Bruno

Kreisky

Chancelier fédéral de la République d'Autriche

Discours prononcé devant l'Assemblée

mercredi, 5 mai 1976

Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, c’est pour moi un grand honneur et une grande joie que de prendre la parole aujourd’hui devant l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe.

Il y a vingt ans, l’Autriche devenait membre à part entière du Conseil de l’Europe et j’avais moi-même le privilège de faire partie de sa délégation.

Au cours de ces vingt années, des parlementaires autrichiens chevronnés ont prêté le concours que l’on attendait d’eux à l’Assemblée Consultative et à ses commissions et des membres du Gouvernement fédéral ont fait de même au sein du Comité des Ministres.

L’Autriche est fière que l’Assemblée parlementaire ait porté à nouveau avant-hier à sa présidence M. Karl Czernetz, président de notre Commission des affaires étrangères, député au Conseil national, l’un des parlementaires les plus éminents de notre seconde république. Je tiens vivement à vous en remercier.

Le Gouvernement fédéral autrichien a voulu, à nouveau, marquer les rapports étroits qui l’unissent au Conseil de l’Europe dans la déclaration gouvernementale du 5 novembre 1975, où il est dit notamment:

«Le Gouvernement fédéral continuera d’apporter tout son appui à la coopération des États européens dont le système social repose sur la démocratie pluraliste.

Il s’emploiera donc à faire en sorte que le Conseil de l’Europe retrouve, dans l’œuvre d’unification européenne, le rôle qui était le sien au moment de sa fondation.»

L’Autriche est située sur la longue ligne de démarcation qui va de Lübeck à Trieste et qui divise l’Europe en deux systèmes politiques, aujourd’hui plus complètement que jamais puisque la Grèce et le Portugal sont devenus des démocraties.

En deçà de cette ligne, il n’y a plus désormais que l’Espagne à ne pas être encore dotée d’un système réellement démocratique et Ton ne peut qu’espérer que le passage à la démocratie s’y fera pacifiquement et qu’il n’entraînera pas des pertes de vies humaines. Le peuple espagnol souhaite dans sa grande majorité un régime démocratique, fondement politique de sa liberté. Le premier devoir du Conseil de l’Europe devrait être d’encourager les forces qui garantissent cette évolution. (Applaudissements)

Les États d’Europe occidentale comptent aujourd’hui à peu près autant d’habitants que ceux de l’Est. En admettant qu’en Espagne la démocratisation se poursuive jusqu’à son terme, l’Europe démocratique comptera 340 millions d’habitants et l’Europe communiste quelque 375 millions.

Lorsqu’on parle de l’Europe, il faut donc tenir compte de ce fait et les Européens ont selon moi une double tâche. La première, dont le Conseil de l’Europe a reconnu toute l’importance, est la réalisation d’une intégration aussi poussée que possible, et la seconde, que je considère comme aussi essentielle pour le maintien de la paix sur le continent, est l’instauration de la coexistence pacifique entre les deux parties de l’Europe.

C’est dans cette idée que j’ai moi-même, le 25 janvier 1971, dans mon dernier discours devant le Conseil de l’Europe, résolument préconisé l’organisation d’une conférence sur la sécurité et déclaré à cette occasion:

«Il est des conférences politiques qui, de par leur nature, sont en définitive inéluctables et c’est pourquoi je pense qu’il ne faut pas faire un événement politique majeur du simple fait d’accepter une conférence de ce genre.»

Et enfin:

«L’intérêt d’une conférence européenne sur la sécurité ne peut que résider au premier chef dans la confrontation de tous les points de vue concernant la politique européenne, mais elle sera en même temps dominée par des problèmes de politique internationale.»

Et de fait, avant que nous nous retrouvions à Helsinki, cette confrontation a eu lieu. Les documents qui y ont été adoptés sont en quelque sorte l’inventaire et le procès-verbal des problèmes de cette confrontation.

L’action que j’ai menée pour une conférence sur la sécurité m’oblige aujourd’hui à vous dire quelques mots de la politique de détente.

Je m’estime d’autant plus fondé à le faire que j’ai le sentiment que dans les États démocratiques, cette question divise précisément l’opinion.

J’affirmais récemment qu’il n’existe pas aujourd’hui en Europe – quel que soit le jugement que l’on porte sur la détente – de danger de guerre imminent, ni d’ailleurs de zones de tension – abstraction faite de Chypre, problème qui oppose deux États membres du Traité de l’Atlantique Nord.

Il faut bien reconnaître que la détente n’existe et ne peut exister que lorsque la puissance militaire des supergrands s’équilibre. Ce qui était à l’époque la condition de la politique de coexistence est aujourd’hui celle de la politique de détente.

Et s’il est vrai que la condition de la détente est l’équilibre militaire à l’échelle du monde, il doit être vrai aussi que toute modification de cet équilibre ne peut que modifier les conditions de la détente.

J’admets que je formule cette constatation d’une façon très péremptoire, ce qui ne doit pas faire très plaisir à mes interlocuteurs d’Europe orientale, mais je voudrais affirmer tout aussi péremptoirement qu’il n’y a pas d’alternative à la politique de détente, et ce d’autant plus qu’elle a enregistré d’indéniables succès.

Je vous demanderai de ne pas voir une obsession dans le fait que j’illustre mon propos en prenant l’exemple historique de l’Autriche. J’ajouterai d’ailleurs une restriction, à savoir que la politique de détente a, comme toute politique, connu des revers et d’assez longues périodes de rémissions.

Au cours de ces vingt dernières années, bien des gens m’ont demandé de leur expliquer comment l’Union Soviétique avait consenti à l’époque à signer le traité d’État, comment elle avait pu retirer quelque 50 000 soldats d’Europe centrale, c’est-à-dire en l’occurrence de l’Autriche.

Des observateurs polis, mais critiques, assortissaient régulièrement leur question d’une remarque, à savoir qu’ils éprouvaient évidemment un très grand respect pour l’habileté de notre Gouvernement d’alors et une immense admiration pour la diplomatie autrichienne, mais qu’ils ne pouvaient considérer ces deux faits comme une explication satisfaisante de la décision soviétique.

La véritable explication – je le dis tout en acceptant l’hommage que l’on nous a rendu – est en effet que l’Union Soviétique, gouvernée par Nikita Khrouchtchev voulait alors administrer la preuve tangible qu’il pouvait être payant de s’asseoir avec elle à la table des négociations.

Ce n’est pas sans une forte opposition intérieure que Khrouchtchev a pu s’engager dans cette voie. Il écrit à ce propos dans ses mémoires, que je tiens pour authentiques:

«Les Autrichiens m’ont attribué le mérite d’avoir joué un rôle capital dans la décision de nous retirer de leur pays et ils ont parfaitement raison.

Ils ne soupçonnaient pas les luttes internes qui ont précédé la signature du traité d’État, et je ne nie pas que c’est sur mon initiative que cette décision correcte a enfin été prise.»

Cette déclaration de Khrouchtchev montre, de plus, que la politique soviétique fait elle aussi l’objet de discussions et d’oppositions intérieures avant d’atteindre le stade de la mise en œuvre. Je parle en connaissance de cause, car j’ai fait partie de la délégation qui était chargée, à Moscou, de préparer le terrain pour la conclusion.

Beaucoup à l’époque ont cru à une ruse, pendant que l’Union Soviétique s’était résolue à cette mesure pour inciter les trois autres puissances occupantes à se retirer également. L’Autriche tout entière aurait alors été, pensaient les observateurs, une proie plus facile pour la domination soviétique.

Comme vous le voyez, je dis les choses avec la plus grande franchise. Mais je voudrais dire avec la même franchise que, depuis vingt et un ans, depuis la conclusion du traité – et c’est une longue période, presque un quart de siècle – l’Union Soviétique n’a pas, une seule fois, tenté d’exercer la moindre pression sur le Gouvernement autrichien, pas une seule fois la souveraineté autrichienne n’a été menacée.

Il est vrai que l’Union Soviétique a considéré qu’un rapprochement trop étroit avec les Communautés européennes n’était pas compatible avec la neutralité autrichienne. Mais l’accord auquel on est finalement parvenu a à peine suscité des problèmes entre les deux Gouvernements.

Et je crois de ce fait pouvoir dire sans me tromper qu’il s’est formé au centre de l’Europe une zone de détente qui a permis la remarquable prospérité de notre République et le bien-être croissant de notre peuple.

Le traité d’Etat n’a pas mis fin à la guerre froide, mais il a marqué le début d’une nouvelle phase. J’en donnerai encore quelques exemples:

Combien de fois avons-nous tremblé pour le sort de Berlin, combien de fois cette ville divisée a-t-elle été menacée d’un nouveau blocus! Certes, nous ne sommes pas aveugles à cette réalité barbare du mur de Berlin, mais Berlin suscite moins de remous.

Un autre exemple très récent: durant les bouleversements qu’a connus le Portugal on a craint plus d’une fois des interventions extérieures. La situation aurait été très délicate, car les flottes des deux superpuissances croisent en Méditerranée et des mouvements de navires face aux côtes du Portugal auraient sans aucun doute pu influer considérablement sur la marche des événements dans ce pays. Je pense même que les résultats de la Conférence d’Helsinki auraient alors été réduits à néant. Mais les choses n’en sont pas venues là et il y a moins de quinze jours le peuple portugais pouvait, pour la première fois après cinquante ans de dictature, élire librement son Parlement.

On m’objectera l’Angola, ce à quoi je peux répondre que je parle de ce qui se passe en Europe. Les autres continents – et c’est bien le fait caractéristique de notre époque – ne connaissent pas la même détente relative.

Je tiens particulièrement à souligner que – si nous étions encore à l’époque de la guerre froide – bien des choses ces dernières années auraient été plus dramatiques. La détente, tout comme la coexistence, n’est pas un état de paix véritable.

On ne peut donc pas contester, à mon sens, que ce continent soit parvenu à un niveau élevé de détente relative et il me semble qu’il est du devoir des démocraties européennes de poursuivre la politique de détente de manière constructive, de manière critique, si l’on veut. Car seuls les progrès de cette détente assurent leur existence et il me semble qu’il est grand temps de pratiquer cette politique, car la prochaine conférence n’est pas loin: elle aura lieu, on le sait, à Belgrade en 1977.

Pour le dire encore une fois bien clairement: il me semble qu’il est du devoir des États démocratiques européens de ne pas toujours prendre une position défensive sur cette question de la détente, mais de se décider à adopter une politique plus imaginative. (Applaudissements)

Dans quels domaines la politique de détente pourrait-elle se manifester à l’avenir? Après la guerre, l’économie de l’Europe démocratique s’est développée d’une manière étonnante. Elle a fait des progrès tels que nul ne pouvait les imaginer.

Certes les progrès de l’intégration européenne, la Communauté économique européenne, la CECA ainsi que l’AELE ont servi de catalyseur. Mais il n’en reste pas moins que l’une des grandes faiblesses de l’économie des États démocratiques est de ne posséder presque aucune matière première.

Songez que, pour l’instant du moins, pour 98% notre approvisionnement en pétrole dépend encore de l’extérieur, essentiellement du Moyen-Orient. L’Europe de l’Est, tout au moins dans l’immédiat, dispose de plus de sources d’énergie que l’Europe de l’Ouest. La balance énergétique de l’Europe de l’Est, celle, en particulier, de certains pays importants d’Europe de l’Est, est d’ailleurs excédentaire.

Et il ne me semble pas du tout irréaliste que l’Ouest prenne l’initiative d’un projet paneuropéen en matière d’énergie. Ce projet ne permettra certes pas de résoudre nos problèmes, mais il contribuera de façon non négligeable à les alléger.

Je ne dis pas cela sans de bonnes raisons. Nous en avons l’ébauche entre l’Autriche et la Pologne, et d’une façon que j’estime exemplaire.

Un autre problème d’intérêt paneuropéen, qui me tient à cœur depuis vingt-cinq ans, est celui de l’extension du réseau européen de voies navigables. En me rendant à Strasbourg, j’ai traversé trois canaux, je crois, ce qui ne va pas sans frapper un habitant de l’Europe centrale. Je reconnais que ce problème présente une urgence particulière pour les États sans littoral, mais pas uniquement pour eux, car il intéresse aussi les régions d’autres États, situées comme l’Allemagne du Sud.

Pour l’Autriche, c’est là un problème d’ordre particulier car il est très avantageux pour un pays industriel de pouvoir expédier, sans les démonter comme le permettrait aisément le transport par voie fluviale, de gros engins pesant entre 150 et 300 tonnes.

C’est ici qu’intervient l’Europakanal. Il présente un intérêt économique pour neuf pays au moins d’Europe occidentale, centrale et orientale.

Un autre exemple est le canal Danube-Oder-Elbe, réplique orientale du canal Rhin-Main-Danube, que l’on nomme aussi l’Europakanal. Ce projet grandiose n’est économiquement et financièrement réalisable qu’à travers une démarche qui dépasse les États directement concernés. J’irai même jusqu’à dire que la réalisation de cet important projet d’intérêt européen exige l’appui financier des pays d’Europe occidentale.

Je voudrais encore, pour terminer, émettre une idée que je formulerai d’une façon qui surprendra peut-être certains. Je prétends que la politique de détente profite surtout à la démocratie, car ce n’est que s’il y a détente en Europe qu’il peut y avoir libéralisation, une libéralisation sur laquelle je ne me fais d’ailleurs aucune illusion. La politique de libéralisation a toujours pris fin là où elle commençait à se transformer en démocratisation. Les blindés ont alors interrompu le processus.

Bien des choses qui se passent aujourd’hui dans les pays de l’Est, la résistance spirituelle et la simple possibilité d’émigrer, ne peuvent se comprendre que si l’on y voit une tentative des gouvernements orientaux de ne pas avoir trop l’air de faire fi des résolutions d’Helsinki.

Je voudrais à ce propos vous mettre en garde contre l’idée que l’on puisse vaincre le communisme par la politique de détente. Ce serait là une affreuse illusion, mais il ne faut pas non plus sous-estimer les tendances à la libéralisation.

Certes, le monde occidental, le monde démocratique, a presque oublié ce qui s’est passé en 1968 en Tchécoslovaquie. Tout au plus ces événements constituent-ils un chapitre du martyrologe de l’humanité. Mais toute l’évolution du communisme européen, ses tendances à la critique, ses efforts d’émancipation à l’égard du pouvoir central du mouvement, ont insufflé un nouvel élan à la décentralisation.

Je disais il y a quelques instants que l’on ne pouvait, comme ne cessent de le rappeler en Occident de nombreux adversaires de la politique de détente, attendre de celle-ci qu’elle transforme le système – nous nous sommes d’ailleurs engagés, à Helsinki, à nous abstenir de toute ingérence – c’est aux peuples intéressés, et à eux seuls, que revient cette tâche.

Ota Sik, ancien ministre de l’Economie de Tchécoslovaquie et l’un des initiateurs du printemps de Prague, aujourd’hui professeur à l’Institut de sciences économiques et sociales de St-Gall, pense – ce qui me semble un peu optimiste – qu’à la longue les forces de progrès finiront par s’imposer. Il estime même qu’une libéralisation pourrait signifier l’abolition de la planification dirigiste, l’autonomie des entreprises, le rétablissement des relations de marché et leur association à une planification macroéconomique scientifique et moderne.

Je voudrais terminer cette partie de mes réflexions en déclarant que je ne partage nullement le pessimisme et les doutes que suscite parfois l’avenir de la démocratie européenne. Bien au contraire, j’estime que c’est plus qu’une victoire de prestige pour la démocratie de voir des partis communistes rejeter leurs slogans et leurs textes favoris et se déclarer plus respectueux de la démocratie qu’ils ne l’ont été jusqu’ici.

J’observerai par parenthèse que ce qui importe, à mon sens, ce n’est pas ce que l’on sacrifie, mais plutôt la politique que l’on pratique réellement. Quoi qu’il en soit, l’une des multiples questions qui se poseront sans cesse à ces partis est celle de leur attitude à l’égard de l’intégration européenne.

Permettez-moi à ce propos de préciser quelque peu une idée que j’ai émise récemment.

De même que les États démocratiques se rencontrent périodiquement pour examiner non seulement les problèmes économiques qu’ils ont en commun, mais aussi ceux qu’ils partagent avec le tiers et le quart monde, je pense qu’il devrait être possible, lorsque le Président des États-Unis aura été élu, de se réunir pour réfléchir au problème d’une stratégie de la détente, de la coopération politique, éventuellement du point de vue des États en développement. Je ne songe nullement ici à une extension des systèmes d’alliance, aux questions militaires, mais à ce que pourrait faire le monde démocratique pour développer l’infrastructure africaine plus rapidement que ce n’est le cas aujourd’hui.

J’ai pris position sur cette question à plusieurs reprises. Ce resserrement des liens avec les États africains me paraît essentiel, ne serait-ce que parce que je ne vois pas comment on empêcherait autrement une nouvelle polarisation aux Nations Unies et, partant, la paralysie de cette Organisation.

Le dialogue Nord-Sud – qui s’est amorcé à Paris et qui, comme on le sait, a pour but l’organisation d’une coopération économique internationale dans les quatre secteurs clefs que sont l’énergie, les matières premières, les questions du développement et les problèmes financiers et monétaires, entre les États industriels d’une part, et les pays en voie de développement et les pays producteurs de pétrole, d’autre part – aurait de meilleures chances d’aboutir s’il y avait eu auparavant, chez les partenaires de l’OCDE, des idées politiques plus claires sur les objectifs à atteindre.

J’irai jusqu’à dire que, à mon sens, il devrait exister, sur le plan politique, une institution comparable à l’OCDE, au sein de laquelle auraient lieu des échanges de vues politiques analogues à ceux auxquels procèdent les pays membres de l’OCDE dans le domaine économique.

Je sais que cette idée d’un groupement comparable à l’OCDE dans le domaine politique risque de ne pouvoir être réalisée que difficilement et que l’on en restera sans doute au stade où des fondations privées tentent de combler cette lacune.

Je n’en ai pas moins estimé que le Conseil de l’Europe pourrait examiner cette idée et qu’un tel organe pourrait se réunir sous ses auspices.

On objectera que cela se fait déjà dans le cadre des Communautés. Je n’en suis pas satisfait pour la raison que la communauté des démocraties est plus vaste que les organisations européennes existantes; par ailleurs, ne devraient faire défaut en l’occurrence ni les voix des États-Unis et du Canada, ni celles des États neutres de l’Europe.

Il ne s’agit nullement d’aboutir à des conceptions communes; cela ne me paraît absolument pas essentiel. D’ailleurs, les partis communistes européens ne s’en tirent pas mieux de ce point de vue-là; il s’agit plutôt d’aboutir à un authentique échange de vues, qui serait positif en soi.

On entend dire parfois que le Conseil de l’Europe a perdu peu à peu ses attributions, qu’il ne peut pas les remplir et que d’autres organisations commencent à le supplanter; un grand nombre des objectifs qu’il s’est fixés devront ainsi nécessairement être abandonnés devant les dures réalités politiques.

Je ne partage pas ce point de vue. Tout en rendant hommage aux réalisations des Communautés européennes et tout en connaissant fort bien les exploits renouvelés de ces institutions, je dois rappeler qu’il ne s’agit là que de neuf États européens, alors que l’Europe démocratique en compte vingt.

Il s’ensuit qu’environ 100 millions d’Européens, habitant onze États, ne font pas partie de la Communauté. Pour eux, le Conseil de l’Europe constitue le cadre où peut s’exprimer leur sentiment communautaire; et, dirais-je, si le Conseil de l’Europe n’existait pas, il faudrait l’inventer – appliquant au Conseil de l’Europe ce qu’un historien tchèque a dit un jour à propos de l’Autriche.

Parmi les questions que nous évoquons ici figure celle de savoir comment les États non membres des Communautés, peuvent resserrer leurs liens avec elles, car personne ne peut contester qu’une partie importante de l’Europe se trouve en dehors des Communautés.

Quant à l’Autriche, je voudrais exposer nos idées en la matière. Il conviendrait tout d’abord d’organiser un débat, dans le cadre de l’Association européenne de libre-échange, sur les possibilités qui s’offrent en l’occurrence. Ce débat devrait revêtir la forme de ceux qui se déroulaient autrefois au sein de l’AELE en vue de la coopération des États membres avec la Communauté économique européenne et qui se sont concrétisés en 1972 par la conclusion des huit accords de libre-échange à Bruxelles.

J’entends déjà l’objection qu’on opposera à cette proposition: étant donné les maigres résultats obtenus dans le domaine de la politique monétaire et économique commune, il ne faudrait pas aggraver encore la situation.

Je répliquerai que c’était là toujours l’argument qu’on faisait valoir pour retarder les négociations avec l’AELE. J’affirme que les accords de 1972 auraient pu être conclus sans difficultés quelques années plus tôt.

Pour faciliter l’évolution sur ce plan, le Conseil de l’Europe devrait consacrer un débat à cette question.

A l’origine, le Conseil de l’Europe concrétisait une idée; il a été créé pour ranimer sans cesse un idéal. Il semble que nous traversions à présent une crise de l’idée d’intégration européenne. Il est sans doute vrai que nous n’avons pas pu nous entendre sur bien des points au cours des semaines et des mois qui viennent de s’écouler, et que les institutions créées en vue de l’intégration de l’Europe n’ont pas réussi à dominer les crises survenues en matière économique et monétaire.

Je n’en pense pas moins, tout en ne me fiant guère à la nouvelle reprise économique ni, surtout, à sa durabilité, que nous avons pu éviter une crise grave, analogue à celle des années 30, parce que l’économie européenne est devenue beaucoup plus résistante. Elle est plus à même de résister, notamment grâce au degré d’intégration qu’elle a déjà atteint et qui me semble irréversible.

Celui qui sait ce qu’une crise économique grave signifie pour la texture même de notre société, pour la stabilité de la démocratie en général, celui qui sait à quel point elle freine le progrès, celui-là saura apprécier tout particulièrement la brièveté relative de la toute récente crise.

L’idée européenne a été au cours des dernières décennies une des idées-forces de la démocratie européenne. Son succès reste le meilleur garant de sa force créatrice et le Conseil de l’Europe est sa conscience. (Applaudissements)

M. LE PRÉSIDENT (traduction)

Je tiens à remercier vivement le Chancelier Kreisky pour ses intéressantes déclarations qui vont, à n’en pas douter, stimuler la discussion. J’espère que M. Kreisky est disposé à répondre aux questions qui lui seront posées. Il n’y a pas de questions écrites.

Mais avant de passer aux questions, je tiens à signaler qu’à la tribune officielle sont assis d’anciens membres autrichiens et allemands de l’Assemblée parlementaire. N’ayant pas de liste de ces personnes, je m’efforce de les reconnaître, ce qui n’est pas facile.

Qu’on me permette de commencer par citer une ancienne déléguée à l’Assemblée, qui n’est pas assise à la tribune, mais sur la première travée de l’hémicycle, je veux parler de Mme Firnberg, ministre fédéral, qui a, de longues années durant, été membre de notre Assemblée. De la place où je suis, je reconnais l’ambassadeur d’Autriche, M. Gredler, le député Mark, le conseiller municipal de Vienne Peter Schieder. Je reconnais aussi M. Ernst Paul, Mme Luise Herklotz, Mme Klee, M. Kopf et M. Hannsheinz Bauer. Je prie tous ceux que je n’ai pas reconnus de me pardonner. A tous ces invités, j’adresse mes meilleurs vœux de bienvenue. (Applaudissements)

J’ai oublié tout à l’heure le député autrichien Goëss. Mes souhaits de bienvenue s’adressent également à lui.

La parole est à M. Karasek pour la première question.

M. KARASEK (Autriche) (traduction)

Monsieur le Chancelier fédéral, nous avons écouté avec beaucoup d’attention la suggestion que vous avez formulée au cours de votre discours, selon laquelle, si j’ai bien compris, nous devrions procéder au Conseil de l’Europe à un échange de vues positif avec d’autres États, et surtout avec les autres États membres de l’OCDE. Permettez-moi de faire observer que nous nous sommes déjà engagés sur cette voie. L’an dernier, l’Assemblée parlementaire a adopté, à l’adresse de notre Comité des Ministres, une recommandation dans laquelle elle prie cet organe de charger le Secrétaire Général d’engager des conversations exploratoires avec les Gouvernements du Canada et des États-Unis, en vue d’arrêter des propositions concrètes tendant à la participation active de ces États aux activités intergouvemementales du Conseil de l’Europe dans tous les cas où celle-ci serait dans l’intérêt de toutes les parties concernées. Je crois que la suggestion que vous avez faite aujourd’hui ne peut que renforcer l’Assemblée dans le sentiment que son initiative était justifiée. Cette initiative bénéficie pour ainsi dire de l’appui de votre autorité. Je ne puis qu’espérer que le Comité des Ministres sera disposé à mettre en œuvre dans cet esprit la recommandation que nous lui avons adressée. Je vous remercie.

M. Kreisky, Chancelier fédéral de la République d'Autriche (traduction)

Je sais qu’on s’intéresse surtout au point de savoir dans quelle mesure les accords conclus à Helsinki sont mis en pratique. Je pense, pour ma part, qu’il faudrait s’efforcer, avec beaucoup plus de pragmatisme,

j’irai même jusqu’à dire avec beaucoup plus de pugnacité, d’engager le dialogue sur des projets très concrets; en tout cas, en tant que membre du Gouvernement fédéral autrichien, je n’ai pas connaissance de propositions qui seraient venues du Conseil de l’Europe, non pas de votre Assemblée, mais du Comité des Ministres. Mais je peux dire au nom du Gouvernement fédéral, non seulement que nous sommes très intéressés par de telles propositions, mais encore que nous coopérerions très volontiers à leur mise en œuvre.

M. LE PRÉSIDENT (traduction)

Merci beaucoup. Monsieur Karasek, avez-vous quelque chose à ajouter?... Quelqu’un d’autre souhaite-t-il poser une question?... La parole est à M. Lewis.

M. LEWIS (Royaume-Uni) (traduction)

Le Chancelier a évoqué les contacts directs qu’il a depuis longtemps avec l’Union Soviétique. Nous lui rendons tous hommage pour la tâche qu’il accomplit en faveur de la démocratie. Pourrait- il faire en sorte d’organiser, à titre officiel ou officieux, des discussions formelles ou non entre des représentants de l’Union Soviétique et du Conseil de l’Europe, éventuellement en Autriche, au cas où l’on jugerait bon de choisir un pays neutre? Le Chancelier pourrait contribuer officieusement à l’organisation de discussions formelles ou non sur la détente après Helsinki? Il est sans doute le mieux placé pour en étudier l’éventualité, sinon pour les organiser.

M. Kreisky, Chancelier fédéral de la République d'Autriche (traduction)

Je dois dire que les tâches qui m’incombent en tant que Chancelier fédéral autrichien sont si vastes, en particulier en cette période, que les accomplir parallèlement à la mission très limitée que je me suis fixée depuis des années dans le domaine de la politique étrangère prend tellement de temps qu’il me serait impossible d’assumer de nouvelles tâches.

J’ajouterai qu’il n’est nullement besoin de recourir à des procédures particulièrement confidentielles pour engager l’Union Soviétique et les États d’Europe orientale à participer à une telle confrontation, à une telle discussion; je pense au contraire qu’il faudrait agir de façon tout à fait officielle. Je crois d’ailleurs que la politique des pays démocratiques à l’égard des pays d’Europe orientale devrait être beaucoup plus offensive, si l’on me permet d’utiliser ce mot du vocabulaire militaire qui m’inspire de la répulsion, mais je n’en connais pas de meilleur, offensive s’entend dans le contexte démocratique et sans aucune connotation militaire.

M. LE PRÉSIDENT

Merci. Permettez-moi d’ajouter, Monsieur le Chancelier fédéral, que le ministre des Affaires étrangères, M. Bielka, est au courant de certains des efforts, modestes, que nous déployons sur ce terrain; peut-être serait-il possible d’élargir ces activités pour arriver à une telle confrontation d’idées?

Quelqu’un d’autre souhaite-t-il prendre la parole?... M. Coutsocheras, de Grèce.

M. COUTSOCHERAS (Grèce)

Monsieur le Chancelier, tout en vous souhaitant la bienvenue, voulez-vous répondre à ma question qui est la suivante: que pensez-vous de la conduite des deux superpuissances envers les autres pays?

M. Kreisky, Chancelier fédéral de la République d'Autriche (traduction)

C’est là une question à laquelle je répondrais autrement après le déjeuner qu’ici, devant cette Assemblée. (Rires)

Je crois que les superpuissances ont un besoin évident d’entretenir de bonnes relations avec leurs alliés. Mais je crois également qu’elles ont un besoin tout aussi évident de discuter entre elles de certaines questions. Je ne crains pas d’affirmer que ce fait est l’un de ceux qui sont les plus importants pour expliquer l’existence des SALT. Les SALT sont la seule structure permettant aux deux supergrands d’avoir directement et légitimement des contacts et de n’informer les autres pays des résultats de ces contrats que dans la mesure où tous deux le jugent utile.

Pour le reste, l’expérience enseigne – je viens d’un petit pays – qu’en temps de paix tout au moins – et il serait bon de se souvenir de cette leçon en d’autres périodes également – il ne faut pas trop s’en laisser imposer par la dimension des États. (Applaudissements et rires)

M. LE PRÉSIDENT (traduction)

Merci. Trois autres orateurs ont demandé à poser des questions.

Entre-temps, grâce à la vue pénétrante du Secrétaire Général, M. Kahn-Ackermann, je me trouve maintenant en possession d’une liste des hôtes allemands, qui me fait me reprocher de ne pas les avoir reconnus. A la tribune se trouve notre vieil ami Carlo Schmid, ainsi que Günther Serres, Fritz Corterrier, Heinz Pohler, Agnes Maxsein, M. Rutschke, Willi Berkhan, qui est le délégué à l’armée du Bundestag, Fritz Rinder- spacher, Max Seidl, Mme Diemer-Nikolaus, Hedi Meermann, le professeur Reiff et le baron von der Mühlen.

Je prie toutes ces personnes de bien vouloir m’excuser de ne pas les avoir reconnues, mais le Secrétaire Général a une meilleure vue que moi. Qu’elles soient toutes les bienvenues. (Applaudissements)

La question suivante est posée par M. La Combe.

M. LA COMBE (France)

Monsieur le Chancelier, ma question est essentiellement politique.

Nous sommes à la veille d’événements importants en Italie et il est possible que d’ici à quelques jours des changements politiques considérables se produisent dans le Gouvernement de ce pays.

D’autre part, comme vous le savez, le chef de l’État yougoslave est déjà d’un certain âge.

Ces deux facteurs peuvent donc modifier d’une façon sensible et même considérable l’équilibre des forces en Méditerranée.

La question que je vous pose, Monsieur le Chancelier, est la suivante: êtes-vous de ceux qui estiment qu’un gouvernement communiste à la tête de l’Italie est supportable, ou bien estimez-vous au contraire qu’un tel gouvernement peut entraîner des transformations considérables en Europe?

M. Kreisky, Chancelier fédéral de la République d'Autriche (traduction)

Quand j’allais encore au collège, j’avais un professeur de mathématiques, un pédagogue moderne, qui permettait à celui qui ne pouvait répondre à sa question, de lui demander de bien vouloir lui en poser une autre. (Rires)

Je suis tenté de prier M. le député La Combe de poser une autre question, une question plus facile. Je m’efforcerai néanmoins de répondre à ces deux questions par autre chose que des généralités.

L’Italie est l’un des pays voisins de l’Autriche. Entre l’Autriche et l’Italie, il y a plus que des liens de voisinage; ces deux pays sont unis par une communauté culturelle séculaire, et même millénaire.

Nous n’avons nullement envie, et moi moins que quiconque, de nous ingérer d’une manière ou d’une autre dans les affaires intérieures italiennes. Je tiens cependant à dire ceci: l’Italie est un État démocratique, et il n’y a que le peuple italien qui puisse répondre à cette question, et personne d’autre. J’irai même jusqu’à dire: pas non plus le ministre des Affaires étrangères d’un État, quel qu’il soit. Il s’agit là d’une question qui regarde uniquement et exclusivement – c’est la conséquence de la démocratie – le peuple italien, qui sera appelé à se prononcer, que sa décision nous plaise ou non – telles sont les règles de la démocratie.

En ce qui concerne la deuxième question, je crois, c’est ma conviction la plus intime, que l’actuel Président de la Yougoslavie a si bien organisé ses affaires – également du point de vue militaire – que les craintes qui sont parfois exprimées ne me paraissent pas fondées. (Applaudissements)

M. LE PRÉSIDENT (traduction)

Merci. Trois autres orateurs ont demandé à poser des questions.

Entre-temps, la liste des hôtes que je n’ai pas cités a continué de s’allonger. On attire mon attention sur le fait que je n’ai pas aperçu mon collègue autrichien, M. Gabriele; nous nous sommes rencontrés hier. Je dois encore citer le député allemand Drâger et Mme Pitz-Savelsberg. Je crois que la liste va encore s’allonger.

La parole est à M. Mattick.

M. MATTICK (République Fédérale d’Allemagne) (traduction)

Monsieur le Président, je voudrais d’abord demander à M. le Chancelier fédéral s’il est d’accord avec l’opinion exprimée ce matin par l’un des rapporteurs, selon laquelle la doctrine Brejnev reste valable sans restriction.

Ma deuxième question sera pour demander à M. le Chancelier fédéral ce qu’il pense de l’opinion que je vais exprimer: je juge de l’évolution des efforts de l’Union Soviétique et des dirigeants de la République Démocratique Allemande pour réunir une conférence des partis communistes d’Europe, puis du monde, d’après l’évolution qui a été jusqu’à présent celle des négociations préparatoires.

M. Kreisky, Chancelier fédéral de la République d'Autriche (traduction)

La doctrine Brejnev a été une pratique politique de l’Union Soviétique plus qu’une politique clairement formulée; on ne peut donc pas vraiment la comparer à la doctrine de Monroe.

Cette pratique, qui était affreuse, remonte à une époque antérieure à celle de Brejnev. J’ai clairement dit dans mon discours qu’au moment où le processus de libéralisation paraît se transformer en processus de démocratisation, les blindés interviennent. C’est une constatation que nous avons faite lors des événements de Hongrie, comme lors de ceux de Tchécoslovaquie. Je m’avancerais beaucoup en affirmant qu’il ne pourra pas en aller de même la prochaine fois; c’est une chose que je ne peux pas affirmer.

Je répète que cette politique a conduit à cette tendance à la décentralisation. Je suis stupéfait de voir que le monde occidental a déjà pratiquement oublié – je le dis simplement en passant – les événements de Tchécoslovaquie, alors qu’ils restent beaucoup plus présents chez les partis communistes. L’évolution qu’on observe en Italie s’explique essentiellement par les événements de Tchécoslovaquie. Il ne faut pas sous-estimer ce fait, il explique bien des choses.

Je n’ai certes pas l’intention, en disant cela, de critiquer le rapport de mon collègue du Parlement autrichien. Je crois simplement que ce à quoi nous pouvons, le cas échéant, nous attendre, dépend dans une très large mesure de la politique menée par les démocraties occidentales.

Peut-être ne devrais-je pas le dire, mais il y a naturellement également eu ici, pour reprendre les termes utilisés par M. Khrouchtchev à propos du Traité d’État autrichien, de vives luttes internes qui ont été tranchées dans ce sens par un certain camp; je ne peux pas en dire plus.

En ce qui concerne l’organisation d’une conférence mondiale des partis communistes, je ne pense pas qu’une telle fuite en avant apporte grand-chose. Tous les efforts en vue d’arrêter une position commune ont, en tout cas, échoué jusqu’à présent. Même l’idée de convoquer cette conférence ne rencontrera probablement pas une approbation unanime.

Les choses ont continué d’évoluer. Je ne puis que répéter ce que j’ai affirmé tout à l’heure, en le disant plus clairement encore: lorsqu’un parti pense ne pouvoir obtenir du peuple un soutien accru qu’en apportant des preuves de sa loyauté envers la démocratie, on ne peut que s’en féliciter, sans pour autant tirer nécessairement des conclusions de trop grande portée quant à l’avenir des partis communistes. (Applaudissements)

M. LE PRÉSIDENT (traduction)

Merci. Mon passif augmente de façon effrayante. On m’a signalé que M. Weihs, ingénieur diplômé, devenu plus tard ministre fédéral, qui a de longues années été un de nos collègues au Conseil de l’Europe, est assis à côté de M. l’ambassadeur Gredler. Je tenais à ce qu’on le sache. Je lui souhaite, comme aux autres, la bienvenue. (Applaudissements)

La parole est à M. Mendelson.

M. MENDELSON (Royaume-Uni) (traduction)

Après avoir entendu l’analyse pénétrante que le Chancelier Kreisky nous a donnée ce matin et dans laquelle transparaissent le réalisme de l’homme d’État, j’exprime l’espoir qu’il rendra désormais visite à l’Assemblée de temps à autre lorsque ses fonctions le lui permettront.

Il a évoqué la situation centrale de son pays en Europe et s’est déclaré soucieux d’assister au développement continu des pays où vivent – pour reprendre ses propres termes – les 100 millions d’habitants que compte l’Europe. Il me semble, comme à beaucoup d’autres, qu’aucun groupement – qu’il s’agisse des Neuf ou de tout autre – ne doit accaparer le nom d’Europe. Le Chancelier connaît-il un bon moyen d’éviter l’apparition d’une certaine rigidité dans les relations européennes et de maintenir la cohésion politique qui existe entre l’Autriche, les pays Scandinaves et les pays de l’AELE, organisation à laquelle mon pays, le Royaume-Uni, a appartenu pendant si longtemps avant de prendre place parmi les Neuf? Le Chancelier pourrait-il nous donner des précisions sur ce point, que je trouve extrêmement intéressant?

M. Kreisky, Chancelier fédéral de la République d'Autriche (traduction)

Les États qui sont restés membres de l’AELE ont des motifs très divers pour ne pas demander à devenir membres à part entière de la CEE. Je ne me ferai pas l’interprète de la politique des autres pays, mais bien des faits sont notoires, tel le résultat du référendum en Norvège.

En ce qui concerne l’Autriche, ce sont des considérations relatives à notre neutralité permanente qui nous empêchent de remplir toutes les obligations qui s’attachent à la qualité de membre. Je ne suis pas habilité à parler ici des autres États neutres.

Je crois qu’il faudrait discuter à fond de cette question au sein de l’AELE, car la loyauté exige que les États membres de l’AELE examinent ce problème. Je ne veux pas anticiper sur cet examen, mais je tiens à dire – et j’en prends personnellement la responsabilité – qu’il me semble y avoir des domaines de l’intégration européenne auxquels l’Autriche devrait ou pourrait participer et où elle serait en mesure d’apporter une contribution précieuse sans mettre en cause en aucune façon le principe de sa neutralité permanente.

Il faut ajouter que le traité que l’Autriche a conclu avec la CEE comportait des dispositions dont il semble normal de mettre quelques-unes en œuvre. Il existe également – et je parle maintenant en tant qu’Autrichien – un problème très concret, celui de notre agriculture, qui, selon moi, est maintenant suffisamment mûre pour que la CEE et l’Autriche l’examinent à nouveau.

M. CORNELISSEN (Pays-Bas) (traduction)

En ce qui concerne les intéressantes remarques de M. Kreisky sur le canal Main-Danube, je voudrais lui poser deux questions.

Tout d’abord, quelles incidences cette liaison aura-t-elle sur les problèmes économiques que l’Europe occidentale connaît actuellement en matière de transports fluviaux du fait des excédents de capacité?

Ensuite, que fait-on pour prévenir autant que possible les nuisances provoquées par le passage des péniches dans ce canal?

M. Kreisky, Chancelier fédéral de la République d'Autriche (traduction)

Je vais répondre à cette question telle que je l’ai comprise ou interprétée. Si j’ai bien compris, la question revenait à demander quelles incidences l’extension du réseau de canaux aura sur les autres transports par voie d’eau, sur les ports. Est-ce bien cette question qui a été posée?

M. CORNELISSEN (traduction)

Je pense aux problèmes économiques que les excédents de capacité posent au transport fluvial en Europe occidentale. Je crains que cette liaison n’aggrave le problème, car il me semble qu’elle accroîtrait les excédents en question.

M. Kreisky, Chancelier fédéral de la République d'Autriche (traduction)

Je ne peux répondre à cette question que de façon très limitée. Je me suis penché sur ce problème.

La situation est la suivante: sur les 600 km de longueur qu’aura, je crois, l’Europakanal lorsqu’il sera achevé, quelque 500 sont déjà terminés; le canal est donc pratiquement sur le point d’être achevé. Le sera-t-il dans les premières années, ou seulement dans la deuxième moitié, de la prochaine décennie? Tout dépend du financement et, surtout, de la politique budgétaire allemande. Il s’agit donc d’un projet qu’il ne peut être question d’arrêter.

Cette voie d’eau représentera peut-être une charge financière pour les pouvoirs publics. On ne peut pas l’affirmer aujourd’hui, mais on ne peut pas non plus l’exclure. Ce qui est certain, cependant, c’est que ce canal améliorera considérablement la situation des transports au cœur de l’Europe.

Je vais vous donner un exemple pour illustrer mon propos. Quand la plus grande entreprise autrichienne, qui compte 80 000 ouvriers et employés, veut envoyer des marchandises vers l’ouest ou vers un port, ces marchandises doivent d’abord être transportées par voie d’eau jusqu’à Ratisbonne, où, je crois, elles empruntent le chemin de fer jusqu’à Nuremberg, et là elles sont à nouveau déchargées et transportées par péniche.

Vous imaginez sans peine que l’industrie autrichienne supporte ainsi un handicap très lourd par rapport aux pays où les marchandises n’ont à parcourir qu’une distance relativement courte pour arriver jusqu’à un port. Mais ce qui est vrai pour l’Autriche l’est également pour une grande partie de l’Allemagne du Sud, de l’Europe orientale, pour la Hongrie, etc. Voilà la première remarque que je voulais faire.

La deuxième est que l’achèvement de l’Europakanal améliorera, comme je l’ai dit, les possibilités de transport. Certaines marchandises ne peuvent être transportées dans de bonnes conditions que par voie d’eau.

Il faut dire en troisième lieu que ce canal améliorera également la situation des transports en Europe dans la mesure où les routes européennes sont saturées. Quand on roule sur une grande route européenne, on est sans cesse coincé entre d’énormes camions qui, certains jours, bloquent la circulation. Les routes européennes sont très coûteuses, sursaturées et dommageables à l’environnement. Une politique des transports modernes optera par conséquent, pour tous ces motifs, pour l’extension du réseau des voies d’eau, même si les directeurs des chemins de fer européens prétendent qu’il en résultera un déplacement du trafic du chemin de fer vers les voies d’eau. Je n’accorde pas foi à de telles affirmations. Si les directeurs avaient toujours raison, beaucoup d’entreprises auraient déjà fait faillite qui n’ont nullement fait faillite au cours des cinquante dernières années.

M. CORNELISSEN (traduction)

Je remercie vivement M. Kreisky de sa réponse, mais je maintiens ma question: y a-t-il actuellement des consultations visant à éviter autant que possible les effets indésirables des problèmes économiques que les excédents de capacité posent actuellement en Europe occidentale?

J’estime que les bateliers, et ceux du Rhin notamment, ont le droit de savoir que l’on s’intéresse à leurs problèmes. Il est très probable,

par exemple, que la capacité de transport s’accroîtra considérablement sur le Rhin lorsqu’il existera une liaison directe avec les réseaux d’Europe de l’Est. Je ne m’y oppose pas. Simplement, j’estime que nous ne devons pas perdre de vue les problèmes considérables qui risquent de se poser dans quelques années, et je m’étonne que M. Kreisky n’y ait pas fait allusion dans sa réponse.

M. Kreisky, Chancelier fédéral de la République d'Autriche (traduction)

Toutes les données économiques dont je dispose indiquent que la réalisation de l’Europakanal apportera une amélioration très sensible.

On a même calculé que le revenu par habitant est plus élevé dans les régions proches des voies d’eau que dans celles qui en sont éloignées. Il existe donc à cet égard un grand nombre d’éléments qui plaident en faveur de l’Europakanal.

Il y a évidemment un aspect de la question que je ne peux aborder en détail: une fois définitivement achevé, le canal Rhin-Main-Danube ne risque-t-il pas de transformer ou de faire empirer la situation sur le Rhin? C’est une question à examiner, mais le canal est presque achevé. Il aurait fallu l’examiner plus tôt; seulement, à mon avis, cela aurait été impossible.

C’est là un point sur lequel je ne peux pas répondre; pour le reste, je sais simplement que les aspects économiques sont à considérer comme entièrement positifs, mis à part le fait que les chemins de fer, allemands et autrichiens, par exemple, qui auront à pâtir de la réalisation du canal, ont à son égard une attitude négative. Voilà tout ce que je peux dire sur ce problème.

M. VEDOVATO (Italie) (traduction)

Monsieur le Président, j’ai demandé la parole pour exprimer des remerciements et pour poser une question en ma qualité de président de la commission des questions politiques plutôt que comme sénateur italien.

Le discours du Chancelier Kreisky m’a fortement impressionné, non pas tellement parce qu’il a réaffirmé sa conviction, partagée par nous tous, que la détente joue en faveur de la démocratie, mais plutôt et surtout pour l’analyse qu’il a faite des activités du Conseil de l’Europe et des perspectives qui s’ouvrent à lui dans l’avenir. Il s’est concentré – du moins ai-je cru le comprendre – comme l’a d’ailleurs fait hier le Secrétaire général des Nations Unies, M. Kurt Waldheim, sur deux problèmes dont notre commission a été saisie, qui font l’objet du débat d’hier et d’aujourd’hui et qui seront inscrits à l’ordre du jour de futures réunions, je veux parler des rapports Nord-Sud et des conséquences, et de la suite à donner à l’Acte final de la Conférence d’Helsinki.

J’en viens à ma question. M. Kreisky a suggéré que le Conseil de l’Europe pourrait fort utilement servir de forum parlementaire à l’OCDE qui est une organisation intergouvemementale dépourvue d’une telle instance. En fait, comme l’a rappelé M. Karasek, le Conseil de l’Europe joue ce rôle depuis assez longtemps déjà à l’occasion des débats organisés chaque année dans cet hémicycle sur les problèmes du développement, et de la présentation du rapport sur le même sujet du Secrétaire général de l’OCDE. Cela explique la participation de délégations de pays membres de l’OCDE qui n’appartiennent pas au Conseil de l’Europe. Celui-ci est par conséquent en train de s’engager dans une politique visant à jouer d’une manière ou d’une autre ce rôle de forum parlementaire d’une organisation qui n’en possède pas. Le souhait de M. Kreisky (c’est d’ailleurs dans cette optique que nous voyons les rapports Nord-Sud) est donc une incitation à avancer dans cette voie.

Un autre point qui constitue l’objet précis de ma question est le suivant: la mise en œuvre des conclusions de la Conférence d’Helsinki, la suite à lui donner, fait l’objet d’un examen de la part de nombreuses organisations internationales, de la part d’organisations parlementaires internationales et aussi de la part des parlements partout dans le monde. Nous avons la chance d’avoir parmi nous aujourd’hui des représentants du Parlement finlandais et nous notons avec un intérêt particulier qu’une délégation finlandaise participe à ce débat qui entre dans le cadre de l’application de l’Acte final d’Helsinki.

Monsieur le Chancelier, vous nous avez ouvert dans votre remarquable discours d’aujourd’hui de vastes perspectives. C’est pourquoi je vous demande – non pas seulement en raison de votre autorité mais parce que je considère l’Autriche comme la meilleure charnière entre l’Europe des Neuf et l’autre – si le Conseil de l’Europe pourrait selon vous être utilisé dans l’avenir pour discuter, au niveau parlementaire évidemment, de la multitude de problèmes que pose la mise en œuvre de l’Acte final d’Helsinki.

M. Kreisky, Chancelier fédéral de la République d'Autriche (traduction)

J’ai participé à l’époque aux discussions sur l’instauration d’une espèce de lien entre l’OCDE et le Conseil de l’Europe. Autant que je m’en souvienne, on a également parlé à un certain moment du point de savoir dans quelle mesure on tient compte à cet égard des États non européens. Je ne voudrais rien dire sur ce problème, car je ne le connais pas assez bien.

On pourrait très bien soutenir que toute institution européenne devrait être complétée par un organe parlementaire, car le contrôle de ces institutions par les parlements nationaux laisse nécessairement à désirer du fait que ces derniers sont insuffisamment spécialisés et peu désireux de s’occuper de ces questions compliquées. S’il était donc possible de resserrer encore les liens qui unissent le Conseil de l’Europe et l’OCDE – l’Autriche, pour sa part, est assurément en faveur d’un tel resserrement – nous nous en féliciterions.

Permettez-moi de répéter ce que j’ai dit hier au cours d’une interview télévisée: le Conseil de l’Europe présente pour nous une telle importance parce qu’il constitue le seul forum européen où les États qui ne font pas partie des Communautés européennes puissent se rencontrer. Ils n’ont pas d’autre lieu de rencontre.

Dans le domaine économique, il y aurait théoriquement, pour l’ensemble de l’Europe, la Commission économique pour l’Europe des Nations Unies, mais pour les États européens démocratiques non membres des Communautés, il n’y a que le Conseil de l’Europe. C’est pourquoi, je le répète, le Conseil de l’Europe doit acquérir plus de poids encore.

Il est évident que tous les États qui reconnaissent ce fait ont à l’égard du Conseil de l’Europe des sentiments beaucoup plus chaleureux que ceux pour lesquels il s’agit peut-être là d’une charge supplémentaire.

Je suis donc pour tout ce qu’il est possible de faire dans cette direction.

A la deuxième question, qui est également très délicate, j’apporterai la réponse suivante: toutes les institutions européennes dont la création a pour origine le discours fameux que Churchill a prononcé devant la cathédrale de Zurich avaient un caractère défensif. En tout cas, elles paraissaient toutes constituer un élément de la politique de résistance, d’endiguement, menée pendant la guerre froide, et elles ont fait la preuve de leur utilité à cet égard.

Mais de ce fait, le caractère de ces institutions a été marqué par les vives tensions dont a été témoin l’époque où elles ont été créées. C’est l’une des raisons pour laquelle je crois que la politique de détente est une politique très raisonnable, vu qu’elle enlève aux institutions européennes un peu de ce caractère et les conduit à se concentrer davantage sur les activités qui leur sont propres. Si le processus de détente se poursuit, il sera possible, j’en suis intimement convaincu, d’élargir encore le domaine, déjà vaste, des activités du Conseil de l’Europe.

Pour terminer, je voudrais dire une chose qui me tient à cœur depuis longtemps: Le poids du Conseil de l’Europe sera, en fin de compte, très précisément celui que les membres de cette Organisation pourront lui donner dans leurs parlements nationaux. (Applaudissements)

M. FAULDS (Royaume-Uni) (traduction)

Monsieur Kreisky, vous avez émis, sur les droits des Palestiniens, un point de vue plus avancé que celui de la plupart des chefs d’État ou de gouvernement européens, et en général, de la plupart des hommes politiques européens. Comme vous le savez peut-être, cette Assemblée a besoin d’éclaircissements sur la question. Pourriez-vous nous parler des droits des Palestiniens?

M. Kreisky, Chancelier fédéral de la République d'Autriche (traduction)

M. KREISKY (Traduction). – Dans le discours que j’ai prononcé ici il y a quatre ans, j’ai exprimé l’avis que dans l’hypothèse où une conférence sur la sécurité se tiendrait à Helsinki, celle-ci devrait inscrire à son ordre du jour le problème du Moyen-Orient parce que, selon moi, l’état de tension dans cette région du monde présentait une importance essentielle pour l’Europe et que cette région risquait fort d’être le détonateur d’une guerre.

Ce point de vue, ce n’est pas seulement en 1972, dans cette enceinte, que je l’ai exprimé; cette opinion était la mienne longtemps déjà auparavant, depuis de nombreuses années. Je le dis sans nullement vouloir me vanter, le problème pétrolier n’a pas été pour moi une nouveauté; je me suis exprimé sur ce problème par écrit et oralement.

Mon opinion n’a pas changé aujourd’hui. Je crois que ce problème est d’une importance capitale pour l’Europe, au point qu’on ne doit pas l’abandonner aux seules parties concernées et, maintenant, aux supergrands; je crois que l’Europe a le devoir de s’engager davantage.

Je ne suis cependant pas en mesure de parler de ce problème si compliqué de façon aussi complète que je le souhaiterais. Je ne peux que vous faire part des impressions personnelles que j’ai retirées de ma visite dans onze, je crois, États arabes et des entretiens prolongés que j’ai eus avec des hommes d’État de premier plan.

Après un examen très approfondi, mené avec lucidité, je crois, moi qui ai déjà, dans ma vie, rencontré beaucoup de gens et participé à des négociations délicates, que cela vaudrait la peine aujourd’hui de s’efforcer véritablement d’instaurer une solution pacifique. Je crois que les perspectives – j’utiliserais une formulation encore plus prudente – de voir s’engager des négociations sont aujourd’hui meilleures que jamais. Le monde arabe a reconnu les frontières qui existent dans cette région. Le monde arabe a reconnu qu’Israël existe, qu’on ne peut pas et – comme le déclarent maints hommes d’État avisés – qu’il ne faut pas l’anéantir car, c’est ce que m’a dit une personne très sensée, on ne pourrait pas, dans cette région du monde qu’elle a appelée arabe, renoncer à une civilisation aux traits si affirmés, surtout pas à la contribution qu’elle serait en mesure d’apporter.

Il y a donc eu dans cette région un revirement. Je ne veux pas me montrer exagérément optimiste, mais il existe, à mon avis, certaines chances de voir s’amorcer un rapprochement.

Il subsiste cependant trois grands problèmes, qu’il ne servirait à rien de minimiser. Premièrement, on réclame la reconnaissance du peuple palestinien, parce qu’il s’agit là, aux yeux de tous, d’une solution équitable et que les Palestiniens jouent un rôle décisif dans tous les pays arabes; ils forment un élément très progressiste du monde arabe. Deuxièmement, on demande avec toujours plus de force que la reconnaissance des Palestiniens en tant que peuple soit suivie d’une solution territoriale – je n’entrerai pas ici dans les détails – et, troisièmement – c’est là un problème particulièrement délicat –, il faudrait que les Israéliens soient prêts en principe à rendre les territoires occupés depuis 1967. Je tiens à faire observer qu’il est question de 1967, ce qui ne manque pas de présenter aussi une certaine importance.

Je sais qu’il s’agit là de trois exigences auxquelles il est extrêmement difficile de satisfaire, mais il me semble inconcevable qu’on puisse les ignorer.

M. LE PRÉSIDENT (traduction)

Merci beaucoup. Personne ne souhaite plus prendre la parole.

Je tiens, au nom de l’Assemblée, à remercier vivement le Chancelier fédéral, M. Kreisky, pour son discours, qui a été fort intéressant et qui donne à réfléchir. Je le remercie aussi d’avoir bien voulu répondre aux questions qui lui ont été posées; il y a là, également, matière à réflexion.

Monsieur le Chancelier, j’espère que vous passerez un agréable séjour à Strasbourg pendant le temps où vous resterez dans cette ville; mes souhaits s’adressent également aux personnalités qui vous ont accompagné. Je vous souhaite, au nom de l’Assemblée, un agréable séjour à Strasbourg. (Applaudissements)