1. Introduction
1. Le 8 octobre 2023, le Bureau
a décidé de tenir un débat d’urgence sur la «situation humanitaire
au Haut-Karabakh» et de saisir la commission des migrations, des
réfugiés et des personnes déplacées pour un rapport sur le même
sujet. J’ai été nommé rapporteur le 9 octobre 2023.
2. Tout au long de l’exposé des motifs qui suit, j'ai choisi
d'appeler cette région «la région du Karabakh/Haut-Karabakh». Pour
désigner des lieux situés dans la région, j’ai également décidé
d’utiliser à la fois les toponymes azerbaïdjanais et arméniens,
comme Kakhendi/Stepanakert, reflétant ainsi la souveraineté territoriale
de l’Azerbaïdjan sur la région et les droits des Arméniens de là-bas.
3. Après une période de plusieurs mois de tension et de souffrances
extrêmes liées au blocage du passage par le corridor de Latchine,
la situation actuelle a été déclenchée par la décision non annoncée
des autorités azerbaïdjanaises, le 19 septembre 2023, d’engager
une force militaire dans la région afin d’écraser les autorités
séparatistes autoproclamées de la région du Karabakh/Haut-Karabakh.
Cette démonstration de force militaire a alors conduit à la reddition
de facto des autorités autoproclamées de la région et, en même temps, à
l’exode massif de presque toute la population arménienne de la région,
en l’espace de quelques jours.
4. La situation était encore en évolution au moment de la rédaction
du présent rapport. Suite à l’exode de plus de 100 000 Arméniens
de l’Azerbaïdjan vers l’Arménie voisine, l’Azerbaïdjan a annoncé
qu’il entreprendrait «des travaux concrets en lien avec la réintégration
des résidents arméniens vivant dans la région du Karabakh»
. Parallèlement,
les négociations de paix entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan se poursuivent. Toutefois,
dans le climat actuel de méfiance et de récriminations, et en l’absence
d’actes de bonne volonté très concrets de la part des autorités
azerbaïdjanaises pour remédier à la situation d’exode massif et
construire une société véritablement harmonieuse et diversifiée
dans la région, la perspective d’une paix et d’une réconciliation
durables et mutuellement reconnues semble très lointaine.
5. L’opération militaire lancée par l’Azerbaïdjan le 19 septembre
2022 contre les zones à population arménienne de la région du Karabakh/Haut-Karabakh
a été l’aboutissement de dix mois de tension, à la suite du blocus
du corridor de Latchine le 12 décembre 2023, qui a entraîné une
situation humanitaire et des droits humains dramatique. L’Assemblée
parlementaire a déploré l’absence d’un accès libre et sûr par le
corridor de Latchine, laissant entrevoir la perspective d’une famine
lente de la population arménienne locale et la privation de ses
besoins essentiels, tels que l’eau, le carburant, le gaz, l’électricité
et les médicaments
.
6. En ce qui concerne les événements de septembre, deux récits
très différents sont présentés. Du point de vue de l’Azerbaïdjan,
le recours à une opération militaire représente une «opération antiterroriste», nécessaire
pour renverser un régime séparatiste autoproclamé et exercer le
droit de l’Azerbaïdjan de défendre son intégrité territoriale. Du
point de vue opposé, l’opération militaire est considérée comme
une attaque ou une agression qui a fait de nombreuses victimes civiles
et provoqué l’exode de la population arménienne en tant que réfugiés.
Il faudra du temps et une enquête minutieuse pour établir les responsabilités
des autorités concernant les morts et les blessés civils dans cette
opération militaire de 24 heures. Dans l’attente de cette évaluation
plus large, mon rapport se concentrera sur les conséquences humanitaires
immédiates des événements des derniers mois et de l’opération des
19 et 20 septembre 2023, à savoir le déplacement et l’exode de plus
de 100 000 personnes en quête de refuge. J’examinerai également
la question du respect par l’Azerbaïdjan de ses obligations internationales
à l’égard de la population arménienne de cette région et les mesures
nécessaires pour remédier à la situation tragique actuelle d’un
groupe minoritaire entier quittant sa patrie. Je pense que le Conseil
de l’Europe peut et doit jouer un rôle très actif en mettant à profit
sa grande expertise en matière de renforcement de la confiance et
de droits des minorités, afin de garantir que les Arméniens originaires
de la région azerbaïdjanaise du Karabakh/Haut-Karabakh se sentent
en sécurité et en mesure de rester ou de retourner chez eux. Cela
est essentiel non seulement pour la population en question, mais
aussi en tant que condition préalable à l’établissement d’une bonne
foi et d’une confiance véritables entre deux de ses États membres,
l’Arménie et l’Azerbaïdjan, qui recherchent une paix juste et durable
et la résolution du conflit qui sévit de longue date autour de cette
région.
7. Compte tenu de l’urgence de la situation et de l’impossibilité
d’effectuer une mission d’information sur place, mon rapport s’appuie
sur des rapports d’organismes internationaux, des rapports de médias indépendants
et des informations fournies par l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Il
vise à évaluer la situation sur le terrain et le climat qui a conduit,
ces deux dernières semaines, à l’exode massif de la population arménienne de
la région à la suite de l’opération militaire et de la réouverture
ultérieure du corridor de Latchine qui permet le passage vers l’Arménie.
2. Obligations internationales de l’Azerbaïdjan
dans la situation actuelle du Karabakh/Haut-Karabakh
8. L’Azerbaïdjan est un État partie
à la Convention européenne des droits de l’homme (STE No. 5, «la Convention»)
et à la plupart de ses protocoles additionnels, à l’exception des
protocoles nos 12 et 13. Le pays doit
assurer à toute personne relevant de sa juridiction les droits et
libertés garantis par la Convention et les protocoles ratifiés.
En vertu de sa souveraineté territoriale reconnue sur le Karabakh/Haut-Karabakh
et de son contrôle effectif actuel sur cette région, il exerce sa
«juridiction» et a des obligations négatives et positives en vertu
de la Convention à l’égard de la population arménienne vivant sur
ce territoire ou qui fuit celui-ci. En vertu de l’article 2, il
est tenu de protéger la vie de cette population, notamment dans
le contexte de l’usage de la force par des agents de l’État pendant
et après la récente opération militaire. Il a l’obligation procédurale
de mener une enquête approfondie, indépendante et effective sur
la totalité des décès et des disparitions qui se sont produits pendant
et après l’opération. Cela s’applique également à toute allégation
éventuelle de torture et de mauvais traitements de la part d’agents
de l’État, conformément à l’article 3. Parmi les autres droits énoncés
dans la Convention qui doivent être protégés pour les Arméniens
restés au Karabakh/Haut-Karabakh et qui peuvent être menacés dans
la situation actuelle figurent: le droit à la liberté et à la sûreté
(article 5), le droit au respect de la vie privée et familiale et
du domicile (article 8), la liberté de religion (article 9), la
liberté d’expression (article 10), la liberté de réunion et d’association
(article 11), l’interdiction de la discrimination (article 14),
le droit à la protection de la propriété (article premier du Protocole
n° 1 (STE n° 9)), le droit à l’éducation (article 2 du Protocole
n° 1), la liberté de circulation, qui comprend la liberté de choisir
sa résidence et le droit de quitter tout pays (article 2 du Protocole
n° 4 (STE n° 46)) et le droit à un recours effectif en ce qui concerne
ces droits (article 13). Nombre de ces droits sont également énoncés
dans d’autres traités internationaux auxquels l’Azerbaïdjan est
partie, comme le Pacte international relatif aux droits civils et politiques
. Il est également important
de noter que l’Azerbaïdjan n’a dérogé à aucun des droits de la Convention
au moyen d’une notification au titre de l’article 15 liée aux événements
actuels, contrairement à ce qui avait été le cas lors du conflit
de 2020.
9. Pour les Arméniens du Karabakh/Haut-Karabakh qui ont fui la
région et qui souhaitent y retourner à l’avenir, le droit des nationaux
de ne pas être expulsés et le droit d’entrer sur le territoire de
l’État dont ils sont ressortissants (article 3 du Protocole n° 4)
pourraient potentiellement être en jeu. Si l’on empêchait le retour volontaire
à leur domicile des Arméniens déplacés et sur leurs terres au Karabakh/Haut-Karabakh
ou si ces biens étaient transférés à des colons azerbaïdjanais ou
de facto expropriées, le droit au
respect de leur vie privée et familiale et de leur domicile et le
droit de jouir pacifiquement de leurs biens pourraient être violés
.
10. L’Azerbaïdjan est également partie à la Convention-cadre du
Conseil de l’Europe pour la protection des minorités nationales
(STE n° 157). Dans son dernier rapport soumis au mécanisme de suivi
compétent (2022), l’Azerbaïdjan notait qu’«après la fin du conflit
Arménie-Azerbaïdjan, la réintégration de tous les citoyens des territoires
touchés par le conflit dans le système politique, juridique, économique
et social du pays sur la base de l’égalité des droits (...) assurera
la mise en œuvre des dispositions de la Convention-cadre à l’égard
des personnes d’origine arménienne dans les territoires touchés
par le conflit (...)»
.
Cette déclaration a été faite en lien avec l’article 16 de la Convention-cadre,
qui impose aux États parties l’obligation de ne prendre aucune mesure
qui modifie «les proportions de la population dans une aire géographique
où résident des membres des minorités nationales». Cette disposition
est particulièrement pertinente dans le contexte actuel de déplacement
massif d’Arméniens du Karabakh/Haut-Karabakh suite à l’intervention
militaire. Les autres dispositions de la Convention-cadre applicables
à la situation des droits humains des Arméniens restés dans la région
sont les suivantes: article 4 (droit à l’égalité devant la loi et
à une égale protection de la loi); article 5 (droit de conserver
et développer leur culture et de préserver les éléments essentiels
de leur identité que sont leur religion, leur langue, leurs traditions
et leur patrimoine culturel); article 6 (obligation d’encourager
un esprit de tolérance et de dialogue interculturel et de favoriser
le respect et la compréhension mutuels); articles 7 à 9 (liberté
de réunion, d’association, d’expression et de religion); articles 10
et 14 (droit d’utiliser et d’apprendre sa langue minoritaire); article
15 (participation effective à la vie culturelle, sociale et économique
ainsi qu’aux affaires publiques); et article 17 (droit d’établir
et de maintenir, librement et pacifiquement, des contacts au-delà
des frontières avec d’autres personnes partageant la même identité).
11. L’Arménie et l’Azerbaïdjan ont tous deux engagé des procédures
devant la Cour internationale de justice (CIJ) relativement à des
violations présumées de la Convention internationale sur l’élimination
de toutes les formes de discrimination raciale. Dans le cadre de
ces procédures, la CIJ a accordé des mesures conservatoires ordonnant
à l’Azerbaïdjan, notamment, de «prendre toutes les mesures nécessaires
pour empêcher l’incitation à la haine et à discrimination raciales
et leur promotion, y compris de la part de ses fonctionnaires et
ses institutions publiques, à l’encontre des personnes d’origine
nationale ou ethnique arménienne», ainsi que de «prévenir et punir
les actes de vandalisme et de profanation portant atteinte au patrimoine
culturel arménien»
.
En 2023, la CIJ a accordé de nouvelles mesures conservatoires ordonnant
à l’Azerbaïdjan de «prendre toutes les mesures à sa disposition
pour assurer la libre circulation des personnes, des véhicules et
des marchandises dans les deux sens le long du corridor de Latchine»
. À la suite des événements récents,
l’Arménie a présenté une nouvelle demande de mesures conservatoires,
notamment pour ordonner à l’Azerbaïdjan de «ne prendre aucune mesure
directement ou indirectement destinée à déplacer les personnes d’origine
ethnique arménienne restées dans le Haut-Karabakh, ou ayant pour
effet un tel déplacement, ou à empêcher le retour sûr et rapide
à leur domicile des personnes déplacées lors de la récente attaque
militaire (...)»
.
12. L’Azerbaïdjan a ratifié la Convention de 1948 sur le génocide.
Elle est tenue, à ce titre, de prévenir et de punir tout acte de
génocide
, y compris l’incitation
directe et publique à commettre le génocide et la tentative de génocide.
L’un des actes définis en tant que génocide dans la Convention et
qui a été mentionné en ce qui concerne l’obstruction du corridor
de Latchine (avant l’intervention militaire) est la «soumission intentionnelle
du groupe [national, ethnique, racial ou religieux] à des conditions
d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle»
(article II, c)). Le 16 août 2023, le Conseil de sécurité des Nations Unies
a tenu une réunion d’urgence à la demande de l’Arménie, mais n’a
pas adopté de résolution. Le ministre arménien des Affaires étrangères,
M. Ararat Mirzoyan, a exhorté le Conseil de sécurité à éviter un
risque de «génocide». Un avis similaire a été exprimé le 7 août
2023 par M. Luis Moreno Ocampo, ancien procureur de la Cour pénale
internationale (CPI), qui a écrit que «le blocus du corridor de
Latchine par les forces de sécurité azerbaïdjanaises, qui empêchent
l’accès au Haut-Karabakh de toute nourriture, de tout matériel médical
et d’autres produits de première nécessité, devrait être considéré
comme un génocide en vertu de l’article 2, alinéa c, de la Convention
sur le génocide, qui définit ce dernier comme la ‘soumission intentionnelle
du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction
physique totale ou partielle’»
.
Toutefois, l’avis de M. Moreno Ocampo a été contesté par M.
Rodney
Dixon KC, avocat britannique, qui avait été désigné comme expert
par le gouvernement de l’Azerbaïdjan.
13. La situation de fait qui prévaut aujourd’hui, avec le déplacement
massif d’Arméniens du Karabakh/Haut-Karabakh suite à l’intervention
militaire, a donné lieu à des allégations et à des soupçons raisonnables
de nettoyage ethnique à l’encontre des Arméniens. Le nettoyage ethnique
est généralement décrit comme le fait de rendre une région homogène
sur le plan ethnique en recourant à la force ou à l’intimidation
pour chasser de la région en question les personnes appartenant
à un autre groupe ethnique ou religieux.
Bien qu’il ne s’agisse
pas d’un crime autonome en vertu du droit international, le nettoyage
ethnique présente les caractéristiques de crimes de guerre spécifiques
(par exemple, le fait d’ordonner le déplacement de populations civiles
, la déportation
ou le transfert illégal
) ou de crimes
contre l’humanité (la déportation ou le transfert forcé de population,
la persécution d’un groupe identifiable, lorsqu’ils sont commis
dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre
toute population civile
). Par exemple, selon les éléments
constitutifs du crime contre l’humanité que sont la déportation
ou le transfert forcé de population, «le terme ‘forcé’ ne se limite
pas à la force physique, mais peut comprendre la menace de la force
ou la coercition, comme celle qui est causée par la peur de la violence,
la contrainte, la détention, l’oppression psychologique ou l’abus
de pouvoir contre la ou les personnes visées ou une autre personne,
ou en tirant profit d’un environnement coercitif»
. Bien que l’Azerbaïdjan n’ait
pas ratifié le Statut de la CPI, il s’agit également de crimes de
droit international coutumier qui engagent la responsabilité pénale
individuelle
.
3. Opération
militaire du 19 septembre et faits intervenus depuis cette date
3.1. L’opération
militaire
14. Le 19 septembre 2023, le lendemain
même de l’autorisation donnée au Comité international de la Croix-Rouge
(CICR) de reprendre le transport de l’aide humanitaire, l’Azerbaïdjan
a annoncé qu’il avait mené des «activités antiterroristes locales
dans la région économique du Karabakh» en réaction à la mort de
deux civils et de quatre policiers dans des incidents impliquant
des mines terrestres. Les autorités azerbaïdjanaises ont affirmé
que ces mines terrestres avaient été posées par les forces armées
arméniennes
. Les forces russes de maintien de la paix,
dont le mandat découle de l’Accord trilatéral signé le 9 novembre
2020 par le Président azerbaïdjanais Ilham Aliyev, le Premier ministre
arménien Nikol Pashinyan et le Président russe Vladimir Poutine,
ne sont pas intervenues pour empêcher ce recours à la force
.
15. Les autorités arméniennes ont affirmé que cette opération
militaire, qui fait suite au blocus des derniers mois, constitue
un processus de nettoyage ethnique. Le gouvernement arménien a également
fermement rejeté les affirmations de l’Azerbaïdjan selon lesquelles
l’Arménie avait maintenu des forces armées dans cette région du
Karabakh/Haut-Karabakh, avait été impliquée dans la pose de champs
de mines et entravait les pourparlers directs entre Bakou et Kakhendi/Stepanakert
.
16. Le 20 septembre 2023, après 24 heures d’hostilités intenses,
un accord a été conclu sur une cessation complète des hostilités.
Les conditions incluaient le désarmement, la démilitarisation et
la dissolution des «formations militaires illégales arméniennes».
Il a également été convenu que, le lendemain, une réunion entre des
responsables azerbaïdjanais et des représentants des résidents arméniens
vivant dans la région du Karabakh/Haut-Karabakh se tiendrait à Yevlakh
(Azerbaïdjan), afin de discuter de «questions de réintégration, sur
la base de la Constitution de la République d’Azerbaïdjan et de
ses lois» (voir paragraphe 50)
.
17. L’opération militaire aurait fait plus de 200 morts et 400
blessés, dont des civils et des enfants. Des corps étaient encore
retrouvés début octobre
. Certains médias internationaux
ont fait état d’«attaques aveugles» contre des civils, notamment
dans le village d’Aghbulag/Sarnaghbuyr, entouré de forêts et loin
de toute cible militaire importante, où au moins deux enfants ont
été tués le 19 septembre 2023. Dans le même temps, les responsables
azerbaïdjanais affirment que leur armée avait reçu l’ordre «de ne
neutraliser que des cibles militaires légitimes»
. En vertu des articles 2 et 3
de la Convention européenne des droits de l’homme, l’Azerbaïdjan
est tenu de mener une enquête indépendante, approfondie, transparente
et efficace sur tous les décès et blessures qui ont pu survenir
au cours de l’opération militaire des 19 et 20 septembre 2023. La conduite
de telles enquêtes en temps opportun contribuera sans aucun doute
à créer la confiance nécessaire qui fait tant défaut entre les Arméniens
et l’Azerbaïdjan.
18. Du fait de l’opération militaire, plusieurs villages de la
ligne de front ont dû être évacués par les forces russes de maintien
de la paix
.
En conséquence, 13 400 personnes, dont plusieurs centaines d’enfants,
ont été logées et ont reçu de la nourriture et une aide médicale
à la base russe située près de l’aéroport. Dans les premiers jours
qui ont suivi cette évacuation, malgré les demandes qui avaient
été faites, ces personnes n’avaient pas été évacuées en Arménie
par les forces russes de maintien de la paix car elles n’avaient
pas reçu d’ordre en ce sens.
19. Le 21 septembre 2023, les autorités arméniennes autoproclamées
de la région ont affirmé que l’armée azerbaïdjanaise avait violé
le cessez-le-feu et continué d’attaquer Stepanakert. Depuis lors,
le cessez-le-feu semble être respecté. L’armée azerbaïdjanaise et
les forces russes de maintien de la paix ont collecté des armes
et des munitions remises par les forces séparatistes arméniennes.
3.2. Développements
politiques et juridiques
20. Le 21 septembre 2023, une rencontre
entre des responsables azerbaïdjanais et les autorités autoproclamées
de cette région a eu lieu à Yevlakh. Lors de cette réunion, les
parties ont discuté des projets de l’Azerbaïdjan pour la «réintégration»
de la population arménienne de la région, la mise à disposition
d’une aide humanitaire, la restauration des infrastructures de la
région et les exigences de Bakou telles que définies dans l’accord
de cessez-le-feu. Une deuxième réunion s’est tenue à Khojali le
25 septembre 2023, portant principalement sur les questions humanitaires
.
Une troisième réunion similaire a eu lieu le 29 septembre 2023 à
Yevlakh, concernant la réintégration de la population arménienne
du Karabakh/Haut-Karabakh, la remise en état des infrastructures
et l’organisation de ses activités sur la base de la Constitution
et des lois de la République d’Azerbaïdjan.
21. En ce qui concerne la position de l’Arménie, on peut dire
que le Premier ministre arménien Nicol Pashinyan a affirmé à plusieurs
reprises que l’Arménie n’avait pas participé aux discussions sur
l’accord de cessez-le-feu, ni à sa rédaction. Il a également souligné
que l’Arménie n’a pas de personnel militaire ni d’armée dans la
région azerbaïdjanaise du Karabakh/Haut-Karabakh. Lors d’un discours
en direct sur Facebook, le Premier ministre a déclaré que l’Arménie
était prête à accueillir 40 000 personnes de la région, bien qu’une évacuation
massive devrait être évitée
. Cependant, les événements des
jours suivants ont montré que son souhait de ne pas «dépeupler le
Haut-Karabakh» mais de veiller à ce que les habitants de la région
«aient la possibilité de vivre chez eux sans crainte, dans la dignité
et la sécurité» ne s’était pas concrétisé, puisque la grande majorité
des habitants arméniens de la région ont quitté leurs foyers et
cherché refuge en Arménie.
22. Le 28 septembre 2023, les autorités autoproclamées de cette
région ont annoncé leur propre dissolution et que la république
non reconnue du Haut-Karabakh cesserait d’exister d’ici 2024. Cela
a été confirmé par la signature, par le président autoproclamé Samvel
Shahramanyan, d’un décret dans lequel il s’est engagé à la dissolution
de toutes les institutions concernées d’ici le 1er janvier
2024. Le décret prévoit également que la population locale doit
«prendre connaissance des conditions de réintégration présentées
par la République d’Azerbaïdjan» et prendre «une décision indépendante
et individuelle» sur son choix de rester ou de quitter la région.
La déclaration souligne que la décision a été prise en raison de
la «situation militaro-politique complexe» créée après l’attaque
de l’Azerbaïdjan dans la région le 19 septembre 2023
.
23. À Erevan, l’opposition a organisé des manifestations accusant
le gouvernement d’abandonner à son sort la population arménienne
de la région du Karabakh/Haut-Karabakh. Bien qu’elles se poursuivent,
ces manifestations antigouvernementales ont perdu de leur ampleur
au cours de la dernière semaine de septembre. Néanmoins, il est
clair que les troubles contre le gouvernement arménien pourraient
aussi avoir un impact négatif à la fois sur les réformes démocratiques
en cours dans ce pays et sur les négociations de paix en cours avec
l’Azerbaïdjan.
24. Sur demande de l’Arménie, la Cour européenne des droits de
l’homme a pris des mesures provisoires en vertu de l’article 39
de son Règlement. La Cour «a estimé que l’escalade militaire des
19 et 20 septembre 2023 avait mis en danger la vie et la santé de
civils et d’autres personnes et a donc décidé, nonobstant l’accord de
cessez-le-feu conclu le 20 septembre 2023, d’indiquer au gouvernement
azerbaïdjanais de ne prendre aucune mesure qui pourrait entraîner
des violations de ses obligations au titre de la Convention, notamment de
l’article 2 (droit à la vie) et de l’article 3 (interdiction de
la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants)».
La Cour a également décidé d’informer immédiatement le Comité des
Ministres de la mesure provisoire susmentionnée
.
25. Le 28 septembre 2023, l’Arménie a soumis à la CIJ une demande
en indication de mesures conservatoires, «afin de préserver et de
protéger les droits consacrés par la Convention internationale sur l’élimination
de toutes les formes de discrimination raciale (CERD)». L’Arménie
a demandé à la Cour d’indiquer un certain nombre de mesures conservatoires
et de réaffirmer les obligations de l’Azerbaïdjan en vertu des ordonnances
qu’elle a rendues dans cette affaire, en particulier celles du 7 décembre
2021 et du 22 février 2023.
26. Un autre fait important dans cette période troublée a été
la ratification, le 3 octobre 2023, par l’Assemblée nationale d’Arménie
– par 60 voix contre 22 – du Statut de Rome, reconnaissant ainsi
la compétence de la CPI. Il entrera en vigueur 60 jours après le
vote
. L’engagement de l’Arménie à devenir
le 124e État partie au Statut de Rome
avait dû être reporté en raison d’une décision initiale de la Cour constitutionnelle
d’Arménie selon laquelle le Statut de Rome était en conflit avec
la Constitution arménienne. L’obstacle a été levé après une nouvelle
décision de la Cour, le 24 mars 2024, qui a déterminé qu’il n’y
avait plus de conflit constitutionnel concernant l’adhésion à la
CPI. Cette étape importante a été franchie en dépit des pressions
politiques exercées par la Russie et des déclarations de représentants
de l’État, comme le porte-parole du Président russe M. Dmitry Peskov,
selon lesquelles la Russie n’était pas favorable à cette ratification. Cette
décision politique courageuse, en particulier dans les circonstances
actuelles particulièrement complexes, aura sans aucun doute des
conséquences sur le processus de paix en cours et la justice transitionnelle
qui devrait en découler
.
3.3. Réactions
internationales
27. Le recours de l’Azerbaïdjan
à la force militaire dans la région du Karabakh/Haut-Karabakh a
été condamné presque unanimement par la communauté internationale.
En effet, l’Azerbaïdjan a ainsi remis en question son engagement
important à mettre fin au conflit par des moyens pacifiques. L’exode
massif de la population arménienne qui a suivi a également suscité
une vive inquiétude de la part de la communauté internationale.
La diaspora arménienne dans le monde entier s’est employée activement
à attirer l’attention de la communauté internationale sur le sort
des Arméniens de cette région, en particulier pendant les mois de blocus
du corridor de Latchine et dans la crise actuelle d’exode massif
vers l’Arménie
.
3.3.1. Nations
Unies
28. Le 21 septembre 2023, à la
demande de l’Arménie et de la France, le Conseil de sécurité des
Nations Unies a tenu une réunion d’urgence sur la situation dans
la région du Karabakh/Haut-Karabakh à la suite de l’opération militaire
de l’Azerbaïdjan. En raison d’un veto de la Fédération de Russie,
il n’a pas été possible d’adopter une résolution, mais la discussion
au Conseil de sécurité des Nations Unies a confirmé l’aggravation de
la crise humanitaire et de la situation des droits humains dans
la région et le fait que la vie et la sécurité des Arméniens qui
y vivent étaient menacées. Les délégations participantes ont souligné
que le recours à la force de la part de l’Azerbaïdjan était inacceptable
et contraire aux normes et principes du droit international humanitaire
et des droits humains. Il a également été souligné que les droits
et la sécurité de la population arménienne de cette région devaient
être garantis, y compris le droit de ces personnes de vivre à leur
domicile dans la dignité
.
29. Le Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme,
Volker Türk, et le Rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires,
sommaires ou arbitraires, Morris Tidball-Binz, ont rappelé les obligations internationales
de l’Azerbaïdjan envers les Arméniens du Karabakh/Haut-Karabakh,
en particulier en ce qui concerne la protection de leurs droits
et en vertu du droit humanitaire
. La Conseillère spéciale du Secrétaire général
pour la prévention du génocide, Alice Wairimu Nderitu, a également
exprimé son inquiétude face à l’opération militaire menée par l’Azerbaïdjan,
soulignant qu’il importait de prévenir de nouvelles violences et d’assurer
dans la région une paix durable qui protège les droits de tous
.
30. Depuis le début, le Haut Commissariat des Nations unies pour
les réfugiés (HCR) apporte son soutien aux personnes qui fuient
leur domicile, tout en appelant à la protection des civils et au
plein respect du droit international humanitaire et des réfugiés.
Le HCR s’est inquiété du fait que «la majorité des personnes qui arrivent
sont vulnérables, notamment les personnes âgées, les femmes et les
enfants. Les personnes qui arrivent aux frontières sont épuisées
et ont besoin d’une aide d’urgence, ainsi que d’un soutien psychosocial. Avec
des températures glaciales la nuit et un hébergement limité, l’aide
aux abris d’urgence doit être une priorité». Le HCR, avec d’autres
organes des Nations Unies, aide le gouvernement arménien à mettre
en place des structures de coordination. Le HCR dirige également
la réponse inter-institutions pour les réfugiés, en collaboration
avec le Bureau du Coordonnateur résident des Nations Unies. Le HCR,
en collaboration avec les agences des Nations Unies et les ONG partenaires,
a lancé un appel de 97 millions de dollars pour fournir une aide
humanitaire et une protection urgentes aux réfugiés et à ceux qui
les accueillent en Arménie, en soutien au Plan d'intervention d'urgence
pour les réfugiés en Arménie (RRP), lancé le 7 octobre 2023 et couvrant
les efforts de secours jusqu'à la fin du mois de mars 2024.
31. Pour la première fois depuis plus de 30 ans, l’Azerbaïdjan
a permis qu’une mission de l’ONU, dirigée par le Coordonnateur résident
des Nations Unies en Azerbaïdjan, effectue une mission dans la région
du Karabakh/Haut-Karabakh afin d’évaluer les besoins humanitaires
sur place. La visite a eu lieu le 1er octobre 2023
et la délégation s’est rendue d’Aghdam à Kakhendi/Stepanakert. Dans
un communiqué de presse publié le même jour, la mission a expliqué
qu’elle avait été «frappée par la manière soudaine dont la population
locale [avait] quitté son domicile et par les souffrances que cette
expérience [avait] dû lui causer». De plus, «d’après les conversations
que l’équipe a pu avoir, il [était] difficile de déterminer à ce
stade si la population locale [avait] l’intention de revenir»
.
3.3.2. Conseil
de l’Europe
32. Il est important de rappeler
une fois de plus que lors de sa demande d’adhésion au Conseil de
l’Europe, l’Azerbaïdjan s’est engagé «à un règlement pacifique du
conflit du Haut-Karabakh» et «à régler les différends internationaux
et internes par des moyens pacifiques et selon les principes de
droit international (obligation qui incombe à tous les États membres
du Conseil de l’Europe), en rejetant résolument toute menace d’employer la
force contre ses voisins»
.
33. La Secrétaire Générale assistait à l’Assemblée générale des
Nations Unies à New York le jour du lancement de l’opération militaire
et elle a pu rencontrer le ministre des Affaires étrangères de l’Azerbaïdjan
en marge du débat général de l’Assemblée générale des Nations Unies.
À l’issue de cet entretien, elle a publié une déclaration dans laquelle
elle exprimait sa «vive inquiétude quant aux informations faisant
état d’une escalade militaire autour de la région du Karabakh».
La Secrétaire Générale a également «déploré que des civils innocents
et vulnérables, qui traversent déjà une crise humanitaire aiguë
dans la région, soient une fois de plus les premières victimes de
l’usage de la force», ajoutant que «cette situation ne saurait être
tolérée». Elle appelait «l’Azerbaïdjan de cesser immédiatement ses
actions militaires», soulignant que «seul un dialogue constructif
et inconditionnel, associant toutes les parties, peut déboucher
sur une paix durable, seule solution possible». La Secrétaire Générale
a également rappelé que «le Conseil de l’Europe est disposé à participer
à ce processus et à apporter son aide en vue de garantir à toutes
et à tous le plein exercice des droits humains, y compris les droits
des minorités nationales.»
34. Le même jour, le Président de l’Assemblée a déclaré être profondément
choqué «par la décision du gouvernement de l’Azerbaïdjan de lancer
une nouvelle opération militaire agressive dans le Haut-Karabakh [...].»
Il a également «condamn[é] fermement ces actions et [appelé] les
autorités azerbaïdjanaises à cesser le feu immédiatement». Il a
rappelé que «depuis des mois [l’Assemblée est témoin] de la détérioration
rapide de la situation humanitaire dans la région en raison du blocus
du corridor de Latchine et [appelle] à y mettre un terme», ajoutant
que «[…] cela représente sans aucun doute un coup majeur porté aux
perspectives de paix et de stabilité durables dans le Caucase du
Sud». Tiny Kox a conclu sa déclaration en soulignant que «[...] la
question du Haut-Karabakh ne peut être résolue que pacifiquement,
par le dialogue et des signaux de bonne volonté sans ambiguïté,
et sur la base du droit international applicable, en respectant
pleinement les droits humains de toutes les personnes qui y vivent»
.
35. L’opération militaire a donné lieu à une déclaration de la
Commissaire aux droits de l’homme, dans laquelle elle déplore «la
nouvelle escalade militaire autour de la région du Karabakh et son
impact sur les civils, en particulier les plus vulnérables d’entre
eux» et réitère «sa volonté et sa disponibilité pour dialoguer avec tous
les interlocuteurs concernés et se rendre dans la région pour aider
à surmonter les défis actuels en matière de droits humains»
. Le
2 octobre 2023, alors que la région avait déjà été vidée de ses
habitants, elle a publié une autre déclaration dans laquelle elle
appelait à «assurer la sécurité et les droits humains des Arméniens
du Karabakh» et à un «accès libre et sans entrave des fournisseurs
d’aide humanitaire et des missions internationales de défense des
droits humains à toutes les zones et à toutes les personnes touchées par
la situation actuelle»
. Enfin,
le Président du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux a exprimé
sa «forte inquiétude concernant la situation dans le Haut-Karabakh»
.
36. La gravité de la situation a également conduit le Président
de l’Assemblée à proposer la tenue d’une réunion du comité mixte
(avec le Comité des Ministres), le 12 octobre 2023.
37. Il ne fait aucun doute qu’une ou plusieurs visites d’information
en Azerbaïdjan de la part d’institutions ou d’organes du Conseil
de l’Europe, dans les plus brefs délais, aideraient considérablement
à clarifier cette situation très instable, à engager un dialogue
constructif avec les autorités azerbaïdjanaises et à déterminer les
mesures qui peuvent être mises en place pour remédier à l’exode
dramatique actuel de la quasi-totalité de la population arménienne
de la région azerbaïdjanaise du Karabakh/Haut-Karabakh. À cet égard,
l’intention annoncée d’organiser une visite de la Commissaire aux
droits de l’homme est particulièrement bienvenue.
3.3.3. L’Union
européenne
38. Malgré la situation tendue
engendrée par le blocus du corridor de Latchine en décembre 2022,
les pourparlers de paix entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan se sont
poursuivis sous les auspices de l’Union européenne et, dans une
moindre mesure, sous l’égide des États Unis d’Amérique. Ainsi, le
26 septembre 2023, le Conseil européen a organisé une réunion entre
le secrétaire du Conseil de sécurité arménien, Armen Grigoryan,
et le conseiller en politique étrangère du président de l’Azerbaïdjan,
Hikmet Hajiyev, avec la participation des conseillers diplomatiques
du président français Emmanuel Macron et du chancelier allemand Olaf
Scholz, Emmanuel Bonne et Jens Ploetner, ainsi que du représentant
spécial de l’Union européenne pour le Caucase du Sud et la crise
en Géorgie, Toivo Klaar. À cette occasion, l’Union européenne a
réaffirmé sa position concernant l’opération militaire menée par
l’Azerbaïdjan et a insisté sur le besoin de transparence ainsi que
sur la nécessité de garantir un accès aux acteurs internationaux
de l’aide humanitaire et des droits de l’homme et d’obtenir des
précisions sur la vision de Bakou quant à l’avenir des Arméniens
du Karabakh/Haut-Karabakh en Azerbaïdjan
.
Le 4 octobre 2023, l’Azerbaïdjan a annoncé qu’il ne participerait
pas à la réunion très attendue des dirigeants arméniens et azerbaïdjanais
qui devait se tenir dans le cadre du troisième sommet de la Communauté
politique européenne prévu pour le 5 octobre 2023 à Grenade (Espagne).
Cette réunion était considérée comme une étape importante pour entamer
des pourparlers sur de possibles mesures concrètes devant permettre
de faire progresser le processus de paix entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan
tels que ceux concernant la délimitation des frontières, la sécurité,
la connectivité, les questions humanitaires, et le traité de paix
dans une perspective plus large. Elle pouvait être mise à profit
tant par Erevan que par Bakou pour réaffirmer publiquement leur
attachement à l’intégrité territoriale et à la souveraineté de l’autre
partie, conformément aux accords conclus précédemment
.
39. Les responsables de l’Union européenne, dont M. Josep Borrell,
Haut Représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères
et la politique de sécurité / Vice-Président de la Commission (HR/VP) et
une délégation de députés européens de la commission des affaires
étrangères (AFET), ont condamné l’escalade des tensions et appelé
à la cessation des hostilités liées à l’opération militaire
.
Ils ont une nouvelle fois appelé à garantir les droits et la sécurité
de la population de cette région après le cessez-le-feu – notamment
lors d’un entretien téléphonique du président du Conseil européen
Charles Michel avec le Président Ilham Aliyev. Le HR/VP a également
publié une déclaration avertissant que le déplacement forcé de la
population civile par des moyens militaires ou autres ferait l’objet
d’une réponse ferme de la part de l’Union européenne. Il a ajouté
que l’Union européenne était prête à prendre les mesures qui s’imposent
si la situation se détériorait davantage. Il a réitéré cette position,
notamment en appelant l’Azerbaïdjan à réaffirmer son engagement
en faveur de l’intégrité territoriale de l’Arménie, lors de la réunion
spéciale du Conseil de Sécurité des Nations Unies
.
Lors d’un débat avec le Service européen pour l'action extérieure
(SEAE), les députés européens de tous les partis politiques ont
appelé l’Union européenne à réexaminer ses relations avec l’Azerbaïdjan
et en particulier à suspendre les importations de gaz; certains
députés ont appelé à prendre des sanctions contre l’Azerbaïdjan.
40. Le 29 septembre 2023, le porte-parole du SEAE a publié une
déclaration rappelant la nécessité urgente «d’assurer l’acheminement
constant et sans entrave de l’aide humanitaire à ceux qui en ont
encore besoin au Karabakh, et à ceux qui sont partis». Annonçant
une aide humanitaire supplémentaire de 5 millions d’euros pour aider
les personnes déplacées, qui ont quitté leurs foyers en direction
de l’Arménie, et celles qui se trouvent en situation de vulnérabilité
à l’intérieur de la région, le SEAE a souligné que «l’Azerbaïdjan
a la responsabilité de garantir les droits et la sécurité des Arméniens
du Karabakh, y compris leur droit de vivre chez eux dans la dignité,
sans intimidation ni discrimination, et le droit au retour des personnes
déplacées». Il a également estimé qu’«il est essentiel qu’une mission
des Nations Unies puisse accéder au territoire dans les prochains
jours»
.
41. Dans une résolution adoptée le 5 octobre 2023 par 491 voix
contre 9, le Parlement européen a demandé à l’Union européenne de
réexaminer ses relations avec l’Azerbaïdjan, estimant que la situation
actuelle des Arméniens fuyant le Karabakh/Haut-Karabakh équivalait
à un nettoyage ethnique. Il a appelé à des sanctions ciblées contre
les responsables gouvernementaux azerbaïdjanais responsables de
violations du cessez-le-feu et de violations des droits humains
dans la région du Karabakh/Haut-Karabakh et à la suspension de toute négociation
sur un partenariat renouvelé avec Bakou. Les députés ont également
demandé à la Türkiye de réfréner son allié, l’Azerbaïdjan
.
4. L’exode
4.1. Une
tragédie humaine
42. Des dizaines de milliers d’Arméniens
de la région du Karabakh/Haut-Karabakh ont pris la route vers l’Arménie
immédiatement après l’entrée en vigueur du cessez-le-feu et l’ouverture
du corridor de Latchine par l’Azerbaïdjan. Les autorités autoproclamées
de la région ont déclaré que les personnes évacuées seraient accompagnées
par les forces russes de maintien de la paix pour traverser la frontière
séparant la région contestée de l’Arménie. «Chers compatriotes,
nous souhaitons vous informer que les familles sans abri à la suite
des récentes opérations militaires qui ont exprimé leur désir de
partir seront transférées en Arménie, accompagnées par les forces
russes de maintien de la paix», peut-on lire dans un communiqué.
«Le gouvernement communiquera prochainement des informations sur
la relocalisation d’autres groupes de population»
. Des ONG locales ont également
participé à l’évacuation.
43. Malgré l’accord de cessez-le-feu entre les autorités azerbaïdjanaises
et les autorités autoproclamées de la région, les bombardements
se seraient poursuivis même après la fin officielle de l’opération
militaire menée par l’Azerbaïdjan. Le gouvernement arménien a indiqué
qu’au 3 octobre 2023, plus de 100 617 Arméniens avaient été déplacés
de force de l’Azerbaïdjan vers l’Arménie, ce qui représente près
de 99% de la population arménienne de la région
. Il a également
été indiqué que neuf enfants étaient hospitalisés en soins intensifs
.
44. Les personnes cherchant refuge ont voyagé en voiture ou en
minibus, emportant les effets personnels qu’elles pouvaient transporter,
lors d’un périple de plus de deux jours pour parcourir les quelques
kilomètres de route à faire pour quitter le pays. La nourriture,
l’eau et le carburant étaient rares, et les reportages photo et
vidéo témoignent de la panique et du chaos qui régnaient pendant
cet exode. Le corridor de Latchine sert de passage à sens unique
pour les personnes qui quittent le pays, et de voie à double sens
pour les camions du CICR qui acheminent l’aide humanitaire dont
les rares personnes restées sur place ont grandement besoin.
45. Les organisations internationales s’inquiètent du fait que
de nombreuses personnes cherchant refuge sont séparées de leur famille;
elles alertent également sur les besoins considérables de soutien
en matière de santé mentale pour les réfugiés. Les témoignages font
état d’enfants trop faibles pour marcher, signe tragique de la vulnérabilité
et du traumatisme vécus par cette population au terme d’une longue
période de privations
.
46. De nombreuses personnes vulnérables, notamment les personnes
âgées, malades et handicapées, ne peuvent certainement pas partir
et le CICR mène désormais des actions dans les rues, utilisant des mégaphones
pour essayer d’identifier les personnes qui ont besoin d’aide ou
qui souhaitent être évacuées
.
47. Ajoutant au désastre, une explosion s’est produite dans un
dépôt de carburant près de Kakhendi/Stepanakert le 26 septembre
2023. Des centaines de voitures faisaient la queue pour prendre
de l’essence afin de quitter la région. Au moins 170 personnes sont
mortes, plus de 200 ont été blessées, et la plupart d’entre elles
ont été évacuées par hélicoptère vers l’Arménie. Les restes retrouvés
sur les lieux de l’explosion ont été envoyés en Arménie pour identifier
les victimes au moyen d’analyses ADN
.
48. Depuis le début de cet exode de la population, les craintes
se sont multipliées quant au fait que les gardes-frontières azerbaïdjanais
pourraient profiter de l’occasion pour arrêter des personnes soupçonnées d’être
associées aux autorités autoproclamées. Le 27 septembre 2023, Ruben
Vardanyan, homme politique de premier plan et ancien ministre de
l’État autoproclamé, a été arrêté par les garde-frontières azerbaïdjanais alors
qu’il tentait de franchir le poste de contrôle de Latchine pour
entrer en Arménie. Le lendemain, les autorités azerbaïdjanaises
ont engagé contre lui des poursuites pénales, notamment pour «financement
du terrorisme», entrée illégale au Karabakh/Haut-Karabakh l’année
dernière et fourniture d’équipements militaires à ses forces armées.
Un tribunal azerbaïdjanais l’a ensuite placé en détention provisoire.
Les médias arméniens ont indiqué que le gouvernement arménien avait
saisi la Cour européenne des droits de l’homme au sujet de la détention
de M. Vardanyan, en demandant une mesure provisoire dans l’attente
de la communication d’informations par l’Azerbaïdjan sur les conditions
de détention. D’autres placements en détention ont été signalées
. À mon avis, en cette période
très difficile et très tendue, il est d’autant plus important que
toutes les mesures prises en ce qui concerne les soupçons d’activités
terroristes ou illégales soient clairement circonscrites, mesurées
et transparentes, afin d’éviter de donner l’apparence de représailles ou
de vengeance et d’exacerber davantage encore les craintes de la
population arménienne. Les garanties nécessaires, dont le droit
à un procès équitable, consacré à l’article 6 de la Convention européenne
des droits de l’homme, devraient être appliquées et, idéalement,
les mesures relatives à un mécanisme de justice transitionnelle
devraient être mises en œuvre en priorité
.
4.2. Accueil
des réfugiés en Arménie
49. Le gouvernement arménien, dirigé
par le Premier ministre Nikol Pashinyan, a démontré sa volonté d’accueillir
et d’héberger les réfugiés, bien que leur nombre dépasse la capacité
d’accueil annoncée de 40 000 réfugiés
. Au 3 octobre 2023, selon le
gouvernement arménien, 100 632 réfugiés avaient traversé la frontière vers
l’Arménie, et 92 216 d’entre eux avaient été enregistrés
. L’ONU estime qu’il reste encore
entre 50 et 1000 personnes sur place.
50. Sur la base d’une évaluation immédiate des besoins urgents,
le gouvernement arménien a rapidement adopté une série de mesures
pour aider les réfugiés et leur fournir de la nourriture, un logement,
des médicaments, un enseignement et d’autres équipements de base.
Il a également mis en œuvre différents programmes d’aide en espèces.
51. Une attention particulière a été accordée aux enfants séparés.
Ceux qui n’ont pas pu retrouver leurs familles ont été hébergés
au centre d’aide d’urgence de Goris, tandis que des personnes âgées
célibataires ont été placées en maison de retraite.
52. Après avoir atteint leur destination initiale au-delà de la
frontière à Goris ou Kornidzor et avoir été enregistrés, les réfugiés
ont été transférés à Erevan, puis, à partir de là, vers d’autres
régions d’Arménie, notamment Syunik, Kotyak et Ararat. Une plateforme
pour les besoins de première nécessité, une plateforme pour cartographier
le soutien afin de coordonner le travail des initiatives de soutien
privé et une ligne d’assistance téléphonique ont été lancées, et
plus de 600 bénévoles se sont portés volontaires.
53. La communauté internationale des donateurs est intervenue
pour aider à faire face à cette situation urgente et dramatique.
Le HCR codirige le Plan d’intervention inter-institutions d’urgence
avec le Bureau du Coordonnateur résident des Nations Unies en Arménie
.
L’Union européenne, l’Autriche, le Danemark, la France, l’Espagne,
la Suède, la Norvège, le Royaume-Uni et les États-Unis ont notamment
annoncé un train de mesures supplémentaires d’aide humanitaire.
54. Malgré tous les efforts déployés, les autorités ont atteint
les limites de leurs capacités d’accueil en raison du nombre considérable
d’arrivées en très peu de temps. Il convient de fournir un soutien
urgent et à grande échelle aux communautés d’accueil ainsi qu’aux
réfugiés, et partager la charge de l’accueil.
55. Le projet destiné aux personnes déplacées dans le cadre du
Plan d’action du Conseil de l’Europe pour l’Arménie est désormais
intégralement financé. La Représentante spéciale de la Secrétaire
Générale sur les migrations et les réfugiés peut jouer un rôle essentiel
aux fins d’évaluer le soutien supplémentaire que le Conseil de l’Europe
peut apporter à l’Arménie pour faire face à cet afflux important
de réfugiés.
4.3. La
position de l’Azerbaïdjan
56. L’Azerbaïdjan a fermement rejeté
les allégations de nettoyage ethnique formulées par l’Arménie, et
a fait part de sa volonté et de ses efforts pour régler la situation
et réintégrer la population arménienne dans cette région. Les autorités
ont attiré l’attention sur le communiqué de presse publié par l’ONU
après sa mission, qui indique que les observateurs «[…] n’ont pas
constaté de dommages causés aux infrastructures civiles, notamment
aux hôpitaux, aux écoles et aux logements, ni aux structures culturelles
ou religieuses». Un représentant de l’ONU aurait également déclaré
qu’on n’avait pas «recensé de cas de mauvais traitements» de la
part des forces azerbaïdjanaises à l’encontre des personnes qui
ont traversé la frontière en direction de l’Arménie
.
57. Un certain nombre de mesures ont en effet été prises rapidement,
en particulier la nomination de Ramin Mammadov en tant que référent
chargé des contacts avec la population arménienne de la région.
58. Les plans de réintégration présentés lors de trois réunions
tenues les 21, 25 et 29 septembre 2023 étaient axés sur les questions
juridiques, de gouvernance et de sécurité, sur les problématiques
économiques et sociales, culturelles, éducatives et religieuses
. Selon
les informations disponibles, les mesures concrètes n’ont pas encore
été mises en œuvre. De telles mesures tangibles et visibles sont
absolument nécessaires pour rassurer la population arménienne quant
à la possibilité d’un retour en toute sécurité et quant au plein respect
et à la protection de ses droits, y compris des droits des minorités.
59. L’Azerbaïdjan a mis en ligne un «portail sur la réintégration
des résidents arméniens vivant dans la région économique du Karabakh
de la République d’Azerbaïdjan» permettant aux Arméniens de la région
de s’enregistrer afin de participer au processus de réintégration
.
Il est expliqué que le processus d’enregistrement vise à leur permettre
d’utiliser efficacement l’ensemble des services gouvernementaux
et à répondre à leurs besoins socio-économiques et humanitaires.
Le portail est disponible en quatre langues, dont l’arménien. Les
médias sociaux azerbaïdjanais ont relayé les exemples de plusieurs
Arméniens ayant opté pour ce processus d’enregistrement.
60. Le Centre provisoire de gestion, placé sous l’égide du Poste
central de coordination, a également commencé à fournir des services
médicaux à Khankendi/Stepanakert en envoyant du personnel médical spécialisé,
notamment des médecins spécialistes, des ambulances et une unité
médicale d’urgence. La prochaine étape consistera à évaluer la situation
médicale, sanitaire et épidémiologique de ce qui reste de la population
de la ville.
61. Toutes ces mesures paraissent positives. Cependant, la confiance
s’établit au fil du temps. Le conflit et le différend de longue
date concernant le blocus du corridor de Latchine et la rupture
de l’approvisionnement énergétique, constamment réfutés par les
autorités azerbaïdjanaises, ainsi que l’absence de consensus sur
le nombre d’Arméniens vivant dans cette région et d’autres lectures
très différentes des faits, participent au manque de confiance dans
les intentions et la bonne volonté des autorités. Qu’il accepte
ou non certains points de vue sur la situation, l’Azerbaïdjan doit
prendre en compte les craintes et les perceptions de la population
et concentrer ses efforts sur l’instauration de la confiance.
5. Conclusion
et recommandations
62. Au cours des dernières semaines,
l’Europe et le monde ont été témoins d’un exode massif de population d’un
pays vers un autre, faisant suite à un conflit et à des tensions
existant de longue date. Plus de 100 600 Arméniens, soit près de
99% de sa population, ont quitté la région du Karabakh/Haut-Karabakh
après une crise humanitaire de dix mois liée au blocage du corridor
de Latchine.
63. Les récits opposés au sujet de cet exode sont difficiles à
concilier; tandis que l’Azerbaïdjan affirme son droit de protéger
son territoire contre les activités terroristes séparatistes et
sa volonté d’œuvrer à une cohabitation harmonieuse de tous les groupes
présents dans cette région, l’Arménie considère l’exode comme un
déplacement forcé de facto équivalant à un nettoyage ethnique.
64. Quoi qu’il en soit, les autorités azerbaïdjanaises ont la
responsabilité et l’obligation de protéger les droits et la sécurité
de tous les habitants de cette région et de maintenant faire tout
ce qui est en leur pouvoir pour rassurer la population arménienne
quant à sa sécurité et au respect de ses droits, y compris ses droits
en tant que groupe minoritaire. L’action de l’Azerbaïdjan doit être
guidée par les obligations internationales du pays, parmi lesquelles
le Statut du Conseil de l’Europe, la Convention européenne des droits
de l’homme, la Convention-cadre pour la protection des minorités
nationales.
65. En ce qui concerne la plus grande partie de la population
arménienne, qui est maintenant réfugiée à l’étranger, il est impératif
que l’Azerbaïdjan démontre, par des paroles et des actions concrètes,
qu’il est prêt à accueillir de nouveau ces citoyens, lesquels doivent
avoir toute confiance et n’avoir aucun doute qu’ils seront acceptés
et protégés en tant que composante égale et respectée de la population
de l’Azerbaïdjan.
66. L’Arménie a fait preuve d’une forte solidarité et d’une grande
résilience en recevant et en accueillant en quelques jours la quasi-totalité
de la population de la région du Karabakh/Haut-Karabakh. La communauté internationale
doit se mobiliser pour apporter un soutien adéquat à la protection
et à la prise en charge de ces réfugiés vulnérables et les aider
à se remettre des traumatismes et des privations qu’ils ont subis
ces derniers mois.
67. Le Conseil de l’Europe peut et doit jouer un rôle majeur dans
le suivi de cette situation, en apportant son expertise et sa contribution
dans les semaines et les mois à venir et en encourageant l’Azerbaïdjan
à mettre en place les mesures nécessaires pour démontrer sa bonne
volonté et ses bonnes intentions, telles qu’exprimées à plusieurs
reprises. Ce soutien devrait commencer le plus rapidement possible,
avec des missions d’information et autres dans les deux pays, y
compris dans la région du Karabakh/Haut-Karabakh. En particulier,
une visite rapide de la Commissaire aux droits de l’homme et celle,
planifiée, du Comité consultatif de la Convention-cadre pour la
protection des minorités nationales seront déterminantes.
68. Dans les plus brefs délais, l’Azerbaïdjan devrait fournir
des informations sur les mesures qu’il a mises en place pour préserver
le patrimoine culturel et religieux et les biens de la population
arménienne de cette région, et pour préparer le retour des personnes
qui le souhaitent et œuvrer activement à ce retour.
69. Dans un contexte de rhétorique exacerbée, de récriminations,
de perceptions opposées et de présentations contestées des faits,
il n’est pas facile d’avancer et de progresser. Telle est pourtant
la seule façon de parvenir à la paix tant attendue dans cette région
troublée. L’Azerbaïdjan a affirmé sa volonté et son engagement en
faveur d’un vivre-ensemble harmonieux de tous les habitants de la
région du Karabakh/Haut-Karabakh et il doit maintenant donner suite
à ces propos de bonne foi et par des actions concrètes.