Jan Peter

Balkenende

Premier ministre des Pays-Bas

Discours prononcé devant l'Assemblée

mercredi, 28 avril 2004

En 1517, Erasme, philosophe humaniste hollandais, publiait La complainte de la paix, dans laquelle la figure allégorique de cette dernière s’adresse au monde. Complètement désemparée, le cœur brisé, elle se lamente sur son triste sort. Elle est rejetée par tous les peuples d’Europe malgré les efforts qu’elle fait pour eux. La guerre et la violence ont plongé des millions d’Européens dans la misère. «Pourquoi, demande-t-elle, les gens font-ils appel à leur raison pour provoquer leur propre ruine et non pour construire leur bonheur?» Cette Complainte de la paix, Erasme l’avait écrite en vue d’un sommet européen au cours duquel il espérait amener les souverains européens les plus puissants à signer un traité de paix. Mais ce sommet n’a jamais eu lieu et le traité n’a jamais été signé.

Depuis 1517, l’Europe n’a jamais donné à la paix l’occasion d’arrêter de pleurer. Notre histoire conjugue les plus belles créations de la civilisation et les pires expressions de répression, de violence et d’horreur que l’humanité ait jamais connues. Pour Erasme, la paix était l’objectif suprême de la politique européenne. Et il n’était pas seul à penser ainsi. Beaucoup d’autres philosophes européens – Emmanuel Kant, par exemple – partageaient ce point de vue.

L’Histoire nous a enseigné que la paix n’avait aucune chance tant qu’on ne partagerait pas les mêmes valeurs ou tant qu’on n’adhérerait pas à un idéal commun sur lequel s’appuyer pour trouver une nouvelle inspiration ainsi que le courage d’aller de l’avant ensemble, même en des temps difficiles. La seconde guerre mondiale a fait apparaître l’importance capitale d’un système de valeurs partagées. Lorsque, en 1948, l’Assemblée générale des Nations Unies a adopté la Déclaration universelle des droits de l’homme, elle avait de bonnes raisons de considérer que «le mépris et la méconnaissance des droits de l’homme avaient conduit à des actes de barbarie qui révoltent la conscience de l’humanité» et que l’antidote au poison de la tyrannie et de la répression est la compréhension commune de ces droits et libertés.

C’est dans cet esprit que le Conseil de l’Europe a été créé en 1949. Le Conseil représente une communauté de valeurs, énoncées principalement dans la Convention européenne des Droits de l’Homme et la Charte sociale européenne, consolidées par la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme et réaffirmées par la suite à maintes reprises. A cet égard, je rappellerai l’Acte final d’Helsinki de 1975, qui représente un important jalon, ainsi que le projet de traité de l’Union européenne établissant une Constitution pour l’Europe, qui constitue aujourd’hui un autre jalon. Mais la grande date sera le jour – que j’espère n’être pas trop lointain – où nous pourrons rayer le mot «projet».

Quelles sont ces valeurs qui nous lient et qui sont énoncées dans nos conventions? On pourrait dire qu’elles s’expriment à trois niveaux. Tout d’abord, au niveau de la population, en tant qu’individus et membres de groupes sociaux; ici, la valeur suprême est le respect des droits de l’homme et de la dignité humaine, ce qui signifie que toute personne a droit à la vie, à une protection contre les traitements inhumains, à un procès équitable, au respect de la vie privée et à la liberté d’expression. La tolérance fait partie du même groupe de valeurs. Ensuite au niveau de l’Etat; là ce sont les valeurs de la démocratie, de la prééminence du droit, du traitement équitable et de la justice sociale. Et enfin, au troisième niveau, il y a les valeurs touchant aux relations entre Etats: égalité souveraine des Etats, coopération internationale et règlement pacifique des différends.

Après les horreurs de la seconde guerre mondiale, ces valeurs nous guident-elles réellement aujourd’hui? Ces soixante dernières années ont été marquées par des faits et des développements qui ne peuvent qu’inspirer le courage et la confiance. De plus en plus de pays européens ont décidé de lier leur sort. Le nombre des Etats membres du Conseil de l’Europe est passé de dix à quarante-cinq. L’Union européenne, qui comptait six membres à l’origine, en comportera bientôt vingt-cinq. L’Est et l’Ouest se sont réunis en 1989. Les deux Europes n’en font aujourd’hui qu’une seule, avec un idéal commun de civilisation.

La démocratie continue d’étendre ses racines à travers tout le continent. Jamais auparavant les Européens n’étaient aussi nombreux à être dotés d’un gouvernement garantissant la liberté. Depuis cinquante ans, la plupart d’entre eux ont été épargnés par la catastrophe de conflits armés à grande échelle; jamais encore on n’avait connu, dans de larges parties du continent, une aussi longue période de calme relatif.

Mais de nombreux sujets d’inquiétude demeurent. Les activités terroristes connaissent une recrudescence sans précédent. Les violents affrontements entre groupes ethniques continuent de faire rage. Et le continent est encore le théâtre de bien des souffrances humaines. Les droits et libertés ne sont pas encore garantis de façon égale et universelle. L’exclusion sociale et l’injustice persistent, parfois à très grande échelle. Mais l’optimisme prévaut. Nos problèmes, nos préoccupations et nos conflits restent des fossés, parfois béants, sur un chemin ardu. Pourrons-nous aller de l’avant? Cela dépendra de la mesure dans laquelle nous parviendrons à puiser dans les sources qui alimentent notre force. Notre véritable force, ce sont nos idéaux et nos idées, pas notre argent. La recherche fait apparaître l’exactitude de ce principe. Depuis le début des années 1980, plusieurs universités européennes mènent des enquêtes sur les valeurs européennes. Les résultats de ces enquêtes révèlent, entre autres choses, que, si les citoyens d’aujourd’hui estiment que le bien-être matériel est une nécessité, ils sont également attachés à des aspects moins matériels comme une vie heureuse au foyer, l’épanouissement personnel et la santé. Voilà que nous serions bien inspirés de garder cela à l’esprit.

La réflexion sur les valeurs n’est pas simple. Ils sont nombreux à affirmer que les valeurs sont des abstractions – qu’elles n’ont rien de tangible – mais leur pouvoir tient précisément au fait qu’elles sont abstraites: elles créent l’espace et la liberté; elles ouvrent la porte à de nombreuses possibilités; et elles sont sans limites. Elles sont source d’inspiration et de motivation.

C’est ce qui les distingue des normes. Les normes posent des interdits. Les normes fixent des limites et posent des restrictions à la liberté.

La liberté est un aspect essentiel de l’idéal européen de civilisation, mais la liberté n’est jamais sans limite. Même Adam Smith – dont on dit souvent qu’il est le chantre du libéralisme – savait très bien qu’il ne pouvait y avoir de liberté sans fondements moraux et sans un système juridique solide. On oublie parfois qu’il n’est pas uniquement l’auteur de la Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, mais aussi de la Théorie des sentiments moraux.

La liberté absolue entrave la liberté d’autrui. C’est pourquoi il importe de parler des valeurs et des normes. «Liberté, égalité, fraternité», chacun connaît cette devise du siècle des Lumières. La question qui se pose ici, c’est comment la liberté peut renforcer la fraternité, entendue comme engagement réciproque, au lieu de la limiter.

Nos valeurs, nous les gravons dans la pierre – sur les monuments, les socles des statues et les frontispices des bâtiments publics. C’est certes rendre justice à leur importance, mais ce n’est pas rendre justice à leur véritable essence, parce qu’elles forment un tout vivant et dynamique. Elles ont besoin d’être cultivées, d’être sans cesse vitalisées. Elles ont constamment besoin d’inspiration nouvelle. Voilà une leçon que les Européens ont apprise des grands bouleversements intervenus au cours des dernières décennies. La prospérité s’est accrue dans beaucoup de parties de notre continent. Le niveau d’éducation s’est énormément amélioré. De plus en plus de personnes ont l’occasion de développer leurs talents. Mais, dans un même temps, on a assisté à la disparition de bon nombre de structures sociales traditionnelles, aux mailles pourtant très resserrées. Pour beaucoup, l’Eglise n’est plus l’ancre qu’elle était. Les individus attachent une importance croissante à leurs libertés personnelles.

Certes, la prospérité accrue, les occasions d’épanouissement personnel et la liberté individuelle sont des avancées extraordinaires, mais elles ont également leurs zones d’ombre. Trop souvent, elles font que nous dépensons de l’argent pour tenter de résoudre des problèmes sans chercher à en connaître les causes; que la liberté d’autrui est limitée par celle que nous demandons pour nous-mêmes; que l’égoïsme rend notre société moins civique; que la société dans son ensemble éclate en groupes qui n’ont plus rien de commun et qui ne veulent même plus engager le dialogue.

Dans beaucoup de pays, y compris les Pays-Bas, ces développements ont conduit à un malaise croissant et à la prise de conscience qu’une nouvelle réflexion sur nos valeurs et nos normes est aujourd’hui une nécessité urgente. Pendant longtemps, les politiciens n’ont pas pris cette évolution autant au sérieux qu’ils auraient dû le faire. Cependant, au cours des dernières années, on ne compte plus les débats publics qui se tiennent sur la question. Quel est le ciment qui nous lie? Voilà la question clé. Comment parvenir à un équilibre entre liberté et responsabilité individuelle?

D’autres développements nous obligent également à rechercher le juste équilibre entre liberté et responsabilité. Le premier, c’est la menace croissante du terrorisme. Au début du XXIe siècle, les menaces qui pèsent sur la sécurité ne viennent pas de conflits à grande échelle entre Etats, mais de petits groupes de fanatiques qui n’épargnent rien ni personne pour parvenir à leurs fins, et qui s’appliquent à détruire l’Etat de droit et, avec lui, toutes les fondations sur lesquelles a été édifiée la communauté européenne de valeurs.

Les religions ne posent pas de bombes. Elles n’attaquent pas de personnes innocentes. Le problème, ce n’est pas l’islam. L’islam, comme le christianisme, est une religion qui prêche la paix. La menace ne procède pas de la religion elle-même, mais de ceux qui en font mauvais usage pour parvenir à leurs fins par le biais de la violence. Les attentats nous choquent tous. Un attentat perpétré dans un Etat membre nous affecte tous. Ceux qui ont été perpétrés à Madrid le 11 mars ont montré que l’Europe était unie dans sa détermination de mettre fin au terrorisme. Le protocole portant amendement à la Convention européenne pour la répression du terrorisme soutient cet objectif. Il faut continuer d’agir comme un seul homme. Notre désunion crée un terreau fertile pour le terrorisme. La lutte contre le terrorisme engendre de nouveaux dilemmes et de nouveaux conflits de valeurs; elle exige donc une nouvelle réflexion sur nos normes. Ainsi, par exemple, il nous faut rechercher un nouvel équilibre entre sécurité collective et respect de la vie privée.

Il est un autre développement qui nous affecte tous: la pénétration de la technologie de l’information et de la communication dans nos sociétés. On ne peut plus, aujourd’hui, concevoir la vie quotidienne sans Internet, mais, bien que notre réalité soit devenue numérique, notre manière de penser est restée la même. A l’ère numérique, la liberté d’expression et le droit à la vie privée doivent être protégés avec plus d’énergie encore qu’à l’ère du papier. Mais cette simple observation ne constitue pas une solution. Il faut se rappeler que l’Internet est également un moyen de communication qui permet de diffuser la haine, la discrimination et la calomnie à la vitesse de l’éclair. Il est également utilisé pour des pratiques illégales telles que la pornographie enfantine. Les sources de ce poison sont souvent difficiles à identifier, ce qui rend encore plus urgente la nécessité de réaffirmer nos valeurs et nos normes.

Le troisième développement, c’est que d’importants groupes de migrants arrivent sur le territoire de pays européens. L’Europe n’est plus un continent d’Etats monoethniques. Ainsi, aux Pays-Bas, les minorités ethniques représentent-elles aujourd’hui 10 % de la population et un tiers des citadins. Et toutes ces personnes ont apporté leur culture dans leurs bagages. La diversité culturelle est une excellente chose, mais elle peut également conduire à un conflit de valeurs et de modes de comportements entre les membres de la société qui, très souvent, ne communiquent pas.

Les pères fondateurs du Conseil de l’Europe avaient encore vive à l’esprit la mémoire des horreurs de la seconde guerre mondiale, ce qui explique pourquoi ils ont tant placé l’accent sur les droits individuels. Nous avons développé un processus judiciaire unique en son genre, en vertu duquel tout citoyen a la possibilité de déposer une requête contre un Etat membre s’il estime que ledit Etat ne respecte pas les droits garantis par la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales. Il y a tout lieu d’être fiers de cette formidable réalisation, mais nous ne pouvons nous reposer sur nos lauriers. Une société qui garantit la justice aux individus dont les droits ont été violés n’est pas nécessairement une société qui rend justice au potentiel de chacun. Cela ne sera possible que sur la base de valeurs communes auxquelles auront souscrit tous les membres de la société. Ces valeurs créent le fondement nécessaire pour nous empêcher de nous déchirer par des conflits internes. Une définition claire des valeurs communes est la condition sine qua non d’une intégration réussie.

François Guizot, historien et homme d’Etat français du XIXe siècle, voyait la diversité comme la caractéristique de la civilisation européenne. Jamais en Europe la pluralité de croyances n’a conduit une religion à prendre le dessus sur les autres. La tyrannie n’a jamais pris racine. Guizot nous montre l’importance du siècle des Lumières pour l’Europe, mais il souligne aussi l’influence positive du christianisme sur la civilisation européenne et met en exergue la si précieuse liberté de conscience, que la séparation de l’Eglise et de l’Etat a rendue possible.

Alexis de Tocqueville, autre Français du XIXe siècle, a, quant à lui, souligné l’importance des relations entre les individus au sein d’une société pluraliste et démocratique lorsqu’il écrivait: «Dans les pays démocratiques, la science de l’association est la science mère; le progrès de toutes les autres dépend des progrès de celle-là.»

La diversité est l’essence de la civilisation européenne; c’est la raison pour laquelle les valeurs qui autorisent la différence – liberté de religion et d’expression, égalité devant la loi et sacralisation de la vie – s’appliquent à chaque habitant de l’Europe, sans exception. Si l’Europe ne protège pas résolument ces valeurs communes, elle mettra en jeu l’essence même de sa civilisation. Diversité va de pair avec unité. C’est la raison pour laquelle une des tâches cruciales à la fois des gouvernements et des représentants du peuple que vous êtes consiste à continuer de promouvoir et de protéger ces valeurs au sein d’une Europe pluriculturelle.

Chacun sait que la tâche est difficile. Les valeurs peuvent être énoncées dans des déclarations, des conventions et des lois. Elles peuvent être gravées sur des monuments; elles peuvent être chantées dans les hymnes nationaux, mais cela ne signifie pas qu’elles soient ancrées dans le cœur et dans l’esprit de la population. D’où l’importance extrême de l’éducation – au sein de la famille et à l’école – et de l’éducation civique au sens large. C’est par l’éducation que se transmettent des notions telles que la tolérance, le respect des autres et le sens des responsabilités – des notions en l’absence desquelles il est pratiquement impossible de respecter nos valeurs communes.

C’est précisément dans une société où tout est possible, à condition de s’inscrire dans le cadre de la légalité – où aucun gouvernement, Eglise ou organisation ne prescrit à la population ce qu’elle doit faire, penser ou dire – que chacun doit apprendre à assumer la responsabilité de ses actes et de ses paroles. Les problèmes se font jour lorsque les gens veulent la liberté totale pour eux-mêmes, mais refusent d’assumer les conséquences de leurs actes.

Le Conseil de l’Europe est une communauté de valeurs au sein de laquelle ces questions doivent être examinées. Le défi qu’il nous faut relever, ce n’est pas uniquement de protéger les valeurs que nous avons définies ensemble, mais également de les garder vivaces à une époque où le monde connaît de grands bouleversements. Le jour où nous cesserons de vivre ces valeurs, le cœur de l’Europe cessera de battre.

En tant que représentants du peuple et membres de l’Assemblée parlementaire, vous avez un rôle crucial à jouer. L’Assemblée constitue un excellent forum de dialogue sur les valeurs européennes. Le Comité des Ministres traduit ces valeurs en normes; il est aussi l’organe au sein duquel les Etats membres peuvent en appeler les uns aux autres pour que soient respectées les normes auxquelles nous avons tous souscrit. Il faut notamment nous attacher à mener à bien notre tâche première: veiller au respect des droits de l’homme, de la démocratie et de la prééminence du droit.

Nous pouvons être fiers de ce que nous avons accompli depuis 1949 et depuis 1989. La paix – rejetée et méprisée durant tant de siècles – a enfin trouvé un foyer dans cette Maison. Dans de grandes parties de l’Europe, la guerre et la violence ne sont plus la règle, mais l’exception. Mais la paix, c’est bien plus que l’absence de guerre et de violence. La paix, c’est aussi une société prospère et pacifique, composée d’individus regroupés autour de la communauté européenne de valeurs. L’instauration d’une telle société, voilà notre tâche – une tâche à la fois fort noble et fort complexe.