Lennart
Meri
Président de l'Estonie
Discours prononcé devant l'Assemblée
mardi, 25 avril 1995

Mesdames, Messieurs, c’est pour moi un honneur que de prendre à nouveau la parole, cette fois en ma qualité de Président de la République d’Estonie, dans un forum qui a exercé une influence vitale sur la lutte de mon pays pour la liberté. Bien que nous soyons devenus membres à part entière du Conseil de l’Europe en mai 1993, nous considérons que nos relations avec l’Organisation ont commencé bien avant, en 1960 exactement. Cette année-là, l’Assemblée parlementaire du Conseil a adopté une résolution sur le vingtième anniversaire de l’occupation de l’Estonie par l’Armée rouge dans le cadre du pacte germano-soviétique. La résolution notait l’annexion inégale des trois États baltes et rappelait que l’existence de jure de nos pays n’avait jamais été remise en question et qu’elle était reconnue par les gouvernements démocratiques du monde.
Cette première résolution dénonçant l’occupation de l’Estonie a été suivie d’une autre en 1963, et d’autres encore en 1983 et 1986. Bref, l’attachement de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe à la démocratie dans les Etats baltes et à leur souveraineté ne date pas des dernières années; il se manifeste depuis des décennies.
Le fait n’est pas surprenant, car le Conseil de l’Europe est le garant le plus ancien et le plus estimé de nos valeurs européennes communes. L’Estonie apprécie au plus haut point le rôle de l’Assemblée parlementaire qui est en quelque sorte la conscience de notre continent. L’Histoire nous a appris que la démocratie et la protection des droits de l’homme n’avaient pas un caractère statique mais constituaient un processus dynamique. Nous devons lutter pour ces libertés quotidiennement et partout; en effet, quand la démocratie est tenue pour acquise, ou, pire, ignorée, ou, pire encore, mise en scène dans la meilleure tradition de Potemkine, et de l’Intourist soviétique, elle peut s’affaiblir au-delà du point de non-retour.
Le Conseil de l’Europe a joué un rôle prépondérant dans les efforts pour que la démocratie conserve la vitalité nécessaire. Les conventions adoptées par l’Organisation, à commencer par son Statut, ont été pour l’Estonie une sorte de livre blanc auquel nous nous sommes référés depuis que nous avons retrouvé notre indépendance et que nous nous sommes engagés dans le long processus de reconstruction de la démocratie sur les cendres du totalitarisme. Il ne fait pas de doute que le Conseil de l’Europe est la première organisation de protection des droits de l’homme et, depuis le Sommet de Vienne, des droits des minorités nationales en Europe. Le ministre estonien des Affaires étrangères a signé la Convention- cadre pour la protection des minorités nationales le 2 février 1995. Notre législation et notre pratique à l’égard des minorités nationales sont allées même au-delà de la convention-cadre. J’aimerais vous rappeler que l’Estonie possède une longue tradition de libéralisme vis-à-vis des minorités, puisqu’elle a adopté dès 1925 une loi sur l’autonomie culturelle.
Nous avons procédé le mois dernier à nos secondes élections postcommunistes, que les observateurs internationaux ont jugées libres et équitables. La population s’est prononcée à une majorité écrasante pour la poursuite des réformes menant à l’économie de marché, mais peut-être avec ce que l’on pourrait appeler une composante sociale plus importante.
Il est vital d’observer que les groupes extrémistes, qu’ils soient issus du communisme ou de droite, ne sont pas représentés au Parlement. Elément tout aussi important, les citoyens estoniens de plus en plus nombreux d’origine russe ont participé activement au vote. En fait, le seul parti politique russe ayant présenté des candidats aux élections a été l’un des sept partis ou listes qui ont obtenu le minimum de 5% nécessaire pour être représentés au Parlement. Il y a également des députés de différentes minorités dans plusieurs autres groupes parlementaires.
Ce résultat témoigne d’une autre composante notable de nos efforts démocratiques, à savoir la mise en œuvre d’une politique de la nationalité équitable et juste fondée sur la participation politique de tous ceux qui ont démontré leur loyauté envers l’Etat. En Estonie, les étrangers qui résident en permanence dans le pays participent aux élections locales. La pierre angulaire de cette politique de la nationalité est notre loi libérale relative à la citoyenneté.
Le mois dernier, le Vice-Président des Etats-Unis, M. Al Gore, a séjourné brièvement à Tallinn. A cette occasion, s’adressant à une foule rassemblée sur la place de notre hôtel de ville médiéval, il a rendu hommage à la réussite de notre politique de la nationalité en déclarant, je cite: «L’Histoire nous enseigne que l’indépendance nationale peut quelquefois inciter au chauvinisme. Pourtant, l’application équitable par l’Estonie de sa loi sur la citoyenneté et la participation politique des ressortissants estoniens d’origine russe montrent que l’Estonie devient un Etat solidement ancré dans le droit, la tolérance et les valeurs civiques modernes. Par cette démonstration de tolérance, l’Estonie est un modèle pour le reste du monde.»
Sur un autre plan, qui fait aussi partie intégrante de la démocratie, nous nous sommes efforcés énergiquement de transformer une économie dirigée en une économie de marché, afin de créer des conditions dans lesquelles tous les habitants de l’Estonie puissent mettre à profit leur potentiel économique.
Cette politique a porté ses fruits. Alors que plus de 90% de notre commerce se faisait avec l’Est il y a quatre ans, aujourd’hui les deux tiers de nos échanges avec l’étranger se font avec des Etats membres de l’Union européenne. Nous avons utilisé les rares prêts étrangers auxquels nous avons recouru pour des dépenses d’équipement. Selon les données les plus récentes, l’Estonie fait partie des pays à dette étrangère faible. Notre politique s’oriente vers les échanges, et non vers l’aide. Les investissements étrangers continuent à doubler tous les six mois et les exportations sont en hausse. Notre monnaie, la couronne estonienne, est alignée sur le mark allemand et nos réserves en devises étrangères ont plus que triplé depuis l’introduction de la couronne, en 1992. Nous avons un budget public équilibré et une croissance réelle du PIB. Notre faible taux de taxation et le rapatriement complet des profits pour les étrangers qui exercent des activités commerciales en Estonie nous rendent de plus en plus attrayants pour les investisseurs. Le processus de privatisation en Estonie est considéré comme l’un des plus radicaux d’Europe centrale et orientale. Tous ces facteurs ont élevé le niveau de vie et ces progrès, à leur tour, montrent à la population qu’il n’y a pas d’autre choix que la politique de réformes radicales.
Monsieur le Président, le Conseil de l’Europe nous a apporté une aide considérable dans cette entreprise. L’intégration rapide de l’Estonie aux structures de l’Europe a été facilitée par les programmes d’assistance et de coopération que le Conseil de l’Europe a lancés à l’intention des pays d’Europe centrale et orientale. Un exemple marquant en est le soutien que le Conseil de l’Europe nous a apporté dans le domaine juridique. Après la restauration d’une démocratie constitutionnelle dans notre pays, le Parlement estonien a adopté 430 lois et autres textes, dont les plus importants ont été examinés par les experts du Conseil de l’Europe. L’Estonie est devenue un Etat où s’enracine fermement la règle de la prééminence du droit. L’un des éléments essentiels de notre processus législatif est l’harmonisation de tous les textes avec les exigences de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, et de tous ses protocoles additionnels. Je suis heureux de pouvoir vous annoncer que le processus de ratification en est à sa phase finale.
De nombreux programmes d’assistance nous sont accordés conjointement par le Conseil de l’Europe et l’Union européenne; nous nous félicitons de la coopération de ces deux institutions, en tant que parties intégrantes de la mise en place de F architecture politique de l’Europe. Je suis heureux de vous indiquer que l’Estonie va signer, sans période de transition, son accord d’association avec l’Union européenne.
Le Conseil de l’Europe pourrait même faire davantage, notamment en développant la coopération avec d’autres organisations comme l’OSCE, œuvrant dans des domaines similaires.
L’Estonie s’est fermement engagée à assumer ses responsabilités financières, c’est pourquoi elle souscrit sans réserves à un renforcement de la coordination entre des instances complémentaires, et ce non seulement pour éviter tout double emploi, mais aussi parce que, en tant que petit Etat, nous avons tout simplement atteint nos limites financières – pas morales! – pour ce qui concerne la participation à un nombre croissant d’organisations internationales. Si l’OSCE et le Conseil de l’Europe se mettaient à échanger des informations plus précises et plus pertinentes, si ces deux organisations prenaient plus pleinement en compte le travail accompli ailleurs, on leur témoignerait, à l’une et à l’autre, tout le respect qui leur est dû. Je crois en effet qu’ignorer les efforts des autres pourrait saper, sans qu’on y prenne garde, la crédibilité de divers organes et postes, tels ceux de commissaires spéciaux créés par ces organes.
A l’heure actuelle, les moyens dont dispose le Conseil de l’Europe pour aider de nouveaux membres potentiels à remplir les conditions requises sont limités par rapport à ceux d’organisations comme les' Nations Unies et l’OSCE. C’est la raison pour laquelle nous devrions appliquer davantage le principe des avantages comparés et coopérer avec ces organisations actuellement mieux à même d’offrir leur aide à des membres potentiels du Conseil de l’Europe. Cette stratégie sera plus efficace pour atteindre nos objectifs.
Autre organisation qui, à sa manière, défend les principes auxquels adhèrent les Etats membres du Conseil de l’Europe, l’OTAN. Comme vous le savez, les deux premiers articles du Traité de l’Atlantique Nord énoncent des règles de conduite à l’échelon international et des valeurs que les Etats démocratiques ont en partage. Pendant la guerre froide, l’OTAN a défendu ces valeurs. Dans le même temps, ces Etats formaient la communauté des nations libres, celles de l’Ouest. On peut dire que durant cette période l’OTAN était une sorte de zone de valeurs occidentales communes.
Ce n’était manifestement pas une coïncidence. Un des postulats de la politique internationale est que les Etats démocratiques s’emploient à ne pas entrer en guerre avec d’autres Etats démocratiques. Si l’OTAN correspondait durant la guerre froide à une zone de valeurs occidentales communes, il serait dès lors de l’intérêt de tous d’élargir cette zone et donc d’élargir l’alliance. Ainsi, dans l’examen des valeurs européennes communes, au lieu de se demander pourquoi l’OTAN devrait s’élargir, nous devrions réfléchir aux raisons pour lesquelles il est impératif pour la civilisation occidentale qu’elle le fasse.
Monsieur le Président j’en viens à présent à une question d’intérêt majeur pour l’Assemblée, à savoir l’adhésion de nouveaux Etats membres au Conseil de l’Europe. Permettez-moi de vous dire d’abord, au nom de l’Estonie, que je suis très heureux que la Lettonie, notre voisin du Sud, en soit membre. Nous espérons que bientôt l’Ukraine siégera également dans cette Assemblée. L’Estonie est d’avis, comme l’Assemblée, que l’Ukraine fait incontestablement partie intégrante de l’Europe. En raison de sa situation géographique, de son histoire, de l’importance de sa population et de la vitalité de sa vie politique et culturelle, l’Ukraine est, dans son essence même, un Etat européen. Cet Etat a fait de grands progrès, dans la théorie et dans la pratique, dans l’instauration d’institutions démocratiques, et ses efforts méritent d’être reconnus par le Conseil de l’Europe.
Nous espérons aussi que la Moldova nous rejoindra bientôt. A cet égard, nous exhortons la Russie à respecter les accords de retrait des troupes hors de la Moldova, comme elle l’a fait en août dernier pour l’Estonie. Nous comprenons parfaitement que les troupes d’occupation puissent constituer un obstacle à la démocratie. Nous savons aussi quel est le pouvoir de l’opinion internationale pour encourager l’exécution des engagements de retrait des troupes. Nous en appelons donc à l’Assemblée pour qu’elle offre à la Moldova le même soutien que celui qu’elle a accordé à l’Estonie.
J’en viens, en conclusion, Monsieur le Président, à la candidature de la Russie pour l’adhésion au Conseil de l’Europe. Je me félicite qu’en février dernier, compte tenu de la poursuite d’une guerre non déclarée contre la Tchétchénie, l’Assemblée ait adopté une résolution suspendant la procédure d’examen de la demande d’adhésion de la Russie, jouant ainsi pleinement son rôle de conscience du continent. Je ne puis qu’applaudir à la fidélité de l’Assemblée à ses principes. L’adhésion de la Russie, l’Assemblée l’a dit fort justement il y a deux mois, ne saurait être examinée tant que la Russie ne satisfera pas aux normes auxquelles doivent se conformer tous les membres potentiels.
A ce propos, nous pouvons évoquer une autre situation, similaire, concernant l’Ex-Yougoslavie. En dépit de l’appréciation qu’a faite de la situation George Kenney dans le New York Times, il y a deux jours, selon laquelle le nombre de morts dans la population civile en Bosnie aurait été très exagéré, la plupart des observateurs continuent d’accorder foi aux estimations plus classiques, selon lesquelles des centaines de milliers de gens auraient été tués dans ce pays. Quand ces effusions de sang se sont généralisées dans cette région du monde, aux Nations Unies et dans ce qui s’appelait alors la CSCE, les activités de ce qui restait de la Yougoslavie ont été suspendues.
Nous comprenons donc d’autant moins que certains Etats persistent à soutenir l’adhésion de la Russie au Conseil de l’Europe et à vouloir hâter le processus face à une situation dans laquelle, d’ores et déjà, plus de civils ont été tués en Tchétchénie qu’en Bosnie avant que la Yougoslavie ou plutôt ce qu’il en reste n’ait été mise au ban de la communauté internationale. Ce serait là faire deux poids deux mesures, ce que le Conseil de l’Europe ne saurait tolérer. Il doit, au contraire, continuer à tout mettre en œuvre, à faire tout ce qui est en son pouvoir, pour encourager une évolution démocratique en Russie. Je pense comme d’autres personnes présentes dans cet hémicycle que la Russie ne doit adhérer au Conseil de l’Europe comme membre à part entière que lorsqu’elle remplira les conditions requises, c’est-à-dire lorsqu’elle sera un Etat démocratique qui respecte les droits de l’homme.
Monsieur le Président, les prochains mois seront, pour l’Estonie, une période d’intenses préparatifs pour s’acquitter de fonctions présidentielles, puisqu’elle s’apprête à prendre la présidence du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe. C’est un grand honneur pour l’Estonie. Dans le même temps, nous y voyons un défi à relever. En attendant, nous continuerons à développer les idées que nous estimons devoir être les priorités du Conseil de l’Europe pendant la durée de notre présidence.