Josef
Klaus
Chancelier fédéral de la République d'Autriche
Discours prononcé devant l'Assemblée
mardi, 26 janvier 1965
Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, civis europaeus sum – je suis un citoyen européen – voilà les mots par lesquels le Chancelier fédéral d’Autriche, s’inspirant des us et coutumes de la Rome antique, tient à se présenter et à exprimer ses salutations à vous, Mesdames et Messieurs, qui représentez ici l’esprit, les mœurs et le mode de vie qui sont ceux de 17 nations de l’Europe. En vous saluant, je m’adresse aux représentants de vos peuples, qui parlent des langues différentes, je salue la diversité des aspects qu’offre ce continent, diversité voulue par l’histoire. Mais je salue aussi en vous, en tant que membres de cette vénérable Assemblée, organisme qui n’a pas son pareil en Europe, ceux qui incarnent l’esprit d’unité dans cette diversité, la pensée européenne qui est commune à nous tous, en somme «l’idée européenne» elle-même qui nous unit.
Mes premiers remerciements vont à M. Pierre Pflimlin, Président de cette vénérable Assemblée, qui a eu l’amabilité de m’adresser l’invitation à prendre la parole devant vous. Ces remerciements, Monsieur le Président, vont à vous pour trois raisons. D’abord, ils s’adressent au Président en exercice élu pour la session actuelle de cette vénérable Assemblée. Mais je tiens à vous remercier aussi en votre qualité de maire de la ville de Strasbourg, qui, avec sa magnifique cathédrale, est devenue le symbole des peuples européens et, en tant que siège du Conseil de l’Europe, un haut-lieu de la rencontre européenne. Mes remerciements s’adressent enfin, avec non moins de reconnaissance, à la grande personnalité, connue au-delà des frontières de la France et qui continue la tradition des «grands Européens».
Je dois remercier aussi le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe, M. Peter Smithers, qui m’a personnellement offert l’hospitalité pour les heures que je vais passer ici.
Spontanément, sans le besoin de la loi, ils pratiquaient la loyauté et le bien.(Ovide)
Merci à vous tous, Mesdames et Messieurs, d’avoir l’amabilité de bien vouloir entendre le «credo européen» d’un vieux pays de civilisation européenne, la profession de foi de ma patrie autrichienne en faveur de l’Europe.
Mesdames et Messieurs, vous avez bien voulu rédiger l’article 3 du Statut européen dans les termes suivants:
«Tout Membre du Conseil de l’Europe reconnaît le principe de la prééminence du droit et le principe en vertu duquel toute personne placée sous sa juridiction doit jouir des droits de l’homme et des libertés fondamentales.»
Par là, les architectes de l’Europe ont exprimé, ici à Strasbourg, leur foi dans le principe fondamental de toute communauté et se sont mis à l’œuvre dans l’esprit d’Ovide: sponte sua, sine lege, fidem rectumque colebant. Il y a en même temps, Mesdames et Messieurs, un autre aspect qui me touche profondément.
Si l’on considère le droit comme l’archétype de tout ordre spirituel et communautaire au sens de l’humanité et si l’on se penche sur la question de savoir comment et par quel moyen le Conseil de l’Europe, après sa fondation en 1949, a commencé son travail, si fructueux, au service des peuples européens, on pourrait dire, s’inspirant du mot du Faust de Goethe: «Au commencement était le droit». La première grande œuvre de cette Assemblée a été la conclusion de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, signée le 4 novembre 1950. Je considère comme un début vraiment heureux pour l’Europe et comme un bon présage le fait que, parmi les conventions adoptées sous ces auspices qui, entre-temps, sont déjà au nombre de 45, cette «Grande Charte» des droits fondamentaux européens est celle qui, si je suis bien informé, porte le plus grand nombre de signatures. A la longue, comme toute œuvre humaine, cette convention exigera, elle aussi, certaines modifications.
Quelle que soit la famille politique ou idéologique à laquelle appartiennent les députés réunis, comme aujourd’hui, dans cette assemblée européenne, quel que soit le pays qu’ils représentent, quelles que soient les traditions et coutumes auxquelles ils adhèrent, nous trouvons au début de leur activité commune en tant que députés européens la création de l’instrument dont je viens de parler. Pour les nations européennes, qui aspirent à l’unité, c’est bien d’un heureux destin que l’article premier de la profession de foi européenne, cette reconnaissance des droits fondamentaux de l’homme, affirme l’inviolable dignité et la valeur de la personne humaine.
Mesdames et Messieurs, l’homme à qui vous avez permis de prendre aujourd’hui la parole tient, en déposant pour ainsi dire sa carte de visite, à s’incliner humblement devant le droit. Il le fait par conviction personnelle d’abord; mais aussi en tant que chef du Gouvernement d’un pays dont l’importance militaire est faible, qui est conscient du fait que l’adhésion au principe qui veut que le droit prime la force est le meilleur garant de la sauvegarde de la liberté pour son pays, et que le respect de cette règle constitue la meilleure base d’une politique étrangère fructueuse et constructive.
On peut constater que la Constitution fédérale de l’Autriche stipule qu’il est de la compétence du Chancelier fédéral de prendre l’initiative pour les mesures législatives ayant trait aux principes de cette Constitution, ces principes étant la démocratie, l’organisation fédérale, la constitutionnalité de l’Etat et, par là même, le respect des libertés fondamentales et du droit. De ce fait, je me trouve dans l’agréable situation de pouvoir vous dire que cette invocation solennelle du droit n’est pas seulement une simple formule, mais que j’ai été conduit par là même, durant la première année de mes activités gouvernementales, à prendre une initiative dont j’espère que, au-delà de la politique quotidienne, elle laissera des traces durables dans l’histoire du droit autrichien, qui a été de tout temps une partie du droit européen; il s’agit de la réforme du Code autrichien des Libertés et Droits fondamentaux, qui remonte à l’année 1867. En novembre dernier, j’ai réuni sous ma présidence une commission de juristes et d’experts, qui ont pour tâche d’adapter les droits fondamentaux de la République d’Autriche et aussi de les compléter dans l’esprit du temps, pour qu’en définitive l’évolution et le progrès de la notion du droit soient en rapport avec le progrès et l’évolution dans les domaines de la technique et de l’organisation sociale.
Mesdames et Messieurs, on ira aussi dans le sens du progrès de notre époque en reconnaissant clairement que le monde devient plus petit, que les peuples se rapprochent toujours davantage les uns des autres, que les continents perdent leurs dimensions d’autrefois. Les peuples européens ont compris de mieux en mieux que les guerres et conflits sanglants qui, même dans notre siècle, ont opposé les peuples d'Europe, doivent prendre fin si l’Europe veut survivre dans le monde de demain. C’est un grand progrès de la civilisation que les hommes de ce continent soient à la recherche de l’unité, qu’ils souhaitent vaincre les égoïsmes inhérents aux formes de penser propres à chaque nation.
L’Europe, où en est-elle aujourd’hui? Qui a le droit de parler au nom de tous et dans l’intérêt de tous?
Nous n’avons qu’à consulter un manuel de sciences politiques et à faire des recherches sur les communautés européennes pour constater que la difficulté de l’unification des nations de ce continent a son origine non seulement dans la diversité et la multitude des nations, mais aussi dans la diversité et la multitude des institutions et communautés créées jusqu’à présent par les peuples d’Europe. A elle seule, l’énumération de quelques-uns des organismes existants – Communauté Economique Européenne, Euratom, A.E.L.E. etc., – fait apparaître le large éventail des activités européennes.
Mais il est possible, quand on s’en tient aux «slogans» simplifiés, de faire encore d’autres distinctions.
Il y a les partisans de ce qu’on est convenu d’appeler la «grande Europe» d’une part, et ceux de la «petite Europe» de l’autre.
Il y a les conceptions de l’Europe que les commentateurs politiques ont classées sous le terme d’«Europe des Patries», mais il y a aussi à l’opposé ce qu’on désigne par la «patrie européenne».
Parmi les Européens eux-mêmes, il y a des «fédéralistes» aussi bien que des partisans de la «confédération», il y a ceux qui veulent conserver à ce continent, dans son unité, une «structure faite de nations», alors que d’autres préfèrent le doter d’une organisation «supranationale». Certains désirent faire de l’Europe une «troisième force», indépendante, d’autres aimeraient la voir incorporée dans une vaste «communauté atlantique de partenaires égaux». Enfin, il y a des Européens qui ne peuvent concevoir qu’une Europe «complètement intégrée» du point de vue militaire, économique, culturel et politique. Mais il y a aussi des Européens qui voient précisément dans cette tendance un grand danger.
Mesdames et Messieurs, si je me suis permis, en employant des «slogans», d’évoquer la large mosaïque des conceptions européennes en présence, je ne l’ai certainement pas fait pour vous donner l’impression que la recherche d’une solution à l’union européenne soit sans issue, en raison de la grande diversité des opinions, idéologies et conceptions, mais je l’ai fait parce que cela me permet, d’un seul coup, de mettre en relief les grands problèmes que pose l’orientation de mon pays vers l’Europe. Qu’il me soit donc permis d’évoquer maintenant, en quelques mots, les problèmes propres à l’Autriche et nos difficultés.
La petite Autriche, après la ruine de la Monarchie austro-hongroise, a eu, à ses débuts, bien du mal pour trouver sa place et sa fonction dans le nouvel ordre qui, la paix revenue en Europe, s’est établi en vertu des traités signés en 1919 et qui, comme on le sait, n’a été que de courte durée. La partie de l’ancien Empire qui, après son démembrement, est revenue aux 7 millions d’Autrichiens, est apparue à beaucoup de mes compatriotes, mais aussi à beaucoup d’observateurs de l’étranger, comme une base éminemment fragile pour permettre un nouveau départ, comme un héritage bien pauvre pour qu’arrive à se fonder un Etat capable d'exister. Pour beaucoup de bons Autrichiens, il ne paraissait possible, à cette époque, de sortir de cette situation peu encourageante qu’en se joignant à une communauté économique et politique plus vaste. Mais ce n’est qu’en 1938, lorsque le nom de l’Autriche a disparu effectivement de la carte mondiale, que sont apparues à beaucoup la signification historique et les conséquences tragiques de cet événement pour les autres pays européens. L’écrivain autrichien Stefan Zweig a montré que le monde a eu trop tard conscience de cette situation et il l’a fait dans ces termes:
«Je savais que l’Autriche était perdue – certes j’ignorais encore à ce moment-là tout ce que j’avais perdu. Nul n’avait saisi que l’Autriche était la pierre qui soutenait le mur et que, cette pierre une fois arrachée, l’Europe allait s’écrouler.»
Les Autrichiens ont dû non seulement traverser, avec tous les autres peuples européens, cette «mer de sang et de larmes», pour employer l’expression inoubliable et émouvante de Churchill, avant qu’ils aient pu en toute liberté et indépendance retourner dans la communauté des peuples européens, mais ils ont dû attendre longtemps encore. Pour eux, l’heure n’a sonné que dix ans plus tard, le 15 mai 1955, le jour où fut signé le «Traité d’Etat portant rétablissement d’une Autriche indépendante et démocratique». Le Parlement autrichien a adopté, le 26 octobre de la même année, la loi constitutionnelle sur la neutralité permanente. Cette loi a été décidée «en vue d’affirmer de façon durable l’indépendance autrichienne vers l’extérieur ainsi que le caractère inviolable du territoire national». Il peut paraître étrange, en cette Assemblée, d’entendre le chef du Gouvernement d’un Etat européen affirmer avec tant d’insistance l’indépendance voulue de son pays, alors que vous, Mesdames et Messieurs, vous êtes venus ici expressément pour rechercher dans la marche vers l’unité européenne de nouvelles voies et pour discuter des possibilités meilleures.
Karl Jaspers a raison lorsqu’il dit:
«Le principe moral de la neutralité proprement dite, réel dans les petits Etats jusque dans le mode de vie et la conscience existentielle de chaque citoyen, pourrait conduire à un ordre mondial. Le principe de la neutralité des petites puissances qui se bornent elles-mêmes, deviendrait alors universel.»
Mesdames et Messieurs, la neutralité et l’indépendance sont, aujourd’hui, les fondements de notre existence nationale, la condition vitale pour que puissent s’établir avec les grandes puissances des relations qui soient à l’abri de toute crise, ils sont la base solide pour de bons rapports avec nos voisins, la condition pour que puisse vivre, à l’abri de toute tension, une Europe centrale danubienne.
Nous savons, nous Autrichiens, ce que représente, pour tous et aussi pour nous, l’unité européenne. Le vœu que l’Autrichien que je suis voudrait adresser à cette vénérable Assemblée et à tous ceux dont l'Europe occupe la pensée, les sentiments et la volonté, ce vœu sera le suivant: tâchez de trouver pour l’Europe une formule qui ne soit ni trop petite, ni trop étroite, une formule qui ne comporte nulle «exclusive», une formule où tous les Européens puissent trouver leur place. Les Etats neutres aussi sont des Etats européens, eux aussi ne voudraient pas se voir relégués en Europe au rôle d’émigrés intérieurs. La solution ne saurait être «l’isolement des neutres» lorsque les autres Européens pensent à la construction de l’Europe de demain. Nous aussi, nous nous sommes félicités vivement de la résolution qui a été adoptée par le Comité des Ministres lors de sa 32e Session le 6 mai 1963, car de ce fait un grand pas avait été fait dans la direction de l’unité européenne.
Lorsqu’il avait réussi l’œuvre de libération, le Chancelier Julius Raab avait décrit le sentiment riche d’un nouvel espoir, qui animait ses compatriotes, en ces termes:
«L’évolution intervenue dans les idées des Autrichiens se manifeste tout d’abord dans le fait qu’ils croient aujourd’hui que leur patrie, sur le plan politique et économique, est capable d’exister. Aussi l’imposante majorité du peuple autrichien veut-elle que l’Autriche vive en tant qu’Etat indépendant et elle refuse toute politique qui mettrait en cause cette indépendance.»
Je souscris pleinement à cette déclaration de mon prédécesseur, mais il me revient encore de brosser un tableau rapide de la situation économique de mon pays, afin que vous puissiez arrivez à comprendre que l’Autriche, tout en respectant ses engagements sur le plan international et dans le maintien strict de sa neutralité, doit, demain et après-demain, demeurer dans le circuit des grands courants économiques de l’Europe pour ne pas être repoussée dans une situation infructueuse tel le bras mort d’un fleuve.
Dans la dernière décennie, l’évolution de l’économie autrichienne a été favorable, tendance qui a été encouragée par le développement propice de la situation économique internationale. Cependant, une contribution considérable a été fournie par les différentes mesures entreprises dans le cadre de la politique économique du pays et qui ont mis l’accent avant tout sur la croissance de certains secteurs économiques, sur la lutte contre les majeures tendances inflationnistes et sur l’augmentation des revenus de la population et du niveau de vie. Dans la période de 1950 à 1959, seuls les taux de croissance de la République Fédérale d’Allemagne et de la Grèce – en parlant des pays de l’O.C.D.E. – ont été supérieurs. Bien que le rythme d’expansion ait diminué quelque peu depuis 1960, l’Autriche s’est néanmoins placée de nouveau dans les premiers rangs des pays européens en 1963 et 1964. Ce progrès économique rapide est dû, avant tout, au taux élevé des investissements, aux modifications structurelles favorisant des branches économiques plus productives, à la migration de travailleurs agricoles vers l’industrie – ce qui constitue un sacrifice social imposé à la classe paysanne en faveur de la population entière – et, enfin, à la paix sociale et à la prévention de crises internes sérieuses. Il n’est guère d’autre pays en Europe où la stabilité interne soit caractérisée par le fait que la responsabilité politique a été, depuis vingt ans, entre les mains du même Gouvernement, le Chancelier fédéral étant désigné par le parti populiste autrichien tandis que le Vice-Chancelier est membre du parti socialiste, deuxième en importance du pays.
En même temps que le produit social, le revenu des masses a accusé une augmentation. Au cours des années 1950 à 1962, les revenus par tête des travailleurs autrichiens se sont accrus, en termes réels, de 40 à 50 % en moyenne. Cette augmentation des revenus des masses a, tout naturellement, eu pour conséquence une amélioration du niveau de vie s’exprimant dans une proportion croissante des dépenses des consommateurs pour l’achat de biens de consommation durables.
De ce tableau que je viens d’esquisser de la situation économique de mon pays – et qui donne lieu à un optimisme justifié – vous allez comprendre qu’après les expériences douloureuses faites dans la période entre les deux guerres, les Autrichiens ont un vif intérêt à ne pas manquer l’association avec les grands espaces économiques internationaux qui sont en train de naître sur ce continent. C’est pourquoi nous avons collaboré à tous les efforts économiques entrepris en Europe depuis la fondation de l’organisation du Plan Marshall, ayant toujours en vue de maintenir la prospérité de notre économie en s’assurant des débouchés dans les pays de nos partenaires commerciaux traditionnels. C’est pour cette raison que nous avons participé aux efforts tendant à la création d’une grande zone européenne de libre-échange qui fut alors préparée par un comité dans le cadre de l’O.E.C.E. Lorsque, vers la fin de 1958, il apparut que cette tentative ne recevait pas l’acquiescement de tous les pays membres et partant, ne pouvait être réalisée, nous avons adhéré à l’Association européenne de Libre-Echange. Par la suite, nous avons pu tirer profit de notre coopération au sein de cette Organisation et intensifier nos relations commerciales avec les pays de l’A.E.L.E. Cependant, les exportations de notre économie sont orientées de façon que nous ne saurions renoncer à aller, sur le plan économique, du même pas que la Communauté Economique Européenne ni à développer au mieux nos relations commerciales avec cette Communauté. Certes, nous espérons qu’un jour des solutions avantageuses pourront être trouvées pour toutes les nations participant aux échanges européens et qui doivent faire face à des problèmes similaires. La question de savoir si tous ces pays peuvent accepter le même délai pour une solution européenne globale dépend de la structure économique, des réserves de l’économie ou, pour ainsi dire, de la «longue haleine économique». En Autriche, nous sommes de l’avis que, dans l’intérêt de l’industrie, du commerce et de l’agriculture de notre pays, la conclusion d’un accord de caractère spécial avec la Communauté Economique Européenne ne devrait pas été remise plus longtemps que nécessaire. Dès décembre 1961, nous faisions des efforts pour entrer en négociations, et nous espérons que le Conseil des Ministres de la Communauté Economique Européenne chargera la Commission d’ouvrir le plus tôt possible les négociations. Nous autres Autrichiens, nous nous rendons compte que la participation, c’est-à-dire l’intégration, de notre pays au dynamisme économique de l’Europe est une condition indispensable pour le maintien d’une Autriche libre et indépendante. Il est vrai que cet accord devra tenir compte des particularités et réserves résultant de notre ferme volonté de respecter strictement nos engagements sur le plan international et de sauvegarder la neutralité «permanente» assumée par l’Autriche, neutralité dont la valeur pour la stabilité politique a, d’ailleurs, été reconnue de tous les temps à l’Est comme à l’Ouest.
Mesdames et Messieurs, je viens de vous parler de la situation politique de mon pays, des données économiques et des nécessités impérieuses qui en résultent pour nous. Mais je ne voudrais pas omettre d’ajouter quelques mots sur la mission culturelle de l’Autriche. Nous croyons simplement que dans ce domaine, et malgré son étendue restreinte, notre pays a toujours une mission à accomplir. Ainsi, j’ose dire à tous les critiques pessimistes que dans les arts et les sciences le temps ne s’est pas arrêté en Autriche, non plus. La jeune génération créant les œuvres culturelles et scientifiques de notre époque s’oppose également à l’idée que sa seule fonction pourrait être de veiller sur un patrimoine, quelque grand et important qu’il soit. Ils ont bien compris ce que Hugo von Hofmannsthal, l’un des plus grands Européens de notre siècle, voulait dire en disant de l’Autriche après 1918: «Oh! tristes échos des temps magnifiques de nos ancêtres». Non, Mesdames et Messieurs, ces Autrichiens, dévoués à la culture et étroitement liés à la tradition d’hier, ne sont pas simplement des huissiers de musée qui entendent garder dans les trésoreries l’œuvre créatrice et le patrimoine culturel des siècles passés, semblables à des administrateurs qui, anxieux de maintenir la substance intégrale d’un héritage, préféreraient renoncer à la jouissance de leurs biens.
En pleine reconnaissance de ces responsabilités qui nous incombent, M. Piffl-Percevic, ministre de l’Instruction Publique autrichien, a adressé, lors de la dernière Conférence générale de l’UNESCO, à Paris, l’invitation à tous les ministres de l’Instruction Publique des pays européens de venir assister l’année prochaine à une conférence de tous les pays européens sur les problèmes de l’éducation, qui aura lieu à Vienne. En effet, Mesdames et Messieurs, il s’agira d’une conférence vraiment pan-européenne, réunissant les pays de l’Ouest, du Nord, du Sud et de l’Est de notre continent, des fjords Scandinaves jusqu’à la Méditerranée, de l’Atlantique aux étendues illimitées de la Sibérie.
Mais il y a encore autre chose: en parlant de Vienne, on pense à la musique, en entendant le nom de Salzbourg, on pense à Mozart. C’est dans cela surtout que l’Autrichien d’aujourd’hui voit sa mission culturelle: les réalisations artistiques de notre époque qui sont présentées au cours du Festival de Vienne, des Festivals de Salzbourg et de Bregenz, mais aussi dans maintes autres petites villes qui, depuis la fin de la dernière guerre, organisent des festivals, ces réalisations ne devraient pas être considérées comme la propriété jalousement gardée et réservée à un nombre restreint. Elles doivent, au contraire, être rendues accessibles chaque année aux touristes européens poussés par l’instinct de migration moderne et cherchant la récréation. L’Autriche, avec la grande variété de ses paysages, s’est développée en un grand jardin européen, en un pays de récréation moderne où les Européens s’arrêtent sur leur chemin du Nord au Sud, de l’Ouest vers l’Est, et où ils trouvent le repos.
Monsieur le Président, en ma qualité de Chancelier fédéral d’Autriche, j’ai accepté votre invitation de venir ici pour vous parler de mon pays. Il y a un grand nombre de problèmes de la politique mondiale sur lesquels on pourrait prendre position. Je suis obligé d’y renoncer. Si je vous prie de bien vouloir m’écouter encore quelques minutes, c’est pour vous dire ceci: il résulte de la situation géographique de notre pays que pour les Autrichiens la possibilité de «l’isolation» ne saurait exister, même s’ils le voulaient. Il suffit de regarder la carte pour voir que l’Autriche se trouve à l’intersection des grandes voies de communication européennes, et que Vienne, notre capitale fédérale, tient une position clef. Ainsi, les importants changements dans les relations entre l’Est et l’Ouest qui se dessinent actuellement ne peuvent pas laisser indifférent mon pays.
Le ministre des Affaires étrangères autrichien, M. Bruno Kreisky, a tout récemment, dans un discours devant une conférence du Conseil de l’Europe, attiré l'attention sur notre position géographique et, plus particulièrement, sur le fait que notre pays est plus proche des capitales des pays d’Europe orientale que n’importe quelle autre métropole européenne, et que les ancêtres de bien des gens vivant dans notre pays sont venus jadis des pays de l’Europe centrale, orientale et de l’Europe du Sud. Si M. Kreisky nous a avertis, d’un côté, de ne pas surestimer les possibilités de l’Autriche, il a mis en évidence, en même temps, que ces relations avec l’Europe orientale créent des affinités, constituent des impondérables, qui ne sont pas sans importance.
Et voici, Mesdames et Messieurs, ce que les architectes politiques de la maison européenne de demain ne devraient pas omettre: l’Europe orientale fait, elle aussi, partie de l’Europe. L'Europe ne finit pas aux confins orientaux de mon pays. La ville de Vienne ne doit pas être considérée – comme le vice-maire de Vienne, M. Drimmel, l’a très bien exprimé – «le terminus de l’Occident». Pour nous autres Autrichiens, la future maison de l’Europe ne serait qu’une construction inachevée et imparfaite si elle avait une façade centrale et une aile de l’Ouest et que l’aile de l’Est lui faisait défaut. L’Autriche adhère à la manière de vivre libérale et démocratique. Notre pensée est profondément enracinée dans la tradition et la vie occidentales. Nous savons que le système social existant dans les pays de l’Europe orientale n’a rien en commun avec le nôtre. Mais nous sommes contents de voir dans ces pays une certaine évolution, qui nous permet d’espérer que ces nations sont en train de s’approcher de nous et d’une Europe plus grande. Le Conseil de l’Europe a pris l’initiative de toute une série de conventions et accordé son haut patronage à un grand nombre de conférences européennes qui n’avaient pas pour objet les grands problèmes politiques controversés. Il s’agissait là d’arrangements très importants et fort utiles, qui ont des effets bienfaisants dans bien des domaines de la vie commune des peuples. Dans ce rapport je pense, par exemple, à la grande Conférence européenne contre la pollution de l’air, qui a eu lieu à Strasbourg l’année passée. Je pense, en outre, à la seconde Conférence parlementaire et scientifique qui fut organisée à Vienne en mai dernier. Je connais vos efforts pour obtenir une coopération de l’ensemble de l’Europe dans les domaines de la météorologie et de la conservation des eaux. En tant que représentants d’un pays de récréation et de tourisme, nous sommes vivement intéressés à ces activités. Je trouve que nous devrions nous occuper sérieusement de la question d’inviter les pays de l’Europe orientale aux discussions sur ces sujets; ainsi, on pourrait les intéresser aux questions de collaboration européenne en commençant par des domaines où une nouvelle atmosphère de la coopération entre l’Ouest et l’Est pourrait être créée loin des ressentiments et controverses politiques. Je consens de grand cœur aux idées que vous avez exprimées en mai dernier dans votre Recommandation 389, à savoir que c’est «l’un des devoirs du Conseil de l’Europe de contribuer à l’union de l’Europe libre et démocratique, mais aussi à la détente qui se fait sentir entre l’Est et l’Ouest».
Monsieur le Président, Messieurs les Délégués, vous avez devant vous un ordre du jour important et substantiel. Je ne me permettrai pas d’abuser de l’hospitalité que vous m’avez concédée si généreusement. Pendant les quinze ans de son existence, le Conseil de l’Europe a déployé une activité extrêmement heureuse pour le bien des nations européennes. Tous les pays membres ont tiré profit des accords et recommandations adoptés, des discussions et entretiens tenus ici. La souplesse de votre Statut, la sagesse de limiter les domaines de vos activités à des secteurs où toute concurrence avec d’autres institutions européennes est évitée, font de Strasbourg et du Conseil de l’Europe un lieu idéal de rencontre pour tous les Européens. C’est dans cela que réside votre grande chance! C’est par là que Strasbourg pourrait montrer le chemin vers une Europe plus grande, vers une Europe dont les meilleurs Européens ont rêvé de tous les temps. Espérons que viendra le jour où la philosophie commune, à laquelle nous adhérons tous, tiendra bon et remportera la victoire même dans des moments critiques, lorsque des querelles dans la famille européenne seront à régler.
Nous avons une malencontreuse différence de vues sur le Tyrol du Sud avec nos voisins italiens avec lesquels nous avons toujours désiré avoir des relations bonnes et amicales. Nous menons des négociations très intenses à ce sujet avec le Gouvernement italien. Je ne voudrais pas laisser passer cette occasion sans remercier le Conseil de l’Europe qui a institué une sous-commission et ainsi contribué activement aux efforts pour éliminer les différends existant entre l’Autriche et l’Italie. A cet égard, je voudrais remercier surtout M. Paul Struye, le Président de cette sous-commission.
Je voudrais conclure maintenant mon exposé en vous disant: La contribution essentielle de l’Autriche à la détente entre l’Est et l’Ouest est une politique extérieure tendant à créer une atmosphère de paix dans la région géographique tout autour de nos frontières. Dès l’année 1955, l'Autriche est devenue un élément de stabilité en Europe. Depuis lors, c’est un principe directeur de notre politique extérieure de maintenir avec les grandes puissances signataires du Traité d’Etat des relations libres de perturbations et de difficultés. Nos rapports avec la Yougoslavie sont, depuis quelque temps, excellents et amicaux. Nous avons pu arriver, pendant les derniers mois, à une amélioration très marquée de nos relations avec la Hongrie, la Roumanie, la Bulgarie et la Pologne, et nous souhaitons que la situation entre nous et la Tchécoslovaquie puisse être améliorée encore à la suite du règlement des questions financières pendantes avec elle. Nous espérons également pouvoir bientôt régler des questions de la même nature avec la Pologne. Les Autrichiens désirent ardemment que la situation sur les frontières avec nos pays voisins puisse être réglée de façon à donner une preuve indiscutable de la détente politique dans cette partie de l’Europe. Tous nos efforts dans la sphère internationale visent à maintenir intacte la position internationale de l’Autriche d’aujourd’hui. Nous pensons servir de cette façon les intérêts de toutes les nations européennes, et pas seulement ceux de l’Autriche.
Comme je l’ai fait remarquer au début de mon exposé, le point de départ de l’activité du Conseil de l’Europe fut la profession de la foi en l’homme, en sa liberté et sa dignité. Permettez-moi d’y joindre une profession de foi personnelle. Je sais que la vie commune d'êtres humains d’origine, de conviction et d’idéologie différentes demande à tout le monde un haut degré de tolérance. Nous vivons dans une société pluraliste qui ne peut se fixer comme but unique de réaliser l’ «Occident chrétien», tant de fois évoqué. Mais en tant que chrétien, en tant qu’Autrichien et Européen, cette profession de la foi en l’homme est pour moi la preuve que, dans l’Europe d’aujourd’hui, des hommes de confessions et d’idéologies différentes se sont mis à l’œuvre pour rechercher et réaliser un nouvel ordre de la vie commune en Europe, fondé sur des idées qui prennent leurs racines dans la pensée occidentale. Puisse le Conseil de l’Europe rester le forum permettant à tous les Européens de participer à ses débats. En montant à cette tribune tout à l’heure, je me suis présenté à vous en disant: civis europaeus sum.
Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs, je fais appel à votre compréhension pour la situation de l’Autriche, telle que je viens de vous la dépeindre. Nous autres Autrichiens voudrions être en état, non seulement aujourd’hui et demain, mais aussi dans les décennies à venir, dans l’«Europe de demain», de venir ici et de pouvoir vous saluer par ces mêmes paroles: Nous sommes des citoyens européens.
(Applaudissements.)