EMBARGO JUSQU'AU PRONONCE
01.10.2008

Allocution de Mehmet Ali TALAT

Dirigeant de la communauté chypriote turque

à l’occasion de la 4e partie de la session ordinaire de 2008 de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe

(Strasbourg, 29 septembre-3 octobre 2008)


(Extrait du compte-rendu des débats)

Je tiens tout d’abord à remercier M. le Président de l’Assemblée parlementaire, M. de Puig, de m’inviter à prendre la parole devant votre éminente Assemblée, que je salue au nom du peuple chypriote turc.

Nous célébrons aujourd’hui l’Aïd, la fin du Ramadan, une fête sainte pour le monde islamique. J’en profite pour exprimer le souhait ardent que l’humanité vive dans la paix et le bonheur.

Les Chypriotes turcs forment un peuple moderne, digne de votre considération et de votre soutien, un peuple qui a toujours accordé la plus grande importance aux droits de l’homme, à l’État de droit, à la justice sociale et au développement démocratique. Bien qu’ils soient les victimes du conflit que connaît Chypre depuis de nombreuses années, ils n’ont aucun esprit de revanche.

L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a été le premier parlement international à accepter des représentants du peuple chypriote turc en son sein. En prenant en considération notre oui au plan de règlement des Nations Unies, elle nous a donné l’occasion de sortir de notre isolement et a permis aux parlementaires chypriotes turcs de faire leur apparition sur la scène internationale ;

Le problème de Chypre est un problème de cohabitation entre deux peuples sur une petite île. Je ne peux malheureusement pas prétendre qu’elle se soit bien passée, mais je crois que les Chypriotes turcs, qui représentent à peu près 20 % de la population, n’en sont que très partiellement responsables. Depuis les années 50, ils n’ont en effet qu’un souhait : pouvoir participer au gouvernement de l’île de façon à déterminer eux-mêmes leur avenir.

Je sais que la Turquie est souvent présentée comme la responsable du problème chypriote. Pourtant, lorsqu’elle a été forcée d’intervenir, un problème chypriote existait déjà. Les représentants des Chypriotes grecs et turcs avaient déjà commencé à négocier en 1968. C’est le coup d’État favorable à l’Enôsis et appuyé par la junte militaire grecque qui a obligé la Turquie à envoyer des troupes. Elle avait proposé à la Grande-Bretagne, autre pays garant, d’intervenir avec elle, mais la Grande-Bretagne a refusé. La Turquie a donc dû assumer seule ses responsabilités, conformément à ses engagements internationaux.

En raison de ce problème, le peuple chypriote turc n’a pas pu prendre sa place parmi les peuples libres du monde et n’a pas pu établir des relations appropriées avec la communauté internationale. Nous avons passé notre enfance et notre adolescence sur un volcan en ébullition. Nous voulons qu’il en aille différemment pour nos enfants et nous considérons donc que l’établissement d’une paix durable à Chypre est une question humanitaire urgente.

Le fait que nous n’ayons pas pu trouver de solution et rétablir la paix a fortement compliqué les aspects politiques du problème. La résolution adoptée par les Nations Unies en 1964 et les positions adoptées après 1974 ont encore une grande influence, mais le peuple chypriote turc est en mesure de faire face aux difficultés créées par l’absence de solution, notamment grâce au soutien apporté par la République de Turquie. Cette dernière a en effet permis le développement des services publics, des services postaux et de télécommunication avec le reste du monde. Elle a également mis en place une liaison aérienne directe avec le nord de l’île, ce qui permet aux représentants du peuple chypriote turc de s’exprimer devant vous comme je le fais actuellement. Le soutien de la Turquie a été d’une grande aide pour la communauté chypriote turque, et c’est ainsi qu’il devrait être considéré.

Le plan de règlement des Nations Unies, qui a été soumis à un double référendum en 2004, était la meilleure façon de résoudre le problème chypriote. Le peuple chypriote turc, en acceptant ce plan, a prouvé sa volonté de trouver une solution à ce problème. Malheureusement, le vote contraire du peuple chypriote grec a porté un coup d’arrêt au processus. Sans remettre en question la libre expression de sa volonté par ce peuple, je regrette cependant la campagne pour le non menée par M. Papadopoulos.

La position du peuple chypriote turc en faveur du plan des Nations Unies est toujours d’actualité, en dépit de la déception d’avril 2004. Nous avons d’ailleurs cherché, après cette date, à relancer des négociations fondées sur ce plan des Nations Unies avec le soutien de la communauté internationale. Malheureusement, M. Papadopoulos a toujours refusé notre main tendue, en préférant mettre en avant une politique « d’osmose » visant à absorber le peuple chypriote turc sous son gouvernement. Cette politique n’a reçu le soutien ni de la communauté internationale, ni des Chypriotes grecs, qui, en février 2008, ont porté au pouvoir M. Christofias. Depuis lors, un nouveau processus de négociations est en cours. Nous sommes ravis de cette prise de position et nous nous sommes immédiatement mis au travail. Cependant, de grandes dissensions subsistent, notamment au sujet de la souveraineté, que le peuple chypriote grec refuse de partager.

Afin de renforcer la position de M. Christofias, j’ai donné mon accord à des déclarations communes, qui visaient à élaborer une terminologie commune. Je considère le démarrage de ces négociations comme une véritable amélioration. La communauté chypriote turque souhaite une véritable égalité entre les deux peuples, qui doivent avoir le même statut et se présenter devant la communauté internationale sous une identité unique. A cet égard, l’entrée de la République de Chypre dans l’Union européenne a été ressentie comme très injuste par le peuple chypriote turc. Nous vous demandons de structurer et d’encadrer ces négociations afin que le problème chypriote trouve une résolution définitive et appartienne au passé.

Je veux à présent vous faire part de mes observations sur le rapport intitulé Situation à Chypre, préparé par M. Joachim Hörster, rapporteur de la commission des questions politiques, ainsi que sur la proposition de résolution.

Je remercie l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe d’avoir autorisé deux représentants élus de la communauté chypriote turque à participer à ses travaux, conformément à la résolution 1373 de l’Assemblée. En outre, nous demandons une application d’urgence de la résolution 170 du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l’Europe, adoptée en 2004, qui recommande la représentation tant au Congrès qu’à l’Assemblée parlementaire des autorités chypriotes turques. L’isolement international de la communauté chypriote turque perdure en dépit de la résolution 1376, par laquelle l’Assemblée demandait à y mettre fin.

Nous regrettons que ni l’appel de la communauté chypriote turque à lever toutes les restrictions, ni le plan d’action de la République de Turquie n’aient été repris dans la proposition de résolution. Nous encourageons l’Assemblée parlementaires à soutenir des propositions communes plutôt que des positions unilatérales. Nous sommes également déçus que la proposition de résolution reprenne des affirmations des Chypriotes grecs, qui ne sont à nos yeux que des arguments de propagande. Ainsi, l’administration chypriote grecque a affirmé fournir de l’électricité gratuite à la partie nord de l’île, alors que la communauté chypriote turque la paye.

La communauté chypriote turque a établi des règles de propriété conformément aux recommandations de la Cour européenne des droits de l’homme et mis en œuvre des mesures de restitution partielles, d’échanges et de compensations. Ce problème de propriété est partagé par d’autres pays européens. Nous espérons pouvoir nous inspirer de solutions satisfaisantes trouvées ailleurs pour faire avancer ce dossier et éviter l’émigration massive de notre peuple.

L’image réciproque qu’ont les jeunes générations des deux communautés est un atout fondamental pour la résolution du conflit. À cet égard, les manuels scolaires de la communauté chypriote turque ont été révisés conformément aux recommandations du Conseil de l’Europe. Nous souhaitons que les autorités scolaires chypriotes grecques procèdent de la même manière et que le Conseil de l’Europe les y encourage.

La communauté chypriote turque considère que les monuments et sites historiques du Nord de l’île appartiennent au patrimoine commun de l’humanité, et les conserve en tant que tels. Nous sollicitons l’aide du Conseil de l’Europe dans cette tâche et attirons son attention sur les monuments et sites historiques turcs présents dans la partie sud de l’île, qui méritent la même conservation.

L’éducation dans la langue maternelle est un droit fondamental. Nous avons offert aux élèves chypriotes grecs vivant dans la partie nord de l’île la possibilité de recevoir un enseignement primaire et secondaire dans leur langue maternelle, dispensé par des professeurs chypriotes grecs. Nous regrettons qu’une possibilité similaire n’ait pas été offerte aux élèves chypriotes turcs vivant dans la partie sud, qui sont pourtant plus nombreux.

J’en viens à la question des personnes disparues.

Des centaines de civils chypriotes turcs ont été enlevés entre 1963 et 1974 alors qu’ils se rendaient sur leur lieu de travail. Il est décevant de constater que cette question humanitaire a été présentée comme un problème qui ne concernerait que les Chypriotes grecs. Les amendements adoptés par la commission des questions juridiques consolident malheureusement cette position unilatérale. Le projet de résolution inclut des éléments unilatéraux et négatifs alors que les négociations sont en cours. J’estime que ce n’est pas là une contribution positive alors que des efforts sont également en cours sous l’égide du Secrétaire Général des Nations Unies.

Le peuple chypriote turc vit dans l’isolement social, économique et politique. C’est pourquoi les Chypriotes turcs ne sont pas en mesure de faire entendre leur voix sur la scène politique internationale.

Les développements à Chypre sont le plus souvent présentés à la communauté internationale d’une façon unilatérale qui ne reflète pas la réalité. Pareille distorsion des faits ne permet pas de résoudre le problème de Chypre. Aussi demandons-nous au monde entier de préserver le droit de nous exprimer. Votre noble Parlement a garanti ce droit. Bien que je constate que de nombreux problèmes et développements n’ont pas été abordés de façon réaliste dans le rapport sur le problème de Chypre et sur les récents développements sur l’île, je suis reconnaissant à votre Assemblée d’avoir sauvegardé le droit du peuple chypriote turc de s’exprimer lui-même.

Le plan Annan a été approuvé par les Chypriotes turcs et a été rejeté par les Chypriotes grecs. Alors que la résolution 1373 adoptée par votre Assemblée demandait de mettre fin à l’isolement, le projet de résolution contredit cette volonté expresse de votre Assemblée. L’adoption de cette résolution fera naître un sentiment de déception au sein de notre peuple.

Je vous remercie de m’avoir donné la possibilité de m’exprimer devant votre Assemblée.