Tadeusz
Mazowiecki
Premier ministre de Pologne
Discours prononcé devant l'Assemblée
mardi, 30 janvier 1990

Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, l’Europe traverse une période exceptionnelle. Voilà qu’une partie du continent, arrachée de sa souche il y a près d’un demi-siècle, souhaite y revenir. Le retour à l’Europe! Cette phrase fait ces temps-ci de plus en plus carrière dans les pays d’Europe centrale et orientale. Les hommes politiques et les économistes parlent de ce retour, de même, les gens de la culture, quoiqu’il leur soit plus facile de rester dans l’Europe: une Europe de l’esprit, une Europe comprise comme une communauté de valeurs et de traditions. Peut-être que le terme de retour à l’Europe est trop faible pour définir le processus que nous vivons? Il faut parler plutôt de la renaissance de l’Europe qui, en fait, a cessé d’exister depuis Yalta.
Ma présence parmi vous est le signe de cette renaissance. Elle est le signe de la renaissance d’un sentiment de communauté et de solidarité européennes qui, par trop souvent, furent oubliées dans le passé. Par ces propos, je voudrais rappeler aussi tous ceux chez qui le sentiment de communauté et de solidarité européennes est resté vivant. Je pense à ceux qui, à haute voix, avaient protesté publiquement contre les coups de force tels que l’invasion de la Hongrie en 1956 et de la Tchécoslovaquie en 1968. Je pense aussi à tous nos amis occidentaux qui, après l’instauration de l’état de siège en 1981, nous apportaient une aide morale et matérielle. A diverses périodes, dans les années difficiles pour nous, les liens personnels ainsi noués ont contribué à former un tissu des plus précieux, qui est toujours là, et qui offre une base inestimable pour rebâtir les éléments politiques et économiques d’une authentique communauté avec les autres pays de notre continent.
Les Polonais sont un peuple conscient de leur appartenance à l’Europe, de leur «européanité». Ils en sont conscients, à l’instar d’autres peuples européens vivant au croisement des cultures, à proximité des grandes puissances, traversant des périodes d’existence politique alternées de non-existence et de ce fait ayant besoin de se renforcer dans leur identité. Dans toutes ces réponses, l’Europe a toujours constitué un point de référence. Une Europe que les Polonais aimaient, et dont ils se sentaient les défenseurs. L’idée d’être les «remparts de la chrétienté» et donc, les remparts de l’Europe, était restée vivante en Pologne pendant trois cents ans. L’Europe est donc présente dans la conscience polonaise en tant que valeur pour laquelle cela vaut la peine de vivre, mais pour laquelle il faut parfois mourir. Cette Europe, on lui en voulait également, on lui faisait des reproches et ceci est resté gravé jusqu’à ce jour dans notre conscience collective. Nous continuons à voir en l’Europe une valeur, la patrie de la liberté et de la loi, et nous continuons à nous identifier fortement à elle. Nous continuons à lui en vouloir pour Yalta, pour la division de l’Europe, pour nous avoir laissés de l’autre côté du rideau de fer.
Pourtant aujourd’hui, alors que le retour à l’Europe, plus exactement la renaissance de l’Europe en tant qu’entité, devient de plus en plus réelle, nous nous demandons, de plus en plus fréquemment, ce que nous avons à lui offrir, quelle est aujourd’hui notre contribution au trésor européen. Or, je pense que nous avons pas mal à lui offrir. Notre contribution à l’Europe, c’est à la fois notre force et notre faiblesse.
Nous sommes comme cet homme qui se relève d’une grave maladie. Des années durant, nous étions sous l’effet de la terrible pression du totalitarisme, et nous avons tenu bon. Mais nous sommes toujours en convalescence. Notre économie est en crise et nous tâchons de la relever, les institutions démocratiques de l’Etat sont seulement en cours de reconstruction, rendues à la vie. Mais nous avons des expériences que nous n’oublierons pas et que nous allons transmettre aux autres.
Si nous avons réussi à perdurer en tant qu’entité, nous le devons, entre autres, à notre profond attachement à certaines institutions et à certaines valeurs relevant de la norme européenne. Nous le devons à la religion et à l’Eglise, à notre attachement à la démocratie et au pluralisme, aux droits de l’homme et aux libertés civiques, à l’idée de solidarité. Même lorsque nous ne pouvions donner libre cours à ces valeurs, lorsque nous ne pouvions les mettre en application dans notre vie collective – nous les appréciions, nous les aimions, nous luttions pour elles – nous les connaissons, nous connaissons leur prix. Nous connaissons le prix de l’«européanité», de la norme européenne que les Occidentaux d’aujourd’hui héritent sans même payer de droits successoraux. Nous pouvons leur rappeler ce prix. Nous apportons donc à l’Europe notre foi en l’Europe.
Aujourd’hui, nous déposons une demande d’adhésion au Conseil de l’Europe. Nous voulons «réaliser une union plus étroite entre ses membres, afin de sauvegarder et de promouvoir les idéaux et les principes qui sont leur patrimoine commun et de favoriser leur progrès économique et social». Nous voulons promouvoir ensemble les droits de l’homme et les libertés fondamentales. Le Conseil de l’Europe qui a tant de mérites dans la défense des droits de l’homme et des libertés, qui est une merveilleuse source dont jaillissent les idées et les initiatives européennes, semble être un lieu approprié pour la présence de la Pologne qui a fait pas mal de choses pour la défense de ces droits et libertés.
Mesdames, Messieurs, l’Europe déchirée, que le mur de Berlin symbolisait il n’y a pas si longtemps encore, peut commencer à se ressouder. Cela peut être fascinant, quoique sûrement très difficile et prendra beaucoup de temps. Pourtant aujourd’hui, les principales prémisses politiques qui rendent cette œuvre possible ont été réunies ou sont en passe de l’être, alors que ce n’était pas le cas auparavant.
Notre pays se trouve confronté à l’énorme tâche de reconstitution des droits et des institutions propres aux démocraties modernes et à l’économie de marché, et cela après une interruption de plusieurs décennies. A quoi s’ajoute encore la nécessité de surmonter les grandes difficultés économiques. Ce travail consiste à recréer ces droits et institutions, mais aussi à les former à partir de zéro, là où ils n’existaient pas avant. Sans cela, nos deux mondes européens ne pourront s’accorder.
La Pologne a entrepris ce travail. Le gouvernement que je dirige depuis à peine cinq mois a préparé et a fait adopter de nombreuses lois qui créent un cadre juridique pour l’indépendance des juges, la liberté de la presse et des associations, la liberté de créer des partis politiques, l’autonomie locale qui, avec les prochaines élections municipales, retrouvera bientôt son authenticité. Nous travaillons sur une nouvelle Constitution de la République de Pologne qui sera un Etat démocratique, un Etat de droit.
Dès le commencement de cette année, nous avons mis en route un programme économique très difficile, un programme qui non seulement se propose d’enrayer l’inflation, mais aussi d’établir les bases d’une économie de marché moderne, modelée sur des institutions qui ont fait leurs preuves dans les pays européens hautement développés. Nous allons suivre cette voie, introduisant successivement de nouveaux éléments parmi lesquels un rôle important reviendra aux changements dans le régime de la propriété ainsi qu’à l’introduction dans une économie de marché des formes d’interventionnisme étatique et de protection sociale. Nous allons développer cette voie au fur et à mesure de l’accroissement de nos possibilités. Nous voulons que notre futur système économique associe des mécanismes efficaces d’encouragement à la production avec une protection satisfaisante des groupes sociaux qui en auront besoin dans les conditions de fonctionnement du marché et de la concurrence.
De plus, en collaboration avec nos partenaires du CAEM, nous avons engagé des travaux visant à réformer en profondeur cette organisation qui, à notre sens, devrait être une libre entente entre Etats qui voient un intérêt à y participer sur des questions à propos desquelles ils sont convaincus de la nécessité d’entreprendre des mesures et des actions concertées. Nous ne voudrions pas créer d’intégrations fermées, coupées du reste du monde, en plus des frontières, par des barrières douanières. Nous ne voudrions pas le faire pour éviter de créer une Europe dans laquelle des murs économiques viendraient remplacer les murs politiques.
Nous savons que l’idée d’une telle ouverture ne vous est pas non plus étrangère et c’est bien ainsi, car dans le cas contraire, un obstacle s’y dissimulerait dans notre cheminement commun les uns vers les autres, cheminement dont le besoin se fait bien entendre dans tous les appels à une Europe sans divisions.
Mesdames, Messieurs, de même que le mur de Berlin, il n’y a pas si longtemps, tout en étant le symbole de la division de l’Europe, constituait en même temps une barrière physique coupant l’Allemagne en deux Etats, son effondrement, en offrant une chance à l’unité de l’Europe, remet à l’ordre du jour le problème de la réunification allemande. Nul ne saurait dénier à un peuple quelconque le droit de vivre au sein d’une même communauté étatique. Néanmoins la division de l’Allemagne est intervenue à la suite d’une grande catastrophe causée par l’Etat nazi, qui a emporté des dizaines de millions d’êtres humains. Il est donc difficile de s’étonner qu’aujourd’hui, au moment où se pose la perspective de la reconstitution de l’unité étatique allemande, le souvenir de cette catastrophe éveille des inquiétudes que ne sauraient même effacer, à l’évidence, d’importants contre-arguments comme celui de dire que la situation est différente et que les Allemands sont différents. Nous reconnaissons ces arguments. Mais il faut comprendre les inquiétudes et il faut les dissiper en réglant la question allemande en accord avec tous les intéressés et d’une façon qui, par avance, donnerait un sentiment de sécurité crédible à tous ceux qui en ont besoin, en particulier l’assurance de l’inviolabilité de la frontière occidentale de la Pologne.
Mesdames, Messieurs, les bouleversements en Europe centrale et en Union Soviétique engendrent des chances inouïes mais comportent également des risques. Dans certains pays, les partisans de l’ancien régime ne sont plus en mesure de décider du cours des événements, quoiqu’ils puissent l’entraver. Dans d’autres, ils sont sur la défensive mais n’ont perdu ni l’espoir, ni la capacité de regagner leur position. Au cas où de profonds symptômes de déstabilisation accompagnés de la débandade économique se maintiendraient, leurs chances pourraient augmenter. Ces dernières diminueront si les populations de notre région, qui aujourd’hui se montrent actives, savent conduire résolument les transformations indispensables mais autant que possible dans le calme et surtout en renonçant à demander de tout avoir immédiatement, car cette façon de procéder conduit souvent à des résultats contraires à ceux escomptés.
Un autre risque est celui de la «balkanisation» d’une partie du continent européen, voire des différents pays, à cause de tensions aiguës entre les peuples ou les Etats, tensions ayant leurs origines dans le présent comme dans le passé. Pareille irruption des particularismes, accompagnée de la perte de la notion d’intérêt régional ou européen, constituerait un obstacle majeur à l’établissement sur notre continent en pleine mutation d’une saine coopération et d’une compréhension réciproque.
Mais les processus se déroulant en Europe centrale et orientale, tout porteurs de risques qu’ils soient, constituent avant tout un incroyable défi historique. Bien qu’il soit évident que ces défis sont avant tout pour nous, pour les habitants de l’Europe centrale, ils constituent également un défi historique et une tâche pour l’ensemble de l’Europe. Le champ d’action est vaste. Il y a une place pour les Occidentaux qui voient le sens de notre action et croient en notre objectif. Avec eux – avec vous – il nous sera plus facile de réduire la distance qui nous sépare. Le mur qui séparait l’Europe libre de l’Europe inféodée a déjà été abattu. Maintenant, il faut remblayer le fossé qui existe entre l’Europe pauvre et l’Europe nantie. Si l’Europe doit être notre «maison commune» dans laquelle les uns ne vont pas fermer la porte aux autres, des écarts aussi grands ne peuvent se maintenir. Un grand travail nous attend tous.
Nous avons besoin aujourd’hui de nouveaux indicateurs de direction qui sauraient orienter nos efforts vers une perspective européenne commune qui n’exclurait personne et dans laquelle tous retrouveraient leur intérêt. Il n’est pas facile de tracer une telle direction car celle-ci doit se dégager d’une réflexion et d’un travail collectifs. Mais puisque, sous nos yeux, naît dans votre partie du continent l’Europe de l’après 1992, alors pourquoi ne pas penser à un ensemble européen de l’an 2000, à une Europe de l’an 2000. Quelle Europe pourrions-nous imaginer de façon réaliste, si nous unissions nos efforts?
Ce ne sera certainement pas encore un espace européen où circuleraient librement les marchandises, les capitaux et les hommes, mais cela pourrait être une Europe où les frontières et les obstacles tarifaires seraient notablement abaissés, une Europe entièrement ouverte aux jeunes. Le sort de notre continent sera ce que seront les jeunes Européens que nous aurons élevés.
Ce pourra être une Europe dans laquelle les contacts entre créateurs et scientifiques favorisant la perméabilité des cultures nationales et, en conséquence, leur rapprochement seront plus riches qu’aujourd’hui.
Ce ne sera pas une Europe disposant d’une monnaie commune, mais ce pourra être une Europe où les économies seraient complémentaires, où la différence de niveau de vie serait moins grande et les échanges économiques internationaux plus riches.
Ce pourrait être aussi une Europe dans laquelle le climat serait sain, l’eau salubre et le sol non pollué. Une Europe écologiquement propre.
Mais avant toute chose, ce doit être une Europe qui aura nettement progressé dans le domaine du désarmement, une Europe qui exercera sur l’ensemble du monde un impact en tant que facteur de paix et de coexistence internationale.
A y réfléchir, on pourra y trouver beaucoup d’autres domaines de la vie sociale pouvant être mieux arrangés par nous dans cette dernière décennie du vingtième siècle. Il faut seulement commencer le travail.
Il y a sur notre continent des structures dans lesquelles un tel travail peut durer, car il dure déjà, et ce depuis longtemps. L’une de ces structures, c’est précisément le Conseil de l’Europe, dont l’un des objectifs est l’aspiration à une plus grande unité des pays membres, dans le but de la défense et de la réalisation des idéaux et des principes qui sont leur héritage commun, et la promotion du développement économique et social.
Pourtant aujourd’hui, alors qu’une telle accélération a précisément eu lieu en Europe, que les conditions se font jour pour que nous puissions réfléchir sur ces questions en commun, entre Etats, groupements et organisations, on voit se dessiner la possibilité et le besoin de créer des structures paneuropéennes qui prendraient ces tâches en charge.
Je pense que le temps est venu de concrétiser l’idée de la «maison commune» et de la «confédération européenne» lancée dernièrement par d’éminents hommes d’Etat. Il est temps que soient créées des institutions englobant réellement toute l’Europe.
C’est pourquoi je voudrais rappeler l’initiative que j’avais présentée dernièrement dans notre parlement: initiative de créer un conseil de coopération européenne, englobant tous les pays ayant signé l’Acte final de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE). Ce conseil aurait deux tâches à remplir: premièrement, la préparation des rencontres au sommet des Etats de la CSCE; deuxièmement, l’examen des problèmes courants paneuropéens dans les périodes entre les rencontres régulières des représentants des Etats de la CSCE. Nous pensons qu’ainsi le processus de la CSCE recevrait de nouvelles impulsions, dont il a besoin, et, en même temps, qu’il faciliterait la réalisation des futures initiatives concernant notre continent en visant à assurer son unité.
Mesdames, Messieurs, je vous parle à Strasbourg, capitale de l’Europe, dans la ville qui, comme mon pays, s’est souvent trouvée sous l’impact de la tourmente de l’Histoire. Dans la ville qui, à plusieurs reprises, est passée de mains en mains et qui s’est posé aussi des questions sur sa propre identité. Mais aussi cette ville, chef-lieu d’une région qui fut l’objet d’une querelle millénaire, ville durement éprouvée par la révolution, est aujourd’hui une oasis de paix et de prospérité. Cette ville est le symbole de l’espoir pour nous qui vivons au cœur de l’Europe où les échos des anciennes querelles continuent à résonner. Aujourd’hui toute l’Europe fait face au défi historique et pose le rétablissement de son unité. Saurons-nous y faire face? Cela tient à nous et à vous. Il y a plus d’un an, le pape Jean-Paul II a dit devant l’Assemblée parlementaire de ce Conseil:
«Les pays membres de votre Conseil ont conscience de n’être pas toute l’Europe; en exprimant le vœu ardent de voir s’intensifier la coopération déjà ébauchée avec les autres nations, particulièrement du centre et de l’Est, j’ai le sentiment de rejoindre le désir de millions d’hommes et de femmes qui se savent liés dans une histoire commune et qui espèrent un destin d’unité et de solidarité à la mesure de ce continent.»
Lorsque le pape prononçait ces mots, il est à croire que personne ne se doutait que, si vite, la situation deviendrait favorable et que ce souhait pourrait commencer à se réaliser.
Parmi les nombreux symboles de cette ville, sur la façade de la cathédrale de Strasbourg, sont représentées les vierges sages et les vierges folles de l’Evangile. Soyons comme les vierges sages. Sachons déceler l’avènement d’une circonstance historique particulière et soyons prêts à l’accepter. Sachons bien déceler le défi auquel nous faisons face: soyons prudents, hardis et perspicaces. (Vifs applaudissements)