Doc. 11454 Addendum
22 janvier 2008
Listes noires du Conseil de sécurité des Nations Unies et de l’Union européenne
Addendum au rapport1
Commission des questions juridiques et des droits de l’homme
Rapporteur: M. Dick MARTY, Suisse, Alliance des Démocrates et des Libéraux pour l’Europe
I. Introduction
1. La publication, le 16 novembre 2007, du projet de résolution, du projet de recommandation et de l'exposé des motifs concernant les listes noires, relayée par les médias dans de nombreux Etats membres du Conseil de l’Europe, a contribué à relancer le débat à ce sujet dans les milieux politique et académique.
2. En vue du débat du rapport adopté par la commission des questions juridiques et des droits de l’homme, lors de la partie de session de l’Assemblée parlementaire de janvier 2008, il convient de procéder à la présente mise à jour.
II. Développements nouveaux
i. Affaire Nada
3. Dans une décision de principe du 27 novembre 2007, le Tribunal fédéral suisse a rejeté le recours de M. Youssef Nada (77 ans), qui se bat depuis des années pour faire débloquer ses comptes et recouvrer le droit de quitter le territoire minuscule de Campione2. Mis hors de cause après de longues recherches des enquêteurs du parquet Suisse, il n’a pas réussi à se faire radier de la « liste noire » par le Conseil de sécurité des Nations Unies. Pour le Tribunal fédéral suisse, malgré les insuffisances manifestes des procédures d’inscription et de radiation de ces listes, les mesures de lutte contre le terrorisme islamique édictées par le Conseil de sécurité ne laissent aucune marge de manœuvre aux Etats, qui ne peuvent pas, même au nom des droits de l’homme, assouplir le régime des sanctions décrétées par le Conseil de sécurité. Au moins, le Tribunal fédéral suisse a reconnu que la Suisse doit soutenir M. Nada dans les démarches qu’il a entreprises auprès des instances onusiennes.
4. La Commission des questions juridiques et des droits de l’homme, dans le paragraphe 7 de son projet de résolution, estime « qu’il est à la fois possible et nécessaire que les Etats appliquent les différents régimes de sanctions dans le respect de leurs obligations internationales au regard de la CEDH et du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ». Mon appréciation relativement positive de la politique suisse par rapport aux sanctions décrétées par le Conseil de sécurité3, mettant en avant notamment certains aménagements procéduraux, s’est donc malheureusement avérée trop optimiste.
5. Lors de l’audition du 28 juin 2007 avec des experts juridiques en la matière, la possibilité pour les Etats de passer outre le Conseil de sécurité en cas de conflit avec les obligations au regard de la CEDH a bien été évoquée. Je partage la déception des premiers commentateurs4 par rapport à la décision du Tribunal fédéral suisse, qui a raté une occasion de montrer la direction pour mettre fin au scandale des procédures totalement inadéquates au sein des instances internationales qui violent les droits les plus fondamentaux en matière d’équité des procès5 : en statuant eux-mêmes sur le bien-fondé de l’inclusion de leurs ressortissants sur la liste noire, en l’absence de procédures équitables au niveau international, les tribunaux nationaux pourraient forcer, en effet, les instances onusiennes d’améliorer leurs procédures et de ce fait contribuer à augmenter la légitimité de ces listes qui sont, comme nous le reconnaissons6, un instrument potentiellement valable dans la lutte contre le terrorisme. A mon avis, la « procédure » onusienne viole l’ordre public national, en niant les garanties élémentaires de défense reconnues depuis longtemps par notre ordre juridique, et éléments essentiels de notre culture. Il ne suffit pas de faire des beaux discours sur l’importance des droits de l’homme, encore faut-il avoir le courage d’être conséquent avec ce qu’on prêche.
6. Le Ministère public de Milan avait aussi ouvert une enquête à l'égard de Youssef Nada. Sur instance du Procureur même, le 14 août 2007 le Tribunal de Milan a décrété un non lieu. Les autorités pénales de deux Etats ont enquêté sur les soi-disant agissements de M. Nada en faveur de mouvements terroristes; elles arrivent les deux à la même conclusion: non lieu. Malgré cela M. Nada continue à être sur la liste noire et cela depuis plus de six ans.
7. Je ne serais pas surpris, d’ailleurs, si cette affaire continue devant la Cour européenne des Droits de l’Homme, qui sera amenée à trancher en dernier ressort sur le conflit entre le devoir d’obéissance des Etats membres de l’ONU aux résolutions du Conseil de sécurité, y compris son comité des sanctions, et le devoir de protection des droits fondamentaux des particuliers aux termes de la CEDH.
ii. Affaire OMPI/Mojahédines du Peuple iranien
8. L’affaire OMPI figure également dans le rapport de novembre 2007, en tant qu’exemple des effets néfastes des listes noires de l’Union européenne cette fois. Nous avons vu que l’OMPI a eu gain de cause devant le Tribunal de Première Instance des Communautés européennes (TPICE).7 Le Conseil de l’Union européenne a néanmoins refusé de retirer l’OMPI de la liste, affirmant que le jugement du TPICE ne portait que sur des défauts de procédure auxquels il affirme avoir remédié. Affirmation que nous avons contesté dès novembre.
9. L’OMPI figure aussi sur la liste noire « nationale » britannique. Contrairement aux listes « internationales », le mécanisme britannique prévoit un recours devant une instance juridictionnelle indépendante – la POAC8. Le 30 novembre 2007, celle-ci a déclaré illégale la mise à l’index de l’OMPI par le Gouvernement britannique. Contrairement au jugement du TPICE, cette décision ne se limite pas à constater des défauts de procédure, mais elle tranche sur le fond, après avoir examiné en détail les arguments et les preuves fournis par les deux côtés. Le résultat est sensationnel : la POAC, sous la présidence de l’ancien juge Sir Harry Ognall, qualifie la décision du Gouvernement de mettre l’OMPI sur la liste noire britannique de « perverse » - une camouflet particulièrement dur, venant d’une juridiction britannique à l’adresse du gouvernement de sa majesté. Le 14 décembre 2007, le High Court a d’ailleurs refusé dans des termes on ne peut plus clairs le droit d’appel contre cette décision de la POAC.
10. L’affaire a été portée devant la POAC par 35 parlementaires britanniques, dont un ancien ministre de l’intérieur, Lord Waddington, l’ancien Solicitor General Lord Archer et un juge de la Chambre des Lords à la retraite, Lord Slynn. Le tribunal a conclu que les actions « militaires » de l’OMPI contre des objectifs militaires et de sécurité iraniens ont définitivement cessé en 2001, que ce groupe a volontairement désarmé en 2003 et qu’il n’a fait aucune tentative de réarmement. Dans la presse britannique, la question a été posée pour quelle raison le Gouvernement britannique, qui semble aussi être derrière le listing de l’OMPI au niveau Européen, s’acharne de cette manière contre ce groupe qui fait campagne pour le remplacement du régime des Mollahs par une démocratie séculaire et a attiré l’attention du monde sur le programme nucléaire iranien in 20029.
11. Comme le Conseil de l’Union européenne, dans une décision du 20 décembre 200710, a maintenu le listing de l’OMPI malgré le jugement favorable à ce groupe du TPICE, et ceci à nouveau sur la base du listing britannique pourtant déjà désavoué par la POAC, l’affaire de l’OMPI finira de nouveau devant les juges communautaires, qui, devront statuer sur la portée du contrôle judiciaire concernant les listes noires du Conseil et qui, cette fois, auront du mal à éviter de répondre à la question de fond – celle de savoir si l’OMPI est, oui ou non, une organisation « terroriste » - à la lumière des éléments rassemblés par la POAC britannique.
iii. Affaire Kadi
12. Dans l’affaire Kadi, le jugement du TPICE11, très réticent par rapport à l’ouverture d’une voie de recours devant les tribunaux européens pour les personnes figurant sur la liste noire onusienne, a été appelé. L’avocat général à la CJCE, M. Poiares Maduro, a rendu public ses conclusions le 16 janvier 200812. L’avocat général recommande que la CJCE annule le jugement du TCICE ainsi que les règlements litigieux du Conseil13. Ses propos sont clairs et convaincants : l’absence totale de protections procédurales au niveau du Conseil de sécurité oblige les juridictions européennes à faire preuve d’autant plus de vigilence, et la thèse de la primauté des résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies n’exonère pas les juges européens de veiller à ce que les actes des institutions communautaires ne violent pas l’ordre juridique communautaire. « Les droits de la défense et le droit a un contrôle juridictionnel effectif relèvent des principes généraux du droit communautaire. »14 Je ne peux que souscrire pleinement aussi aux propos suivants de l’avocat général : « Le fait que les mesures en cause soient destinées à éradiquer le terrorisme international ne doit pas empêcher la Cour de remplir son obligation de préserver la préeminence du droit. […] En matière de sécurité publique notamment, le processus politique risque d’être trop réactif face à l’urgence des préoccupations populaires, amenant les autorités à dissiper les craintes du plus grand nombre au détriment des droits de quelques uns. C’est précisément là ou les juridictions doivent intervenir, afin de veiller à ce que les nécessités politiques d’aujourd’hui ne deviennent pas les réalités juridiques de demain. »15
iv. Affaire Sayadi-Vinck
13. Une affaire de « liste noire » a aussi atterri devant le Comité des droits de l’homme onusien : dans une affaire semblable à celle de M. Nada, les époux Sayadi-Vinck poursuivent la Belgique, qui continue a mettre en œuvre les sanctions onusiennes contre eux malgré une enquête qui n’a pas donné lieux à des poursuites par le parquet belge16. La requête serait déjà déclarée recevable, en mars 2007.
III. Conclusions
14. Les développements concernant notamment les affaires Nada et OMPI ne mettent pas en cause les projets de résolution et de recommandation adoptés par la Commission juridique en novembre ou l'exposé des motifs. Ils montrent, au contraire, comment les procédures inadéquates, qui ont toujours cours au Conseil de Sécurité des Nations Unies et au Conseil de l’Union européenne, peuvent frapper de plein fouet des innocents qui sont confrontés à des difficultés presque insurmontables pour faire valoir leurs droits les plus élémentaires.
15. Les conséquences de l’inclusion d’un particulier ou d’une personne juridique sur la « liste noire terroriste » vont d’ailleurs encore plus loin que nous l’avons indiqué dans le rapport de novembre 2007 – et probablement plus loin que les responsables desdites listes ont pu prévoir. Le jugement de la CEJ dans l’affaire Möllendorf17, par exemple, interdit aux autorités cadastrales d’inscrire une personne figurant sur une telle liste comme propriétaire d’un immeuble. Dans le cas d’espèce, ceci a conduit a une situation kafkaïenne, comme la personne concernée avait déjà payé le prix de vente avant son inscription sur une telle liste, et ne pouvait plus recevoir le remboursement du prix de vente du fait du blocage d ses comptes intervenu entre-temps. Si l’on prend les termes des résolutions du Conseil de sécurité au sérieux – et cela devrait normalement être le cas – les personnes listées ne pourraient plus même faire leurs courses au supermarché, ou percevoir leur salaire ou le loyer d’un bien qu’ils ont mis en location18. En droit pénal, l’inscription sur une « liste noire » est prise en compte pour justifier la détention provisoire d’un suspect, ou pour lui refuser le versement des indemnités pour détention erronée. En Allemagne, les autorités d’aide sociale auraient refusé le versement des allocations chômage à une personne « listée », et même de l’aide sociale à l’épouse, allemande, d’une autre personne suspectée de financer le terrorisme. Plusieurs exilés iraniens liées à l’OMPI, organisation pourtant récemment innocentée par la POAC britannique, se sont vus retirer leur statut de réfugié politique en Allemagne qui leur avait été accordé des années auparavant, sur la base justement de leur engagement en faveur de cette organisation. D’autres membres de l’OMPI se sont vus refuser leur naturalisation en Allemagne du fait de leur appartenance à cette organisation « sous embargo » 19. Des membres de l’OMPI m’ont fait part d’affaires pénales en Iran ou la peine de mort à l’encontre de membres de cette organisation a été justifiée par la reconnaissance de l’OMPI comme organisation « terroriste » par l’Union européenne.
16. Ces exemples – et j’en passe ! – montrent l’extrême gravité des conséquences de l’inclusion de personnes ou d’organisations dans les différentes « listes noires » et donc l’importance des revendications que nous avons formulées dans le projet de résolution par rapport aux conditions minimales relatives à la procédure et au fond qui doivent être respectées, et à la nécessité d’un recours efficace contre l’inclusion sur une telle liste. Je me félicite donc de l’initiative récente de la Suisse en faveur de la création d’une commission de recours indépendante chargée de vérifier régulièrement la liste et de traiter des demandes de radiation.20
17. La liste noire, nous l'avons dit, peut entrer en considération, temporairement, comme arme pour combattre le terrorisme et ceux qui le soutiennent. Cette mesure, très grave, doit cependant être bien ciblée et être soumise à une procédure sérieuse. Ce qui est nullement le cas aujourd'hui; disons-le clairement, l'application actuelle des listes noires est scandaleuse et déshonore les institutions qui en font usage de la sorte. Le recours aux listes noires, sans que les droits les plus élémentaires soient respectés, prive de toute crédibilité la lutte contre le terrorisme et en affaiblit ainsi l'efficacité. La prévention efficace et la répression rigoureuse de la criminalité qui fait recours à la terreur sont possibles dans le respect des principes fondamentaux de la CEDH; ce respect est même indispensable pour que l'ensemble des citoyens soutienne et s'identifie dans cette lutte. L'injustice est une alliée importante des terroristes: combattons-la aussi. C'est précisément ce que les textes proposés à l'Assemblée par la Commission des questions juridiques veulent faire.
1 Voir Doc. 11454 du 16.11.2007.
2 Voir la note introductive AS/Jur (2007) 14, disponible sur
http://assembly.coe.int/CommitteeDocs/2007/20070319-fjdoc14.pdf
3 Voir Doc. 11454, § 84.
4 Cf. interview avec le Prof. Michel Hottelier, Le Temps du 28.11.2007 : « le TF fait prévaloir un peu vite le droit des Nations unies ».
5 Après la publication du rapport de novembre, un étudiant allemand m’a fait part d’une autre décision dans laquelle un tribunal national a refusé de mettre en œuvre une sanction décrétée par le Comité des sanctions du Conseil de Sécurité. Il s’agit d’une décision de la 10ème division du Conseil d’Etat turque du 04.07.2006 dans l’affaire Yasin al-Qadi (citée dans le Sixième Rapport de l’équipe de soutien analytique et de suivi des sanctions mise en place suivant les résolutions 1526 (2007) et 1617 (2005) du 08.032007, S/2007/132). Mais en appel, cette décision a été cassée en février 2007 par la division de droit administratif de la Cour Suprême turque, après une valse-hésitation au Cours de laquelle le Premier Ministre Turc lui-même se serait porté garant de l’innocence de M. Al-Qadi (cf. Andrew Cochran, Turkish Administrative Court freezes Yasin Al-Qadi’s Assets, in : Counterterrorism Blog, 23.02.2007, 9 :19 pm).
6 Cf. § 3 du projet de résolution.
7 Cf. Doc. 11454, §§ 54-58.
8 Proscribed Organisations Appeal Commission (commission d’appel des organisations prohibées).
9 Cf. Clare Dyer, “Government ordered to end ‘perverse’ terror listing of Iran opposition”, in: The Guardian, 01.12.2007; Christopher Booker, “Brown under fire for illegal ban on dissidents”, in: The Sunday Telegraph, 23.12.2007.
10 Décision du Conseil du 20.12.2007 (JO L 340/100 du 22.12.2007).
11 Cf. Rapport de novembre 2007 (Doc. 11454), §§ 46 pp
12 Affaire C-402/05 P, Affaire Yassin Abdullah Kadi v. Council of the European Union and Commission of the European Communities, disponible sur http://curia.europa.eu
13 Notamment le Règlement no. 881/2002 .
14 Avis précité (note 11), § 49.
15 Avis précité, § 45.
16 Décision de la « chambre du conseil » du tribunal de première instance de Bruxelles du 19.12.2005 ; application enregistrée à la « commission » des droits de l’homme le 10.05.2006 (cf. http://www.leclea.be/pages/couple-belge.html et http://www.montki.be/content/view/1594/101); en fait, il s’agit du Comité des droits de l’homme, selon la procédure dans le Protocole facultatif du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966.
17 Arrêt du 11.10.2007, Rs. C-117/06.
18 L’article de Frank Meyer et Julia Macke (chercheurs à l’Institut Max Planck de droit international étranger et international à Freiburg), « Rechtliche Auswirkungen der Terroristenlisten im deutschen Recht », in : HRRS 12/2007, pp. 447-466.
19 Voir Meyer et Macke, ibid. (note 18), p. 449-450.
20 Cf. Peter Johannes Meier, SonntagsZeitung du 13.01.2008: « Terrorliste:EDA macht Vorschlag ».