1. Introduction
1. À la suite de la proposition
de résolution intitulée «Convention européenne des droits de l’homme
et constitutions nationales»
déposée le 25 juin 2021, la commission
des questions juridiques et des droits de l’homme m’a désigné rapporteur
sur cette question lors de sa réunion du 5 novembre 2021.
2. La proposition, dont je suis l’auteur, rappelle que «l’un
des buts du Conseil de l’Europe est de réaliser une union plus étroite
entre ses États membres, sur la base de valeurs communes, notamment
par la création d’un espace européen commun de protection des droits
de l’homme. Cette union est fondamentale pour l’existence d’une
démocratie véritable et effective respectant l’État de droit». À
cet égard, la Cour européenne des droits de l’homme (ou «la Cour»)
est la gardienne de cet ordre juridique européen commun, tel que
le consacre la Convention européenne des droits de l’homme (STE
n° 5, ci-après «la Convention»). Si l’article 1 de la Convention
exige des États parties qu’ils reconnaissent à toute personne relevant
de leur juridiction les droits et libertés qu’elle définit, il ne
fait aucune distinction quant au type de norme en cause et n’exclut
aucune partie de la juridiction des États membres. Toutefois, les
juridictions constitutionnelles et suprêmes de plusieurs États européens
parties à la Convention «considèrent souvent que les dispositions
constitutionnelles priment sur les traités internationaux ratifiés,
y compris la Convention».
3. Les signataires de la proposition estiment que «le plein respect
de la Convention et de l’ordre constitutionnel national n’est pas
antithétique, mais parfaitement complémentaire». Cette approche
se retrouve dans la jurisprudence de la Cour ainsi que dans la démarche
interprétative des clauses garantissant les droits de l’homme dans
les Constitutions nationales, qui se fait souvent par référence
à la Convention. En conséquence, la proposition appelle l’Assemblée
parlementaire à «consolider davantage cette position sur les plans
politique et juridique en enquêtant sur les bonnes pratiques nationales
relatives aux textes constitutionnels et à la jurisprudence nationale
et en les comparant, ainsi qu’en proposant des solutions institutionnelles
qui limiteraient autant que possible les frictions entre les juridictions
constitutionnelles et la Cour européenne des droits de l’homme».
4. La question des conflits potentiels entre les Constitutions
nationales et la Convention peut s’apparenter à la relation entre
les Constitutions nationales et les exigences fixées par le droit
de l’Union européenne. De fait, au cours des travaux entrepris en
vue de l’adhésion de l’Union européenne à la Convention, il se pourrait que
des tensions similaires émergent entre le droit de l’Union européenne
et la Convention (et donc entre la Cour de justice de l'Union européenne
(CJUE) et la Cour européenne des droits de l’homme).
5. Dans le cadre de ces travaux, j’ai envoyé un questionnaire
aux services de recherche parlementaire nationaux par l’intermédiaire
du Centre européen de recherche et de documentation parlementaires
(CERDP) pour interroger les États membres sur les rapports entre
leur Constitution nationale, la Convention et leurs obligations
internationales en matière de protection des droits de l’homme.
Le questionnaire demandait spécifiquement s’il existe une jurisprudence
nationale sur la relation entre la Convention et la Constitution nationale,
dans quelle mesure les cours suprêmes ou constitutionnelles se réfèrent
à la Convention lorsqu’elles statuent sur des questions de droits
de l’homme, et s’il existe une jurisprudence sur la relation entre
le droit de l’Union européenne et la Convention. La synthèse des
réponses à ce questionnaire se trouve en annexe du présent rapport.
6. Lors de sa réunion du 5 septembre 2022, la commission a tenu
une audition à laquelle ont participé Mme Helen
Keller, professeure et titulaire de la chaire de droit public, de
droit européen et de droit international public à l’université de
Zurich, et Mme Simona Granata-Menghini,
secrétaire de la Commission européenne pour la démocratie par le
droit (Commission de Venise). Le 12 octobre 2022, la commission
a organisé un échange de vues avec M. Joseph Weiler, professeur
d’université à l’école de droit de l’université de New York. Au
cours de ces auditions, j’ai exploré plusieurs idées novatrices
possibles, telles que la question de savoir si le recours à une
«grande chambre mixte», sur le modèle de celle mise en place pour
aider à résoudre les conflits de compétence entre l’Union européenne
et ses États membres, pourrait être appliquée dans le contexte de
la Convention.
7. Dans le présent rapport, je commencerai par présenter la place
de la Convention dans les ordres juridiques nationaux avant d’examiner
la mise en œuvre des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme
dans les systèmes nationaux. Je m’intéresserai ensuite aux cas où
les arrêts de la Cour ont trait à des obligations constitutionnelles
nationales, avant de m’attarder sur quelques exemples récents de
frictions entre la jurisprudence de la Cour et l’ordre juridique
national. Je poursuivrai en décrivant les points de vue qui ont
été échangés au cours de ces travaux, puis je terminerai par quelques
conclusions axées sur l’importance du respect et de la compréhension
mutuels dans le nouvel ordre juridique synergique qui a émergé en
Europe (parfois appelé constitutionnalisme à plusieurs niveaux ou
constitutionnalisme coordonné). Cet ordre juridique implique que
les juridictions constitutionnelles nationales, la Cour européenne
des droits de l’homme et la CJUE fassent preuve de déférence à l’égard
de leurs décisions respectives – sous réserve que ces décisions respectent
les principes essentiels convenus d’un commun accord.
2. La place de la Convention dans les
ordres juridiques nationaux
8. Les traités internationaux
relatifs aux droits de l’homme ont des effets manifestes sur le
droit interne, puisqu’ils imposent des obligations aux États parties
et visent les rapports entre les États (et leurs autorités publiques)
et les acteurs privés (comme les individus). Cela pose la question
des rapports entre les traités internationaux relatifs aux droits
de l’homme et les ordres juridiques internes, notamment les Constitutions nationales –
question examinée à plusieurs reprises par la Commission de Venise.
Le problème devient encore plus complexe si le traité relatif aux
droits de l’homme a mis en place un dispositif de contrôle juridictionnel
(comme c’est le cas pour les trois systèmes régionaux de protection
des droits de l’homme: européen, américain et africain). Ce n’est
alors plus seulement le traité en tant que tel qu’il convient d’intégrer dans
le droit interne, mais aussi les obligations qui découlent de la
jurisprudence de l’instance judiciaire compétente
.
Dans cette section, je commencerai par examiner la relation entre
le droit international et le droit interne – en particulier à la
lumière des différentes approches monistes et dualistes et de l’obligation
de mettre en œuvre les traités internationaux relatifs aux droits
de l’homme – avant de m’intéresser à la relation entre les Constitutions
nationales et les traités relatifs aux droits de l’homme, puis à
l’émergence du constitutionnalisme à plusieurs niveaux en Europe.
2.1. Analyse
sous l’angle du droit international: les théories moniste et dualiste
traditionnelles
9. Il existe traditionnellement
deux grandes approches des relations entre le droit international
et le droit national: la théorie moniste et la théorie dualiste
.
10. La
théorie moniste (ou
monisme) voit le droit international et le droit national comme
deux composantes, ou deux manifestations, d’un seul et même système
juridique
.
Selon la théorie moniste traditionnelle, il n’est pas nécessaire
de transposer les traités dans les instruments juridiques nationaux
pour les intégrer dans l’ordre juridique interne: ils peuvent être
invoqués devant les juridictions nationales sans transposition préalable,
à condition que la nature et le contenu de la disposition concernée
soient suffisamment clairs (c’est-à-dire s’ils sont auto-applicables)
. Ces pays ont généralement inscrit
dans leur Constitution ou un autre instrument juridique (loi ou
autre texte organique ou constitutionnel)
une
«clause d’intégration» qui précise que le droit international, des
traités internationaux précis ou des types particuliers de droit
international font partie de l’ordre juridique interne. Par exemple,
les Constitutions des pays suivantes comportent une clause d’intégration:
Albanie, Arménie, Bulgarie, Lituanie, Pays-Bas, Pologne, Portugal
et République tchèque. Les traités relatifs aux droits de l’homme
ont en général un statut relativement important dans la hiérarchie
des normes des États monistes
.
11. Dans la
théorie dualiste (ou
dualisme), le droit national et le droit international sont deux
systèmes juridiques distincts, aux sources et sujets de droit différents.
Les traités internationaux ne sont donc pas directement applicables
dans le droit interne. Pour que les obligations énoncées dans un
traité aient un effet juridique en droit interne, les dispositions
du traité doivent y être intégrées sous forme de texte législatif
ou autre source de droit national. Les traités ne peuvent pas être
invoqués directement devant les juridictions nationales, seules
peuvent l’être les dispositions du droit interne qui s’en inspirent
ou les reprennent
.
Il existe trois grands procédés juridiques d’intégration du droit
international dans le droit national: la transposition, l’adaptation
et l’adoption
.
12. Les deux types les plus puristes de monisme et de dualisme
traditionnels sont en grande partie des constructions du siècle
précédent, antérieures au développement du droit de l’Union européenne,
de la Convention et des pratiques modernes. Dans les faits, la théorie
moniste nécessite souvent une action législative spécifique pour
mettre en œuvre les obligations du traité et leur donner ainsi pleinement
effet en droit interne, tandis que la théorie dualiste implique
généralement que les juridictions nationales tiennent compte du
contexte juridique international plus large. De nombreux pays combinent
de nos jours les deux approches dans leur système juridique; la
plupart ont adopté une formule mixte et suivent l’évolution générale qui
tend vers un monisme modéré (avec souvent un traitement spécial
réservé aux traités internationaux relatifs aux droits de l’homme).
En général, les pays de
common law (comme
le Royaume-Uni ou l’Irlande) et quelques autres pays européens (comme
la Finlande, la Hongrie, la Norvège et la Suède) ont tendance à
s’en tenir au dualisme, tandis que les pays d’Europe centrale et
orientale qui ont connu une transition politique après l’effondrement
du communisme adoptent le monisme
.
Ni le monisme ni le dualisme ne rendent compte à eux seuls des facteurs
qui influent sur l’intégration des traités relatifs aux droits de
l’homme dans le droit interne, et les États des deux catégories
peuvent parfaitement mettre en œuvre les obligations qui découlent de
ces traités
.
2.2. L’obligation
faite aux États par le droit international d’exécuter les traités
relatifs aux droits de l’homme
13. Le choix de la relation entre
l’ordre juridique interne et le droit international relève de la
décision souveraine de chaque État
. Cependant,
quel que soit le modèle choisi, l’État est lié par ses obligations
en vertu du droit international et par les principes du droit international,
dont la règle
pacta sunt servanda est applicable
aux traités auxquels l’État est partie
. Le
droit interne d’un État, y compris le droit constitutionnel, ne
peut être invoqué pour justifier un acte ou une omission qui constituerait
d’une violation du droit international (voir l’article 27 de la
Convention de Vienne sur le droit des traités)
.
Un État qui ne s’acquitte pas de ses obligations nées d’un traité
international engage sa responsabilité internationale
.
14. Toute violation du droit international par un organe de l’État
est considérée comme un fait de l’État, «que cet organe exerce des
fonctions législatives, exécutives, judiciaires ou autres, quelle
que soit la position qu’il occupe dans l’organisation de l’État,
et quelle que soit sa nature en tant qu’organe du gouvernement central ou
d’une collectivité territoriale de l’État »
. Un État peut se plier à ses
obligations juridiques internationales par les moyens de son choix
dès lors que le résultat de son action en assure le respect («obligation
de résultat» plutôt qu’«obligation de comportement» ou «obligation
de moyens»)
.
2.3. La
place des traités relatifs aux droits de l’homme dans les Constitutions
nationales
15. La place des traités relatifs
aux droits de l’homme (dont la Convention) dans l’ordre juridique
interne varie selon les pays. Certaines législations nationales
précisent expressément la place des traités internationaux relatifs
aux droits de l’homme; d’autres indiquent que leur place se déduit
des dispositions internes concernant le droit international en général;
d’autres encore ne disent rien du rang des traités internationaux
dans leur hiérarchie des normes
.
16. Comme on le voit dans la synthèse des résultats du questionnaire
(présentée en annexe), il existe différents cas de figure où le
droit national des États membres du Conseil de l’Europe mentionne
expressément les traités internationaux relatifs aux droits de l’homme.
Les scénarios possibles sont les suivants
:
- la Constitution précise que les traités internationaux
relatifs aux droits de l’homme priment sur le droit national (comme
en Bosnie-Herzégovine) ;
- la Constitution précise que les traités relatifs aux droits
de l’homme ont rang constitutionnel (comme dans certains pays d’Amérique
latine) ;
- la Constitution précise que les traités (notamment les
traités relatifs aux droits de l’homme) ont un rang supérieur au
droit interne, mais ne priment pas sur la Constitution (c’est le
cas pour l’Albanie, l’Allemagne, l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Bulgarie,
la Croatie, l’Estonie, la France, la Géorgie, la Grèce, la Macédoine
du Nord, la Pologne, la République de Moldova et la République tchèque,
ainsi que pour la Fédération de Russie) ;
- enfin, la tendance la plus récente, avec ou
sans disposition constitutionnelle spécifique, voit les tribunaux
interpréter le droit national, y compris les dispositions constitutionnelles,
en conformité avec la Convention, afin d’assurer une protection
maximale des droits de l’homme .
De cette manière, les traités internationaux relatifs aux droits
de l’homme sont introduits dans le «bloc de constitutionnalité» et,
en cas de conflit de normes, la priorité est donnée à la norme la
plus favorable à la protection de l’individu.
2.4. La
place de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme
dans les ordres juridiques internes
17. Si l’attention porte souvent
sur la relation formelle entre les Constitutions nationales et la
Convention, ce n’est généralement pas là que se situent les tensions.
Les difficultés ont plutôt trait à la manière dont les articles de
la Convention sont interprétés et appliqués par la Cour européenne
des droits de l’homme et par les juridictions nationales. En effet,
outre la façon dont la Convention prend effet en droit national,
il convient de s’intéresser à la prise en compte, par les juridictions
nationales, de la jurisprudence de la Cour lorsqu’elles appliquent
au niveau national les droits que consacre la Convention.
18. D’après les réponses au questionnaire, il semble clair que
si presque toutes les juridictions nationales se réfèrent régulièrement
à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme,
elles conservent généralement une certaine latitude (que ce soit
en théorie, en pratique ou les deux) quant au poids à lui accorder.
À bien des égards, cette situation est compréhensible étant donné
que (i) la Convention mentionne uniquement les arrêts qui lient
les parties dans une affaire donnée (article 46, paragraphe 1, de
la Convention); (ii) les circonstances factuelles, juridiques et
contextuelles qui influent sur le raisonnement dans un arrêt donné de
la Cour peuvent fortement varier, ce qui signifie que l’application
des arrêts et du raisonnement de la Cour doit se faire de façon
très contextualisée; et (iii) la jurisprudence et le raisonnement
de la Cour peuvent évoluer et se développer, notamment grâce à un
échange sain sous la forme d’un dialogue judiciaire entre la Cour
et les juridictions nationales.
19. Les juridictions nationales peuvent adopter différentes approches
vis-à-vis de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de
l’homme. De nombreuses mesures sont prises pour améliorer l’accès
des juges nationaux aux arrêts de la Cour (en particulier ceux qui
pourraient les intéresser). Toutefois, les approches divergent et,
du fait de leur nature contextuelle, les arrêts de la Cour doivent
être appliqués en tenant compte à la fois de la situation du pays
concerné et du contexte de l’arrêt de la Cour en l’espèce. Bien qu’il
existe différentes manières pour les juges nationaux et les organismes
publics de prendre en considération les interprétations données
par la Cour européenne des droits de l’homme, des efforts restent
à faire pour diffuser les arrêts de la Cour (par exemple dans des
langues autres que l’anglais et le français), améliorer la compréhension
de la jurisprudence de la Cour par les juridictions nationales,
étudier les meilleures pratiques parmi les États et encourager une
prise en compte constructive de la jurisprudence de la Cour au niveau
national.
20. Il existe également un certain nombre d’outils et de projets
utiles du Conseil de l’Europe sur l’intégration de l’application
de la Convention dans les pratiques judiciaires nationales, notamment
par le biais d’outils tels que le Réseau des cours supérieures et
la plateforme de partage des connaissances de la Cour européenne des
droits de l’homme. Cette plateforme fournit utilement des notes
d’orientation et de jurisprudence pour améliorer le partage des
connaissances sur l’interprétation et l’application des articles
de la Convention. Une meilleure disponibilité de la plateforme dans
des langues non officielles aiderait grandement les juridictions nationales
à appliquer efficacement la jurisprudence de la Cour européenne
des droits de l’homme au niveau national sans avoir besoin de recourir
à la Convention. Il convient donc de se féliciter de la poursuite
des travaux visant à appuyer cette activité, notamment par des contributions
financières à l’appui de ces travaux.
2.5. L’émergence
du constitutionnalisme à plusieurs niveaux en Europe: Constitutions nationales,
droit de l’Union européenne et Convention européenne des droits
de l’homme
21. Le point de vue traditionnel
est celui de la doctrine de la suprématie constitutionnelle qui
place la Constitution au sommet de la hiérarchie des normes dans
l’ordre juridique interne d’un État. La montée en puissance des
normes internationales juridiquement contraignantes, avec des méthodes
d’application plus fortes (en particulier au niveau régional), a
remis en question cette approche classique de la hiérarchie des normes.
Les exemples les plus éloquents de cette évolution concernent la
Convention et la place du droit de l’Union européenne – étant donné
la primauté du droit de l’Union européenne pour les États membres
de l’Union européenne. Le concept de «constitutionnalisme à plusieurs
niveaux» a donc été mis au point pour tenter de concilier les conflits
de hiérarchie potentiels entre les Constitutions nationales, la
Convention et le droit de l’Union européenne
.
22. Le constitutionnalisme à plusieurs niveaux considère l’espace
juridique européen comme un système intégré, composé de Constitutions
nationales, de la Convention et, pour les États membres de l’Union européenne,
du droit de l’Union européenne. Dans ce contexte, les ordres constitutionnels
supranationaux (Union européenne et Convention) et nationaux sont
imbriqués et interdépendants; ils forment un seul système de droit
produisant, idéalement, une solution juridique pour chaque cas particulier.
Le terme «à plusieurs niveaux» n’implique pas de hiérarchie formelle.
En effet, le niveau supranational est un niveau constitutionnel supplémentaire,
mais qui n’est pas hiérarchiquement supérieur aux Constitutions
nationales.
23. Le constitutionnalisme à plusieurs niveaux signifie que les
différents ordres juridiques autonomes sont distincts, mais perméables.
Ils sont reliés entre eux par des règles qui visent à éviter les
situations dans lesquelles deux réponses juridiques contradictoires
s’appliquent à un même problème juridique. Évidemment, pour assurer
l’harmonie des ordres juridiques interconnectés, il est indispensable
d’avoir un dialogue fonctionnel entre les juridictions respectives
. La Cour européenne des droits
de l’homme a déclaré, à de nombreuses reprises, qu’elle était disposée
à s’engager dans un tel «dialogue judiciaire». Cette intention se manifeste
notamment lorsque la Cour se met en quête d’un éventuel «consensus
européen», ou d’une «approche commune de la majorité des Hautes
Parties contractantes pour traiter d’une question particulière»
. La
Cour s’est également engagée dans un dialogue avec d’autres instruments
internationaux et des arrêts ou décisions d’organes internationaux
et régionaux de défense des droits de l’homme
.
3. Constitutions
nationales et exécution des arrêts de la Cour européenne des droits
de l’homme
3.1. Obligation
juridique d’exécution des arrêts de la Cour européenne des droits
de l’homme
24. Lors de leur adhésion, les
États parties à la Convention ont non seulement accepté de garantir
à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés
définis dans la Convention et ses protocoles (article 1 de la Convention),
mais aussi de créer la Cour européenne des droits de l’homme, garante
du respect des engagements nés de la Convention (article 19 de la
Convention). L’article 32, paragraphe 1, de la Convention étend
la compétence de la Cour «à toutes les questions concernant l’interprétation
et l’application de la Convention et de ses protocoles». Son rôle
consiste à interpréter avec autorité les droits protégés par la Convention
et à garantir le respect de ses obligations conformément à l’article 19.
Dans ce cadre, la jurisprudence de la Cour s’applique à tous les
États, dans la mesure où elle permet de «clarifier, sauvegarder et
développer les normes de la Convention»
. Cette
jurisprudence a rappelé que l’article 1 de la Convention n’exclut
de l’empire de la Convention aucune partie de la «juridiction» d’un
État membre, y compris la Constitution – par laquelle s’exerce souvent
en premier lieu cette juridiction
.
25. En outre, l’article 46, paragraphe 1, de la Convention indique
que «les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer
aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles
sont parties»; et l’article 46, paragraphe 2, précise qu’il appartient
au Comité des Ministres de surveiller l’exécution de ces arrêts.
Cela signifie que cette disposition impose à l’État défendeur, si
la Cour conclut à une violation de la Convention ou de ses Protocoles,
l’obligation juridique, en vertu de l’article 46, paragraphe 1,
de mettre un terme à la violation constatée par la Cour et d’en
effacer dans la mesure du possible les conséquences de manière à
rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci
(
restitutio in integrum).
Par conséquent, dans certaines situations, l’État a l’obligation
juridique non seulement de verser aux intéressés les sommes allouées
à titre de satisfaction équitable en application de l’article 41
de la Convention, mais aussi de prendre d’autres mesures pour effacer
les conséquences de la violation pour le requérant («mesures individuelles»,
comme la restitution d’un bien, la réouverture d’une affaire où
la remise en liberté d’une personne détenue). De plus, le cas échéant,
il devra prendre des «mesures générales», afin de prévenir des violations
similaires (comme réviser sa législation, ou modifier ses pratiques
administratives ou judiciaires). L’État partie (sous la surveillance
du Comité des Ministres) a généralement le choix des moyens quant
aux mesures à adopter, à condition qu’elles remédient au problème
constaté
. Le caractère contraignant
de l’obligation née de l’article 46, paragraphe 1, de la Convention
a été réitéré par le Comité des Ministres dans ses nombreuses décisions
sur l’exécution d’arrêts spécifiques de la Cour européenne des droits
de l’homme et par l’Assemblée dans ses résolutions sur la mise en
œuvre des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme
.
La Cour a même indiqué que cette obligation au titre de l’article 46,
paragraphe 1, pouvait, selon le contexte, lier les juridictions
nationales de l’État concerné
.
3.2. Conflits
possibles entre la primauté de la Constitution dans l’ordre juridique
interne et l’exécution des arrêts de la Cour européenne des droits
de l’homme
26. Tout conflit entre un traité
international et une Constitution ou d’éventuelles lois constitutionnelles (organiques)
est toujours un problème juridique complexe, car il oppose les instruments
normatifs supérieurs d’un pays et des instruments adoptés au niveau
international. Dans ce cas, les autorités nationales, et souvent les
juridictions nationales, doivent trouver un moyen de le résoudre.
Plusieurs options s’offrent à elles: modifier le droit national,
y compris la Constitution; chercher à modifier l’obligation juridique
internationale; recourir à des techniques d’interprétation; ou privilégier
une solution fondée sur la hiérarchie des normes, ce qui implique la
non-application du droit national ou du traité international relatif
aux droits de l’homme (ce qui ne résoudra pas le conflit si une
incompatibilité avec les obligations juridiques internationales
subsiste).
27. Dans les pays où la Constitution prime sur la Convention européenne
des droits de l’homme, il peut arriver que la cour constitutionnelle
constate une contradiction entre la Constitution et l’interprétation
par la Cour européenne des droits de l’homme d’une disposition de
la Convention, mais cela ne clôt pas pour autant la question de
l’exécution des arrêts de la Cour
. On peut également «réduire la
possibilité de conflit à partir de l’ordre constitutionnel national,
en mettant en œuvre une volonté d’interpréter les dispositions de
la Constitution nationale dans le sens des obligations découlant
des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme»
et
«dans des cas extrêmes, même une modification de la Constitution
pourrait être envisagée»
.
28. Dans la pratique, plusieurs États parties à la Convention
sont parvenus à une solution, soit par la révision de leur Constitution
(Arménie, Hongrie, Italie, Lituanie, République slovaque, Serbie,
Türkiye et Ukraine), soit par la modification de la jurisprudence
de leur juridiction constitutionnelle (Autriche, Croatie ou République
tchèque), ce que le Comité des Ministres a ensuite reconnu comme
une mesure générale appropriée
.
29. Le rôle de la juridiction constitutionnelle revêt ici une
importance particulière. L’exécution de l’arrêt
Anchugov et Gladkov c. Russie en est un exemple
intéressant: la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie
a fait preuve à cette occasion «d’une certaine ouverture au dialogue
avec la Cour européenne des droits de l’homme»
.
Dans sa décision du 19 avril 2016, rendue après l’arrêt de la Cour,
la Cour constitutionnelle a réaffirmé le caractère impératif de
la disposition constitutionnelle à l’origine de la violation des
droits des requérants, tout en indiquant au législateur fédéral
un moyen de sortir de l’impasse. La législation nationale a été
modifiée en conséquence et le Comité des Ministres a considéré que
l’arrêt de la Cour avait été pleinement exécuté
.
3.3. Dialogue
juridictionnel entre la Cour européenne des droits de l’homme et
les plus hautes juridictions nationales
30. Dans le cas de la Convention,
il existe un rapport particulier avec les juridictions nationales
en raison des interactions entre la Cour européenne des droits de
l’homme et les juridictions nationales dans l’interprétation de
la Convention. Cela donne lieu à un «dialogue entre les juges»,
avec des références croisées à la jurisprudence de la Cour européenne
des droits de l’homme et à celle des juridictions nationales, «non seulement
lorsque cela a des effets positifs et favorise la compréhension,
mais aussi quand il y a débat ou affrontement entre les solutions
adoptées»
.
Ce dialogue reflète l’obligation faite aux États d’interpréter un traité
«de bonne foi»
.
Il peut également permettre aux États parties à la Convention d’éliminer
toutes les tensions et contradictions susceptibles d’exister entre
les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme et les ordres
juridiques internes; ce moyen a fait la preuve de son efficacité
dans de multiples cas, dans plusieurs États membres du Conseil de
l’Europe
.
31. Le dialogue entre la Cour européenne des droits de l’homme
et les plus hautes juridictions nationales se prête bien à la recherche
d’une solution avant que la Cour européenne des droits de l’homme
ne constate une violation de la Convention et que la question ne
soit examinée par le Comité des Ministres en application de l’article 46
de la Convention
. La Cour européenne des droits
de l’homme a fait de ce dialogue l’une de ses priorités ; en octobre
2015 a été créé le
Réseau
des cours supérieures (RCS), dans le sillage de l’encourageante Déclaration de Bruxelles
adoptée à la Conférence de haut niveau de mars 2015
.
Le RCS rassemble actuellement 103 juridictions de 44 États parties
à la Convention. Le RCS est un espace unique de partage régulier
d’information sur les questions juridiques liées à la Convention
par le biais d’échanges bilatéraux et multilatéraux (forums annuels,
webinaires, diffusion hebdomadaire de la jurisprudence de la Cour sur
un site internet sécurisé). Les juridictions nationales fournissent
également à la Cour européenne des droits de l’homme des informations
sur leurs systèmes nationaux respectifs, ce qui aide la Cour dans
son travail comparatif lorsqu’elle recherche un consensus européen
potentiel sur un sujet juridique particulier. Le RCS a récemment
été ouvert à la CJUE et à la Cour interaméricaine des droits de
l’homme en tant que cours observatrices, facilitant d’autant les
échanges sur les normes internationales en matière de droits de
l’homme.
32. Par ailleurs, le dialogue entre les juridictions nationales
supérieures et la Cour européenne des droits de l’homme peut désormais
être renforcé par la possibilité d’adresser à la Cour des «demandes
d’avis consultatifs sur des questions de principe relatives à l’interprétation
ou à l’application des droits et libertés définis par la Convention
ou ses protocoles» dans le cadre d’une affaire pendante devant ces
juridictions (article 1 du Protocole no 16
(STE no 214). Il est toutefois regrettable
que seuls 19 États parties à la Convention aient ratifié le Protocole
no 16
, et que cette possibilité n’ait
été exploitée jusqu’à présent que dans un petit nombre d’affaires
(sept requêtes soumises).
4. Exécution
et examen des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme:
quelques exemples récents
33. De nouvelles tensions sont
apparues ces dernières années dans les rapports entre la Convention
et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme,
d’une part, et les ordres juridiques internes, d’autre part. Par
exemple, les frictions au sujet d’une modification de la Constitution
russe en lien avec l’exécution de l’arrêt
OAO
Neftyanaya Kompaniya YUKOS c. Fédération de Russie ont
fait l’objet d’une forte médiatisation
.
Le 19 janvier 2017, la Cour constitutionnelle russe a rendu un arrêt
déclarant que l’exécution de l’arrêt de la Cour européenne des droits
de l’homme sur la satisfaction équitable dans cette affaire était inconstitutionnelle
. En
2020, la Constitution russe a été modifiée de sorte que les décisions
des organes interétatiques qui sont contraires à la Constitution
ne soient pas exécutoires dans la Fédération de Russie, et que la
Cour constitutionnelle russe soit seule compétente pour régler les
questions relatives à la possibilité d’exécuter les décisions adoptées
par les organes interétatiques, dans le cas où celles-ci seraient
contraires à la Constitution russe. Dans son avis du 18 juin 2020,
la Commission de Venise a estimé que la compétence octroyée à la
Cour constitutionnelle de déclarer un arrêt de la Cour européenne
des droits de l’homme non exécutoire était contraire à la Convention
et elle s’est dite «inquiète» de l’inscription de cette compétence
dans la Constitution
.
Dans sa
Résolution 2358 (2021), et à la lumière de l’avis de la Commission de Venise, l’Assemblée
a appelé la Fédération de Russie à modifier les amendements apportés
aux articles 79 et 125.5.
b de
la Constitution, mais ses recommandations sont restées sans effet.
4.1. Pologne
34. Les réformes récentes du système
judiciaire polonais ont suscité une certaine controverse, notamment en
raison du refus apparent des autorités polonaises – y compris de
l’appareil judiciaire nouvellement réformé – de se conformer aux
arrêts définitifs de la Cour européenne des droits de l’homme en
la matière.
35. Dans son arrêt du 7 mai 2021 sur l’affaire
Xero Flor c. Pologne , la
Cour a conclu à la violation de l’article 6 de la Convention en
raison de la composition du Tribunal constitutionnel polonais et
a contesté la validité de l’élection de plusieurs juges
.
De même, dans le groupe d’affaires
Reczkowicz,
la Cour européenne des droits de l’homme a conclu à une violation
du droit à un tribunal établi par la loi, en violation de l’article 6 de
la Convention, en raison de la participation aux procédures nationales
de juges de la Cour suprême polonaise qui ont été nommés dans le
cadre d’une procédure intrinsèquement défaillante sur proposition
du Conseil national de la magistrature, sans véritable indépendance
par rapport aux pouvoirs législatif et exécutif et dans un contexte
plus large de réformes visant à affaiblir l’indépendance judiciaire
. Dans son arrêt du 29 septembre
2021 rendu dans l’affaire
Broda et Bojara
c. Pologne , la Cour
européenne des droits de l’homme a conclu à une violation de l’article 6
de la Convention (accès à un tribunal) du fait de la fin prématurée du
mandat de vice-présidents d’un tribunal régional des requérants.
36. Le Tribunal constitutionnel polonais a rendu deux arrêts en
réaction à la jurisprudence récente de la Cour européenne des droits
de l’homme qui critiquait les réformes apportées au système judiciaire
polonais. Dans l’arrêt du 24 novembre 2021
,
rendu à la demande du ministre de la Justice et procureur général
à la suite de l’arrêt
Xero Flor de
la Cour, le Tribunal constitutionnel a déclaré inconstitutionnel
l’article 6, paragraphe 1, de la Convention dans la mesure où le
terme «tribunal» qui y figure le désigne. Il l’a également jugé
inconstitutionnel au motif qu’il confère à la Cour européenne des
droits de l’homme compétence pour apprécier la légalité de l’élection
des juges au Tribunal constitutionnel. Le 10 mars 2022
,
toujours à la demande du ministre de la Justice et procureur général
et en réaction aux arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme
concernant la réforme de la Cour suprême et du Conseil national
de la magistrature, le Tribunal constitutionnel a estimé que l’article 6,
paragraphe 1, de la Convention était contraire à la Constitution polonaise
au motif que l’organisation et la compétence des juridictions nationales
et la nomination des juges devaient relever de la compétence de
l’État partie.
37. Dans plusieurs décisions successives, le Comité des Ministres
a rappelé l’obligation claire et inconditionnelle qui incombe à
la Pologne de se conformer aux arrêts définitifs contraignants de
la Cour européenne des droits de l’homme en vertu de l’article 46,
paragraphe 1, de la Convention
, et il a déploré
la position des autorités qui considèrent que la Cour a outrepassé
les limites de sa compétence en adoptant l’arrêt
Xero Flor. Il a également rappelé
que pour éviter des violations similaires du droit à un tribunal
établi par la loi, «les autorités devaient prendre rapidement des
mesures correctives pour: (i) s’assurer que la Cour constitutionnelle
est composée de juges légalement élus, et donc permettre aux trois
juges élus en octobre 2015 d’être admis à siéger et de servir jusqu’à
la fin de leur mandat de neuf ans, en excluant les juges qui ont été
élus irrégulièrement; (ii) examiner le statut des décisions déjà
rendues dans des affaires de recours constitutionnels avec la participation
de juge(s) irrégulièrement nommé(s); et (iii) proposer des mesures
pour empêcher toute influence extérieure indue sur la nomination
des juges à l’avenir». En outre, dans le groupe d’affaires
Reczkowicz, le Comité des Ministres
a rappelé que le principal problème sous-jacent à l’origine des violations
de l’article 6 était la nomination de juges sur proposition du Conseil
national de la magistrature recomposé. Il a donc exhorté les autorités
à garantir le droit du pouvoir judiciaire polonais à élire les magistrats membres
du Conseil et à examiner le statut de tous les juges nommés sur
proposition du Conseil national de la magistrature recomposé, ainsi
que les décisions rendues avec leur participation. Le Comité des
Ministres a également évoqué la nécessité de mettre en place un
cadre adéquat pour examiner la légitimité des nominations des juges
et supprimer les risques de responsabilité disciplinaire pour les
juges qui mettent en œuvre les exigences de l’article 6 dans ce
contexte.
38. Les conclusions d’inconstitutionnalité rendues par le Tribunal
constitutionnel polonais dans ses arrêts K 6/21 et K 7/21 remettent
en cause la compétence de la Cour européenne des droits de l’homme
en vertu de l’article 32 de la Convention. Il incombe donc à la
Pologne d’interpréter et, le cas échéant, de modifier ses lois de
manière à éviter toute répétition des violations constatées par
la Cour européenne des droits de l’homme dans ces affaires. Malheureusement,
malgré la procédure exceptionnelle des enquêtes du Secrétaire Général du
Conseil de l’Europe prévue à l’article 52 de la Convention, rien
n’a encore été fait à ce jour
.
39. Cette affaire est certes inhabituelle, mais elle illustre
l’interaction établie entre les niveaux national, de l’Union européenne
et de la Convention en raison des mesures prises au niveau de l’Union
européenne à la suite des préoccupations formulées par la Cour européenne
des droits de l’homme au sujet des réformes judiciaires polonaises.
Par exemple, au niveau de l’Union européenne, le 15 février 2023,
la Commission a renvoyé la Pologne devant la CJUE en raison de violations
du droit de l’Union européenne par son Tribunal constitutionnel
et sa jurisprudence. La Commission a ouvert une procédure d’infraction
contre la Pologne le 22 décembre 2021 à la suite de décisions du
Tribunal constitutionnel polonais qui avait considéré que les dispositions
des traités de l’Union européenne étaient incompatibles avec la
Constitution polonaise, contestant ainsi expressément la primauté
du droit de l’Union européenne. Par ailleurs, certaines des mesures
visant à respecter les jalons de la réforme judiciaire prévus dans
la décision du Conseil de l’Union européenne relative à l’approbation
de l’évaluation du plan pour la reprise et la résilience pour la
Pologne
ont
été présentées au Comité des ministres comme des mesures d’exécution
des arrêts du groupe
Reczkowicz, et
d’autres amendements législatifs sont en cours d’adoption à cet
égard. On ne peut qu’espérer que ces mesures seront également utiles
pour l’exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de
l’homme – et il importe d’œuvrer dans ce sens – mais il convient
aussi de rappeler la position du Comité des Ministres sur le rôle fondamental
de la réforme du Conseil national de la magistrature pour garantir
que ses membres soient à nouveau élus par leurs pairs.
40. Si certains éléments laissent espérer qu’un début de solution
se trouve à portée de main, d’autres facteurs semblent révéler une
aggravation de la situation. Des affaires liées à la réforme judiciaire
polonaise continuent d’être portées devant la Cour européenne des
droits de l’homme, qui décide dans certains cas d’indiquer des mesures
provisoires. Récemment, le Gouvernement polonais a informé le greffe
de la Cour européenne des droits de l’homme qu’il ne se conformerait
pas aux mesures provisoires prononcées en vertu de l’article 39
du règlement de la Cour dans les affaires
Leszczyńska-Furtak
c. Pologne,
Gregajtys c. Pologne et
Piekarska-Drążek c. Pologne .
Ces mesures provisoires concernaient des décisions de mutation de
juges de la chambre pénale à la chambre du travail et de la sécurité
sociale de la cour d’appel de Varsovie – décisions apparemment prises
pour sanctionner les déclarations de ces juges sur la légalité de
la nomination d’autres juges. Les autorités polonaises ont justifié
ce refus de se conformer aux mesures provisoires de la Cour européenne
des droits de l’homme en se référant à une déclaration du président
de la cour d’appel de Varsovie et à l’arrêt du Tribunal constitutionnel
du 10 mars 2022, qui remettaient en question l’autorité de la Cour
pour intervenir dans des affaires concernant le système judiciaire.
4.2. Royaume-Uni
41. Le Gouvernement du Royaume-Uni
a présenté un projet de loi visant à remplacer la loi sur les droits
de l’homme par une charte des droits humains «afin de rétablir un
juste équilibre entre les droits de la personne, la responsabilité
personnelle et l’intérêt général au sens large», sans pour autant
abandonner les engagements pris par le Royaume-Uni envers la Convention.
Il est prévu de «rendre au parlement son rôle de juge ultime des
lois qui ont des répercussions sur la population du pays» et d’élargir
la marge de décision du Royaume-Uni en matière d’interprétation
des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme
. Plus précisément, la Cour suprême
du Royaume-Uni aura «le dernier mot sur les droits britanniques,
qui ne devront plus se plier aveuglément aux décisions de la Cour
de Strasbourg», mais seront interprétés «dans un contexte britannique,
dans le respect de la jurisprudence du pays, de ses traditions et
des intentions de son législateur élu»
.
Plus récemment, le Gouvernement britannique a présenté le «projet
de loi sur l’immigration illégale», qui semble également anticiper
une augmentation des conflits avec la Convention et la Cour européenne
des droits de l’homme, et qui comprend en effet une disposition
spécifique relative à l’application des mesures provisoires indiquées
par la Cour européenne des droits de l’homme, tout comme le projet
de charte des droits humains. Ces réformes législatives feront l’objet
d’un rapport de l’Assemblée intitulé «Réforme de la législation du
Royaume-Uni sur les droits de l’homme: conséquences pour la protection
des droits de l’homme au niveau national et européen»
. Bien que la majorité de ces réformes
ne soient pas tant un cas de conflit entre juridictions qu’un ajustement
par un État de ses modèles de mise en œuvre de la Convention au
niveau national, les dispositions semblent susceptibles d’entraîner
un accroissement des conflits entre les juridictions nationales
et la Cour européenne des droits de l’homme, et les dispositions
relatives au respect des mesures provisoires pourraient être préoccupantes.
42. Il convient de noter en particulier que la législation britannique
en matière de droits de l’homme contient un exemple intéressant
de la manière dont le système judiciaire des États peuvent tenir
compte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.
L’article 2 de la loi britannique sur les droits de l’homme n’exige
pas des tribunaux nationaux qu’ils suivent la jurisprudence de la
Cour européenne des droits de l’homme, mais qu’ils «prennent en
considération» les arrêts pertinents pour la demande dont ils sont
saisis. Il est généralement admis que c’est cet article qui a permis
de résoudre efficacement les affaires britanniques au niveau national,
grâce à une bonne application du raisonnement de la Cour européenne
des droits de l’homme. Cette approche aurait à son tour contribué
à ce que le Royaume-Uni ait le plus faible nombre de requêtes par
habitant devant la Cour européenne des droits de l’homme (et de
requêtes déclarées recevables) parmi les États membres du Conseil
de l’Europe ces dernières années. En effet, le fait d’exiger des
juridictions nationales qu’elles tiennent compte de la jurisprudence
de la Cour européenne des droits de l’homme favorise le règlement
efficace du contentieux au niveau national. Les juges britanniques
appliquent donc la même jurisprudence et le même raisonnement que
les juges de la Cour européenne des droits de l’homme, ce qui permet
aussi d’améliorer le dialogue judiciaire entre les tribunaux britanniques
et la Cour. En effet, il est plus facile pour cette dernière de
s’assurer que les juridictions nationales appliquent l’analyse juridique
pertinente, et cela simplifie d’autant son évaluation de la marge
d’appréciation. Le récent projet de charte des droits humains devrait
réduire considérablement la force de cette disposition, diminuant
ainsi les avantages de cette approche utile. Indépendamment de l’évolution
de la législation britannique, il convient de noter que cette approche
qui consiste à demander expressément aux tribunaux de tenir compte
de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme
est un moyen utile d’améliorer à la fois le dialogue judiciaire
et l’application de la Convention au niveau national, et de prévenir
les conflits.
5. Informations
reçues au cours de notre travail sur le présent rapport
5.1. Résultats
du questionnaire envoyé aux parlements nationaux
43. La synthèse des résultats du
questionnaire figure en annexe du présent rapport. Comme on peut
le constater, les rapports entre les Constitutions nationales et
la Convention diffèrent d’un État à l’autre selon la hiérarchie
des normes et la place occupée ou non par la Convention dans une
Constitution. La jurisprudence n’est pas toujours claire dans ce
domaine. En ce qui concerne le droit de l’Union européenne, la solution semble
souvent consister à essayer de trouver des interprétations complémentaires
du droit de l’Union européenne, du droit national et de la Convention.
5.2. Auditions
44. Lors de la réunion de la commission
des questions juridiques et des droits de l’homme du 5 septembre 2022,
Mme Keller a expliqué que les tensions
entre la Cour européenne des droits de l’homme et les États contractants
étaient inévitables, car la Cour doit respecter la souveraineté
des États tout en veillant à ce qu’ils s’acquittent des obligations
qu’ils ont contractées au titre de la Convention. Mme Keller
considère que les conflits sont naturels et constituent autant d’occasions
précieuses de réflexion dans le cadre d’un dialogue constructif
(par exemple, sur le droit de vote des prisonniers au Royaume-Uni).
Cependant, une résistance plus ferme et sournoise peut parfois se
manifester (voir, par exemple, l’approche adoptée par la Cour constitutionnelle
russe). Mme Keller a rappelé que la Convention
est un «système coopératif» qui utilise divers instruments pour
engager un dialogue constructif avec les juridictions nationales.
La Cour européenne des droits de l’homme vient à l’appui des juridictions
nationales, soutient leur rôle primordial de garantes des droits consacrés
par la Convention dans le cadre de la «doctrine des juridictions
responsables» et applique un critère de contrôle moins strict à
condition que ces juridictions tiennent compte de sa jurisprudence
et que la question concerne une jurisprudence bien établie.
45. S’agissant de l’idée d’instaurer une Grande Chambre mixte
pour les affaires constitutionnelles difficiles, Mme Keller
estime qu’un tel changement affaiblirait le système de la Convention
et ne présenterait aucun avantage par rapport au système actuel,
d’autant que: 1) une Grande Chambre mixte est incompatible avec
la Convention – la Cour européenne des droits de l’homme étant par
nature une juridiction internationale; 2) la participation de juges
nationaux à la prise de décision de la Cour donnerait lieu à un
soupçon de partialité et risquerait de porter atteinte à la légitimité
et à la crédibilité de la Cour; 3) un tribunal hybride est une instance totalement
inconnue dans le cadre de la protection internationale des droits
de l’homme; 4) une Grande Chambre mixte saperait et réduirait la
légitimité de la jurisprudence de la Cour européenne des droits
de l’homme, puisqu’elle pourrait être considérée comme le reflet
de la volonté unilatérale d’un État, et non d’une Cour européenne
des droits de l’homme indépendante; et 5) les juges de la Cour constitutionnelle
qui ont déjà examiné la question lors de l’épuisement des recours
internes ne devraient pas être également impliqués dans la même
affaire – si ses juges n’examinent pas régulièrement les questions
relatives aux droits de l’homme, ils manqueront des compétences
nécessaires. Elle a précisé qu’il pouvait être dangereux d’introduire,
au niveau européen, des problèmes qui existent au sein d’un système
judiciaire national et qui ne sont pas réglés.
46. S’agissant de l’adhésion de l’Union européenne à la Convention,
Mme Keller estime qu’elle pose de véritables
difficultés à la CJUE et à la Cour européenne des droits de l’homme,
surtout compte tenu de la conditionnalité de l’Union européenne
et des problèmes de compatibilité avec le système de la Convention. L’approche
de la Cour européenne des droits de l’homme consiste à privilégier
la marge d’appréciation et le dialogue judiciaire. À cet égard,
Mme Keller considère qu’il est inutile
d’essayer d’imposer une hiérarchie entre les différents systèmes
juridiques internationaux; le droit international comprend nécessairement
plusieurs niveaux. Il est donc essentiel de faciliter le dialogue
judiciaire entre les juridictions nationales, la Cour européenne
des droits de l’homme et la CJUE pour résoudre tout problème éventuel
à l’avenir.
47. Mme Granata-Menghini a rappelé
que dans les cas difficiles, il importe de faire la distinction
entre impossibilité juridique et caractère non souhaitable. Elle
a indiqué qu’au moins 12 pays avaient modifié leur Constitution
à la suite d’arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme.
Bien que les États disposent d’une marge d’appréciation dans la
mise en œuvre des arrêts de la Cour, la composition des juridictions constitutionnelles
a des conséquences qu’il convient de prendre en compte (par exemple
en Pologne). La principale difficulté réside généralement dans le
manque de volonté politique de la part des juridictions et des autorités
nationales pour résoudre un problème donné. Elle a rappelé le rôle
de la Commission de Venise qui peut aider les cours constitutionnelles
en cas de déficit de compétence.
48. Lors de l’échange de vues tenu par la commission le 12 octobre
2022, M. Weiler a expliqué les spécificités du système juridique
de l’Union européenne, caractérisé par une forme relativement extrême
de suprématie du droit de l’Union européenne, qui implique que la
CJUE considère que même les dispositions mineures ou techniques
du droit de l’Union européenne priment sur les Constitutions nationales.
Il a toutefois indiqué que certaines juridictions nationales supérieures
avaient récemment exprimé une certaine «rébellion» contre ce principe –
notamment celles du Danemark, de la Hongrie, de la Pologne, de la
République tchèque, de la France et de l’Italie. Ces tribunaux ont
en effet déclaré que, dans certaines circonstances, ils ne pouvaient accepter
la suprématie du droit de l’Union européenne et se sont donc laissé
la possibilité de rejeter la suprématie de la CJUE. Pour M. Weiler,
ce changement d’attitude s’explique par l’élargissement de l’Union européenne,
qui implique une plus grande diversité et des divergences dans les
sensibilités sociales, politiques et culturelles de ses États membres.
Il estime également que la suprématie du droit de l’Union européenne
ne s’applique qu’aux mesures de l’Union européenne qui sont intra vires, et il reconnaît qu’il
peut y avoir des divergences d’opinion entre les instances européennes
et nationales à propos de l’équilibre des compétences – les institutions
européennes, y compris la CJUE, ayant tendance à favoriser l’élargissement des
pouvoirs de l’Union européenne. Les cours constitutionnelles nationales
ont fait valoir qu’en vertu du principe de délégation de pouvoirs,
il leur appartient de décider si l’État délègue tel pouvoir à l’Union européenne
(et non à l’Union européenne de décider si ce pouvoir lui a été
délégué). M. Weiler considère qu’il est important de reconnaître
que l’Union européenne est un ordre pluraliste différent de l’homogénéité
qui caractérisait les six États dans les années 1960, au moment
où de nombreux principes de l’Union européenne ont été définis.
Il est donc nécessaire d’adopter une approche qui tienne compte
des ordres constitutionnels des États membres.
49. Cependant, les conflits ont parfois pu être résolus sans heurts.
Par exemple, dans l’affaire italienne Taricco, la Cour constitutionnelle
italienne a estimé que l’instrument de l’Union européenne allait
à l’encontre des principes fondamentaux, et que l’Italie ne pouvait
pas avoir conféré des pouvoirs qui portent atteinte aux principes
fondamentaux. Elle a donc demandé à la CJUE de revoir sa position,
ce qu’elle a fait. Si, dans le contexte de l’Union européenne, une
juridiction unique contribue au principe d’égalité devant la loi
et à l’application uniforme de la loi, il n’est pas toujours possible
d’éviter les objections des cours constitutionnelles nationales.
Pour surmonter ces difficultés, M. Weiler a proposé la création
d’une chambre mixte au sein de la CJUE, qui serait chargée des questions
liées aux actes intra vires et ultra vires. Cette chambre mixte
serait composée d’une sélection de juges nationaux, et ses décisions
seraient contraignantes. M. Weiler espère ainsi réduire sensiblement
les cas et les risques de conflits entre l’Union européenne/la CJUE
et les Constitutions nationales/juridictions constitutionnelles
nationales. La présence de juges constitutionnels nationaux devrait également
permettre de mieux faire connaître les sensibilités constitutionnelles
nationales.
50. En ce qui concerne la Convention, M. Weiler propose que, lorsque
la Grande Chambre sait qu’elle doit délibérer sur une décision relative
à un problème constitutionnel délicat, elle organise une audience
à huis clos à laquelle participeraient la Cour européenne des droits
de l’homme et une sélection de juges des juridictions constitutionnelles
nationales. Parmi ces juges pourrait figurer un juge de l’État membre
concerné (mais pas seulement de cet État). Il pourrait s’agir de
déterminer si une question relève de la marge d'appréciation accordée
aux États membres par la Convention. Cette audience n’aurait aucun
pouvoir décisionnel; il s’agirait plutôt d’une discussion visant
à éclairer la Cour européenne des droits de l’homme sur la question
examinée, en faisant appel à la sagesse des juges constitutionnels
de divers États. Quand bien même les juges de la Cour européenne
des droits de l’homme ne changeraient pas d’avis à l’issue de cette
discussion, celle-ci contribuerait au moins à améliorer la qualité
de leur raisonnement et à rendre la décision finale plus convaincante.
51. S’agissant de l’adhésion de l’Union européenne à la Convention,
M. Weiler estime que face à la Cour européenne des droits de l’homme,
il ne devrait y avoir aucune différence entre la CJUE et les cours constitutionnelles
allemande ou lettone. La Cour européenne des droits de l’homme devrait
traiter de la même manière la CJUE et toute autre juridiction constitutionnelle
d’un État membre.
6. Conclusions
52. Comme l’a indiqué la Commission
de Venise, les tensions entre composantes sont inévitables dans l’ordre
juridique à plusieurs niveaux qui existe aujourd’hui en Europe
.
La Convention, selon l’interprétation retenue par la Cour européenne
des droits de l’homme, exige souvent des États parties qu’ils modifient
leur législation, voire leur Constitution ou leurs lois constitutionnelles,
pour respecter leurs obligations conventionnelles. Ces exigences
peuvent sembler toucher au cœur de la souveraineté des États et
ces derniers peuvent donc parfois trouver ces changements difficiles
à mettre en œuvre. Cependant, il est indispensable de dépasser ces
réticences afin de préserver la mise en œuvre de la Convention,
conçue comme un instrument vivant et contraignant. Compte tenu de
l’impératif juridique et politique de surmonter cette résistance
et ces défis, d’autres dispositifs pourraient être envisagés afin
d’atténuer les tensions entre la jurisprudence de la Cour et les
législations nationales. Le dialogue judiciaire illustre bien la
manière dont certaines améliorations peuvent aider à surmonter les
difficultés.
53. A titre d’exemple de mécanisme plus innovant, mentionnons
la proposition récente de créer une chambre mixte au sein de la
CJUE, avec des juges nationaux
, lorsqu’il s’agit de déterminer
si la législation de l’Union européenne est
intra
vires et dans les cas de conflit apparent entre les Constitutions
nationales et le droit de l’Union européenne
.
Dans cette proposition, la Grande Chambre mixte ne statuerait que
sur la répartition des compétences entre l’Union européenne et ses
États membres, et elle serait compétente pour déclarer nul et non
avenu tout acte de l’Union européenne – en annulant une décision
antérieure de la CJUE qui le valide – qui comporterait une violation
grave du principe d’attribution. De telles idées créatives peuvent permettre
d’apporter des solutions à des problèmes complexes dans un espace
juridique de plus en plus interconnecté.
54. J’encourage la poursuite de la réflexion créative qui permettra
de faire progresser la compréhension et le respect mutuels entre
les différents ordres juridiques et les différentes juridictions.
Toutefois, la persistance des violations de l’article 46, paragraphe 1,
de la Convention ne saurait être tolérée. En outre, on pourrait
peut-être réfléchir à la manière de mieux développer les mécanismes
prévus à l’article 46, paragraphe 4 ou 5. Après un tel arrêt au
titre de l’article 46, paragraphe 4, l’État partie concerné pourrait
alors choisir de modifier sa Constitution ou d’assumer les conséquences
de sa réticence, éventuellement par la suspension de sa participation
aux organes du Conseil de l’Europe
.