1. Introduction
1. Au printemps 2020, de grandes
parties du monde ont commencé à se barricader derrière leurs frontières et
leurs portes, dans l’espoir de freiner la circulation d’un virus
jusqu’alors inconnu. A la place des véhicules circulaient des images
saisissantes de grands axes déserts et silencieux; tandis que les
hôpitaux se remplissaient, les salles de classe et de concert, les
bureaux, les usines, les lieux de rassemblement se vidaient; à mesure
que les chiffres d’infections progressaient, les contacts humains
rétrécissaient.
2. Derrière ce vide sidérant, toutefois, des échanges se poursuivaient
en ligne. Dès les premières restrictions à la circulation des personnes,
les communications numériques, qui occupaient déjà une place croissante
dans nos sociétés, ont rapidement pris une importance sans précédent
dans presque tous les domaines de la vie. Les échanges commerciaux,
les contacts avec les administrations publiques, certains types
de travail, les interactions avec la famille, l’éducation, les rendez-vous
médicaux: même dans des sphères où les technologies de l’information
jouaient encore peu auparavant un rôle modeste, leur place s’est rapidement
agrandie.
3. Les confinements successifs, les contrôles renforcés voire
les fermetures des frontières et les autres restrictions imposées
en matière de déplacement physique ont ainsi jeté une lumière crue
sur une réalité jusque-là trop facilement ignorée: celle de la fracture
numérique.
4. Comme l’a souligné le Secrétaire Général des Nations Unies
à l’époque, «la fracture numérique est devenue une question de vie
ou de mort pour les personnes qui n’ont pas accès à des informations
essentielles en matière sanitaire. Elle menace de devenir le nouveau
visage des inégalités, renforçant les désavantages sociaux et économiques
auxquels se voient confrontées les femmes et les filles, les personnes
handicapées et de nombreuses minorités»
.
5. En effet, les technologies numériques peuvent être de puissants
outils d’information, de communication, d’autonomie et d’inclusion
sociale, lorsque toutes les conditions nécessaires sont réunies;
à l’inverse, dans nos sociétés de plus en plus numérisées, l’exclusion
numérique constitue un obstacle majeur à l’égalité
.
6. Parce qu’elle a accéléré et intensifié notre utilisation des
outils numériques, la pandémie de covid-19 a mis en relief la profondeur
du fossé numérique qui existait déjà entre personnes «connectées»
et «non-connectées», tout en le creusant davantage.
7. La prise de conscience à ce sujet – et les inégalités réelles
dont nous avons été, et continuons à être les témoins – doivent
nous inciter à agir sans attendre pour adopter une approche réellement
inclusive dans le domaine numérique
.
8. C’est pourquoi la proposition de résolution à l’origine de
ce rapport invite l’Assemblée parlementaire à mener des recherches
pour déterminer l’ampleur de la discrimination qui existe dans l’accès
aux technologies et à faire des recommandations aux États membres
sur les moyens de combler la fracture numérique.
2. La fracture numérique: un problème
réel qui nécessite des solutions complètes et concrètes
9. L’Organisation de coopération
et de développement économiques (OCDE) a défini la «fracture numérique»,
dès 2001, comme désignant l’écart entre les individus, les foyers,
les entreprises et les espaces géographiques à différents niveaux
socio-économiques en ce qui concerne à la fois leurs perspectives
d’accès aux technologies de l’information et de la communication
et leur utilisation de l’internet pour un large éventail d’activités
.
10. Depuis lors, l’expansion continue des domaines d’utilisation
de ces technologies a eu pour conséquence l’élargissement des situations
d’inégalités qu’elles créent.
11. Internet, en particulier, n’est plus aujourd’hui accessoire,
c’est devenu un besoin fondamental. Ne pas y avoir accès prive les
personnes concernées d’accès aux services publics, à l’éducation,
et à de nombreuses opportunités dans la vie. Être non déconnecté
limite tout simplement ce que l’on peut faire
.
12. Pour les gouvernements, comprendre et s’attaquer à toutes
les dimensions de la fracture numérique est ainsi devenu un élément
essentiel de la promotion de l’égalité, quel que soit le domaine
de la vie concerné.
13. La dématérialisation des services publics, mise en place progressivement
par de très nombreux gouvernements en Europe et ailleurs au nom
de la rationalisation des coûts ou afin de «simplifier» ou d’améliorer
l’efficacité ou la rapidité de traitement des dossiers, est un exemple
saisissant dans ce domaine, car elle laisse trop souvent pour compte
les personnes n’ayant pas facilement accès aux technologies numériques,
les privant ainsi d’accès à leurs droits. L’impact sur l’égalité
de la dématérialisation des services publics a fait l’objet, au
cours des dernières années, d’une analyse approfondie par l’institution
du Défenseur des droits français
, dont
nous avons eu l’occasion d’auditionner un représentant lors de notre
réunion du 16 septembre 2022 (voir chapitre 5.1 ci-après).
14. Pour sa part, l’OCDE a déjà consacré des études importantes
à l’économie numérique. Son rapport «Vers le numérique: Forger des
politiques au service de vies meilleures» analyse sept dimensions
qui doivent être prises en compte afin de garantir que la transformation
numérique soit synonyme de vies meilleures: l’accès; l’utilisation;
l’innovation; les emplois; la prospérité sociale; la confiance;
l’ouverture des marchés
. Si tous
ces éléments sont liés, ce sont les deux premières questions (l’égalité
d’accès, l’égalité dans l’utilisation) qui m’intéressent tout particulièrement
dans le cadre du présent rapport.
15. Afin de mieux cerner les leviers d’action dont disposent les
autorités publiques dans ce contexte, il peut être utile de faire
une distinction entre les dimensions structurelles et humaines de
la fracture numérique. En effet, pour pouvoir bénéficier des apports
des technologies numériques, il est nécessaire pour chacun·e, d’une part,
d’avoir accès aux infrastructures et aux outils sans lesquels ces
technologies ne peuvent fonctionner (chapitre 4), et, d’autre part,
de maîtriser leur utilisation (chapitre 3).
3. Dimensions
humaines de la fracture numérique
16. Face à une même situation structurelle
(niveau d’accès identique aux infrastructures et aux outils requis),
et même si cette situation leur est favorable, différentes personnes
n’ont pas les mêmes facilités pour se servir des outils numériques.
17. La lutte contre l’illectronisme est ainsi devenue un enjeu
majeur pour nos sociétés. D’après un rapport récent du Sénat français,
par exemple, «la dématérialisation généralisée des services publics…laisse
sur le bord de la route 3 Français sur 5, incapables de réaliser
des démarches administratives en ligne»
.
Cela est alarmant mais malheureusement peu étonnant: d’après la
même source, «même l’Inspection générale des affaires sociales n’a
pu réaliser, en décembre 2019, un test de demande d’aide au logement
en ligne».
18. Pour garantir l’égal accès aux droits, les États doivent prendre
des mesures pour lutter contre l’illectronisme et accompagner de
manière efficace toutes les personnes qui ne maîtrisent pas, ou
pas encore suffisamment, les technologies numériques.
19. Dans les chapitres qui suivent, j’analyse différentes dimensions
humaines de la fracture numérique, leurs causes ainsi que des solutions
qui peuvent y être apportées.
3.1. La
fracture fondée sur le genre
20. Comme l’a souligné récemment
ONU Femmes, qu’il s’agisse de l’apprentissage ou de l’activisme
en ligne, voire de l’expansion rapide des emplois très bien rémunérés
dans le domaine des technologies, l’ère numérique a généré des opportunités
sans précédent pour favoriser l’empouvoirement des femmes et des filles.
Ces avancées technologiques créent toutefois de nouvelles formes
d’inégalités et de nouvelles menaces pour les droits et le bien-être
des femmes et des filles
.
21. Les femmes et les filles restent toujours sous-représentées
dans la création, l’utilisation et la réglementation des technologies.
Elles utilisent moins les services numériques, s’engagent moins
dans des carrières liées aux technologies de l’information, et doivent
faire face bien plus souvent au harcèlement et aux violences en
ligne. Ces phénomènes ont pour effet de limiter non seulement leur
empouvoirement numérique mais aussi le potentiel de transformation
que peuvent fournir les technologies. Par conséquent, les choix
que nous faisons aujourd’hui auront un impact considérable sur les
avancées possibles de demain
.
22. Selon l’Union internationale des télécommunications (UIT),
il y a 250 millions de femmes en moins que les hommes sur internet
. Il existe un fossé
important entre les femmes et les hommes dans l’accès aux technologies
numériques et dans leur utilisation. Le numérique ne fait que reproduire
les normes socioculturelles inégalitaires qui sont à la racine de
l’exclusion des femmes – et de l’ensemble des autres personnes qui
subissent des discriminations
.
23. Des études entreprises par l’OCDE
montrent
que des situations contrastées existent entre les pays. Si les femmes
et les hommes utilisent internet dans des proportions à peu près
égales dans de nombreux pays de l'OCDE (les plus égalitaires à ce
jour étant l’Estonie et la France), dans d’autres pays comme la
Türkiye et l'Italie, les femmes sont encore beaucoup moins connectées.
24. Globalement, les femmes sont moins bien représentées en ligne
et, dans le monde du travail, peu de femmes occupent des postes
dans les entreprises des technologies numériques. Cela est notamment
dû au fait qu’encore à ce jour subsistent des perspectives de carrière genrées:
les femmes et les filles ne représentent que 17% des étudiant·e·s
en technologies informatiques dans l’Union Européenne
. Comme notre
collègue Christophe Lacroix l’a souligné dans son rapport sur l’utilisation
de l’intelligence artificielle
,
les discriminations existantes dans nos sociétés se répercutent
dans l’utilisation des nouvelles technologies. La lutte contre les
stéréotypes de genre est une première étape vers la réduction des
inégalités de genre et de leur reproduction dans les innovations.
25. Parmi les codeuses et codeurs âgés de 16 à 24 ans, l’OCDE
constate par ailleurs un écart systématique entre les genres en
ce qui concerne les compétences en matière de technologies de l’information
et de la communication, les femmes étant moins présentes que les
hommes dans le domaine du codage et de la programmation. Il est
important de travailler sur ce point et de faire en sorte que davantage
de femmes s'engagent dans des études axées sur les sciences, la
technologie, l’ingénierie et les mathématiques.
26. Des programmes tels que Black Girls
Code aux États-Unis ont réussi à donner aux femmes et
aux filles, dès leur plus jeune âge, les moyens d'acquérir un ensemble
de compétences pour réussir dans le monde numérique. Pour les groupes
plus âgés, l'esprit d'entreprise et d’innovation des femmes pourraient
être encouragés en assurant l'égalité d'accès à un financement de
démarrage, au capital-risque et à l'acquisition de compétences commerciales.
27. L'OCDE a pour sa part renforcé sa base de données dans ce
domaine en élaborant des indicateurs supplémentaires sur la fracture
numérique entre les genres, disponibles sur son portail
Going Digital Toolkit et intéressants
pour tous les acteurs désireux de développer des politiques de promotion
de l’égalité efficaces, car fondées sur des données concrètes
.
28. Enfin, la dimension numérique de la violence à l’égard des
femmes est également un facteur important du fossé numérique entre
les femmes et les hommes. Notre ancienne collègue Marit Maij le
soulignait dès 2016 dans son rapport pour l’Assemblée intitulé «Mettre
fin à la cyberdiscrimination et aux propos haineux en ligne»
, les femmes sont victimes d’agressions
en ligne de façon disproportionnée . Des campagnes répétées à coup
de contenus misogynes en ligne, souvent assortis d’autres phénomènes
comme la traque et les menaces de viol ou de mort, ont par exemple
conduit de trop nombreuses femmes à suspendre temporairement voire
définitivement leurs activités en ligne – y compris des journalistes
ou élues pour qui le numérique constituait un volet essentiel de
leur travail
.
La misogynie en ligne – tout comme d’autres formes de haine (racisme,
LGBTI-phobie, etc.) – conduit ainsi des femmes qui ont surmonté
tous les autres obstacles à leur utilisation du numérique et qui
maîtrisent parfaitement tous les outils nécessaires à abandonner
leur vie en ligne, aggravant la fracture numérique.
29. Le Groupe d’experts sur la lutte contre la violence à l’égard
des femmes et la violence domestique (GREVIO) a analysé ces questions
en profondeur dans sa Recommandation générale n° 1 sur la dimension numérique
de la violence à l’égard des femmes. Celle-ci contient des recommandations
cruciales aux gouvernements, afin de veiller à ce que les mesures
qu’ils prennent pour mettre en œuvre la Convention du Conseil de
l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard
des femmes et la violence domestique (STCE no 210,
«Convention d’Istanbul») tiennent pleinement compte de la dimension
numérique des cas de figure que couvre la Convention
. Suivre
ces recommandations contribuerait également à renforcer la lutte
contre la fracture numérique.
3.2. La
fracture générationnelle – les plus âgé·e·s et les jeunes
30. Les personnes les plus âgées
sont souvent moins formées à l’usage des technologies numériques
que les plus jeunes. Or, l’usage croissant des technologies numériques
crée un risque de mise à l’écart des personnes plus âgées, parce
qu’elles sont souvent moins à l’aise avec ces technologies que les
jeunes. Il est indispensable que les autorités publiques identifient
tous les moyens et prennent toutes les mesures possibles pour parvenir
à l’inclusion des personnes âgées grâce au numérique. Mêmes les
personnes ayant peu pratiqué ces technologies peuvent bien évidemment
devenir compétentes et autonomes dans ce domaine, et beaucoup le
font
.
31. Des initiatives sont souvent prises au niveau local – par
exemple, par des médiathèques publiques ou des centres d’accueil
du numérique – pour proposer des formations numériques de base,
y compris pour les personnes plus âgées, qui ne sont pas à l’aise
dans l’utilisation des technologies numériques pour effectuer leurs
démarches courantes telles que la consultation des comptes bancaires,
la soumission de leur déclaration d’impôt en ligne, ou l’utilisation
des réseaux sociaux pour garder le contact avec des membres de leur
famille qui vivent loin. Ces initiatives peuvent s’avérer très efficaces,
car prises au niveau local ou au niveau d’une communauté, elles
sont les mieux placées pour atteindre des individus qui, par définition,
ne verraient pas des messages de sensibilisation en ligne. Je suis
d’avis que de telles initiatives devraient être fortement encouragées,
y compris à travers un soutien fourni par l’État.
32. La fracture générationnelle ne va toutefois pas uniquement
dans le sens de l’isolement des plus âgé·e·s. Elle joue également
à l’encontre des plus jeunes. En effet, même si elles et ils appartiennent
à la «génération numérique» et semblent maîtriser avec aisance les
réseaux sociaux ou les jeux en ligne, tel n’est pas toujours le
cas. D’une part, les jeunes n’ont pas toutes et tous accès aux technologies
numériques, et d’autre part, les stéréotypes quant aux jeunes et
à la technologie peuvent se révéler trompeurs
.
Les jeunes – y compris celles et ceux qui maîtrisent l’utilisation
des réseaux sociaux – peuvent par exemple éprouver de nombreuses difficultés
à effectuer des démarches administratives en ligne. La formation
– que ce soit pour les plus jeunes, mais aussi tout au long de la
vie – ne doit pas ignorer la nécessité d’apprendre à utiliser certaines
plateformes pour mener à bien des démarches administratives ordinaires.
33. L’objectif doit être d’éviter de laisser pour compte toutes
celles et tous ceux qui ne savent pas ou ne souhaitent pas utiliser
les technologies numériques.
3.3. La
fracture sociale
34. L’accès aux technologies numériques
suppose l’accès aux supports numériques, en particulier à un téléphone
portable, un ordinateur ou une tablette ainsi qu’à un support de
connexion mis en place par un opérateur, à savoir une connexion
à un réseau. Les personnes les plus défavorisées ont davantage de
mal à accéder à ces technologies, dont le coût peut être très important
– voire prohibitif – pour elles, et subissent par conséquent une
rupture d’égalité lorsque l’usage des technologies numériques est
rendu nécessaire.
35. Cette question est étroitement liée à de nombreux points que
j’examine de manière plus approfondie au chapitre 5 ci-dessous,
consacré à l’impact de la dématérialisation des services publics.
3.4. La
fracture fondée sur le handicap
36. Les personnes en situation
de handicap peuvent rencontrer davantage d’obstacles à utiliser
les technologies numériques. Ces dernières ne sont souvent pas suffisamment
adaptées à leurs besoins, et même si de nouvelles techniques sont
constamment développées pour permettre une réduction du fossé numérique
– l’on peut citer à cet égard les logiciels destinés aux personnes
non voyantes ou malvoyantes et qui permettent de transformer un
texte écrit en texte lu à haute voix – ces solutions restent souvent
coûteuses. Le fossé subsiste avec un grand nombre de sites et de
plateformes inadaptés
.
37. La variété des situations étant considérable et au vu de l’importance
des enjeux d’accès aux droits fondamentaux, j’estime que cette question
mériterait de faire l’objet d’un rapport spécifique.
3.5. La
fracture numérique et les objectifs de développement durable
38. Selon un rapport conjoint du
Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF) et de l’UIT
, deux tiers des enfants en âge d'être scolarisés
dans le monde, soit 1,3 milliard, ne disposent pas d'une connexion
internet à leur domicile. Selon ce même rapport, 63% des 15-24 ans
n’ont pas accès à internet à la maison. Lors de la crise sanitaire,
191 États ont pris la décision de fermer leurs établissements scolaires
. Cela a privé un grand nombre d’élèves
de leur droit à l’éducation, creusant les écarts entre les générations
et au sein des générations. La pandémie a mis en exergue l’importance
de lutter contre la fracture numérique dans ce domaine
.
Réduire le fossé numérique pourrait en effet contribuer à la réalisation
de l’objectif de développement durable 8.6 (réduire considérablement
la proportion de jeunes non scolarisés et sans emploi ni formation).
3.6. Autres
dimensions de la fracture numérique
39. Les sources de fractures numériques
citées ci-dessus sont loin d’être exhaustives. Même si les causes et
les effets de l’exclusion numérique sont souvent similaires, des
situations particulières, comme celles des détenu·e·s, des majeur·e·s
protégé·e·s ou encore des demandeuses et demandeurs d’asile, peuvent nécessiter
des réponses spécifiques afin de garantir l’égalité d’accès aux
droits.
40. Le présent rapport ne me permet pas d’examiner toutes ces
questions dans le détail. Toutefois, je tiens à souligner que lorsque
les autorités mettent en place des systèmes numériques, les besoins
de toutes les utilisatrices et de tous les utilisateurs potentiel·le·s
doivent être pris en compte.
4. Dimensions
structurelles de la fracture numérique
41. Le fonctionnement des technologies
numériques nécessite l’installation de systèmes de télécommunication
adaptés. Cela suppose l’existence d’infrastructures importantes
et onéreuses, dont le coût par habitant augmente lorsque les distances
à couvrir sont grandes et le nombre de bénéficiaires potentiels peu
élevé.
42. Or, du point de vue de l’égalité, et compte tenu du fait que
l’accès à ces systèmes est devenu essentiel pour jouir d’autres
droits, les gouvernements se doivent de garantir l’accès pour toutes
et tous à des services performants de téléphonie mobile et/ou d’internet
à haut ou à très haut débit (notamment par le biais des réseaux
4G voire 5G et/ou d’une connexion ADSL ou par fibre optique). Cela
nécessite des investissements importants de la part des pouvoirs
publics, encadrés par des politiques aptes à garantir l’égalité
dans ce domaine. Ces questions font l’objet du présent chapitre.
4.1. La
fracture territoriale
43. Les disparités d’accès aux
technologies numériques sont très marquées entre les zones urbaines
et rurales – tout autant qu’entre les pays les plus avancés et les
pays en développement. Il existe toujours des zones «blanches» ou
«grises» où il n’y a pas, ou peu, d’accès aux technologies de l’information
et des communications. A la campagne et dans les petits villages,
les habitant·e·s subissent de plein fouet la fracture numérique
dans sa dimension territoriale.
44. Reconnaissant la nécessité d’une action urgente, l’Organisation
des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) s’est
dotée dès 2003 d’une stratégie de lutte contre le fossé numérique
en milieu rural
. Ce programme visait
à augmenter la disponibilité des technologies numériques en milieu
rural et à favoriser l’établissement d’infrastructures. Cette stratégie
de la FAO illustre la nécessité – de longue date – de lutter contre
la fracture numérique territoriale.
45. Lors de l’audition tenue par la commission sur l'égalité et
la non-discrimination le 16 septembre 2022, Mme Verena
Weber, Cheffe de l'Unité des politiques relatives aux infrastructures
et aux services de télécommunication de l'OCDE, a présenté les conclusions
de cette organisation sur les aspects de la fracture numérique liés
à la connectivité. Cette question comporte très souvent une dimension
territoriale. D’après les analyses de l'OCDE, ses pays membres ont
de bons résultats en ce qui concerne le nombre de ménages disposant
d'une connexion fixe à haut débit. Cependant, la vitesse des connexions
varie considérablement d'un pays à l'autre et, dans la plupart des
pays, un écart important existe entre les zones urbaines et les
zones rurales. Des écarts significatifs sont également observés
entre les pays en ce qui concerne la couverture de l'internet mobile.
Ces divergences sont souvent liées au prix de l'utilisation des
données mobiles et reflètent la structure des offres concernant
cette utilisation.
46. D’après les données recueillies par l'OCDE dans le cadre de
nombreuses études menées au cours des vingt dernières années, la
mise en concurrence serait le meilleur moyen d'améliorer la connectivité,
d'élargir le choix, de stimuler l'innovation et d'augmenter à la
fois les investissements et la qualité de la couverture, notamment
dans les zones rurales. L’ouverture à la concurrence peut, selon
l’OCDE, être accélérée par diverses mesures, notamment l’adoption
d’une réglementation pro-concurrentielle applicable au marché de gros
et une gestion efficace du spectre pour les réseaux mobiles. Le
développement de la transformation numérique entraîne par ailleurs
une augmentation de la demande d’accès aux réseaux et la nécessité d’accélérer
la connectivité. L’OCDE estime que la plupart des investissements
nécessaires devraient provenir du secteur privé, mais que le financement
public pourrait jouer un rôle important dans les zones rurales et reculées,
pour lesquelles il n'existe pas d'analyse de rentabilité positive.
Les responsables politiques pourraient également, à moindre coût
pour la collectivité, créer des incitations à investir, par exemple
en supprimant les obstacles administratifs au déploiement des réseaux,
en rationalisant l'accès aux droits de passage ou en promouvant
des modèles de partage des réseaux. Mener une politique d'agrégation
de la demande pourrait améliorer la connectivité dans les zones
rurales et éloignées. Les obligations de couverture pourraient également
être incluses dans les ventes aux enchères de fréquences, et les
partenariats public-privé pourraient fournir un financement complémentaire
pour les zones rurales.
47. Dans les pays où un service universel est en place, les données
de l’OCDE montrent que les crédits sont souvent mal utilisés ou
ne sont pas dépensés du tout, tandis que les pays qui ont mis les
fournisseurs de haut débit en concurrence ont obtenu des prix beaucoup
plus bas. Ainsi, intensifier la concurrence permettrait de faire
baisser les prix; des subventions peuvent ensuite être mises en
place pour les groupes marginalisés qui en auraient besoin. Si les
opérateurs exercent souvent des pressions sur les gouvernements
en affirmant qu’ils devront cesser d'investir si la concurrence
s'intensifie, dans la pratique, ils investissent davantage dans les
pays où ils sont confrontés à une concurrence accrue, afin de ne
pas perdre leur avantage concurrentiel. L'insuffisance des investissements
dans les zones rurales ne serait par conséquent pas due à une concurrence
trop forte.
48. Dans les domaines où les investissements du secteur privé
sont insuffisants, le secteur public pourrait fournir un financement
complémentaire. En ce qui concerne les partenariats public-privé,
ceux-ci sont souvent critiqués dans la mesure où ils permettent
au secteur privé de s’approprier tous les bénéfices tandis que le secteur
public se retrouve dans l’obligation de financer l’ensemble des
dépenses d'investissement, tout en perdant la capacité d’orienter
le processus de transformation dans le sens de l'intérêt public.
La Colombie peut cependant être citée comme un exemple positif de
partenariat public-privé, où l'investissement public a été bien
utilisé. Dans ce pays, le secteur public a financé le déploiement
d’une «colonne vertébrale» de fibres optiques dans tout le pays,
et les municipalités ont financé des connexions à partir de cette
colonne vertébrale. Le nombre de municipalités ayant financé ces
connections était bien plus élevé que prévu.
4.2. Position
à adopter
49. La présentation des éléments
ci-dessus a généré un débat considérable au sein de la commission
sur l'égalité et la non-discrimination. Il a été souligné que dans
un monde où chacun·e doit être connecté·e pour exercer pleinement
sa citoyenneté, et étant donné que le premier objectif du secteur
privé est de maximiser ses profits, les gouvernements ont la responsabilité
de veiller à ce que chacun·e ait accès à l'internet. D’autre part,
la couverture du réseau est primordiale, en particulier dans les
zones reculées et rurales. Si l’intensification de la concurrence
peut profiter aux utilisatrices et utilisateurs des zones à forte
densité, notamment les villes, cela risque de se faire au détriment
des utilisatrices et utilisateurs ruraux, à moins que des obligations
de couverture ne soient imposées aux fournisseurs. Par ailleurs,
la Belgique a été citée comme un exemple qui démontre que la concurrence
ne peut manifestement pas tout régler, car les prix y restent élevés
malgré la présence de quatre opérateurs. Un modèle hybride dans
lequel l'État est propriétaire du réseau mais impose des obligations
de service public aux opérateurs, notamment l'obligation de desservir
les zones rurales, a été proposé pour répondre à cette situation.
50. L’Assemblée a déjà eu l’occasion d’examiner une première fois
ces questions dans sa
Résolution
2256 (2019) «Gouvernance de l’internet et droits de l’homme», dans
laquelle elle recommandait aux États membres du Conseil de l’Europe
«de mettre en œuvre des politiques nationales d’investissement public
cohérentes, avec l’objectif d’un accès universel à l’internet; ces
politiques devraient viser en particulier à corriger les déséquilibres
géographiques (par exemple entre les zones urbaines et les zones
rurales ou isolées)», sans prendre position sur la forme précise
que devraient revêtir de telles politiques.
51. Force est de constater que les situations dans nos États membres
varient considérablement, en termes notamment d’étendue du territoire,
de concentration des populations dans les zones urbaines, de densité
des populations en dehors des zones urbaines et d’équipements numériques
déjà en place.
52. Pour cette raison, j’estime irréaliste de proposer, dans le
cadre du présent rapport, un modèle unique d’investissement et de
développement des réseaux numériques et de communications mobiles
qui conviendrait à toutes les situations existantes dans chacun
de nos États membres. Je partage la vision déjà exprimée par l’Assemblée,
à savoir l’objectif de garantir un accès universel à l’internet
et la nécessité de mettre en place des politiques cohérentes avec
cet objectif. Afin de remédier aux inégalités déjà existantes dans
ce domaine, et d’éviter que celles-ci se creusent davantage, j’estime
par ailleurs indispensable que ces politiques soient traitées par
les États comme une priorité, qu’elles soient accompagnées d’un
financement adéquat et soumises à l’examen régulier des parlements
nationaux.
5. La
dématérialisation des services publics et la fracture numérique
53. La nécessité d’un accès égal
aux outils et aux services en ligne peut sembler très théorique.
Or, comme je l’ai souligné dès le départ, la fracture numérique
est un problème réel, qui a un impact direct sur les personnes concernées
et qui nécessite des solutions complètes et concrètes. Pour mieux
comprendre à quel point cet impact est tangible dans la vie de nos
concitoyen·ne·s, je souhaite attirer l’attention sur la situation dans
certains de nos États membres.
5.1. Impact
de la dématérialisation des services publics en France
54. En France, l’institution du
Défenseur des droits a récemment consacré deux rapports importants,
publiés en 2019 et 2022, aux conséquences de la dématérialisation
des services publics sur l'égalité d'accès aux droits
.
Au cours des trois années qui se sont écoulées entre ces deux publications,
la pandémie a accéléré la tendance à la transformation numérique,
qui devient, dans plus en plus de cas, le seul moyen d'accéder à certains
droits. Nous avons invité un représentant de la Défenseure des droits
à présenter les principales questions et solutions identifiées dans
ces deux rapports lors de l’audition tenue par la Commission sur
l'égalité et la non-discrimination le 16 septembre 2022. Je tiens
à remercier ici encore M. Agacinski pour son intervention utile
et passionnante à cette occasion.
55. Soulignons d’emblée que le terme «dématérialisation» peut
être trompeur, car comme nous l’avons vu précédemment, au-delà de
la nécessité de savoir se servir d’outils devenus indispensables
à l’exercice des droits, le passage à la seule fourniture en ligne
de services publics impose aux utilisatrices et utilisateurs de disposer
de nombreux moyens matériels, notamment une connexion, un appareil
(smartphone, tablette ou ordinateur), une capacité de stockage,
un système d'exploitation et un abonnement payant appropriés. La dématérialisation
exige également que les services publics eux-mêmes disposent d’appareils
et d'outils fonctionnant correctement. Tous ces éléments soulèvent
d'importantes questions relatives à l’accès aux droits.
56. Notons également que tous les individus peuvent éprouver des
difficultés à accéder aux services publics en ligne. En France,
par exemple, à la suite de la suppression de nombreux guichets et
bornes pour l’achat de billets de train dans les petites gares des
zones rurales, la seule option pour être en règle une fois que l’on arrive
en gare est souvent d'acheter son billet sur un smartphone. Pour
acheter le billet, il faut donc non seulement avoir un smartphone
avec soi, mais aussi que celui-ci soit suffisamment chargé pour
effectuer l’achat, connecté, etc. Ne pas avoir de billet peut donner
lieu à une amende.
57. Le rapport de suivi publié par la Défenseure des droits en
2022 montre toutefois que certains groupes de personnes continuent
d'éprouver des difficultés particulièrement importantes à accéder
aux services numériques. Il s'agit notamment des personnes en détention,
des personnes handicapées, des personnes âgées et des jeunes, des
personnes pauvres et marginalisées et des étrangers vivant en France.
Or, ces personnes sont précisément celles qui ont à la fois le plus
grand besoin de services publics et les plus grandes difficultés
matérielles à y accéder en ligne.
58. M. Agacinski a également souligné, lors de l’audition, qu’en
France, le niveau d'éducation d'une personne est le facteur qui
détermine le plus ses possibilités d’accéder à des outils numériques,
de les utiliser et de les maîtriser.
59. Le fait de fournir des services publics uniquement en ligne
peut ainsi porter atteinte aux principes même du service public,
à savoir l'égalité d'accès, la continuité et l'adaptation aux usagères
et usagers.
60. Pour tenter de répondre à ces enjeux, les autorités ont notamment
ouvert des agences «France Services» sur l'ensemble du territoire
français, où le personnel aide les particuliers à soumettre en ligne
les formulaires nécessaires pour accéder aux services publics. Si
cela représente un progrès permettant aux personnes ne disposant
pas des outils informatiques nécessaires d’effectuer des démarches
simples, une telle réponse n’est toutefois pas suffisante, car le
personnel de ces agences n’est pas en mesure de répondre à des questions
spécialisées sur les droits et les procédures en jeu.
61. Ainsi, même lorsque certains problèmes matériels sont réglés,
il devient de plus en plus difficile pour les utilisatrices et utilisateurs
d'interagir directement avec des fonctionnaires qui peuvent répondre
à de telles questions. Appeler une administration publique dont
le numéro renvoie sur un répondeur automatisé programmé pour fournir
des réponses de base à quelques questions simples permettra de résoudre
certains problèmes, mais ne permettra jamais à l’individu concerné
de trouver des réponses précises à des questions complexes relatives
à ses droits, situation dans laquelle la mise en relation avec une
personne humaine reste indispensable.
5.2. Le
Brexit et la dématérialisation des demandes de «settled status»
62. Au Royaume-Uni, le gouvernement
a progressivement introduit au cours de la dernière décennie une politique
du «numérique par défaut»
.
Le système d’aide universel qui combine six prestations en une seule allocation
est le premier service public à avoir été numérisé par défaut, un
algorithme ayant été mis en place pour calculer chaque mois le montant
de l’allocation sur la base d’informations recueillies en temps
réel auprès des employeurs, des autorités fiscales et d’autres administrations.
Comme l’a déjà souligné notre collègue Christophe Lacroix dans son
rapport pour l’Assemblée intitulé «Prévenir les discriminations
résultant de l’utilisation de l’intelligence artificielle»
,
de nombreuses personnes ont perdu leur allocation après la mise
en place de ce système – et ont par conséquent été injustement privées
de l’accès à la protection sociale – pour la seule raison qu’elles
ne disposaient pas des compétences nécessaires pour remplir les
nouveaux formulaires en ligne
.
63. L’application de la politique du «numérique par défaut» a
également été prévue dans le cadre du processus d’attribution d’une
nouvelle forme de résidence permanente, le «settled
status», aux ressortissant·e·s des autres pays de l’Union
européenne installé·e·s au Royaume-Uni avant le Brexit.
64. Avant la mise en œuvre de ce système, de nombreuses préoccupations
concernant (entre autres) les aspects numériques du système avaient
été soulevées devant la commission sur la sortie de l’Union européenne
(«
Exiting the European Union Committee»)
du Parlement britannique
.
65. D’une part, le fait de communiquer les informations essentielles
concernant la nécessité d’introduire une demande formelle de «
settled status» en passant principalement
par des outils en ligne (inscription à des bulletins d’information
transmis par courriel, publications et campagnes de publicité sur
les réseaux sociaux) risquait de ne pas suffire pour atteindre (par
exemple) les personnes institutionnalisées ou les travailleuses
et travailleurs agricoles vivant dans des zones rurales, peu connecté·e·s.
En 2018 le nombre de ressortissant·e·s de l’Union européenne vivant
au Royaume-Uni inscrit·e·s aux courriels du ministère de l’Intérieur
atteignait environ 200 000 personnes seulement sur les 3 millions
de personnes concernées
.
La commission sur la sortie de l’Union européenne a insisté sur
la nécessité de diversifier les moyens utilisés pour communiquer
à l’ensemble des personnes concernées l’obligation qui leur était
imposée pour conserver le droit de rester au Royaume-Uni après le
Brexit.
66. D’autre part, différents problèmes techniques tels que la
transcription des noms comportant des caractères spécifiques de
différents alphabets non reconnus par les logiciels britanniques,
ou différentes conventions concernant les noms de famille (usage
du nom de jeune fille, ordre des noms), risquaient de mener au rejet
pur et simple de certaines demandes. L’impossibilité de scanner
la puce d’un passeport ou autre document d’identité sur des téléphones
n’utilisant pas le système d’opération Android avait engendré d’autres
difficultés pour la transmission de la demande par voie électronique
. Je tiens à souligner ici que
si les autorités imposent aux citoyen·ne·s l’obligation de passer
par des systèmes numérisés pour exercer leurs droits, il est de
la responsabilité des autorités de veiller à ce que ces systèmes
tiennent compte – y compris en ce qui concerne les problèmes techniques
à résoudre – de toutes les situations de toutes les personnes concernées,
sans exception. Il n’est pas acceptable que des personnes soient
privées de leurs droits en raison de défauts de conception ou de
mise en œuvre des outils techniques censés donner accès à ces droits.
67. Enfin, des situations d’illettrisme ou d’illectronisme risquaient
également d’empêcher les personnes concernées d’introduire leur
demande dans les délais impartis s’il était obligatoire de faire
la démarche en ligne. Cela pouvait concerner notamment des personnes
âgées ou ayant un handicap, des personnes vivant dans une situation
d’exclusion numérique (sans les compétences nécessaires pour accéder
à un formulaire numérique ou le remplir, ou sans accès aux outils
nécessaires). Le Gouvernement britannique avait prévu de mettre
en œuvre un programme d’assistance via des bibliothèques publiques
et des lignes téléphoniques. Les représentant·e·s des ressortissant·e·s
de l’Union européenne avaient souligné que les bibliothèques ne seraient
toutefois pas forcément le premier lieu vers lequel les personnes
concernées et en difficulté penseraient à se tourner et que le programme
d’assistance ne leur serait d’aucune aide s’il ne leur était pas accessible.
L’aide en personne serait nécessaire pour certaines personnes vulnérables,
notamment les personnes âgées ou n'étant pas en mesure de se déplacer
.
6. Solutions
à envisager
68. Deux grandes lignes d'action
peuvent être identifiées pour répondre à ces préoccupations.
69. Premièrement, les administrations publiques doivent, d’après
la Défenseure des droits française, être considérées comme directement
responsables de l'accès de toutes et de tous aux services publics.
Dès lors, l'accès numérique peut être considéré comme une forme
d'accès supplémentaire à ces services, mais pas la seule. Des lignes
téléphoniques directes gratuites – auxquelles répondent des personnes
réelles – doivent également être mises à la disposition des utilisatrices
et utilisateurs pour leur permettre d'obtenir des réponses aux questions
relatives à leurs droits. Les usagères et usagers doivent aussi
pouvoir rectifier les données incorrectes les concernant, car celles-ci
peuvent également affecter leurs droits.
70. Deuxièmement, une stratégie globale d'inclusion numérique
doit être élaborée et conçue pour le long terme, avec un financement
stable et couvrant l'ensemble du territoire. Dans ce contexte, de
nombreux points sont à souligner.
71. Ainsi, les utilisatrices et utilisateurs, notamment celles
et ceux qui sont confrontés aux plus grandes difficultés, doivent
être impliqués à toutes les étapes de la conception des sites internet
du gouvernement, et le langage utilisé doit être facile à comprendre.
72. Les services publics doivent par ailleurs structurer leur
communication pour que les utilisatrices et utilisateurs puissent
les contacter directement là où cela est nécessaire. Les machines
peuvent être utilisées là où elles simplifient les procédures administratives,
mais elles ne peuvent pas tout faire et ne doivent pas être utilisées
uniquement aux fins de suppression de postes. Les administrations
publiques, tout comme les entreprises, doivent prendre conscience
que les personnes ont besoin de pouvoir dialoguer avec une personne
réelle.
73. En ce qui concerne ce deuxième volet d’action, la dimension
sociale de la transformation numérique doit clairement être prise
en compte. A titre d’exemple, lors de l’audition tenue par la commission,
M. Agacinski a souligné que si la concurrence a fait nettement baisser
les prix en France, entre 3 et 5 % de la population n'a toujours
pas les moyens de payer à l'avance des forfaits à long terme. Ces
personnes n’ont d'autre choix que d'utiliser des cartes prépayées
pour se connecter, alors que celles-ci sont plus coûteuses au long
terme. Les personnes qui ont le moins de moyens finissent ainsi
par payer plus cher l’accès à des services dont elles ont le plus
grand besoin.
74. C’est pourquoi des points d'accès wifi publics et gratuits
doivent également être largement disponibles et des tarifs de connexion
réduits doivent être accessibles pour celles et ceux qui n'ont pas
les moyens de payer des frais de connexion ordinaires.
75. D’autres acteurs publics peuvent également être mobilisés
dans ce contexte. Notre collègue Mme Petra Stienen
a par exemple fait valoir à cet égard qu’aux Pays-Bas, les bibliothèques
publiques jouent un rôle important en veillant à ce que celles et
ceux qui n'ont pas les moyens matériels d'avoir leur propre connexion internet
puissent tout de même accéder aux services en ligne.
76. Concernant l’éducation au numérique, la plateforme PIX d’évaluation
et de certification des compétences numériques peut être citée en
tant qu’initiative publique très réussie qui permet aux étudiant·e·s de
l'enseignement secondaire et supérieur et aux travailleuses et travailleurs
de tester leurs compétences numériques en se référant au cadre européen
Digicomp et d'en acquérir de nouvelles. Cette initiative est particulièrement
intéressante dans la mesure où elle vise à élargir l'accès à internet
et à faire en sorte qu'il crée de nouveaux liens, et non de nouvelles
barrières, entre les personnes.
77. Ces enjeux et les différentes mesures permettant de favoriser
l’inclusion numérique ont été résumés dans un autre rapport français
récent. Les mesures en question incluent l’amélioration de l’ergonomie
des sites publics, la structuration de l’aide aux usages numériques
et la coordination des initiatives, en gardant comme toile de fond,
en ce qui concerne les services publics, la nécessité de «passer
d’une logique 100% dématérialisation à une logique 100% accessible»
.
78. Enfin, lors de l’audition, notre collègue Mme Cressida
Galea a attiré l’attention de la commission sur le fait que, à l’heure
où les banques ferment de plus en plus d’agences et transfèrent
leurs services en ligne, des questions très similaires se posent,
notamment pour les personnes âgées, en ce qui concerne l’accès aux services
bancaires, qui sont tout aussi indispensables que les services publics.
Vu sous l’angle de la qualité des services, la représentante de
l’OCDE a souligné qu’un bon moyen de créer des incitations à l'amélioration de
celle-ci est de publier des données à ce sujet. En Corée, par exemple,
la publication d’un rapport sur la qualité des services entraîne
toujours une amélioration qualitative, car il n’est dans l’intérêt
d’aucune entreprise d’être déclassée par rapport à la concurrence.
79. Je tiens à souligner que l’ensemble des enjeux relevés ci-dessus
nécessitent une attention à long-terme, et qu’une forte pression
sur les fournisseurs de services publics doit être maintenue pour
que toutes les personnes dont l'accès aux droits est entravé par
la fracture numérique soient prises en compte dans le déploiement
des politiques publiques.
7. Conclusions
80. Comme l’a souligné récemment
ONU Femmes, nous nous trouvons aujourd’hui à la croisée des chemins:
nous pouvons soit continuer à laisser les technologies aggraver
les disparités existantes, soit mobiliser ces technologies afin
de construire un avenir plus sûr, plus durable et plus équitable
pour toutes et tous
.
81. Avec environ 3,6 milliards de personnes dans le monde qui
n’ont pas accès à internet et seulement la moitié environ des foyers
ruraux en Europe qui ont accès au haut débit
,
la transition vers le numérique ne peut avoir lieu sans un accompagnement
par les États. Les personnes qui subissent d’ores et déjà des inégalités
et des discriminations et ont du mal à se faire entendre, sont encore
plus fragilisées face à la fracture numérique. Il ne faut surtout
pas que la fracture numérique rende totalement invisibles ces personnes.
82. L’Assemblée a déjà démontré, par l’adoption de nombreuses
résolutions dans ce domaine, qu’elle a pleinement conscience de
la nécessité actuelle de promouvoir l’utilisation des technologies
numériques dans un sens protecteur des droits humains, de la démocratie
et de l’État de droit.
83. Les recommandations détaillées que j’ai formulées à l’intention
de nos États membres quant aux actions à mener dans ce domaine visent
à ce que l’utilisation des technologies numériques contribue à créer
un monde plus inclusif, plus équitable, plus accessible et plus
sûr, et que l’utilisation de ces technologies soit intégralement
à la portée de chacun·e.
84. Les principales lignes d’action – qui sont développées dans
le projet de résolution proposé au début de ce rapport – sont les
suivantes:
- avoir pour objectif
l’accès universel à internet et mettre en place des politiques de
déploiement des réseaux qui permettent d’atteindre cet objectif;
- afin de remédier aux inégalités déjà existantes dans ce
domaine, et d’éviter que celles-ci se creusent, traiter ces politiques
comme une priorité, les accompagner d’un financement adéquat et
les soumettre à l’examen régulier des parlements nationaux;
- prendre en compte, dans les mesures d’aide au développement, l’importance
de la réduction de la fracture numérique comme moyen de faciliter
l’atteinte des objectifs de développement durable;
- promouvoir l’accès de toutes et de tous aux études et
aux métiers des sciences, des technologies de l’information, de
l’ingénierie et des mathématiques, selon les lignes déjà énoncées
par l’Assemblée dans la Résolution
2343 (2020) «Prévenir les discriminations résultant de l’utilisation
de l’intelligence artificielle»;
- considérer la formation au numérique de toutes et de tous,
quel que soit leur genre, leur âge, leur statut social, leur situation
économique, leur handicap et toute autre caractéristique personnelle,
comme un investissement;
- prendre en compte, dès la conception de tout nouveau service
en ligne, la nécessité d’y garantir l’égalité d’accès pour toutes
et tous;
- passer d'une logique de services publics 100 % dématérialisés
à une logique de services publics 100 % accessibles;
- développer les points d’accès gratuits à internet ainsi
que des services permettant d’accompagner les individus à faire
leurs démarches administratives en ligne;
- garantir à chaque individu la possibilité de corriger,
par des procédures simples et accessibles, toute erreur dans les
données le concernant et les démarches entreprises en ligne.