Raymond

Barre

Premier ministre de la République française

Discours prononcé devant l'Assemblée

mardi, 30 septembre 1980

Monsieur le Président, je tiens tout d’abord à vous remercier de votre invitation qui me vaut le vif plaisir d’être aujourd’hui parmi vous à Strasbourg, et qui me donne l’heureuse occasion de vous retrouver puisque, pendant quatre ans, nous avons travaillé ensemble dans les conseils de Bruxelles.

Mesdames et Messieurs les parlementaires, Mesdames et Messieurs, Strasbourg, cette ville qui a été pendant si longtemps un enjeu stratégique, est maintenant devenue un lieu privilégié de rencontre et de réflexion. Beaucoup d’innovations y ont pris corps. C’est ici qu’au lendemain de la guerre a été établi le Conseil de l’Europe, première institution intergouvemementale à avoir accordé un rôle central à un organe parlementaire. A sa suite, grâce au Traité de la Communauté européenne du charbon et de l’acier de 1951, une autre Assemblée parlementaire y est née qui regroupe maintenant les élus au suffrage universel de neuf nations européennes.

Strasbourg, devenue la capitale de l’Europe des Neuf comme de l’Europe des Vingt et un, a pour vocation d’être un lieu de rassemblement. A cet égard, les adhésions de l’Espagne et du Portugal au Conseil de l’Europe ont renforcé le lien déjà établi entre l’Europe du Nord et le monde méditerranéen.

Le Conseil de l’Europe défend un idéal politique auquel la France est profondément attachée. L’appartenance au Conseil de l’Europe constitue, en effet, un acte de foi dans la démocratie.

Enfin, grâce à la souplesse de ses procédures, le Conseil de l’Europe s’ouvre au monde non européen en accueillant des personnalités du monde entier, éminentes et diverses. Vous avez reçu, au cours des années précédentes, M. Léopold Senghor, M. Gaston Thorn, M. Mario Soares, M. Helmut Schmidt, M. Francisco Sa Carneiro.

Je salue la présence ce matin de M. Huang Hua, ministre des Affaires étrangères de la République populaire de Chine.

Cette attention, Mesdames et Messieurs les parlementaires, que vous portez vers d’autres continents, confère à votre Assemblée, à laquelle sa composition donne une vocation régionale, une grande originalité parmi les forums politiques du monde. Strasbourg, de ce fait, est confirmée dans son rôle de lieu de rencontres et de dialogues.

Ma présence parmi vous, Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs, témoigne de l’intérêt que mon pays porte à vos travaux passés, mais aussi et surtout à ceux que vous entreprendrez dans l’avenir. Le Gouvernement français souhaite en effet que votre dynamisme et vos recherches apportent aux gouvernements des pays membres de l’Europe à la fois un encouragement et des inspirations.

Dans notre époque troublée et incertaine, tous les hommes qui ont des responsabilités doivent pouvoir, en recourant aux valeurs fondamentales de notre civilisation et de nos sociétés de liberté, faire œuvre, comme vous le faites ici, de réflexion et de proposition. Les difficultés qui ont saisi le monde sont, en effet, générales. Elles portent sur les relations des citoyens avec les pouvoirs publics; elles ébranlent la détente entre les nations; enfin, elles bouleversent tous les échanges, et singulièrement les échanges économiques internes et internationaux. Dès lors, elles constituent un défi pour les différentes formes d’organisation auxquelles nous sommes attachés parce que, pour nous, elles représentent les fondements de nos sociétés de liberté et de responsabilité: les institutions sociales, les collectivités locales et les entreprises.

A tous ces graves problèmes, le Conseil de l’Europe peut, sinon apporter directement des solutions, du moins contribuer à en dégager les contours: votre institution défend un idéal politique. Elle a intensifié et encouragé entre les vingt et un pays membres du Conseil des relations efficaces de coopération, elle peut jouer un rôle actif dans la solution des grands problèmes économiques auxquels l’Europe doit faire face du fait du changement du monde.

Le Conseil de l’Europe défend un idéal politique auquel la France est profondément attachée. L’appartenance au Conseil de l’Europe constitue, en effet, un acte de foi dans la démocratie.

L’article premier du Statut de votre Conseil déclare que «le but du Conseil de l’Europe est de réaliser une union plus étroite entre ses membres afin de sauvegarder et de promouvoir les idéaux qui sont leur patrimoine commun...»

Ces «idéaux» ou encore ces «valeurs spirituelles et morales», comme les appelle le préambule de votre Statut, sont la liberté individuelle, la liberté politique, la prééminence du droit.

C’est donc à une défense concrète de la démocratie que vous vous consacrez. D’ailleurs, de toutes les conventions internationales que vous avez élaborées, et dont le nombre dépasse à présent la centaine, celle qui donne à votre institution sa plus belle image est la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950.

Pas de «démocratie véritable» sans une garantie concrète des citoyens: vous avez mis en place des procédures et des institutions pour que les libertés proclamées soient effectivement appliquées.

Cette défense collective de la démocratie politique et l’existence de moyens accessibles et concrets de protection des droits de la personne humaine devraient rassurer et convaincre tous ceux qui doutent qu’il y ait une solution acceptable au rapport des citoyens avec les pouvoirs.

Le Conseil de l’Europe encourage au développement des relations pacifiques entre les nations, et vous savez, Mesdames, Messieurs, combien mon pays est attaché à la paix, au progrès et à la coopération dans le monde.

De nombreuses tentatives ont été faites en ce sens. Des initiatives ont été prises par votre Comité des Ministres ou par l’Assemblée Consultative, sous forme de vœux, de suggestions et de propositions, pour développer d’une façon harmonieuse les relations entre les pays – ceux du Conseil entre eux et ceux du Conseil avec des pays non membres – dans les domaines de la politique extérieure, de la politique économique, de la politique sociale et aussi de la politique culturelle.

A l’intérieur des vingt et un pays qui constituent le Conseil, les nombreuses conventions qui ont été élaborées tentent à faciliter les déplacements de personnes, à rendre compatibles entre elles les législations nationales, à assurer à tous les nationaux la plus grande protection possible. Cette œuvre, patiente et précise, tend à créer une «aire européenne, administrative, légale et juridique», dans laquelle les différences ne seraient plus des obstacles.

L’œuvre que le Conseil de l’Europe a accomplie dans le rapprochement des Etats européens membres lui confère une vocation particulière à se pencher sur les problèmes que soulève la préparation de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe.

Les recommandations que votre Assemblée Consultative a adressées aux négociateurs d’Helsinki, illustrent votre volonté d’aller au cœur des problèmes. En 1973, vous avez demandé l’«accroissement de la liberté de mouvement des personnes, des idées et des informations à travers les frontières de l’Europe». Plus récemment, vous avez mis l’accent sur des difficultés concrètes en dénonçant «l’absence de progrès substantiels en matière de contacts entre les personnes, la non-reconnaissance du droit à l’immigration, les politiques de contrôle étroit et répressif que maintiennent plusieurs gouvernements des pays de l’Est en matière d’information».

A cet égard, le réalisme avec lequel vous envisagez la sécurité et la coopération entre les pays de l’Est et les pays de l’Ouest est la seule approche lucide et efficace. La détente, Mesdames, Messieurs, a reçu une grave atteinte du fait de l’occupation militaire de l’Afghanistan et la situation internationale qui en résulte pèse et pèsera sur la réunion de Madrid.

Cependant, les trente-cinq délégations présentes à la Conférence devront se garder d’engager une confrontation stérile des idéologies ou des systèmes politiques et sociaux, elles ne devront pas non plus se laisser aveugler ni se satisfaire de faux-semblants. Je peux vous dire qu’en ce qui concerne mon pays, c’est avec ce double souci qu’il participera aux travaux de Madrid.

Cette voie est étroite, mais elle est la seule qui puisse actuellement déboucher sur une réaffirmation sérieuse des principes et de l’esprit de la détente et sur son rétablissement dans les faits. Comme vous, nous nous méfions des déclarations de principe qui ne sont pas accompagnées d’actes conséquents. Pour la France, la détente doit être une réalité concrètement vécue et bien entendu indivisible.

Pour en terminer avec la conférence sur la sécurité collective en Europe, je considère comme excellent que le Comité des Ministres tienne sa deuxième réunion annuelle en octobre et non pas en novembre, il pourra ainsi procéder utilement à un dernier échange de vues avant Madrid.

Le Conseil de l’Europe peut enfin aider à faire face aux changements du monde auxquels la politique de mon Gouvernement s’efforce d’adapter la France. Grâce à un environnement international favorable, l’Europe de l’Ouest a enregistré, au cours des trois dernières décennies, de brillantes performances économiques. Alors que le produit national brut cumulé des pays européens de l’OCDE représentait en 1950 la moitié de celui des Etats-Unis, il lui est aujourd’hui supérieur de 30 %.

Cependant, au cours de cette décennie, la situation de l’économie internationale s’est profondément modifiée. Le prix du baril de pétrole a été multiplié par 18, l’inflation s’est généralisée, des déséquilibres importants et de nature structurelle sont apparus dans les balances des paiements, le rythme de la croissance économique a partout fléchi, le taux du chômage s’est partout accru. L’Europe, lourdement dépendante de l’extérieur pour ses approvisionnements en énergie et en matières premières, tributaire du marché mondial pour ses débouchés, doit transformer des pans entiers de son appareil économique.

La voie à suivre est dictée par les contraintes qui nous assaillent. L’Europe doit tout d’abord diminuer sa dépendance à l’égard des hydrocarbures. La France, pour sa part, s’est fixé pour 1990 l’objectif de réduire au tiers de ses besoins en énergie son recours au pétrole. C’est une stratégie énergétique originale qui doit être suivie sans défaillance par tous les Européens. Elle doit comporter des économies d’énergie, le développement du nucléaire, du charbon, du gaz, ainsi que la recherche, la découverte et l’exploitation de sources d’énergie entièrement nouvelles. A cet égard, toute hésitation ou tout retard d’un pays européen, non seulement compromet son propre avenir, mais affecte aussi celui de ses partenaires.

L’Europe doit, en second lieu, maintenir ses débouchés en s’efforçant de préserver la liberté des échanges, ainsi que l’ont rappelé les pays membres de l’OCDE dans leur déclaration commune du mois de juin dernier. L’aboutissement, il y a un an, des négociations commerciales multilatérales va dans ce sens. Toutefois, pour que cette ouverture des marchés soit durable et effective, sa réalisation ne devra pas être perturbée par de trop brusques mouvements qui bouleverseraient brutalement des secteurs industriels entiers et provoqueraient des problèmes d’emploi intolérables sur les plans social et politique.

Nous devrons donc mettre en œuvre sur le plan international les moyens d’une croissance ordonnée des échanges, c’est la seule façon de sauvegarder à terme la liberté des échanges.

La troisième priorité pour l’Europe est de rechercher une stabilisation des relations monétaires et financières, non seulement en son sein, mais aussi dans l’économie internationale. Nous payons très cher, Mesdames, Messieurs, la vague inflationniste des quinze dernières années et le dérèglement du système monétaire international qui a abouti à sa disparition et à l’instabilité générale des monnaies. Une plus grande discipline s’impose dans les pays industrialisés: au plan interne par la recherche d’une évolution plus modérée en matière de coûts de production, de rémunérations et de prix et, au plan international, par la recherche continue d’une plus grande stabilité des monnaies. En ce domaine, la création du système monétaire européen représente une étape décisive. Il a permis aux pays européens qui y adhèrent de constituer une zone de stabilité monétaire dont l’influence se fait sentir au-delà même des pays qui ont accepté ses règles.

Je souhaite, pour ma part, que les pays européens qui ne peuvent participer à ce système qui est communautaire s’efforcent cependant de maintenir une évolution de leur monnaie parallèle à celle des monnaies appartenant à ce système. Ainsi, l’Europe occidentale tout entière pourrait-elle devenir une zone de stabilité monétaire dans le monde.

En dernier lieu, et cet objectif est à mes yeux fondamental, la coopération économique européenne et internationale doit faire une place beaucoup plus grande à la lutte contre la pauvreté. Il est malheureusement probable que pour la majorité des habitants de plusieurs continents, le problème essentiel des années 80 sera celui de la faim et de l’arrêt du développement provoqué par l’augmentation massive de leur facture pétrolière. En dépit des difficultés auxquelles chacun de nos pays a à faire face, nous devons venir en aide aux pays les plus pauvres du monde. Nous agirons ainsi, à la fois pour la justice et pour la paix.

Toutes les évolutions que je viens de rappeler auront des répercussions importantes sur les structures économiques et sociales de nos pays. Le Conseil de l’Europe, dont le Statut annonce qu’il doit non seulement sauvegarder et promouvoir les idéaux qui sont le patrimoine commun de ses membres, mais aussi favoriser leur progrès économique et social, a un rôle à jouer dans la grande œuvre d’adaptation économique des pays européens aux nouvelles données de l’économie mondiale.

Le Conseil de l’Europe peut comparer les expériences, apprécier leurs conséquences humaines et sociales, signaler les opérations les plus encourageantes. Il peut aussi faire appel à la contribution d’autres parties du monde. En bref, par ses travaux, par ses études, il peut contribuer à créer un climat de recherche, d’émulation et d’innovation. Il peut, par ses recommandations et ses avis, aider les Etats européens à ne pas perdre de vue les intérêts des autres Etats membres ou non membres dans une période de l’histoire ou l’interdépendance des nations s’accroît régulièrement et où elle a pour conséquence l’exigence de la coopération internationale.

Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs les parlementaires, je savais qu’en répondant à votre invitation de me rendre à Strasbourg, ville française et européenne, j’accomplirais un voyage important. En analysant l’œuvre accomplie par le Conseil de l’Europe, j’ai pris la mesure de tout le travail qui a été effectué depuis les années de l’immédiat après-guerre sur la route de l’unification concrète et plus encore morale de l’Europe occidentale.

En décrivant les difficultés économiques auxquelles sont à présent confrontés nos pays, j’ai mis en relief le problème des solidarités dont nous aurons à faire preuve les uns à l’égard des autres.

Permettez-moi, pour conclure, de rendre, au nom du Gouvernement français, un sincère hommage à votre action et de souhaiter qu’elle reste exemplaire et féconde pour l’Europe et pour le monde. (Vifs applaudissements)