours pas permis d’obtenir
sa libération par la Türkiye ; il a déjà passé cinq ans en prison.
Dans ces procédures en manquement, la Cour européenne des droits
de l’homme a noté que lorsque la détention d’une personne est considérée
comme une violation de l’article 18, si cette personne est libérée
puis à nouveau détenue pour des charges différentes mais fondées
sur les mêmes faits, la violation de l’article 18 se poursuit.
6.1. Article 46(4) et non-respect d’un
arrêt définitif de la Cour – détention arbitraire dans le but caché
de réduire au silence M. Osman Kavala et de décourager d’autres
défenseurs des droits humains
47. Osman Kavala, défenseur des
droits humains turc, a participé à la création de nombreux mouvements de
la société civile et ONG dont les activités touchent aux droits
humains, à la culture, aux études sociales, à la réconciliation
historique et à la protection de l’environnement. Il a été arrêté
le 18 octobre 2017, puis placé en détention provisoire, accusé de
tentative de renversement du gouvernement dans le cadre des événements du
parc de Gezi de 2013 (article 312 du Code pénal turc) et de renversement
de l’ordre constitutionnel dans le cadre de la tentative de coup
d’État de juillet 2016 (article 309 du Code pénal turc). Il est
privé de liberté depuis cette date.
48. Dans l’arrêt Kavala
de 2019, la Cour européenne des
droits de l’homme a conclu à une violation de l’article 5 et de
l’article 18 combiné avec l’article 5, en ce qui concerne les soupçons
portés contre M. Kavala en octobre 2017 concernant les événements
du parc Gezi et la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016,
ainsi que sa détention provisoire ultérieure. La Cour a estimé que
cette arrestation et cette détention provisoire avaient eu lieu
en l’absence d’éléments de preuves permettant de penser qu’il existait
des raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction
et également qu’elles poursuivaient un but inavoué, à savoir le
réduire au silence et dissuader d’autres défenseurs des droits humains
(violation de l’article 18 combiné avec l’article 5). La Cour a
indiqué que le maintien en détention provisoire du requérant entraînerait
une prolongation de la violation de l’article 5 et de l’article
18 combiné avec l’article 5, ainsi qu’une violation des obligations
de la Türkiye de se conformer aux arrêts de la Cour conformément
à l’article 46(1) de la Convention. Elle a donc estimé que le gouvernement
devait faire procéder à sa libération immédiate.
49. Le requérant n’a toutefois pas été libéré et le Comité des
Ministres a donc saisi la Cour en application de l’article 46(4).
Dans son arrêt Kavala du 11 juillet 2022 (article 46(4)), la Grande
Chambre a conclu que la Türkiye avait manqué à son obligation de
se conformer aux arrêts définitifs de la Cour au titre de l’article
46(1). Elle a noté que la non mise en œuvre d’une décision judiciaire
définitive et obligatoire risquerait de créer des situations incompatibles
avec le principe de l’État de droit. La Cour a estimé que les mesures
indiquées par la Türkiye ne lui permettaient pas de conclure que
l’État partie concerné avait agi de bonne foi, de manière compatible
avec les conclusions et l’esprit de l’arrêt Kavala,
ou de façon à rendre concrète et effective la protection des droits
reconnus par la Convention. Selon la Cour, le constat de violation
de l’article 5(1), lu isolément et combiné avec l’article 18, qu’elle
avait formulé dans le premier arrêt Kavala, a eu pour effet de «vicier
toute mesure résultant des accusations relatives aux événements
de Gezi et à la tentative de coup d’État».
50. Le 25 avril 2022, la Cour d’assises a condamné le requérant
pour tentative de renversement du gouvernement par la force (article
312 du Code pénal turc) à une peine de réclusion à perpétuité aggravée.
Le 28 décembre 2022, la cour d’appel régionale d’Istanbul a rejeté
le recours formé par le requérant contre sa condamnation et la peine
infligée. Au vu des conclusions de la Cour européenne des droits
de l’homme (selon laquelle il n’y avait pas de preuves suffisantes
permettant raisonnablement de soupçonner que M. Kavala aurait commis
ces crimes), il est difficile de comprendre comment la justice turque
a pu conclure qu’il y avait suffisamment de preuves pour une condamnation.
D’autres procédures sont pendantes.
51. Les autorités turques ont cherché à contester les conclusions
claires de la Cour européenne des droits de l’homme plutôt que de
chercher à se conformer aux obligations de la Türkiye, en vertu
de l’article 46(1), de la Convention, d’éliminer toutes les conséquences
négatives des accusations pénales portées contre M. Kavala, ce qui
suscite des inquiétudes quant au respect du système de la Convention
dans son ensemble.
52. Le 11 juillet 2022, le Président du Comité des Ministres,
le Président de l’Assemblée parlementaire et la Secrétaire Générale
ont exhorté, dans une déclaration commune, la Türkiye, en tant que
partie à la Convention, à prendre toutes les mesures nécessaires
pour mettre en œuvre l’arrêt. En novembre 2022, le Comité des Ministres
a désigné un groupe de liaison d’ambassadeurs pour aider sa présidence
à engager le dialogue avec les autorités turques concernant la mise
en œuvre de l’arrêt dans l’affaire Kavala (CM/Del/Dec(2022)1446/H46-1).
Le Comité des Ministres se repenche régulièrement sur cette question.
En janvier 2023, les corapporteurs de l’Assemblée pour le suivi
de la Türkiye se sont entretenus avec M. Osman Kavala.
53. Cette affaire illustre bien les obstacles procéduriers auxquels
recourt un État pour essayer de ne pas mettre en œuvre en temps
utile un arrêt de la Cour, en particulier si le manquement est principalement
dû à une volonté politique. L’Assemblée devrait indiquer clairement
que tout atermoiement dans la mise en œuvre d’un arrêt, surtout
s’il s’agit d’un arrêt rendu au titre de l’article 46(4), est inacceptable
et menace l’ensemble du système de la Convention. J’exhorte instamment
la Türkiye à mettre en œuvre cet arrêt sans plus tarder.
6.2. Détention arbitraire – violation de
droits fondée sur une motivation politique – Selahattin Demirtaş
54. L’affaire
Demirtaş (no 2)
concerne
l’arrestation et la détention à motivations politiques de M. Selahattin Demirtaş,
l’un des dirigeants du Parti démocratique du peuple (HDP, parti
d’opposition pro-kurde) de 2007 à 2018 et député à la Grande assemblée
nationale de Türkiye. En octobre 2014, de violentes manifestations
ont eu lieu dans 36 provinces de l’est de la Türkiye, suivies d’autres
violences en 2015 à la suite de l’échec des négociations visant
à résoudre la «question kurde». L’immunité parlementaire de certains
députés a été levée par révision de la Constitution turque le 20
mai 2016. M. Demirtaş était l’un des 154 députés (dont 55 membres du
HDP) ainsi dépouillés de leur immunité suite à l’amendement constitutionnel
. Il a été arrêté le 4 novembre 2016
et placé en détention provisoire, accusé d’infractions à diverses
dispositions du Code pénal, de la loi relative à la lutte contre
le terrorisme et de la loi relative aux réunions et manifestations,
notamment pour appartenance à une organisation armée (article 314
du Code pénal turc) et incitation publique à la commission d’une
infraction (article 214 du Code pénal turc). Dans le même temps,
8 autres députés du HDP démocratiquement élus ont également été
arrêtés, tout comme l’ancien coprésident du HDP, Figen Yüksekdağ.
55. La Cour a estimé, s’agissant de la détention provisoire du
requérant entre le 4 novembre 2016 et le 7 décembre 2018, que les
juridictions internes n’avaient mis en avant aucun fait ni aucune
information spécifique de nature à faire naître des soupçons plausibles
que le requérant avait commis les infractions en question et à justifier
son arrestation et sa détention provisoire (violations de l’article
5(1) et (3)). Elle a en outre estimé que la manière dont son immunité
parlementaire avait été levée et le raisonnement des tribunaux pour
ordonner sa détention provisoire avaient violé ses droits à la liberté
d’expression et à siéger en tant que parlementaire (violations des
articles 10 de la Convention et 3 du Protocole additionnel à la
Convention). Enfin, se basant, parmi d’autres éléments, sur la remise
en détention provisoire du requérant le 20 septembre 2019, la Cour
a estimé que la détention du requérant poursuivait un but inavoué,
à savoir étouffer le pluralisme et limiter le libre jeu du débat
politique (violation de l’article 18 combiné avec l’article 5).
La Cour a indiqué, au titre de l’article 46, que la nature de la
violation de l’article 18 ne laissait pas de choix réel quant aux
mesures requises pour y remédier, et que tout maintien en détention
provisoire du requérant pour des motifs relatifs au même contexte factuel
impliquerait une prolongation de la violation de ses droits ainsi
qu’un manquement à l’obligation qui incombe à l’État défendeur de
se conformer à l’arrêt de la Cour conformément à l’article 46(1),
de la Convention. Elle a donc estimé que la Türkiye devait prendre
toutes les mesures nécessaires pour assurer la libération immédiate
du requérant. Le requérant se trouve toujours en détention ; l’arrêt
de la Cour européenne des droits de l’homme n’a donc pas été exécuté.
Le Comité des Ministres a vivement exhorté les autorités turques
à garantir sa libération immédiate.
6.3. Groupe d’affaires article 18 Mammadli
c. Azerbaïdjan
56. Le groupe
Mammadli concerne
les arrestations et poursuites pour motifs politiques dont ont fait
l’objet des défenseurs des droits humains, des militants de la société
civile et un journaliste, tous arrêtés et détenus entre 2013 et
2016 en violation des articles 18 et 5 de la Convention
.
Ces affaires portant sur le détournement du droit pénal à des fins
de punition et de musellement de ces personnes, en violation de
l’article 18 de la Convention, elles ont caractère prioritaire à
la fois dans le présent rapport et pour le Conseil de l’Europe en général.
D’heureux progrès ont été réalisés en ce que toutes les personnes
figurant dans ce groupe ont à présent été graciées et libérées,
mais afin de répondre aux mesures individuelles et de supprimer
toutes les conséquences de ces violations, leurs condamnations doivent
être annulées. À cet égard, j’ai trouvé encourageant, lors de ma
visite à Bakou, d’apprendre que la Cour suprême examinait les six
affaires restantes dans le but de supprimer les effets de ces poursuites,
et que toutes devraient être traitées en 2023, de sorte que puisse
être clôturée la surveillance de ce groupe. Il est inquiétant que
le pouvoir judiciaire en Azerbaïdjan ne soit pas totalement indépendant
de l’exécutif. Par conséquent, la garantie de la séparation des
pouvoirs et de l’indépendance de la justice, y compris l’indépendance
du Conseil judiciaire et juridique, figure aussi en bonne place
parmi les mesures générales requises dans ce groupe tout en étant
liée au respect des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme
en Azerbaïdjan
.
7. Difficultés spécifiques, dont des
affaires révélant des «problèmes systémiques et structurels» de longue
date identifiés dans des arrêts de la Cour
57. Le rapport annuel 2021 relève
en particulier certains problèmes majeurs: fonctionnement du système judiciaire
(dont des affaires portant sur la durée excessive des procédures
judiciaires et sur la non-exécution de décisions de la justice nationale);
mauvais traitements infligés par des agents de l’État et/ou enquêtes inefficaces;
mauvaises conditions de détention; ou encore certaines affaires
liées à la démocratie et au pluralisme (droit à des élections libres,
liberté d’expression, liberté de réunion et liberté d’association).
Je propose que l’Assemblée, pour favoriser des avancées, prépare
des rapports sur ces questions afin de les mettre en lumière, pour
étudier et promouvoir des solutions possibles et s’efforcer de mieux
chercher à surmonter ces obstacles. J’ajouterais que je travaille
actuellement à un rapport sur la torture systémique, document qui
devrait aider à identifier les délicats problèmes de mauvais traitements
infligés par des agents de l’État – dont certains pourraient sans
doute être évités par un meilleur déploiement des caméras corporelles,
par exemple. Je suggère d’adopter à l’avenir une approche plus systémique
et structurée, par le biais de rapports de l’Assemblée sur ces problèmes
systémiques et structurels identifiés dans les rapports annuels
du Service de l’exécution des arrêts.
58. Je voudrais aussi revenir sur d’autres affaires qui abordent
des problèmes spécifiques nécessitant une attention accrue. Il s’agit
des détentions secrètes et des restitutions pratiquées par la CIA
(l’agence centrale de renseignement américaine) dans des États membres
du Conseil de l’Europe, dont la Lituanie, la Pologne, et la Roumanie
(voir paragraphe 59), du refus des autorités grecques d’enregistrer
des associations liées aux minorités ethniques (voir paragraphe
60), des préoccupations concernant la réforme polonaise du système judiciaire
(voir paragraphe 61), et de la nature fondamentalement discriminatoire
de la Constitution de la Bosnie-Herzégovine, qui partage la population
selon des clivages ethniques, ce qui se répercute sur les élections
dans ce pays (voir paragraphe 62).
59. Les affaires
Al Nashiri et
Husayn (Abu Zubaydah) c. Pologne portent
sur la détention secrète des requérants, soupçonnés d’actes terroristes,
dans le centre de détention de la CIA en Pologne, et de leur transfèrement
ultérieur à Guantanamo Bay – une situation qui peut conduire à des
peines de mort ou un déni de justice flagrant
. La situation des requérants est
également examinée par le Comité des Ministres à propos de la mise
en œuvre de deux arrêts ultérieurs concernant des opérations de
restitution extraordinaire menées par la CIA en Roumanie entre 2004
et 2005 (
Al Nashiri c. Roumanie ) et en Lituanie entre 2005 et 2006
(
Abu Zubaydah c. Lithuanie );
il constate les mêmes violations de la Convention que dans les deux affaires
ci-dessus impliquant la Pologne. Malgré de nombreux appels du Comité
des Ministres, de graves inquiétudes subsistent en ce qui concerne
les mesures individuelles et en raison des difficultés rencontrées dans
l’obtention d’assurances diplomatiques des États-Unis sur le recours
à la peine de mort et à des traitements inhumains (bien que des
progrès aient été accomplis pour ce qui est des mesures générales
de prévention de la récurrence de telles situations).
60. Les arrêts concernant des violations du droit à la liberté
d’association résultant du refus des autorités grecques d’enregistrer
les associations qui défendent l’idée de l’existence d’une minorité
ethnique distincte des minorités religieuses reconnues par le Traité
de Lausanne de 1923 (groupe
Bekir-Ousta ) ne sont
toujours pas mis en œuvre près de quinze ans plus tard. Des questions
similaires sont également examinées par le Comité des Ministres
depuis 2015 dans le cadre de l’affaire
Maison
de la civilisation macédonienne et autres c. Grèce . C’est
le second arrêt, après
Sidiropoulos et
autres c. Grèce de
1998, concernant la même association dans lequel la Cour a conclu
à une violation par la Grèce de l’article 11 de la Convention. Malgré la
modification apportée à la loi par la Grèce en 2017, qui a permis
de rouvrir la procédure contestée, les organisations requérantes
n’ont toujours pas reçu la
restitutio
in integrum, surtout en raison des arrêts de la Cour
de cassation grecque de 2021 et 2022 qui ont déclaré conformes à
la loi la dissolution de l’association Tourkiki Enosi Xanthis (pour
des motifs en majeure partie contestés expressément par la Cour
européenne des droits de l’homme), ainsi que la décision de ne pas
enregistrer Emin et Bekir-Ousta (toujours pour des motifs dont certains
ont déjà rejetés par la Cour européenne des droits de l’homme et
liés à la défense de l’idée de l’existence d’une minorité ethnique).
Le Comité des Ministres s’est penché sur ce groupe d’affaires la dernière
fois en décembre 2022, et a exprimé son plus profond regret que
la Cour de cassation n’ait pas tenu compte d’un élément essentiel
relevé par la Cour européenne, observant que les membres de ces
associations n’ont jamais prôné le recours à la violence ni à des
moyens non démocratiques ou anticonstitutionnels et qu’aucune preuve
n’a été présentée à l’appui du contraire
. Dans ce contexte,
la présidence du Comité des Ministres a adressé une lettre aux autorités
grecques pour leur faire part de la profonde préoccupation du Comité
des Ministres face à la situation actuelle et les exhorter à adopter
rapidement des mesures permettant l’exécution pleine et effective
des arrêts de la Cour européenne. Les obstacles successifs à la
pleine mise en œuvre de ces arrêts sont regrettables. Malgré les
modifications législatives introduites, il est frustrant de constater
que de nouveaux obstacles à la mise en œuvre semblent avoir été
dressés. Cette situation devrait être définitivement réglée.
61. Les réformes récentes du système judiciaire polonais ont suscité
une certaine controverse, notamment en raison du refus apparent
des autorités polonaises – y compris de l’appareil judiciaire nouvellement réformé –
de se conformer aux arrêts définitifs de la Cour européenne des
droits de l’homme en la matière. Dans l’affaire
Xero Flor c. Pologne , la
Cour a conclu à la violation de l’article 6 de la Convention en
raison de la composition du Tribunal constitutionnel polonais et
a contesté la validité de l’élection de plusieurs juges
.
De même, dans le groupe d’affaires
Reczkowicz,
la Cour européenne des droits de l’homme a conclu à une violation
du droit à un tribunal établi par la loi, en violation de l’article 6
de la Convention, en raison de la participation aux procédures nationales
de juges de la Cour suprême polonaise qui ont été nommés dans le cadre
d’une procédure intrinsèquement défaillante sur proposition du Conseil
national de la magistrature, sans véritable indépendance par rapport
aux pouvoirs législatif et exécutif et dans un contexte plus large
de réformes visant à affaiblir l’indépendance judiciaire
. Dans son arrêt du 29 septembre
2021 rendu dans l’affaire
Broda et Bojara
c. Pologne , la Cour
européenne des droits de l’homme a conclu à une violation de l’article 6
de la Convention (accès à un tribunal) du fait de la fin prématurée
du mandat de vice-présidents d’un tribunal régional des requérants.
Le Tribunal constitutionnel polonais a rendu deux arrêts
en
réponse, dans lesquels il a déclaré inconstitutionnel l’article 6(1),
de la Convention (i) dans la mesure où le terme «tribunal» qui y
figure le désigne; (ii) au motif qu’il confère à la Cour européenne
des droits de l’homme compétence pour apprécier la légalité de l’élection
des juges au Tribunal constitutionnel; et (iii) au motif que l’organisation
et la compétence des juridictions nationales et la nomination des
juges devraient relever de la compétence de l’État partie. Récemment,
le gouvernement polonais a informé le Greffe de la Cour européenne
des droits de l’homme qu’il ne se conformerait pas aux mesures provisoires
prononcées en vertu de l’article 39 du règlement de la Cour dans
les affaires relatives à la réforme judiciaire
Leszczyńska-Furtak c. Pologne,
Gregajtys c. Pologne et
Piekarska-Drążek c. Pologne .
Dans plusieurs décisions successives, le Comité des Ministres a
rappelé l’obligation claire et inconditionnelle qui incombe à la
Pologne de se conformer aux arrêts définitifs contraignants de la
Cour européenne des droits de l’homme en vertu de l’article 46(1)
de la Convention
, et il a déploré
la position des autorités qui considèrent que la Cour européenne
a outrepassé les limites de sa compétence en adoptant l’arrêt
Xero Flor. Il incombe donc à la
Pologne d’interpréter et, le cas échéant, de modifier ses lois de
manière à éviter toute répétition des violations constatées par
la Cour européenne des droits de l’homme dans ces affaires. Malheureusement,
malgré la procédure exceptionnelle d’enquête déclenchée par la Secrétaire
Générale au titre de l’article 52 de la Convention, rien n’a encore
été fait à ce jour
.
62. Les arrêts rendus dans le groupe d’affaires
Sejdić et Finci c. Bosnie-Herzégovine portent
sur la discrimination subie par des personnes non membres des peuples
constitutifs de Bosnie-Herzégovine (Bosniaques, Croates et Serbes)
dans l’exercice de leur droit à se présenter aux élections à la
Chambre des peuples et à la présidence de la Bosnie-Herzégovine
(violation de l’article 1 du Protocole no 12
(STE no 177)). Le Comité des Ministres
a suivi de près ce groupe d’affaires, et a appelé les autorités
et les responsables politiques à assurer la compatibilité du cadre
constitutionnel et législatif avec les exigences de la Convention. Malgré
les interventions du Comité des Ministres et le soutien considérable
offert aux autorités par le Conseil de l’Europe et l’Union européenne
(le traitement de l’arrêt est l’un des 14 préalables prioritaires
à l’adhésion de la Bosnie-Herzégovine à l’Union européenne
),
il est très inquiétant que les élections de 2010, 2014, 2018 et
2022 se soient fondées sur ce qui a été décrit comme «un système
électoral discriminatoire en violation flagrante des exigences de
la Convention européenne des droits de l'homme»
. Après la formation du gouvernement
(fin décembre 2019) à la suite des élections en 2018, la ministre
des Affaires étrangères de la Bosnie-Herzégovine a participé à la
1369e réunion DH en mars 2020 et a déclaré
que la question serait examinée au niveau parlementaire. Cependant,
les particularités de cette affaire découlent des dispositions constitutionnelles
résultant de l’accord de Dayton et du système politique existant
en Bosnie-Herzégovine. Il n’est pas surprenant que, malgré des efforts
de recherche d’un accord sur des modifications à apporter à la Constitution
et à la législation électorale, aucun consensus n’a pu être trouvé
entre les dirigeants politiques; les élections de 2022 se sont également
déroulées selon le système électoral discriminatoire violant les exigences
de la Convention. La Commission de Venise a préparé de nombreux
avis à ce sujet, et notamment appelé le peuple et les responsables
politiques de Bosnie-Herzégovine à remplacer progressivement la représentation
ethnique par une représentation basée sur le principe de citoyenneté
.
63. Je suis de plus en plus inquiet de la réticence de certains
États membres à mettre en œuvre les arrêts de la Cour. Il est plus
qu’évident que des buts politiques internes jouent un grand rôle
dans ce contexte. L’adoption par le pouvoir législatif de la Fédération
de Russie de modifications constitutionnelles mettant en question
l’obligation de ce pays de mettre en œuvre les arrêts de la Cour,
les obstacles politiques et structurels érigés par le système politique
de la Bosnie-Herzégovine fondé sur l’appartenance ethnique, la réticence
des autorités turques et azerbaïdjanaises à mettre en œuvre des
arrêts touchant à des questions «politiques» ou la récente position
des autorités polonaises sur les mesures provisoires demandées par
la Cour européenne des droits de l’homme et sur la réforme de la
justice, en donnent des exemples révélateurs.
8. États ayant le plus grand nombre d’affaires
en attente de mise en œuvre pendantes devant le Comité des Ministres
64. Je me suis concentré dans le
présent rapport sur les cinq États ayant le plus grand nombre d’affaires
en attente de mise en œuvre et sur la Fédération de Russie: à eux
six, ils représentent en effet une forte proportion de l’ensemble
des affaires en attente de mise en œuvre. L’analyse de ces affaires
et des difficultés que rencontrent ces États pourrait en outre aider
à discerner les obstacles et les améliorations possibles, ce dont tous
les États pourraient bénéficier.
8.1. Türkiye
65. En ce qui concerne la Türkiye,
j’ai exposé le détail des principales affaires dans une note d’information
. Selon
le rapport annuel 2021 sur l’exécution des arrêts de la Cour, la
Türkiye occupe la deuxième place pour le nombre d’affaires en attente
d’exécution (510) parmi les États membres du Conseil de l’Europe,
avec le plus grand nombre d’affaires de référence (139) et le deuxième
plus grand nombre d’affaires répétitives (371)
. La Türkiye occupait également la
première place en ce qui concerne le nombre d’affaires clôturées
en 2021 (222). Pour 2022, le nombre d'affaires semble être similaire,
avec 480 affaires en attente d'exécution (classant la Türkiye au
troisième rang), avec le plus grand nombre d'affaires de référence
(126) et le deuxième plus grand nombre d'affaires clôturées en 2022
(107)
.
66. Il est important de noter que le nombre d’affaires pendantes
turques a considérablement diminué ces dernières années, en particulier
en ce qui concerne les affaires répétitives (par exemple, lorsque
des mesures individuelles ont été prises ou sont devenues impossibles
à mettre en œuvre en raison de l’application du délai de prescription
en droit turc). Toutefois, le nombre d’affaires de référence (qui
révèlent des problèmes systémiques) demeure élevé et la Türkiye
en compte un grand nombre pendante depuis plus de cinq ans (78). Les
affaires de référence exigent souvent des mesures générales pour
être résolues, telles que des changements législatifs ou des améliorations
de l’indépendance du pouvoir judiciaire et du fonctionnement de l’État
de droit.
67. Il y a récemment eu des avancées dans des affaires concernant
les droits de propriété, la violence domestique, et l’indemnisation
de négligences médicales. Mais les changements qu’appelle le traitement
des affaires relatives à la liberté d’expression, à la liberté d’association
et au droit à la liberté (articles 5, 10 et 11 de la Convention)
nécessitent une volonté politique. Les principaux groupes d’affaires
concernent la liberté d’expression
, l’indépendance de la justice
et le fonctionnement du système
judiciaire, la liberté de pensée, de conscience et de religion
, la liberté de réunion
, et les conséquences de l’intervention
militaire turque de 1974 à Chypre.
68. Les affaires Kavala, Demirtaş et Yüksekdağ
Şenoğlu présentent un intérêt particulier étant donné
que la commission des questions juridiques et des droits de l’homme
se concentre, dans le cadre du présent rapport, sur les affaires
relevant de l’article 18 relatives à des violations des droits de
l’homme fondées sur des motivations politiques. Des réformes concernant
la composition du Conseil des juges et des procureurs, conformément
à l’avis de la Commission de Venise, seraient essentielles pour
garantir l’indépendance du pouvoir judiciaire. Le non-respect persistant
des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme relatifs à
l’article 46(1) et (4), dans l’affaire Kavala est particulièrement
préoccupant pour le respect du système du Conseil de l’Europe en
matière de droits de l’homme et de l’État de droit dans son ensemble.
69. Le groupe d’affaires
Bati relatif
à l’inefficacité des enquêtes sur les tortures ou mauvais traitements infligés
par des membres des forces de sécurité pourrait présenter un intérêt
particulier pour la commission, qui travaille actuellement à un
rapport sur la torture systémique. L’affaire
Chypre
c. Turquie présente également un intérêt particulier
étant donné que la commission s’attache dans le présent rapport
aux affaires interétatiques.
70. Le groupe d’affaires
Gurban concerne
des violations de l’interdiction de la torture et des peines ou traitements
inhumains ou dégradants en raison de la condamnation des requérants
à la réclusion à vie aggravée sans aucune perspective de libération
ni mécanisme adéquat de contrôle permettant de faire réexaminer
ces peines (article 3 de la Convention). Cela nécessite un mécanisme
de révision à la lumière des critères déjà établis par la Cour.
Dans l’affaire
Öcalan c. Turquie (no
2), la Cour a en outre conclu à une violation de l’article 3 en
ce qui concerne les conditions de détention du requérant avant le
17 novembre 2009.
71. Lors de l’audition en commission, M. Ahmet Yıldız, président
de la délégation turque auprès de l’Assemblée, a indiqué que 89%
des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme prononcés
à l’encontre de la Türkiye avaient été mis en œuvre, et que 107
affaires avaient été clôturées en 2022. L’affaire Kavala reste une priorité politique
pour les autorités. En ce qui concerne l’affaire Chypre c. Turquie, il a rappelé que
la question des conditions de vie des Chypriotes grecs dans la région
du Karpasia/Karpas ainsi que les questions relatives à l’affaire Loizidou ont été classées, et que
le Comité des personnes disparues poursuivait ses travaux. M. Hacı
Ali Açıkgül, chef du service des droits de l’homme au ministère
de la Justice, a souligné la bonne coopération entre son service
et le Service de l'exécution des arrêts de la Cour, ainsi que les
mesures prises en réponse à certains arrêts.
8.2. Roumanie
72. J’ai effectué une visite d’information
en Roumanie les 15 et 16 novembre 2022; ma note d’information couvre
tous les détails de la visite, les obstacles et les principales
affaires
. Cette
visite portait essentiellement sur (1) la capacité institutionnelle
de la Roumanie de mettre en œuvre les arrêts de la Cour européenne
des droits de l’homme ; (2) les arrêts relatifs aux troubles de
santé mentale, aux facultés mentales et aux personnes ayant des
difficultés d’apprentissage
; (3) les conditions de détention
; (4) d’autres arrêts, notamment
ceux qui concernent les affaires de restitution
; et l’exécution des décisions des juridictions
internes
. Je tiens à remercier toutes les
personnes que j’ai rencontrées pour le temps qu’elles m’ont consacré
et pour leurs observations utiles sur les difficultés rencontrées
et les mesures prises pour mettre en œuvre les arrêts de la Cour
européenne des droits de l’homme.
73. Selon le rapport annuel de 2021 sur la mise en œuvre des arrêts,
la Roumanie possède le 3e plus grand nombre
d’affaires en attente d’exécution (409) des États membres du Conseil
de l’Europe et le 2e plus grand nombre
d’arrêts de principe en attente d’exécution (106). La Roumanie se
classe au septième rang pour ce qui est des affaires clôturées en
2021 (45). Les derniers chiffres pour 2022 ne semblent pas montrer d'amélioration,
avec 509 affaires en attente d'exécution (classant la Roumanie au
deuxième rang), avec le deuxième plus grand nombre d'affaires de
référence (113) mais seulement le huitième plus grand nombre d'affaires
clôturées en 2022 (37)
.
Elle est le pays qui compte le plus d’arrêts de la Cour européenne
des droits de l’homme non exécutés parmi les États membres de l’Union
européenne.
74. Au cours de ma visite, j’ai entendu parler d’un nombre important
de réformes de la législation et de la pratique mises en œuvre au
niveau national, notamment dans le domaine de la justice et de l’aide
sociale. J’ai appris avec plaisir que des progrès importants avaient
été réalisés, en particulier pour désinstitutionnaliser un certain
nombre de personnes internées dans les structures de soins et mieux
favoriser leur intégration dans la société. Bon nombre des réformes
nécessaires pour faire face aux problèmes identifiés par les arrêts
de la Cour européenne des droits de l’homme exigent la réalisation
d’investissements importants. Je prône donc le recours maximal à
des fonds et compétences d’organisations internationales en vue
de la réalisation de ces réformes délicates mais essentielles.
75. La plupart des interlocuteurs estiment que le gouvernement
est efficace dans le paiement de la satisfaction équitable, mais
que les mesures générales qui visent à s’attaquer aux causes profondes
des violations des droits de l’homme accusent des retards plus importants.
Il est ressorti de nos réunions l’idée généralement admise et reconnue
que la Roumanie n’avait pas encore accordé suffisamment d’attention,
à la mise en œuvre des arrêts de la Cour pour ce qui est des ressources,
des dispositifs institutionnels, du poids politique et des priorités
mobilisés à cet effet. Cette situation est particulièrement évidente
lorsqu’on la compare aux arrêts de la Cour de justice de l'Union
européenne, qui bénéficient d’une plus grande priorité en raison
des sanctions financières liées à leur non mise en œuvre dans le
cadre des procédures d’infraction de la Cour de justice de l'Union
européenne.
76. La coordination de la mise en œuvre des arrêts de la Cour
européenne des droits de l’homme incombe en Roumanie à l’agent auprès
de la Cour européenne des droits de l’homme, rattaché au ministère
des Affaires étrangères, dont le bureau manque de personnel depuis
un certain nombre d’années, eu égard à la charge de travail à laquelle
il doit faire face (affaires examinées par la Cour européenne des
droits de l’homme et coordination de la mise en œuvre des arrêts).
J’ai été très heureux d’apprendre les récents projets visant à y remédier
par des campagnes de recrutement. Outre la question du personnel,
nos interlocuteurs ont également reconnu que les personnes qui,
au sein du gouvernement, ont le pouvoir de faire passer les réformes
nécessaires pour donner suite aux arrêts de la Cour européenne des
droits de l’homme devaient faire preuve d’une meilleure coordination
politique. J’ai donc été satisfait d’apprendre que des mesures ont
été prises récemment pour assurer la coordination nécessaire depuis
le gouvernement central. Au cours de ma visite, j’ai appris que
trois groupes de travail distincts avaient été créés très récemment
par le cabinet du Premier ministre pour coordonner les activités
qui concernent (a) toutes les affaires de troubles de santé mentale/facultés
mentales ; (b) les affaires d’exécution des décisions de juridictions
internes (Sacaleanu) ; et (c)
les affaires de restitution, avec d’autres groupes de coordination
sur d’autres sujets et groupes d’arrêts à ajouter à mesure qu’avancera
la coordination.
77. Dans l’ensemble, si la connaissance des droits humains et
des arrêts est excellente dans certains secteurs, il faudrait ailleurs
s’efforcer de mieux intégrer une culture des droits humains. Des
idées comme la création d’un référent droits humains au sein de
chaque ministère pourraient se révéler porteuses à cet égard
.
78. Ces nouvelles initiatives semblent très positives et offrent,
à mon avis, une excellente solution pour permettre à la Roumanie
de surmonter au mieux les difficultés que présente la mise en œuvre
de certains groupes d’arrêts de la Cour européenne des droits de
l’homme. Je ne peux qu’encourager toutes les personnes et entités
concernées à faire progresser cette tâche importante et j’espère
que ces changements faciliteront l’amélioration du traitement de
ces arrêts complexes. Les idées destinées à améliorer la transparence
de la mise en œuvre des arrêts de la Cour européenne des droits
de l’homme et à associer toutes les parties prenantes, y compris
la société civile, aux nouveaux systèmes de mise en œuvre des arrêts pourraient
permettre de mieux comprendre les mesures prises pour donner suite
aux arrêts de la Cour et de s’assurer qu’elles satisfont aux besoins
de la société. Je prônerais une réflexion sur les moyens d’assurer
la participation du maximum de parties prenantes possible, y compris
le médiateur et la société civile, à ces nouveaux processus.
79. Le contrôle parlementaire de la mise en œuvre des arrêts de
la Cour européenne des droits de l’homme est peut-être un peu retombé
depuis la
Résolution
1823 (2011) «Les parlements nationaux: garants des droits de l'homme
en Europe». À notre réunion, des parlementaires se sont engagés
à rédiger une note à l’attention de leur Bureau permanent pour demander
l’amélioration du contrôle démocratique de l’exécutif par le parlement
dans le domaine de l’exécution des arrêts. Plusieurs pistes ont
été évoquées, comme la création d’une commission spécialement chargée
de la mise en œuvre des arrêts de la Cour et la présentation, demandée
au gouvernement, de rapports annuels ou semestriels sur la mise
en œuvre des arrêts de la Cour. Je salue la mobilisation de nos
collègues et les encourage vivement à poursuivre cet effort.
80. J’ai l’impression générale qu’il existe de solides compétences
en matière de droits humains, au sein du gouvernement comme de la
société civile. Le Gouvernement roumain est conscient de la nécessité
de se conformer à ses obligations et de relever les défis institutionnels
que pose le nombre d’arrêts de la Cour européenne des droits de
l’homme non mis en œuvre, et il prépare actuellement des actions
efficaces de renforcement des capacités institutionnelles de mise
en œuvre de ces arrêts. Toutes ces initiatives s’inspirent de la
recommandation
CM/Rec(2008)2 du Comité des Ministres aux États membres sur les capacités nationales
efficaces pour l’exécution rapide des arrêts de la Cour européenne
des droits de l’homme, et semblent être autant d’exemples de bonnes
pratiques pour les États membres aux prises avec la question de la
mise en œuvre des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme,
j’encourage les autorités roumaines dans cette voie. J’encouragerais
également une preuve de créativité pour obtenir le financement,
l’expertise et l’engagement nécessaires à la mise en œuvre de certaines
des réformes nécessaires. Je préconiserais également l’intégration
d’une approche plus axée sur les droits humains au sein du ministère
de la Santé et l’offre de soins de santé mentale. Les cas de restitution
sont un sujet de préoccupation; comme on me l’a dit au cours de
ma mission, les autorités locales impliquées dans le processus de
restitution se sont montrées réticentes et parfois peu coopératives.
Enfin, je recommande aux autorités de tirer pleinement parti de l’expertise
du Conseil de l’Europe, y compris les programmes et projets de coopération
technique. Je me réjouis d’en savoir plus sur l’avancement de la
mise en œuvre de ces affaires lorsque ces nouveaux processus commenceront
à produire des résultats tangibles.
8.3. Ukraine
81. En ce qui concerne l’Ukraine,
j’ai présenté dans ma note d’information
le
détail des statistiques et des affaires récentes. Le rapport annuel
2021 sur l’exécution des arrêts de la Cour indique que vers la fin
de l’année 2021, parmi les États membres actuels du Conseil de l’Europe,
c’est l’Ukraine qui comptait le plus grand nombre d’affaires en
attente d’exécution (638), avec le plus grand nombre d’affaires
répétitives (532) et le deuxième plus grand nombre d’affaires de
référence (106)
. L’Ukraine est arrivée au deuxième
rang en ce qui concerne le nombre d’affaires clôturées en 2021 (126).
À la fin de 2022, le nombre d’affaires a augmenté, avec 716 affaires
en attente d’exécution (99 affaires de référence et 617 affaires
répétitives) et 67 affaires closes durant l’année, classant l'Ukraine
comme ayant le plus grand nombre d'affaires en attente d'exécution, mais
seulement le troisième plus grand nombre d'affaires de référence
.
82. Il va sans dire qu’avec la guerre d’agression russe contre
l’Ukraine, la mise en œuvre des arrêts de la Cour (tout comme d’autres
fonctions publiques) se heurte forcément à des obstacles particuliers,
et je suis conscient de la situation difficile et des graves défis
que rencontre actuellement le pays, notamment celui de préparer
la reconstruction du pays, qui sera grandement facilitée par le
respect de l’État de droit et la protection des droits humains.
Il est donc encourageant que les autorités ukrainiennes aient continué,
tout au long de l’année 2022, à collaborer étroitement avec le Service
de l’exécution des arrêts et à soumettre régulièrement au Comité
des Ministres des documents sur des affaires individuelles et des
groupes d’affaires (plus de 50 plans et rapports d’action), exprimant
ainsi leur volonté de respecter pleinement la Convention
. J’ai également
été positivement frappé par les informations détaillées fournies
par les représentants ukrainiens lors de l’échange de vues avec
la commission des questions juridiques et des droits de l’homme.
83. Compte tenu du nombre d’affaires concernées, de la complexité
et du caractère structurel de certains problèmes abordés dans ces
jugements, ainsi que du temps pris pour régler bon nombre de ces
groupes d’affaires, un nombre important de questions en suspens
requièrent un surcroît d’attention, des mesures complémentaires
et une volonté politique. De nombreuses affaires de référence quelque
peu anciennes remontent par ailleurs à avant la «révolution de la
dignité» de février 2014; or le contexte politique, législatif et administratif
a beaucoup évolué depuis, même si les problèmes sous-jacents n’ont
pas encore été entièrement réglés.
84. Nous ne pouvons donc ignorer qu’il existe des arrêts dans
certains groupes clés d’affaires couvrant un très large spectre
de questions relatives aux droits humains, comme la torture, les
crimes de haine
, les conditions
de détention
, les condamnations à perpétuité
incompressibles
, la détention préventive illégale
ou l’indépendance
de la justice
qui n’ont toujours pas été mis en
œuvre. Toutefois, le fonctionnement efficace du système judiciaire
et le respect de l’État de droit sont des points communs à bon nombre
de ces groupes d’affaires. Le Comité des Ministres a noté qu’un
certain nombre de ces groupes en suspens (non-exécution ou exécution
tardive de décisions internes contre l’État
; indépendance du pouvoir judiciaire ;
durée des procédures judiciaires
) révèlent des déficiences structurelles
majeures qui nuisent au fonctionnement du système judiciaire et
à l’État de droit en Ukraine, privant les gens d’un accès effectif
à la justice et érodant ainsi leur confiance dans le système judiciaire
.
85. Les développements dans les affaires
Lutsenko et
Tymoshenko présentent un intérêt
particulier, étant donné que la commission des questions juridiques
et des droits de l’homme met l’accent, dans le présent rapport,
sur les affaires relevant de l’article 18 et concernant les abus
de pouvoir pour des motifs politiques. Trois groupes pourraient
également potentiellement être très intéressants pour la commission
afin de nourrir ses travaux en cours sur la torture systémique:
le groupe
Kaverzin relatif à la torture et aux mauvais traitements
systémiques pratiqués par la police ukrainienne pour obtenir des
confessions ; le groupe
Yaremenko concernant
l’utilisation de preuves obtenues par la torture ; et le groupe
Karabet concernant la torture de détenus
par les forces spéciales soit comme punition, soit pendant des exercices
de formation.
86. Dans un nombre important de cas qui relèvent de différents
groupes d’affaires, il semble que les autorités ukrainiennes n’ont
pas été en mesure de verser la satisfaction équitable, faute de
pouvoir obtenir les coordonnées bancaires des requérants. Il pourrait
être utile de réfléchir à la manière d’améliorer la situation – et
plus particulièrement de veiller à ce que cet argent soit disponible
lorsque les requérants seront finalement localisés, pour que la
surveillance de ces arrêts puisse enfin être close.
87. Un autre thème récurrent est l’absence de recours interne
effectif pour les violations des droits humains, y compris pour
des problèmes structurels qui mènent à des violations multiples
et répétitives constatées par la Cour. L’absence d’un tel dispositif
et les violations de l’article 13 qui en découlent semblent revenir fréquemment
dans les affaires complexes concernant l’Ukraine et devraient être
abordés en priorité par les autorités ukrainiennes.
88. Mme Iryna Mudra, vice-ministre
de la Justice, a constaté que 67 affaires contre l’Ukraine avaient
été clôturées en 2022 et que le rôle de l’agent du gouvernement
avait été renforcé. Mme Sokorenko, agente
du gouvernement auprès de la Cour européenne des droits de l’homme,
a mentionné les lois adoptées en 2022 pour remédier aux problèmes
de mauvais traitements infligés par la police, de la légalité et
de la durée de la détention provisoire, et de l’emprisonnement à
perpétuité pour une durée indéterminée. D’autres travaux ont été
consacrés à la préparation de plans de lutte contre la surpopulation
carcérale. Il reste par ailleurs des défis à relever, comme les
affaires Burmych. Elle a expliqué
que les dommages causés par la guerre d’agression compliquaient
les choses, par exemple mouvements de prisonniers et sécurité de
certaines prisons, où des dossiers ont été détruits, et pression
générale sur le système judiciaire par exemple. Je rends hommage
aux efforts consacrés à l’exécution des arrêts de la Cour, même
dans des circonstances aussi difficiles, et suggère que le Conseil
de l’Europe aide activement l’Ukraine à y faire face.
89. La situation en Ukraine est complexe en comparaison à d’autres
pays en raison de la guerre d’agression russe et de ses conséquences
pour les autorités ukrainiennes et la société dans son ensemble.
Le défi consiste toutefois à prouver que la démocratie et l’État
de droit devraient toujours prévaloir malgré les énormes obstacles
et défis.
8.4. Hongrie
90. En ce qui concerne la Hongrie,
j’ai exposé le détail des principales affaires dans ma note d’information
.
Selon le Rapport annuel 2021 sur l’exécution des arrêts de la Cour,
la Hongrie occupait le cinquième rang des États membres du Conseil
de l’Europe comptant le plus d’affaires en attente d’exécution (265)
. Elle occupait la quatrième place
en ce qui concerne le nombre d’affaires closes en 2021 (66). Pour l’année
2022, ces chiffres semblent s’améliorer avec 219 affaires en attente
d’exécution (classant la Hongrie cinquième); et 109 affaires closes
en 2022 (dont 4 étaient des affaires de référence), ce qui signifie
que la Hongrie a clôturé le plus grand nombre d’affaires en 2022
.
Parmi les États membres de l’Union européenne, la Hongrie occupe
la deuxième place en ce qui concerne le nombre d’arrêts non mis
en œuvre de la Cour.
91. Les principaux groupes d’affaires concernent les mauvaises
conditions de détention dans les prisons
; des procédures inadéquates de
traitement des demandes d’asile avant renvoi des requérants en Serbie
; des placements excessivement longs
et illégaux en détention provisoire
; la durée excessive des procédures
civiles, pénales et administratives et l’absence de recours effectif
; l’indépendance de la justice
; l’incompressibilité des condamnations
à perpétuité
; la discrimination à l’égard des
enfants roms dans l’enseignement
; les atteintes au droit à la vie
et au droit de ne pas être soumis à des tortures ou des traitements
cruels, inhumains ou dégradants par les forces de sécurité
; l’insuffisance de la législation
sur la surveillance secrète
.
92. Au cours de l’échange de vues avec la commission, M. Barna
Zsigmond, vice-président de la délégation hongroise auprès de l’Assemblée,
a évoqué les efforts déployés pour mettre en œuvre les arrêts d’affaires pilotes,
et en particulier les progrès récemment obtenus en ce qui concerne
la surpopulation carcérale, notamment par la création de dispositifs
préventifs et compensatoires. J’ai été heureux d’entendre que dans
le plus gros groupe d’affaires en attente de mise en œuvre qui
portait sur la détention provisoire excessivement longue et illégale,
des avancées notables avaient été faites en 2021 grâce à l’introduction
d’un recours contre les procédures excessivement longues et à d’autres
modifications de la législation. M. Zsigmond a évoqué la coopération
récente avec le Conseil de l’Europe, en particulier la conférence
organisée en octobre 2022 sur l’efficacité des enquêtes sur les
allégations de mauvais traitements infligés par la police. Il a
précisé que le ministère de la Justice soumet régulièrement au parlement
des informations sur la mise en œuvre des arrêts de la Cour européenne
des droits de l’homme.
8.5. Azerbaïdjan
93. En ce qui concerne l’Azerbaïdjan,
j’ai effectué une visite d’information à Bakou du 20 au 23 novembre 2022;
ma note d’information
contient
tous les détails de la visite, les difficultés rencontrées et les
principales affaires en attente de mise en œuvre. Je tiens à remercier
toutes les personnes que j’ai rencontrées pour le temps qu’elles
m’ont consacré et pour leurs observations utiles sur les difficultés
rencontrées et les mesures prises pour mettre en œuvre les arrêts
de la Cour européenne des droits de l’homme. Selon le rapport annuel 2021
sur la mise en œuvre des arrêts, l’Azerbaïdjan se classe au quatrième
rang des États membres du Conseil de l’Europe pour le nombre d’affaires
en attente d’exécution (271). En revanche, l’Azerbaïdjan n’arrivait
qu’au vingtième rang en ce qui concerne le nombre d’affaires clôturées
cette année-là (12)
.
94. Les grandes affaires sont celles qui sont liées aux arrêts
article 18 (comme indiqué ci-dessus) dans: le groupe
Mammadli , le groupe
Muradova (recours
excessif à la force et mauvais traitements infligés par la police
lors de manifestations), le groupe
Mammadov
(Jalaloglu) (mauvais
traitements et/ou torture pendant l’arrestation et la garde à vue
et absence d’enquêtes pénales adéquates sur les allégations de torture
ou de mauvais traitements), le groupe
Ramazanova (liberté d’association
[article 11 de la Convention] et obstacles à l’enregistrement d’associations
se traduisant par des entraves à l’existence d’une société civile efficace),
le groupe
Mirzayev (personnes déplacées
à l’intérieur du pays – une forte proportion des affaires en attente
de mise en œuvre concernant l’Azerbaïdjan), l’organisation de manifestations
et le droit de protester (par exemple dans le groupe
Gafgaz Mammadov ), la liberté de la presse (dont
le groupe
Khadija Ismayilova ) et le groupe
Mahmudova
et Agazade (concernant l’effet dissuasif du
risque de longues peines d’emprisonnement pour diffamation sur la
liberté d’expression). J’encourage vivement le législateur azerbaïdjanais
à supprimer rapidement la possibilité de détention dans les affaires
de diffamation.
95. Au cours de ma visite, j’ai pris connaissance d’un grand nombre
de réformes législatives et pratiques adoptées au niveau national,
en particulier dans le domaine de la justice, ainsi que de la récente
coopération avec le Service de l’exécution des arrêts visant à faire
progresser les actions liées à la mise en œuvre d’arrêts de la Cour
européenne des droits de l’homme. J’ai également été heureux d’apprendre
que des efforts ont récemment été déployés en 2022 en vue de la
clôture de 25 affaires sous la surveillance du Comité des Ministres,
et de la soumission de 30 rapports d’action. Cette évolution s’inscrit
dans une tendance positive: l’Azerbaïdjan a clôturé 6 affaires en
2020, 12 en 2021 et 35 en 2022, et on peut espérer de nouveaux progrès dans
la clôture des affaires au cours de l’année à venir.
96. J’ai également appris que le cabinet du Président avait formé,
début 2022, un groupe de travail sur la mise en œuvre des arrêts,
réunissant les services les plus impliqués dans cette tâche. Mais
la charge de travail serait importante et les retards nombreux,
et de manière générale le gouvernement ne prendrait peut-être pas toute
la mesure des actions qu’appelle le traitement des arrêts de la
Cour. Des interlocuteurs ont constaté un allongement des retards
en ce qui concerne des mesures générales, voire des mesures individuelles.
Il conviendrait peut-être de réfléchir davantage à la manière de
garantir une action rapide dans le règlement des problèmes relatifs
à des mesures individuelles demandées par des arrêts de la Cour,
et de veiller à ce que soient éliminés tous les obstacles administratifs
inutiles à l’exécution de ces arrêts.
97. J’ai l’impression globale que nous pouvons nous attendre à
d’autres avancées, et que les autorités azerbaïdjanaises paraissent
prendre des mesures positives pour mieux coordonner et accélérer
le traitement des arrêts de la Cour en souffrance (notamment par
la création d’un groupe de travail sur l’exécution des arrêts, ainsi
que par des programmes et des projets de coopération menés en collaboration
avec le Service de l’exécution des arrêts du Conseil de l’Europe).
Je pense qu’il pourrait toutefois être utile de réfléchir à d’autres moyens
de renforcer l’obligation faite au gouvernement de rendre des comptes
au niveau national sur l’exécution en temps utile des arrêts de
la Cour, peut-être en donnant un rôle plus important à la société
civile, au parlement ou au médiateur, dont le mandat pourrait englober
la surveillance de la mise en œuvre des arrêts relatifs aux droits
humains, ou comporter un droit d’initiative législative lui permettant
de contribuer au règlement des problèmes touchant à ces droits.
La plupart de nos interlocuteurs estiment que le gouvernement est
efficace dans le paiement de la satisfaction équitable, mais que
des mécanismes plus rapides s’imposent pour traiter les mesures
individuelles et qu’il est indispensable d’encourager une action
rapide pour traiter les mesures générales nécessaires pour prévenir
la répétition des violations des droits hum ains. J’encourage les autorités
azerbaïdjanaises, notamment la Cour suprême, à agir rapidement pour
régler les affaires en suspens dans les meilleurs délais, en particulier
en promouvant l’indépendance de la justice et les valeurs démocratiques
fondamentales, comme les libertés d’expression et d’association.
Je suis sûr qu’un nombre beaucoup plus important d’affaires seront
clôturées dans l’année à venir, à mesure que ces nouveaux processus
produiront leurs effets.
8.6. Fédération de Russie
98. La Fédération de Russie pose
un problème particulier en raison du nombre exceptionnel d’arrêts
de la Cour non mis en œuvre la concernant, de sa réticence à mettre
en œuvre un grand nombre d’arrêts, même avant 2022, de sa présence
dans la majorité des affaires interétatiques actuelles (ou des affaires
liées à des situations de conflit ou postconflit), de ses interventions
(souvent militaires) dans des pays de la région (comme Géorgie c. Russie, Catan et autres c. Moldova
et Russie, Mozer c. Moldova et Russie, un certain nombre d’affaires
pendantes devant la Cour concernant le crash du vol MH17, la situation
en Géorgie, diverses atteintes à la souveraineté de l’Ukraine, y
compris l’actuelle guerre d’agression), de constants problèmes liés à
l’État de droit dans le pays, de son rejet de la démocratie et de
la liberté d’expression et de sa récente expulsion du Conseil de
l’Europe à la suite de sa guerre d’agression militaire totale contre
l’Ukraine.
99. Le rapport annuel 2021 indique que sur les 5 533 affaires
en attente de mise en œuvre sous la surveillance du Comité des Ministres
au 31 décembre 2021, c’était la Fédération de Russie qui arrivait
de loin en première place, avec 1 942 affaires dans lesquelles elle
était impliquée, soit 35% du total
. Le chiffre actuel est
plus proche de 2 395
. Bien que la Russie ne soit plus
membre du Conseil de l’Europe, 22,4% de toutes les requêtes pendantes
devant la Cour européenne des droits de l’homme à la fin de l’année
2022 la visaient
.
100. La Fédération de Russie n’est plus membre du Conseil de l’Europe
depuis le 16 mars 2022 (
Résolution CM/Res(2022)2), ni haute partie contractante à la Convention depuis
le 16 septembre 2022. Le greffier de la Cour a publié, le 3 février
2023, un communiqué de presse (ECHR 036(2023)) confirmant qu’en
application de l’article 58 de la Convention, la Cour continuait
à connaître des requêtes dirigées contre la Fédération de Russie
concernant des actions et omissions susceptibles de constituer une
violation de la Convention, qui seraient survenues avant le 16 septembre
2022. Pour ce qui est de la mise en œuvre des arrêts de la Cour,
la Fédération de Russie est toujours tenue en droit international
de respecter les droits humains et de se conformer aux arrêts définitifs
rendus contre elle au titre de l’article 46(1) de la Convention.
Le Comité des Ministres continue donc à surveiller l’exécution des
arrêts et règlements amiables prononcés par la Cour contre la Fédération
de Russie (paragraphe 7 de la Résolution
CM/Res(2022)3). Il importe de ce fait de continuer à faire en sorte
que les personnes qui se trouvent en Russie ou dans des pays affectés
par des actes du Gouvernement russe obtiennent réparation dès lors
qu’une violation de la Convention a été constatée, et à ce que leurs
droits humains soient respectés.
101. Il est regrettable que les autorités russes aient cessé toute
communication avec le Secrétariat depuis le 3 mars 2022. La nouvelle
loi russe sur l’exécution des arrêts entrée en vigueur le 11 juin
2022 trouble encore plus la situation dans le pays. Ce texte indiquait
que l’exclusion de la Fédération de Russie du Conseil de l’Europe
avait pour effet que les arrêts de la Cour européenne devenus définitifs
après le 15 mars 2022 ne devaient plus être exécutés, ni ne pouvaient
justifier la réouverture d’une procédure nationale. Or la Russie
a clairement l’obligation juridique de se conformer aux arrêts définitifs
et contraignants de la Cour européenne des droits de l’homme. Les
autorités russes ont par ailleurs annoncé que la satisfaction équitable
serait payée en roubles, uniquement sur des comptes bancaires domiciliés
en Russie, pour les arrêts antérieurs à cette date, et cela seulement
jusqu’à la fin de l’année 2022.
102. Le Comité des Ministres et le Service de l’exécution des arrêts
de la Cour européenne des droits de l’homme ont adopté une stratégie
très judicieuse de traitement des affaires russes: continuer d’adresser
aux autorités russes des demandes d’informations sur les affaires;
clôturer les affaires lorsque l’état de mise en œuvre le permet;
coopérer plus étroitement avec la société civile pour obtenir des
informations à jour sur la situation en Russie et dans les zones
sous son contrôle effectif; coopérer plus étroitement avec d’autres organisations
internationales s’il existe des synergies utiles, par exemple en
ce qui concerne les disparitions forcées en Tchétchénie et les travaux
du groupe de travail des Nations Unies sur les disparitions forcées
ou involontaires (groupe d’affaires
Khashiev),
ou en ce qui concerne la protection des femmes contre la violence domestique
et les travaux du comité des Nations Unies pour l’élimination de
la discrimination à l’égard des femmes (groupe d’affaires
Volodina). Je me félicite aussi
des actions efficaces de communication d’informations au public
sur l’état de mise en œuvre par la Russie des arrêts de la Cour,
du registre des indemnités à titre de satisfaction équitable non
versées
,et
des bilans.
103. De nombreuses affaires continuent de toucher à la liberté
d’expression et à la démocratie en Russie, tel le groupe
Lashmankin ,
qui prouvent que le problème structurel persiste toujours en Russie
sur cette question. De même, le blocage des ressources en ligne
(groupe d’affaires
Vladimir Kharitonov) est toujours d’actualité:
des milliers de sites internet ont été bloqués, la plupart en raison
de leur opposition à la guerre en Ukraine
.
104. Les principales affaires ou groupes d’affaires en attente
de mise en œuvre par la Fédération de Russie portent sur: les mauvaises
conditions de détention dans les centres de détention provisoire
(groupe d’affaires
Kalashnikov) ;
la durée excessive de la détention provisoire et d’autres violations
de l’article 5 de la Convention (groupe d’affaires
Klyakhin)
; des
tortures et mauvais traitements en cours de détention (groupe d’affaires
Mikheyev) ; des interdictions répétées
de défilés des fiertés (affaire
Alekseyev) ;
des extraditions et expulsions extrajudiciaires secrètes (groupe
d’affaires
Garabayev) ; des
violations persistantes des droits humains dans la région du Caucase
du Nord de la Fédération de Russie, principalement liées à des agissements
des forces de sécurité en République tchétchène (groupes d’affaires
Khashiyev et Akayeva)
;
Géorgie
c. Russie, Catan et autres c. Moldova et Russie et
Mozer c. Moldova et Russie (voir
ci-dessus la section sur les affaires interétatiques). Les arrêts
Navalnyy c. Russie et
Navalnyy (n° 2) c. Russie conservent leur importance. Le
Comité des Ministres continue de demander sa libération et évoque
ses dures conditions de détention et son isolement cellulaire.
105. L’affaire
OAO Neftyanaya Kompaniya
YUKOS c. Russie illustre
bien les problèmes que suscitent les révisions de la Constitution
de la Fédération de Russie, créant de nouveaux obstacles au respect
par la Russie des obligations internationales que lui impose la
Convention. Dans l’affaire
YUKOS,
la Cour a conclu à diverses violations de la Convention dues à des
procédures fiscales et d’exécution engagées à l’encontre de la société
requérante pétrolière (principalement de l’article 6 de la Convention
et de l’article 1 du Protocole additionnel à la Convention). La
Cour a octroyé un montant total de près de 1,9 milliard d’euros
aux actionnaires de la société requérante (au moment de la liquidation
de la société) au titre de la satisfaction équitable, payables dans
les six mois à compter de la date à laquelle l’arrêt était devenu
définitif
. Les frais ont
été payés en 2017, mais la satisfaction équitable n’a toujours pas
été versée. Après avoir été saisie par le ministère russe de la
Justice, la Cour constitutionnelle de Russie a rendu sa décision
le 19 janvier 2017, estimant qu’il était impossible de mettre en
œuvre l’arrêt de la Cour sur la satisfaction équitable dans cette affaire
sans enfreindre la Constitution russe
(du
fait des modifications apportées en décembre 2015 à la loi fédérale
sur la Cour constitutionnelle
).
Aux autorités qui se référaient à cette décision de la Cour constitutionnelle,
le Comité des Ministres a indiqué qu’elle était sans effet sur «l’obligation
inconditionnelle pour la Fédération de Russie de se conformer aux
arrêts de la Cour européenne, en vertu de l’article 46 de la Convention».
Dans l’intervalle, le 20 janvier 2020, le Président russe a présenté
à la Douma d’État un projet de loi proposant des modifications à
apporter à 22 dispositions de la Constitution, y compris l’ajout,
à l’article 79, d’une disposition
stipulant
que les décisions d’organes interétatiques adoptées sur la base
des dispositions de traités internationaux ne sont pas applicables
en Fédération de Russie dès lors qu’elles sont incompatibles avec
la Constitution. Ces modifications ont été adoptées les 10 et 11
mars par le parlement, promulguées le 14 mars par le Président et
approuvées le 16 mars 2020 par la Cour constitutionnelle de Russie.
Le Comité des Ministres a constamment rappelé l’obligation inconditionnelle
des États de se conformer aux arrêts de la Cour et précisé que les
dispositions du droit interne ne sauraient justifier un manquement
aux obligations découlant des traités internationaux.
9. Conclusions
106. La question de la mise en œuvre
des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme n’est pas purement
pratique ou juridique. L’expérience a montré qu’il s’agit avant
tout d’une question politique, ce qui peut être prouvé de manière
flagrante dans les affaires interétatiques, dans les affaires de
violations de l’article 18, et dans les affaires où l’exécution
fait défaut en raison du manque de volonté ou de la réticence des autorités
à se conformer aux arrêts définitifs contraignants de la Cour. Bien
que l’exécution des arrêts de la Cour, selon la Convention, relève
avant tout de la compétence du Comité des Ministres, l’implication
de l’Assemblée est indispensable et l’Assemblée a démontré que le
suivi qu’elle effectue dans ce domaine et la pression politique
qu’elle exerce appuient fortement l’action du Comité des Ministres
et présentent donc une valeur ajoutée.
107. J’indiquais dans mon précédent rapport que de récentes réformes
avaient permis au Comité des Ministres de clôturer plus rapidement
certaines des affaires pendantes, et il a pu par ailleurs agir rapidement, notamment
en ce qui concerne des affaires répétitives. Je rends ici un hommage
particulier à la diligence du Service de l’exécution des arrêts
de la Cour européenne des droits de l’homme, pour lequel l’aide
à fournir aux États dans la mise en œuvre souvent délicate des arrêts
de la Cour européenne des droits de l’homme représente une très
lourde charge de travail.
108. Un nombre considérable d’arrêts n’ont cependant toujours pas
été exécutés dans des affaires de référence, souvent en raison de
problèmes profondément enracinés, que ce soit par manque de ressources ou
d’organisation adéquates, ou du fait d’une opposition politique
plus fondamentale aux réformes. Or de nombreuses affaires, y compris
répétitives, continuent d’arriver, ce qui alourdit la charge de
travail globale de la Cour et du Comité des Ministres. On peut donc
s’attendre à ce que le nombre d’affaires ne retombera pas, et la
majeure partie d’entre elles n’impliquera que quelques pays. En
outre, souvent, les affaires deviennent plus complexes précisément
en raison de considérations politiques, et peuvent prendre et nécessiter beaucoup
de temps et de ressources. Bon nombre des affaires évoquées dans
des rapports antérieurs sont en effet pendantes depuis plus de dix
ans, voire davantage (telle l’affaire Chypre c. Turquie, en souffrance depuis
2001).
109. Le présent rapport le montre, l’exécution de certains arrêts
continue de buter sur des obstacles, que ce soit par absence de
volonté politique ou par désaccord manifeste avec un arrêt de la
Cour, notamment dans les affaires interétatiques ou présentant des
caractéristiques interétatiques. Les défis persistent, mais des progrès
ont heureusement été réalisés dans des affaires individuelles, comme Paksas c. Lituanie.
110. En règle générale, le Comité des Ministres doit continuer
à utiliser ses instruments habituels de pression par les autres
États parties, tels que les résolutions intérimaires ou l’examen
répété des affaires lors des réunions DH, non seulement pour exprimer
son désaccord politique avec l’action insuffisante de l’État concerné,
mais aussi pour donner plus de visibilité aux questions qui sont
en jeu. Je prônerais une coopération plus systématique avec les
institutions nationales des droits de l'homme dans les processus
d’exécution. Je recommande aussi qu’une réflexion approfondie, voire
créative, soit consacrée à l’amélioration des outils dont disposent
le Comité des Ministres et le Conseil de l’Europe dans son ensemble
pour encourager la mise en œuvre prompte et effective des arrêts
de la Cour européenne des droits de l’homme, en particulier dans
les affaires complexes telles que les affaires interétatiques.
111. Les arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme et
la supervision de leur mise en œuvre ont un rôle important à jouer
pour que les citoyens européens aient confiance dans les processus
de maintien de l'État de droit, de la démocratie et des droits de
l'homme sur l'ensemble du continent européen. Le bouleversement et
la confusion qui ont régné à Chypre à la suite de la clôture du
dossier de l'affaire
Loizidou illustrent l'importance
d'améliorer les explications et la transparence pour expliquer pourquoi
une affaire est classée et ce que cela signifie. Cela est particulièrement
important lorsque des mesures générales continuent d'être envisagées
dans le cadre d'un autre arrêt de référence. J'appelle donc fermement
le Comité des Ministres à s'assurer qu'il expose dans toutes ses
résolutions intérimaires et finales, son raisonnement clair et spécifique pour
justifier la clôture de la supervision d'une affaire, selon des
critères clairs et transparents. Cela devrait contribuer à renforcer
la responsabilité et à améliorer la compréhension et la confiance
dans le fonctionnement du système. Les citoyens européens doivent
être en mesure de comprendre comment les décisions sont prises et
de comprendre la légitimité de la prise de décision, afin de renforcer
la confiance dans la capacité du système à promouvoir et à protéger
l'État de droit, les droits de l'homme et la démocratie.
112. Les États parties à la Convention ont accompli certains progrès
pour assurer le respect de la Convention en entamant d’importantes
réformes à la suite des arrêts de la Cour. Il n’en serait pas moins
possible d’améliorer encore au sein des États les structures afin
de garantir au mieux la prompte mise en œuvre des arrêts de la Cour
européenne des droits de l’homme et la pleine coopération avec le
Comité des Ministres, le Service de l'exécution des arrêts de la
Cour et les autres organes concernés du Conseil de l’Europe. Si
les mesures d’exécution ne sont pas adoptées ou si elles n’offrent
pas de réparation en pratique, cela entraînera davantage de violations
des droits humains et, par conséquent, de nouvelles requêtes seront
déposées devant la Cour, qui seront suivies de nouveaux arrêts constatant
encore plus de violations de la Convention, ce qui donnera lieu
à une surveillance encore plus rigoureuse du Comité des Ministres.
113. J’ai pu constater au cours de mon travail qu’un nombre étonnant
de retards de mise en œuvre des arrêts de la Cour est dû, au moins
en partie, à l’inefficacité ou au manque de ressources des dispositifs
nationaux de mise en œuvre des réformes et de coordination des réponses
aux arrêts de la Cour. Bien des exemples de bonnes pratiques sont
donnés, mais ces idées ne semblent pas toujours être réalisées.
J’encourage les États à poursuivre leurs efforts pour faire en sorte
que les entités chargées de mettre en œuvre les arrêts de la Cour européenne
des droits de l’homme aient les ressources, l’autorité et les incitations
nécessaires pour s’en acquitter rapidement – d’autant plus qu’il
est impératif de prévenir d’autres violations des droits humains.
Je pense d’ailleurs qu’il pourrait être utile d’envisager des dispositifs
(y compris des sanctions) susceptibles d’inciter les États à soumettre
à temps les informations requises, cela pour éviter les retards
inutiles dus à l’attention insuffisante accordée à la mise en œuvre.
114. La Fédération de Russie pose un problème particulier en raison
de la résistance qu’elle oppose à la mise en œuvre d’un grand nombre
d’arrêts, datant d’avant même 2022 ; de son implication dans une
grande majorité des affaires interétatiques due à des interventions,
souvent militaires, dans des pays de la région ; de problèmes persistants
liés à l’État de droit dans le pays; ainsi que de sa récente expulsion
du Conseil de l’Europe à la suite de sa guerre d’agression militaire
totale contre l’Ukraine. Elle reste liée par les obligations que
lui impose le droit international de respecter les droits humains
et de se conformer aux arrêts définitifs rendus contre elle en application
de l’article 46(1) de la Convention. Il faut continuer à s’efforcer
d’obtenir que les personnes qui se trouvent en Russie et dans les
pays affectés par les actions de la Russie puissent obtenir réparation,
et que leurs droits humains soient respectés. Je me félicite donc
de la judicieuse stratégie adoptée par le Comité des Ministres et
le Service de l'exécution des arrêts de la Cour sur la façon dont
ils comptent aborder les affaires russes et notamment leur approche
s’agissant de coopération avec la société civile et les ONG ainsi
qu’avec d’autres organisations internationales, y compris les Nations
Unies et leurs procédures spéciales et rapporteurs.
115. Pour produire ses effets, l’État de droit implique une obligation
de rendre des comptes, et il est indispensable qu’un État respecte
cette règle. Il est devenu évident, lors de la préparation du présent
rapport, que les priorités politiques et nationales privent souvent
les arrêts de la Cour de leurs effets, rendant ainsi les droits
humains illusoires. Nombre de mes interlocuteurs ont estimé qu’il
serait possible de remédier aux frictions de mise en œuvre par des
incitations, voire des sanctions, à ajouter à la panoplie d’outils
de lutte contre les retards excessifs dans la mise en œuvre des
arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme – comme pour
les arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne. Ces idées
ne seraient pas à exclure pour l’avenir. Il est par exemple alarmant
que l’arrêt Kavala prononcé
en application de l’article 46(4) n’ait toujours pas été mis en
œuvre, alors que les autorités turques ont l’obligation claire de
le faire ; mais je garde l’espoir qu’à force de persévérance et
en adoptant la bonne attitude, nous garantirons le respect de l’État
de droit et des droits humains dans l’ensemble de l’espace couvert
par le Conseil de l’Europe.
116. Comme le montrent les rapports annuels et l’aperçu ci-dessus
des affaires, les parlements ont un rôle particulier à jouer dans
la mise en œuvre des arrêts de la Cour: bien des arrêts relatifs
à des problèmes complexes ou structurels n’ont pas été mis en œuvre
faute de volonté politique et/ou d’intervention du législateur.
De nombreux parlements nationaux ne se sont toujours pas dotés de
structures spéciales de vérification de la compatibilité des projets
de loi avec la Convention et de contrôle systématique de la mise
en œuvre des arrêts concernant leur pays, et de la mise en œuvre
de la Convention en général. Ils n’organisent pas non plus de débats
parlementaires réguliers à ce sujet. Il est important que nous,
parlementaires, ayons la possibilité d’interroger nos gouvernements
sur leurs actions en rapport avec les mesures d’exécution, y compris
la préparation de plans d’action ou de rapports et leur contenu.
Un manuel intitulé «
Les parlements nationaux,
garants des droits de l’homme en Europe» a été publié à l’intention des parlementaires en 2018.
Le rôle de l’Assemblée dans le suivi de la mise en œuvre des arrêts
de la Cour a été mis en exergue dans sa
Résolution 2277 (2019) «Rôle et mission de l’Assemblée parlementaire: principaux
défis pour l’avenir»
. L’Assemblée
doit continuer à défendre l’idée que des structures parlementaires
doivent être mises en place pour garantir la compatibilité des projets
de loi avec la Convention et la jurisprudence de la Cour européenne des
droits de l’homme, dans la lignée de ses résolutions précédentes,
notamment la
Résolution
2178 (2017) et la
Résolution
1823 (2011). Chaque membre de l’Assemblée a en outre la responsabilité
particulière de promouvoir ces mesures et de faire connaître les
normes de la Convention au sein de son parlement national.
117. L’Assemblée devrait à mon sens chercher ces prochaines années
à encourager davantage les parlements nationaux et les parlementaires
à développer les structures et les capacités dont ils ont besoin
pour suivre activement la mise en œuvre effective et prompte des
arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme et de la Convention
dans son ensemble, et demander à leurs gouvernements des comptes
à ce sujet. Je recommande d’autres actions visant à renforcer la
capacité des parlements à remplir cette importante fonction démocratique,
dans l’intérêt du respect de l’État de droit et des droits humains.
Je propose ici que l’Assemblée se rapproche des parlements nationaux,
grâce notamment aux travaux de sa sous-commission sur la mise en
œuvre des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme et
à ceux des futurs rapporteurs chargés de ce dossier.