Jean-Claude

Juncker

Premier ministre du Luxembourg

Discours prononcé devant l'Assemblée

mardi, 11 avril 2006

Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs les députés, me revoilà à Strasbourg, ville européenne par excellence, carrefour de tant de visions et d’ambitions européennes, haut lieu de la démocratie européenne, point de départ et ligne d’arrivée de multiples suggestions, projets et plans européens, une ville qui est chère à mon cœur. C’est à sa fidélité européenne que je voudrais rendre hommage. Ici même, dans cette capitale de la Grande Europe, devant vous, élus des peuples d’Europe, je tiens à présenter mon rapport sur les relations entre le Conseil de l’Europe et l’Union européenne, un rapport que les chefs d’Etat et de gouvernement du Conseil de l’Europe m’ont demandé d’établir au mois de mai de l’année écoulée.

Le rapport que je vous présente – et je l’ai soumis aux chefs d’Etat et de gouvernement du Conseil de l’Europe – est d’abord un travail personnel. Je ne suis le commis de personne, ni le mandataire de quiconque. Je n’ai pas de point de vue institutionnel à défendre, si ce n’est la conviction que le Conseil de l’Europe a un passé prestigieux qui l’honore et une obligation ardente de développement riche en perspectives pluridimensionnelles.

Ce rapport se tient à distance de toute illusion. Certes, il ne faut pas le comparer à l’idéal. Il ne faut d’ailleurs jamais comparer les idées d’un moment à l’idéal de toujours. Il m’eût été facile de décrire le souhaitable idéal et l’idéal souhaitable. J’ai fait un autre choix. Je propose le minimum souhaitable. Je propose ce qui est indispensable pour que demain le Conseil de l’Europe et l’Union européenne puissent continuer à évoluer le long d’une même idée, à être inspirés d’un même esprit et à nourrir une même ambition.

Je reprends à mon compte – et je la revendique pour ma génération – la formule prémonitoirement juste de Coudenhove-Kalergi prononcée entre les deux guerres fratricides du XXe siècle: «Une Europe divisée conduit à la guerre, à l’oppression, à la misère; une Europe unie, à la paix et à la prospérité.»

L’Europe dont je voudrais que l’on parle n’est pas celle qui se limite aux confins de l’Union européenne. Je veux parler de la Grande Europe, celle qui a vu se réconcilier son histoire et sa géographie; je veux parler de cette Europe qui n’appartient à personne puisqu’elle nous appartient à tous, de cette Grande Europe si souvent massacrée et martyrisée parce que les intérêts nationaux voulaient supplanter l’intérêt général continental.

Pour que le minimum souhaitable et l’indispensable aient une chance, il faut que nous respections d’abord certaines données de fait qui s’imposeront obligatoirement à nos projets d’avenir.

L’Union européenne est la plus belle œuvre d’ensemble dont le génie européen a été capable jusqu’à aujourd’hui. Le Conseil de l’Europe ne la remplace pas. Il ne doit pas vouloir la remplacer. Il ne doit même pas essayer de vouloir l’imiter à tout prix.

L’Union européenne, ensemble cohérent, qui mélange souveraineté nationale et souveraineté partagée, ne peut pas, elle, parler au nom de l’ensemble du continent européen. C’est un vaste continent dont le Conseil de l’Europe a la charge intergouvernementale et interparlementaire. L’Union européenne, elle, est le projet particulier de ceux des Etats européens qui veulent et qui peuvent aller plus loin. Le Conseil de l’Europe n’est pas l’antichambre de ceux qui veulent aller plus loin. L’Union européenne, elle, n’a pas vocation à absorber le Conseil de l’Europe.

Le Conseil de l’Europe et l’Union européenne sont tous deux différents et uniques. Pour que l’Europe réussisse ils doivent viser un véritable partenariat aussi structuré que possible et organiser durablement leur complémentarité, ce qui devrait exclure les rivalités stupides et nocives.

Ce partenariat se construira sur un socle européen de valeurs communes. Ces valeurs sont celles de l’Union européenne au même degré qu’elles sont les valeurs du Conseil de l’Europe. J’ai élaboré mon rapport en une quarantaine de pages sur cette idée des valeurs paneuropéennes communes. Mesdames, Messieurs, je ne vous ferai pas l’injure de paraphraser mon rapport, que vous avez lu ou que vous lirez. Je ne développerai pas devant vous toutes les conclusions et toutes les conséquences auxquelles l’auteur du rapport a pu parvenir.

Je me permettrai ici, devant les parlementaires, d’insister seulement sur trois ou quatre points. Nous maîtrisons tous la lecture rapide. Je n’ai pas besoin d’exposer devant vous tous les détails du rapport.

Le Conseil de l’Europe et l’Union européenne ont d’abord une certaine conception des droits de l’homme. Cela se retrouve dans les instances parlementaires et politiques du Parlement européen.

Pendant longtemps, les Etats membres de l’Union européenne sont restés divisés sur la question de savoir si l’Union européenne devait adhérer à la Convention européenne des Droits de l’Homme. Pendant les travaux qui ont conduit les Etats membres de l’Union européenne au projet de traité constitutionnel, il s’est avéré que ce qui fut une controverse hier est devenu aujourd’hui un consensus.

Je proposerai, indépendamment du rythme de ratification du traité constitutionnel, que l’Union européenne se dote aujourd’hui des moyens nécessaires pour pouvoir adhérer à la Convention européenne des Droits de l’Homme. Elle le fera sur la base de l’article 48 du traité sur l’Union européenne. Les parlements nationaux des Etats membres ratifieront, dans un même mouvement et dans un même élan, un protocole qui dotera l’Union européenne de la base légale lui faisant défaut aujourd’hui.

J’ai longtemps hésité avant de formuler cette proposition. Je n’ignore pas qu’elle comporte des risques car elle pourrait accréditer l’idée que l’Union européenne n’aurait plus besoin du traité constitutionnel. Cela éloignerait à tout jamais la perspective constitutionnelle de l’Union européenne.

Toujours est-il qu’il y a consensus, que le traité constitutionnel n’est pas en vigueur et qu’il y a obligation pour le Conseil de l’Europe et pour l’Union européenne d’évoluer sur les mêmes bases et sur les mêmes concepts, et d’avoir les mêmes ambitions lorsqu’il s’agit des droits de l’homme.

Je voudrais ensuite, Monsieur le Président, que les instances de l’Union européenne reconnaissent le Conseil de l’Europe comme la référence continentale en matière de droits de l’homme. Les arrêts et conclusions de ses mécanismes de suivi doivent être systématiquement cités comme référence, et la consultation par l’Union européenne des commissaires aux droits de l’homme et des experts juridiques du Conseil de l’Europe doit devenir la règle dans le processus d’élaboration des nouveaux projets de directive de l’Union européenne.

Je voudrais enfin que le commissaire aux droits de l’homme devienne l’institution à laquelle l’Union européenne ainsi que tous les Etats membres du Conseil de l’Europe peuvent avoir recours, pour toutes les questions de droits de l’homme non couvertes par les mécanismes de suivi et de contrôle en place. Bien entendu, le bureau du commissaire aux droits de l’homme devra être doté de moyens suffisants pour lui permettre d’accomplir ses multiples missions.

Enfin, la future agence des droits fondamentaux de l’Union européenne, à la mise en place de laquelle la présidence autrichienne travaille avec beaucoup d’énergie et de talent, traitera du respect des droits fondamentaux dans le seul cadre de la mise en œuvre du droit communautaire. Elle n’entamera pas l’unicité, la validité et l’efficacité des instruments de suivi et d’application des droits de l’homme du Conseil de l’Europe. La Cour européenne des Droits de l’Homme et le mécanisme de suivi du Conseil de l’Europe figureront, me semble-t-il, dans les statuts de l’agence européenne des droits fondamentaux comme référence fondamentale. Les commissaires aux droits de l’homme devraient être mentionnés comme partenaires essentiels; il me semble utile et nécessaire que le Conseil de l’Europe soit représenté dans les instances dirigeantes de l’agence aux travaux desquels le commissaire aux droits de l’homme assistera sans voix délibérative.

Je pense, Mesdames et Messieurs, que le Conseil de l’Europe et l’Union européenne ont l’obligation de mettre en place, en Europe, un espace juridique et judiciaire au service d’une Europe sans clivage. Dans cet espace normatif minimal couvrant nos 46 Etats, l’Union européenne et le Conseil de l’Europe doivent mieux coordonner leurs initiatives législatives et mettre en place une plate-forme conjointe d’évaluation des normes cherchant la complémentarité des textes et la reprise réciproque, s’il le faut, des normes.

Tous deux, Conseil de l’Europe et Union européenne, intensifieront leurs activités de coopération à travers la Commission de Venise, dont j’aimerais souligner l’extraordinaire qualité des travaux, Commission de Venise à laquelle je voudrais que l’Union européenne adhère lorsque les instruments seront prêts et que les esprits pourront l’envisager.

Les droits de l’homme constituent la compétence la plus noble du Conseil de l’Europe, mais je ne voudrais pas que nous commencions à considérer que le Conseil de l’Europe n’aurait pas d’autre tâche que celle qui gravite autour de la notion de droits de l’homme. Le Conseil de l’Europe est aussi l’instance européenne où doivent se formuler les bonnes politiques en matière de jeunesse, d’éducation et de culture.

Je voudrais que, sur ces trois points, l’Union européenne et le Conseil de l’Europe poussent plus loin les frémissements de coopération embryonnaire que nous pouvons observer aujourd’hui. Les deux assemblées, Union européenne et Conseil de l’Europe, stimuleront le dialogue interculturel essentiel pour les décennies à venir. Je voudrais que, sur ce point, nous nous partagions le travail: que le Conseil de l’Europe se consacre d’abord au dialogue culturel intra-européen, au dialogue entre les 46 Etats membres du Conseil de l’Europe, et que l’Union européenne, quant à elle, se consacre d’abord à ce que j’appellerais la diplomatie interculturelle entre l’Europe et les autres parties de la planète.

Si nous faisions tout cela – et vous découvrirez dans le détail du rapport écrit une multitude de suggestions à cet égard -, il faudrait que nous encadrions toutes ces affaires par la mise en place d’un arrangement interinstitutionnel qui puisse nous aider à mieux développer notre coopération.

Je souhaite que les réunions interinstitutionnelles entre l’Union européenne et le Conseil de l’Europe soient prises plus au sérieux qu’elles ne le sont à l’heure actuelle, qu’elles soient limitées en nombre – une par année nous suffirait – et soient consacrées à un ordre du jour plus solide et plus structuré. Je voudrais que les instances parlementaires de ces deux institutions trouvent un terrain de coopération plus structuré, lui aussi, que celui dont nous disposons actuellement. Je ne peux qu’encourager les conférences des présidents respectives et les commissions parlementaires à se rencontrer plus régulièrement, moins sporadiquement, et à mettre en commun les initiatives parlementaires qui peuvent être celles du Parlement européen ou de votre Assemblée parlementaire.

Je voudrais que nous réfléchissions à un nouveau mode d’élection et de désignation du Secrétaire Général du Conseil de l’Europe. Les Secrétaires Généraux du Conseil de l’Europe, avec leur talent et leur énergie propres, ont jusqu’à ce jour fourni un excellent travail, qui a trouvé l’approbation de tous. Mais si, demain, le Conseil de l’Europe et l’Union européenne, pour se partager des ambitions qui iront plus loin, veulent pouvoir dialoguer d’égal à égal, il faut très sérieusement réfléchir au mode de désignation du Secrétaire Général du Conseil de l’Europe. L’Union européenne a comme règle non écrite d’abord, écrite aujourd’hui, de choisir le Président de la Commission européenne parmi les personnalités européennes connues, connues de leurs collègues et connues du grand public, ce qui fait que, normalement, nous le choisissons parmi les chefs d’Etat et de gouvernement. Tous ne sont pas d’accord pour le faire, mais on finit toujours par en trouver un pour accomplir cette tâche difficile.

Il faut que, désormais, nous désignions le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe d’après les mêmes règles pour que ces rencontres interinstitutionnelles entre le Conseil de l’Europe et l’Union européenne puissent se dérouler dans une stricte égalité.

Il conviendrait également que les ministres des Affaires étrangères, je l’ai dit au Président roumain du Comité des Ministres, prennent plus au sérieux le

Conseil de l’Europe. Il n’est pas concevable que le Conseil de l’Europe puisse être vu dans les Etats membres du Conseil de l’Europe et de l’Union européenne comme le forum de la démocratie organisée en Europe, si le Comité des Ministres, en dépit des énormes qualités qu’il revêt, siège en règle générale au niveau des ambassadeurs. Non, les ministres des Affaires étrangères doivent se déplacer pour montrer qu’ils prennent au sérieux les travaux du Conseil de l’Europe! Si les gouvernements eux-mêmes ne le font pas, comment voulez-vous que nos opinions publiques et les observateurs prennent au sérieux les activités du Conseil de l’Europe?

Je voudrais enfin, monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, qu’un jour l’Union européenne devienne elle-même membre du Conseil de l’Europe et adhère à ce dernier. Cela pourrait être raisonnablement fait d’ici à l’an 2010. D’ici là, je voudrais que l’Union européenne se fasse représenter au Conseil de l’Europe par un représentant permanent résident, tout comme j’estime que le Conseil de l’Europe doit se voir reconnaître une représentation diplomatique auprès de l’Union européenne.

Telles sont, Mesdames, Messieurs, résumées de façon non pas succincte mais presque brutale, puisque j’avais seulement un quart d’heure à ma disposition, quelques idées élémentaires de mon rapport, qui gagnera en intérêt lorsque vous le lirez en détail.

Monsieur van der Linden, je vous remercie pour les nombreux avis et conseils que vous n’avez cessé de me prodiguer en tant que Président de l’Assemblée parlementaire. J’étends ces remerciements à tous les membres de l’Assemblée, et, bien entendu, au Secrétaire Général – ses suggestions m’ont été très utiles – ainsi qu’aux personnels du Secrétariat général, sans l’engagement desquels il n’aurait pas été possible d’arrêter la rédaction de ce rapport dans les délais.

Mesdames, Messieurs, j’espère vous revoir au moins une fois par an afin de discuter du suivi que les gouvernements et les instances parlementaires donneront à ce rapport.