Mary

McAleese

Président de l’Irlande

Discours prononcé devant l'Assemblée

mardi, 23 juin 2009

Monsieur le Président, Monsieur le Secrétaire Général, Mesdames, Messieurs les membres de l’Assemblée parlementaire, tout d’abord, merci infiniment, Monsieur le Président, de vos aimables paroles et de votre accueil. C’est un plaisir tout particulier pour moi que d’être présente et de faire ainsi la connaissance d’un si grand nombre de parlementaires représentant l’Europe tout entière, car vous représentez des voisins, des amis et des partenaires de l’Irlande – et vous représentez également, bien sûr, l’Irlande elle-même!

Chacun d’entre vous connaît les espoirs, les ambitions, les préoccupations, les craintes de vos mandants, de ceux que vous représentez ici. Par votre truchement, leurs voix peuvent s’élever dans cette Assemblée, ainsi qu’au sein de vos Parlements nationaux. Plus encore, vous êtes des dirigeants et, en période de crise, la vocation des dirigeants consiste à apaiser les incertitudes et à stimuler l’espoir. Depuis les soixante années au cours desquelles le Conseil de l’Europe a vécu, chaque génération a eu besoin d’espoir et de bons dirigeants car chacune a dû faire face à ses propres défis. C’est à notre tour de les relever. Le Conseil de l’Europe est l’un des lieux où nous devons les affronter ensemble en nous appuyant les uns sur les autres, en apprenant les uns des autres, en avançant ensemble, en faisant progresser les problèmes vers leurs solutions. Nous devons avancer ensemble d’un présent difficile vers un avenir meilleur. Vous avez un pouvoir individuel et collectif, à même d’inspirer les populations d’Europe à s’élever à des niveaux de conviction et de détermination qui les rendent capables de transcender et de surmonter les plus grandes difficultés.

Les membres du Conseil de l’Europe ont vu bien des précipices. Il y a soixante ans de cela, des millions d’êtres humains sont morts ou ont été déplacés en Europe dans la sauvagerie de deux guerres mondiales. Puis du chaos, ont surgi des voix nouvelles qui invitaient les Européens à un avenir fait de partage, d’égalité, de paix, de démocratie. Un grand projet a été lancé: il s’agissait de mettre en place une nouvelle architecture politique solide en Europe sur laquelle il soit possible de fonder la stabilité démocratique, l’équité, l’égalité. Le Conseil de l’Europe a été un pilier central de cette architecture.

L’Irlande fut l’un des dix signataires originels du traité de Londres.

Nos représentants avaient joué un rôle très actif dans l’élaboration et la rédaction du statut. Certes, le début fut modeste, mais peu à peu un certain rythme fut donné pour aboutir à l’un des premiers organes de défense des droits de l’homme régional, appuyé par 47 États membres, tous présents aujourd’hui. Chaque État membre amène ici le caractère et l’identité de son peuple, l’unicité de son histoire, de sa culture, de sa langue, de ses perceptions, de ses spécificités. Le Conseil de l’Europe est un endroit où les étrangers deviennent des amis, les amis de nos amis, nos propres amis, où des histoires peuvent être transmises et entendues afin que nous habitions, non plus dans un monde composé de populations inconnues, mystérieuses, mais dans un monde fait de collègues et de voisins.

C’est donc bien ici que l’on peut apprendre et tirer des enseignements permettant de gérer les différences, de construire le respect, de promouvoir le consensus grâce à ce phénomène humain qui consiste à jeter des passerelles de contact, de communication et de dialogues qui permettent de travailler ensemble. Il y a soixante ans de cela, notre ministre des Affaires étrangères de l’époque, le célèbre Seán MacBride, avait souligné que l’essentiel était la sincérité de notre attachement aux droits et aux principes fondamentaux qui constituent le fondement éthique de la structure de la société humaine, et notre volonté de donner effet à ces principes.

Ces droits fondamentaux, la volonté des hommes et des femmes de proclamer ces principes, de les défendre, sont incarnés dans ce qui constitue sans doute le plus important héritage du Conseil de l’Europe, à savoir la Convention européenne des droits de l’homme, inspirée par la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et dotée d’un pouvoir moral et juridique grâce à son remarquable mécanisme d’application. Comme vous l’avez dit récemment, Monsieur le Président, nous pouvons lire cette Convention pratiquement comme un poème. Peut-être est-ce parce qu’elle a été rédigée immédiatement après le cauchemar de la guerre, à un moment où les souvenirs étaient encore vivaces et où il existait une communauté absolue de perspectives quant à ce qu’il convenait de réaliser.

Pour la première fois, les citoyens de l’Europe avaient la garantie d’accéder à un forum supranational respecté s’ils ne pouvaient pas faire confiance à leur propre système judiciaire, à leur propre État ou à leurs forces de police pour que justice leur soit rendue. La Convention a ainsi ouvert une fenêtre sur chacun de nos États. Elle nous a tous tenus pour responsables devant la communauté internationale, elle nous a mis à l’épreuve des principes auxquels nous avions souscrit.

Ce système dynamique de protection des droits de l’homme rassure les citoyens. Ils ne sont désormais plus entièrement seuls ou à la merci de systèmes rigides et fermés. Dans le même temps, la Convention stimule et incite les États à être à la hauteur de leurs obligations en matière de droits de l’homme. Il s’agit également d’un système professionnel impartial qui inspire le respect à tous ceux qui l’abordent.

La qualité, la cohérence et la rapidité de l’accès aux arrêts de la Cour sont bien entendu essentielles pour la bonne gouvernance de l’ensemble des États membres et pour la crédibilité de l’Institution et de la Convention elle-même; car la justice qui vient trop tardivement n’est plus vraiment la justice.

Les principes essentiels sur lesquels sont fondés le Conseil de l’Europe et la Convention des droits de l’homme peuvent être résumés comme suit: démocratie, droits de l’homme, prééminence du droit. Ce sont là des mots que l’on récite, que l’on répète, que bien souvent l’on manipule de façon cynique, dont on abuse et qui parfois, de ce fait, sont vidés de leur contenu et de leur sens. Ici, au contraire, il convient de restituer leur sens, encore et toujours, face à ceux qui souhaitent les déformer; c’est là la promesse qui a été faite voilà soixante ans: les États membres mettent en œuvre la prééminence, non seulement du droit, mais surtout du bon droit. Et ce afin que leurs citoyens puissent jouir de leurs droits fondamentaux et de leur liberté. Ces trois principes, la démocratie, les droits de l’homme et la prééminence du bon droit, sont essentiels pour la personne; on parle d’ailleurs de «boîte à outils» du Conseil. Il s’agit d’outils qui ont fait leurs preuves, et il est peu probable qu’ils soient remis en cause dans un avenir proche.

Certains des brouillards que les pères fondateurs souhaitaient voir disparaitre assombrissent hélas parfois à nouveau le paysage de l’Europe. On voit ressurgir le racisme, le sectarisme, les haines ethniques, y compris des conflits inter-états, des conflits armés entre certains de nos États membres. Recourir aux armes à notre siècle est la marque d’un terrible échec de l’être humain, puisque nous avons désormais accès à des mécanismes ou à des instruments complexes et crédibles de règlement des litiges, à des organismes intermédiaires; tous ces mécanismes ont été élaborés de façon très spécifique par la communauté internationale pour prévenir l’apparition de conflits, et ils devraient être utilisés le plus rapidement possible lorsque des tensions menacent de prendre forme.

Nous savons que le commissaire aux droits de l’homme s’est rendu dans tous les États membres pour tenter d’attirer l’attention internationale sur les risques de tensions et de méfiance qui persistent entre les groupes ethniques et pour essayer de les désamorcer. Je tiens à rendre hommage à ses efforts et à son engagement constructif qui visent à atténuer ces problèmes, à créer des espaces permettant d’avancer ensemble. Je rends également hommage à tous ceux qui, sans cesse, ont fait preuve de retenue, de modération dans leurs déclarations publiques à propos de problèmes politiques extrêmement complexes et difficiles. Votre sensibilité humaine a contribué à apaiser les esprits et à permettre que des solutions plus mesurées, plus humaines, puissent voir le jour.

Il convient également, dans ce contexte, d’évoquer l’évolution des choses en Irlande qui, pendant des générations, était prisonnière de conflits politiques intercommunautaires. Le cours de l’histoire a changé grâce à cette génération qui est sans doute la plus éduquée, la plus orientée vers la solution à apporter au problème. Le coup d’arrêt donné à ce conflit ancestral figure dans l’Accord du Vendredi saint de 1998; dans cet accord figure la feuille de route vers un avenir nouveau et partagé.

Lorsque cet Accord a été soumis au référendum, au Nord et au Sud de l’Irlande, il est apparu nettement qu’une majorité écrasante de personnes possédant des convictions politiques ou religieuses différentes partageaient au moins une chose: elles ne souhaitaient pas répéter les erreurs du passé. Elles voulaient la paix et une possibilité de prospérité. Elles savaient, en leur for intérieur, que les meilleures chances d’y parvenir résidaient, non pas dans cette culture de conflit où personne n’était à l’abri, mais bien dans une nouvelle culture de consensus fondée sur le partenariat, l’égalité et le respect mutuel.

Ce sentiment, quoique fort noble, ne suffisait pas, malheureusement. Encore fallait-il qu’il y ait des structures pour qu’il puisse réellement donner de la voix. Il fallait le nourrir, le développer et le soutenir. Telle est la force de l’Accord du Vendredi saint qui, désormais, sous-tend une nouvelle administration partagée, des forces de police plus représentatives et auxquelles on fasse confiance, et de meilleures relations, aussi bien au sein de l’Irlande du Nord, qu’entre les deux parties de l’Irlande ou entre l’Irlande et la Grande-Bretagne. Ces trois ensembles de relation avaient été déformés par les forces de l’histoire, mais nous avons pu les redresser grâce aux forces de la démocratie et des droits de l’homme.

Un des résultats importants de cet Accord a été la mise en place de la Commission irlandaise des droits de l’homme et de la Commission des droits de l’homme de l’Irlande du Nord. Ces deux commissions travaillent chacune de leur côté, mais également ensemble pour tenter de façonner un avenir qui soit authentiquement partagé par tous, qui se fonde sur le respect, la tolérance, la justice et l’égalité.

La police était un sujet difficile en Irlande du Nord; désormais les choses ont changé grâce à la mise en œuvre des propositions figurant dans le rapport Patten relatif à la réforme de la police. Il était écrit, dans ce rapport, que «la défense des droits de l’homme et la défense de la loi devront être une seule et même chose». Je pense que de telles paroles ne manqueront pas de trouver un écho dans cette enceinte. Ceux qui sont les champions des droits de l‘homme ici pourront être encouragés en constatant les succès remarquables des réformes des forces de police en Irlande du Nord. Il y a peu de temps encore, la police était considérée comme de parti pris. Or aujourd’hui, elle est acceptée par tous. La coopération transfrontière entre les forces de police n’a jamais été meilleure, allant de pair avec des relations de bon voisinage transfrontalières qui ne font que croître et embellir et qui viennent remplacer une vieille culture de méfiance.

Ces transformations sont la manifestation tangible d’une transformation historique réelle, concernant les relations, non seulement en Irlande, mais également entre l’Irlande et la Grande-Bretagne. Nous vivons une période de coopération intense entre les gouvernements et les populations d’Irlande et de Grande-Bretagne. Dans cette nouvelle culture émergente, on voit apparaître la façon dont ces nouveaux pouvoirs, ces nouveaux partenariats, ces nouvelles synergies permettent de libérer une énergie et une dynamique tout à fait nouvelle, dont malheureusement l’histoire nous avait privées

Certes, un certain nombre de choses continuent de nous diviser, mais désormais nous arrivons à les maîtriser dans un environnement plus structuré et marqué par le respect mutuel. Nous n’aurions jamais pu aboutir à ce nouveau chapitre de notre histoire sans nos amis en Europe, en Amérique et ici, à Strasbourg. Les institutions des droits de l’homme du Conseil de l’Europe ont créé un contexte et un élan permettant le changement du processus d’Irlande du Nord. Elles nous ont permis de consacrer des réformes, de percevoir des cadres à mettre en place; elles ont fixé des références aux conditions propices à la dignité humaine et nous ont donné la force d’avancer vers des solutions pleines de respect et acceptables par tous. Nous vous sommes donc immensément reconnaissants de votre soutien.

Votre intérêt n’a jamais faibli, j’en veux pour preuve le fait que l’Assemblée va décerner le premier prix des droits de l’homme à British Irish Rights Watch, une organisation impartiale, qui jouit d’un grand respect et qui a contribué à la quête de vérité et de justice pour les victimes du conflit. Cette organisation a également veillé à ce que les coupables ne restent pas impunis.

Le fait de comprendre, d’accepter le passé est fondamental pour négocier un avenir meilleur. Il s’agit d’un processus extrêmement complexe, car il est difficile de faire face à des événements déplaisants dans lesquels ont été impliqués nos ancêtres, et parfois nos collègues ou nous-mêmes. Notre sens de l’identité, notre orgueil nous amènent parfois au désir de minimiser ou de nier les actions répréhensibles. Apprendre à se mettre à l’écoute de l’autre, s’efforcer de se mettre à sa place, l’écouter longuement et avec suffisamment d’attention pour comprendre comment il perçoit la vie est fondamental pour lancer un mouvement permettant d’avancer. La tolérance, la coopération, la confiance se construisent de façon douloureuse: d’une poignée de main à l’autre, en se regardant dans les yeux, en essayant courageusement de se tendre la main par delà les spasmes de l’Histoire.

Le Conseil de l’Europe a réalisé un travail remarquable à cet égard dans bien des régions et à maints égards. J’ai été particulièrement frappée de constater que vous examiniez cette semaine un rapport sur l’enseignement de l’histoire dans les zones de conflit ou de post-conflit, dont ma compatriote Cecilia Keaveney sera le rapporteur. Bien sûr, on nous a tous appris à nous rappeler de notre propre côté de l’histoire mais, désormais, nous devons modifier cette conception de l’histoire en allant vers plus d’ouverture et de générosité, sans faire preuve de complaisance vis‑à‑vis de nos propres fautes. Il ne faut plus désormais, comme cela s’est produit si souvent, corriger l’histoire pour n’en retenir que les faits saillants qui ne soutiennent que notre propre version et utiliser ces faits historiques comme un «butin» que l’on peut mettre à profit pour fourbir des armes que l’on utilise contre l’autre, notre ennemi.

Notre passé est peut-être celui d’une Europe faite d’ennemis anciens, mais notre avenir se doit d’être une Europe de vieux amis. Les dirigeants politiques et leur vision sont essentiels pour engager ce processus consistant à établir des amitiés, à nouer des partenariats sur lesquels fonder l’Europe. Pourtant, et cela nous préoccupe, on entend trop souvent parler de déficit démocratique et dire que les citoyens, les électeurs s’éloignent des dirigeants politiques, des institutions, des gouvernements et de l’État. De nombreuses personnes semblent avoir le sentiment, très marqué, selon lequel ceux qui s’engagent dans le domaine politique, l’administration, le droit ou les affaires sont plus motivés par leurs propres intérêts que par le bien public, le bien commun. C’est là une source dangereuse de déception et de frustration qui pourrait bien vider de leur contenu nos valeurs démocratiques et la stabilité démocratique que nous avons acquise à la force du poignet. Cela risque également d’ouvrir des brèches dans lesquelles s’engouffrera l’extrémisme avec l’aide et la complicité de l’apathie.

Vous êtes notre rempart contre ces dangers en tant qu’individus et en tant que groupe. Votre engagement perpétuel et permanent en matière de normes éthiques, votre fidélité aux meilleures pratiques, à l’obligation de rendre compte et à la transparence sont les moyens les plus sûrs de maintenir la place très vulnérable du Conseil de l’Europe dans l’histoire.

Je sais que le Conseil de l’Europe réfléchit également aux questions découlant de la révolution de l’information. Tous, nous profitons très largement d’une presse libre et responsable qui braque parfois les projecteurs dans les recoins les plus sombres de nos sociétés. Mais je sais que nous sommes tous aussi extrêmement vulnérables aux canaux de communication anarchiques qui alimentent la haine et l’extrémisme, mènent des chasses aux sorcières et planifient la violence à une échelle que nous n’avions jamais connue jusqu’à présent.

Parallèlement aux questions de propriétés, de relations commerciales, aux incidences que peuvent avoir des monopoles ou des contrôles dissimulés de la liberté de la presse ou des normes journalistiques, ce domaine se révèle d’une immense complexité qui, je pense, ne manquera pas d’occuper votre Assemblée, très utilement, durant encore bien des années. Il est sûr toutefois que de telles délibérations auront un impact très important sur l’avenir de l’Europe, y compris à court terme.

Nous sommes tous affectés par les problèmes économiques les plus graves que nous ayons connus depuis de nombreuses années. Il est fondamental que des groupes particuliers, comme les migrants, les Roms, les gens du voyage et autres minorités, ne soient pas soumis à une résurgence des préjugés populistes et des accusations infondées qui ont affecté et affligé leur vie depuis tant de générations. Je pense que ce forum est un lieu essentiel pour préserver et protéger ceux qui subissent les coups de la vie sans être coupables de rien, ceux que toujours l’on accuse et que l’on blâme injustement.

En Irlande, une période de forte croissance économique et de prospérité a fait que des personnes sont venues vers nos rivages, renversant ainsi une tendance vieille de plusieurs siècles, qui voyait plutôt les Irlandais quitter leur pays. Mais nous avons suffisamment connu la discrimination dans notre propre pays et dans tous les pays où nous nous sommes rendus pour être particulièrement sensibles aux défis auxquels doivent faire face nos nouveaux citoyens. Nous avons donc la ferme volonté de faire de notre pays un endroit qui puisse accueillir l’étranger, un pays qui soit ouvert à une intégration sociale réellement soucieuse de l’autre, prenant en compte les identités culturelles ethniques différentes tout en s’y intéressant de façon respectueuse.

Tout rôle que vous pouvez jouer pour influer sur la formation de politiques d’intégration et d’émigration qui soient justes, humaines et raisonnables pour l’ensemble de l’Europe nous sera une aide précieuse, une ressource importante au moment où nous devrons faire face à de nouvelles et dures réalités économiques. Ces réalités, si difficiles et qui ne sont pas réparties de façon équitable, engendrent des pratiques inhumaines telles que la traite des êtres humains fragiles et pauvres. Le travail mené par le Conseil de l’Europe nous aide à repousser ce fléau et à conférer un sens réel aux nobles paroles figurant dans la Convention, nous permettant d’avoir un impact tangible sur la vie des hommes, des femmes et des enfants.

Une des forces de l’Irlande actuelle, qui est plus éduquée et qui a plus de confiance en elle, est sans doute sa maturité. Elle en avait bien besoin pour pouvoir faire face et pour corriger les torts qui ont été faits ces dernières années à ses propres populations pauvres et vulnérables. Nombre d’entre vous ont sans doute vu des rapports récents concernant l’abus et les maltraitances d’enfants placés dans des maisons et qui sont devenus aujourd’hui, avec beaucoup de difficultés, des adultes traumatisés à la suite des dommages et des torts qui leur avaient été infligés par ces organismes censés s’occuper d’eux, organismes qui, bien souvent, étaient des institutions chrétiennes. Cela a donné lieu à un débat extrêmement intense et qui se poursuit.

Les questions que l’on doit se poser face à cela, même si elles sont douloureuses, ne peuvent qu’être bénéfiques à notre société. Elles nous ont amené à faire face à la promesse qui avait été faite dans notre Proclamation de 1916, laquelle nous fixe l’ambition d’être une République capable de chérir également tous les enfants de la nation. Nous savons maintenant, hélas, avec des détails épouvantables, combien nous avons trahi cette promesse et combien d’enfants n’ont jamais été chéris comme ils auraient dû l’être. Il convient aujourd’hui de faire amende honorable vis‑à‑vis de tous ceux qui ont été brutalisés par cette trahison et, au moins, de tenir cette promesse pour les enfants d’aujourd’hui et de demain. Nous ne sommes pas crédules ou naïfs au point de croire que nous avons pu extirper tous les maux dont ces enfants ont été victimes et nous savons, par ailleurs, que ces problèmes ne sont pas propres à l’Irlande.

Mais cette expérience a été un signal d’alarme pour nous et pour tous ceux qui se préoccupent du sort des enfants dans le monde entier pour veiller à ce que les plus hautes normes de soin, de traitement, de responsabilité soient appliquées au sein de foyers ou d’institutions. Après tout, c’est nous qui sommes ici les «grandes personnes» dont dépendent tous les enfants. Ils dépendent de nous, de la façon dont nous les protégeons, de notre vigilance et de l’amour que nous leur portons, car, bien souvent, ils découvrent trop tard, avec tous les dommages que cela peut causer à chacun d’entre eux, les conséquences de notre négligence et de nos échecs. Nous devons donc continuer à faire progresser la cause des enfants. Je sais que vous en êtes les champions et vous en remercie.

Certes nous sommes bien loin de vivre dans un monde idéal, doté de systèmes judiciaires et juridiques forts, justes et efficaces. Nous savons que chaque jour qui passe, la Cour européenne des droits de l’homme voit défiler les innombrables lacunes et faiblesses qui sont les nôtres. Cela nous montre qu’il reste encore bien du travail à réaliser pour créer une Europe où puisse prévaloir la prééminence du droit et où le droit soit réellement quelque chose auquel les populations puisse faire confiance, qui les protège, comme le feraient de bons parents, qui fixe des limites acceptables, comme doivent également le faire de bons parents, et crée un espace où nous puissions tous nous épanouir et prospérer dans la paix et la sécurité, comme de bons parents le souhaitent pour un enfant qu’ils aiment.

Fut un temps où nous étions une Europe laminée, asphyxiée, brutalisée par la haine. Nous savions que nous pouvions faire mieux. C’est ainsi que le Conseil de l’Europe a vu le jour, parce que nous savions justement que nous étions capables de nous améliorer. Le Conseil s’était fixé pour tâche d’aider l’Europe et ses citoyens à devenir meilleurs. Malheureusement, je crois que vous ne courrez guère le risque que nous ne puissions jamais nous passer de vous pour nous aider à devenir meilleur et à améliorer ce monde où nous vivons.

Permettez-moi de terminer en citant les paroles prophétiques de Teilhard de Chardin: «Un jour peut-être après avoir maîtrisé les vents, les vagues et la gravité, parviendrons-nous à maîtriser les énergies de l’amour. Alors, pour la seconde fois au cours de l’Histoire, nous découvrirons le feu!»

Monsieur le Président, mesdames, messieurs les Parlementaires, tous mes vœux les plus chaleureux en cet anniversaire si important que vous célébrez. Je tiens également à remercier le Conseil de l’Europe de tout ce qu’il a fait et continue de faire pour l’Europe et sa nichée de 800 millions d’enfants, afin que tous les enfants de l’Europe puissent être chéris et aimés comme ils le méritent.

LE PRÉSIDENT (interprétation)

Je vous remercie, madame la Président, de vos aimables propos à l’égard du Conseil de l’Europe et de votre discours qui a rappelé notre histoire. Je vous remercie également d’avoir accepté de répondre aux questions de nos collègues. Nombreux sont les parlementaires de cette Assemblée qui ont souhaité vous poser des questions. Le premier sera M. Breen, l’un de vos compatriotes.

La parole est à M. Breen.

M. BREEN (Irlande) (interprétation)

(En gaélique) Je souhaite la bienvenue à la Présidente de l’Irlande au Conseil de l’Europe à Strasbourg.

(En anglais) Madame McAleese, au nom du Groupe PPE, je vous poserai une question assez personnelle. On a souvent dit que l’on pouvait voir des similitudes entre le long conflit qui a déchiré l’Irlande du Nord et ces litiges qui affligent Chypre, les Balkans, le Caucase ou le Moyen-Orient. Pensez-vous que, quelles que soient les caractéristiques propres de chaque cas, il y ait des leçons à tirer de notre expérience en Irlande du Nord pour trouver des solutions?

Mme McAleese, Président de l’Irlande (interprétation)

Je vous remercie de cette question. Merci aussi d’avoir dit quelques mots en gaélique. Il est vrai que chaque conflit obéit à sa propre logique et à sa propre genèse et qu’il a ses propres caractéristiques. Il serait malvenu pour moi de dire que, parce que nous avons trouvé une solution au long conflit de l’Irlande du Nord, nous avons trouvé un moyen qui soit reproductible dans toute autre situation de conflit. Certainement pas, mais il y a sans doute quelques leçons à tirer de notre histoire – de nos succès comme de nos échecs d’ailleurs! Une analyse fine des choses devrait permettre de dégager des éléments susceptibles d’aider ceux qui sont disposés à emprunter le même chemin vers la paix que nous. Il faut, peu à peu, réunir un certain nombre d’éléments en faisant preuve de lucidité et de capacité de compréhension.

Longtemps, en Irlande du Nord, les gens sont restés étrangers les uns aux autres. Ils étaient voisins, habitaient la porte à côté mais ne se comprenaient pas. Ils ne savaient rien de l’autre. Ce que l’on a constaté en Irlande du Nord, on peut le constater ailleurs: ce n’est pas parce que l’on vit à côté de quelqu’un qu’on le connaît. Parfois, on croit savoir qui était l’autre, mais ce n’est que notre point de vue. Pour résoudre les conflits, il faut vraiment parvenir à comprendre comment l’autre raisonne et voit les choses, quelle est sa perception des événements. Il est indispensable de connaître son voisin pour discuter valablement avec lui des solutions possibles.

Il est également important d’avoir des leaders de qualité. Nous avons eu la chance, ces vingt dernières années, que le premier ministre irlandais – le «taoiseach» comme on dit en gaëlique – et le premier ministre britannique, Tony Blair, soient capables d’instaurer de bonnes relations entre eux sur le plan personnel. Cela a fait d’eux des modèles pour d’autres. Si les dirigeants s’entendent, les gens se sentent encouragés au plan local à aller vers l’autre et à lui tendre la main. Nous avons aussi bénéficié d’une aide déterminante de nos amis européens et américains.

La psychologie est un élément important. Nous avons acquis, c’est vrai, une certaine expérience de la psychologie de la paix. Il faut savoir que vos voisins resteront vos voisins. Si vous avez de mauvaises relations avec eux, vous vous condamnez, vous, vos enfants et vos petits-enfants, à vivre dans un environnement difficile. Il faut savoir sortir du cycle infernal de la violence. Après tout, le foyer est l’endroit idéal pour commencer à respecter l’autre. Nous avons fait cet apprentissage en Irlande du Nord. Ce fut un apprentissage douloureux. Mais peut-être notre expérience peut-elle servir à d’autres communautés déchirées. Peut-être comprenons-nous un peu mieux que d’autres ce que signifie construire la paix.

Mme HÄGG (Suède) (interprétation)

Madame la Présidente, notre Assemblée a adopté l’an dernier un texte important sur l’accès des femmes à des conditions sûres d’avortement et a invité tous les pays membres du Conseil de l’Europe à dépénaliser l’avortement. Bien entendu, l’avortement sera toujours un dernier recours, mais quand une femme en a besoin, elle doit pouvoir le pratiquer dans de bonnes conditions. Que fait donc l’Irlande pour les femmes qui veulent recourir à l’avortement?

Mme McAleese, Président de l’Irlande (interprétation)

Les femmes et les enfants ont droit à la vie, comme tous les êtres humains. La Constitution irlandaise dit que si la vie d’une femme est menacée, elle peut avorter. Pour préserver son droit à la vie. Nous avons d’autre part une agence chargée d’aider les femmes confrontées à une grossesse involontaire. Les médecins doivent leur donner toutes les informations requises, mais il y a aussi d’autres interlocuteurs, sachant qu’il faut faire la part des différents droits. Ce que nous voulons surtout, c’est éviter les grossesses non désirées.

Certaines dispositions du code pénal remontent aux années 60. Je ne crois pas que le gouvernement ait l’intention d’abroger ces textes, mais ils ne sont pas mis en œuvre. Je n’ai pas souvenir de poursuites qui auraient été entamées sur ce fondement. C’est une question éminemment personnelle, qui touche à l’intimité des êtres. En cas de difficulté, il faut surtout aider les gens à prendre les bonnes décisions. Les choses changent, l’image de la femme change. Cela dit, je ne crois pas que le gouvernement projette de dépénaliser l’avortement. Il ne serait pas honnête de ma part de prétendre le contraire.

M. BENDER (Pologne) (interprétation)

L’Irlande va organiser un deuxième référendum sur le traité de Lisbonne. Si les Irlandais votent «non» à nouveau, y aura‑t‑il un troisième référendum? Voire un quatrième et un cinquième? jusqu’à ce la réponse soit «oui» et qu’à Bruxelles on soit content? Dans ces conditions, ne faudrait-il pas que d’autres pays aient le droit de revoter?

Mme McAleese, Président de l’Irlande (interprétation)

Vous envisagez un scénario assez étonnant. Ma position constitutionnelle ne me permet pas de faire de commentaire sur le traité de Lisbonne. Ce que je peux vous dire, c’est que notre gouvernement a analysé les raisons du «non», qu’il a consulté ses partenaires européens et a obtenu un certain nombre de garanties et d’assurances de nature à apaiser les craintes des électeurs irlandais. Nous prévoyons donc une deuxième consultation, sans doute en octobre, mais la date n’est pas encore fixée.

Mme FRAHM (Danemark) (interprétation)

Ma question porte sur l’avortement et sur le traité de Lisbonne. Trouvez-vous normal que les négociateurs irlandais aient en quelque sorte tenté de réduire le droit à l’avortement de toutes les Européennes? Ne pensez-vous pas que les femmes doivent pouvoir accéder légalement à l’avortement, dans de bonnes conditions de sécurité?

Mme McAleese, Président de l’Irlande (interprétation)

Je crois que j’ai déjà répondu. Que je sache, les lois et les pratiques relatives à l’avortement varient beaucoup en Europe. Chaque pays a ses propres dispositions. L’Irlande a les siennes. Autour de la table européenne, tout le monde est égal. Il est normal que le gouvernement irlandais ait défendu les principes constitutionnels et légaux auxquels les Irlandais sont attachés.

Les dispositions concernant l’avortement doivent être replacées dans un cadre plus général, en particulier celui qui entoure les grossesses. L’Irlande est une championne des droits de la femme… et des droits de l’enfant.

M. FAHEY (Irlande) (interprétation)

Madame la Présidente, comment voyez-vous, l’Europe de demain et pensez-vous que l’on puisse parler d’un modèle irlandais de résolution des conflits? Ce modèle pourrait-il être une source d’inspiration pour des conflits tels que celui qui oppose la Géorgie à la Russie?

Mme McAleese, Président de l’Irlande (interprétation)

L’Irlande a connu le plus long conflit d’Europe. Un conflit qui a duré, selon les historiens, entre quatre et neuf siècles. En tout cas, un conflit plus que séculaire. L’Irlande peut donc être fière que la génération présente, assurément la plus éduquée, ait été capable de résoudre un problème sur lequel toutes les générations précédentes s’étaient cassé les dents.

Des progrès considérables ont été faits sur d’autres terrains, à commencer par celui de l’éducation et du niveau de vie. Lorsque j’étais jeune, peu de jeunes qui allaient à l’université. Aujourd’hui, l’Irlande compte un grand nombre de diplômés de l’enseignement supérieur et ses ressources humaines constituent sa principale richesse. Il faut consolider ces acquis en dépit de la crise économique.

Nous n’avons écrit que le premier chapitre de la nouvelle Irlande. Celle-ci en est encore au berceau. Nous lui souhaitons un avenir prospère et pacifique. En tout cas, aucune génération n’a bénéficié de telles perspectives. La configuration actuelle est totalement nouvelle. L’Irlande a tiré les leçons de son histoire. Elle a en particulier appris que rester braqué sur soi n’est pas une bonne chose. Il faut acquérir une confiance en soi et s’ouvrir aux autres pour pouvoir progresser.

Nous sommes un pays neutre, mais nous jouons un rôle important dans des opérations de maintien de la paix menées sous l’égide de l’Onu. Je crois qu’il y a une façon proprement irlandaise de voir les choses, qui peut être une source d’inspiration pour d’autres. Chaque Irlandais sait combien il est précieux de se lever le matin sans craindre d’apprendre dans la journée que son conjoint, son enfant ou son oncle a été tué. Nous savons que pour vivre dans la paix, il faut commencer par apprendre à connaître son voisin, étant entendu que ce voisin restera votre voisin. Nous apprenons donc à nos enfants le respect mutuel. C’est ainsi que nous leur construirons un avenir fait de prospérité et de paix. J’espère que les choses évolueront ainsi, non seulement chez nous mais aussi en Tchétchénie, en Palestine et partout où les enfants souffrent.

J’espère que l’exemple que nous avons donné les inspirera et leur donnera un espoir. Le conflit irlandais paraissait sans fin. Il montre maintenant que la paix est toujours possible, pour autant que la volonté de compromis soit suffisante. A trop en vouloir, on n’obtient jamais rien: 90 % de quelque chose, c’est beaucoup plus que 100 % de rien!

Mme KEAVENEY (Irlande) (interprétation)

Madame la Présidente, vous-même, et votre mari Martin McAleese avez joué un rôle important dans la mise en œuvre de mesures de confiance en Irlande. L’humour a-t-il aidé, selon vous, les Irlandais à traverser les années noires? Pensez-vous qu’il serait utile d’étudier les formes d’humour des différentes cultures afin d’apprendre à rire non pas au détriment des autres, mais avec eux – et aussi à rire de nos propres travers? L’autodérision ne serait-elle pas un signe de la maturité nécessaire pour résoudre les conflits?

Mme McAleese, Président de l’Irlande (interprétation)

Voilà une question inhabituelle! Mais vous avez sans doute raison. Historiquement, en situation de conflit, se moquer de son adversaire et en faire la risée des autres s’est révélé être une technique éprouvée. Pour notre part, nous avons souvent été l’objet des moqueries d’autrui. Je me souviens de certains de mes étudiants qui faisaient partie d’un groupe de comédiens et qui écrivaient des textes extrêmement cruels: toutes les communautés d’Irlande étaient visées, personne n’était épargné! Et dans ce cas, lorsque l’humour n’est pas utilisé pour blesser l’autre, il peut arrondir les angles et nous inciter à nous ouvrir à lui.

Nous sommes sur la voie de la paix. Nous avons traversé des périodes si difficiles qu’il était sans doute impossible de faire preuve d’humour mais si nous pouvons aujourd’hui rire de certaines choses, c’est signe d’un progrès considérable. Si nous sommes devenus capables de faire preuve d’autodérision, et aussi de rire avec les autres au lieu de nous moquer d’eux, c’est signe que les temps ont changé et que nous avons acquis des comportements beaucoup plus raffinés. Ma grand-mère – pardon de vous parler de ma famille – disait toujours que ce qui s’apprend dans l’enfance ne s’oublie jamais. Si nous sommes capables d’inculquer à nos enfants la capacité de rire avec les autres plutôt que de se moquer d’eux, nous aurons rendu service à l’humanité.

LE PRÉSIDENT (interprétation)

Merci beaucoup, madame la Présidente, pour avoir soulevé autant de questions d’importance considérable pour votre pays et pour tout le Conseil de l’Europe. Merci aussi pour votre attachement à notre institution.