Stjepan
Mesić
Président de la Croatie
Discours prononcé devant l'Assemblée
jeudi, 28 septembre 2000

Monsieur le Président, Excellences, Mesdames, Messieurs, je suis très heureux de cette occasion qui m’est donnée d’être votre hôte en qualité de Président de la République de Croatie et de prendre la parole à ce titre devant les parlementaires de la première organisation politique créée après les horreurs de la seconde guerre mondiale, dans le but de préserver et de promouvoir les libertés individuelles, la liberté politique et l’Etat de droit, les valeurs fondamentales de la démocratie véritable et le pluralisme politique. Aujourd’hui, cinquante et un ans après sa fondation, nous avons conscience que le Conseil de l’Europe est la plus européenne des organisations politiques de notre continent: les Etats européens en sont devenus membres dans leur quasi-totalité, s’engageant par là même à promouvoir et à diffuser nos valeurs communes. L’un des plus beaux exemples de la grandeur des travaux du Conseil de l’Europe est certainement celui de l’adoption de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, dont nous allons célébrer le cinquantième anniversaire en novembre.
Soyons francs et reconnaissons qu’en dépit de l’optimisme inhérent à la nature humaine rares étaient ceux qui pensaient que le Conseil de l’Europe connaîtrait une transformation aussi rapide, que cette institution de la guerre froide se muerait en forum de dialogue entre l’Est et l’Ouest, puis, avec le temps, en une organisation véritablement paneuropéenne. Nous sommes donc très près de réaliser le souhait de Sir Winston Churchill, ce grand homme d’Etat britannique qui, dès 1946, demandait publiquement pourquoi on ne pourrait concevoir un groupement européen capable d’inspirer un sentiment de patriotisme élargi et de citoyenneté commune aux peuples désorientés de ce continent turbulent et puissant, pourquoi il ne pourrait prendre la place qui lui revient de droit aux côtés d'autres groupements et contribuer à modeler les destinées futures des hommes.
L’ouverture, la générosité et la persévérance du Conseil de l’Europe devraient servir de modèle aux autres organisations politiques européennes. Je pense en particulier à l’Union européenne, où l’on est indubitablement conscient de la nécessité d’accueillir de nouveaux membres, mais où il existe aussi des courants opposés, pour des raisons économiques ou autres, à un élargissement s’étendant à certains Etats anciennement socialistes – de notre continent. Je suis convaincu que les solutions partielles, c’est-à-dire l’ouverture de l’Union européenne à certains pays seulement, constitueraient une injustice majeure pour les nations des marches de l’Europe occidentale qui ont déjà tant souffert. Je crois, en fait, que tous les Etats qui se sont sérieusement engagés dans la voie d’une véritable européanisation devraient avoir de réelles perspectives d’association avec l'Union européenne – une union politico-économico-défensive dans laquelle les petites nations auront leur place et pourront apporter leur contribution à la cause commune.
L’ouverture, la générosité et la persévérance du Conseil de l’Europe devraient servir de modèle aux autres organisations politiques européennes.
Au nombre des pays qui se sont sérieusement attachés à ce projet ambitieux, je peux sans hésitation aucune compter la Croatie, dont le cheminement vers une participation pleine et entière à la communauté internationale a été, on le sait, extrêmement ardu. La Croatie, qui était l’une des six républiques composant la République fédérative de Yougoslavie, a décidé de tourner le dos à l’idéologie communiste et à l’autogestion socialiste, et de transformer sa société sur le modèle des démocraties et des économies de marché européennes. Toutefois, les forces hégémoniques et nationalistes de Belgrade se sont opposées aux aspirations à la liberté de la Croatie, pour finir par recourir à l’agression armée. Dès cette époque, nous savions qu’elles n’avaient pas pour objectif le maintien de la Yougoslavie, mais la création d’une Grande Serbie ethniquement «propre» – projet insensé, barbare et, heureusement, avorté. La guerre imposée par l’Armée nationale yougoslave et les dirigeants de Belgrade, la perte temporaire d’un tiers du territoire national, le nettoyage ethnique massif, le déplorable conflit entre les Croates et les Bosniaques ainsi que la charge de centaine de milliers de réfugiés ont considérablement ralenti le rythme de l’évolution démocratique de la Croatie et entravé sa transformation économique. Ma dernière visite au Conseil de l’Europe en qualité de Président du Parlement croate, fin 1993, reflétait toute la complexité de la situation de ce pays à l’époque.
Au prix d’efforts considérables notre pays est néanmoins parvenu à sortir victorieux du conflit armé. Avec la restauration de l’intégrité territoriale – processus qui a pris sept ans! – les conditions d’une libéralisation de la société croate étaient enfin réunies. Malheureusement, l’ancien Gouvernement croate n’avait pas la force, et peut-être pas même la volonté, de pousser plus loin la démocratisation de la société et les réformes économiques dont la population croate appauvrie et terriblement éprouvée avait tant besoin. Les élections parlementaires et l’élection présidentielle de janvier et de février ont montré que les citoyens n’étaient pas disposés à suivre un chemin tourné vers le passé. Ils ont montré au contraire qu’ils regardent vers l’avenir et ont clairement exprimé leur volonté de voir rapidement mises en œuvre les réformes sociales et économiques urgentes, révélant ainsi le vaste potentiel démocratique du pays. Us ont montré qu’ils souhaitent une Croatie européenne, une Croatie où régnent la tolérance et les droits de l’homme, la prospérité et la croissance économique.
Je suis très fier de voir que les citoyens de mon pays sont prêts à relever le défi d’une transformation économique et sociale de grande ampleur. Malheureusement, la restructuration de l'économie se traduira, dans un premier temps, par de nombreux licenciements; plus tard, néanmoins, elle conduira sans aucun doute à la création de nouveaux emplois et à l’amélioration de l’environnement de travail. Le Gouvernement croate est parfaitement conscient de la gravité de cette tâche ingrate et impopulaire; il sait bien qu’une évolution démocratique constante et fructueuse du pays est la clé du développement d'une économie moderne et efficace. Seules les sociétés prospères, ou appelées à le devenir, peuvent offrir une assise solide au renforcement de l'ordre démocratique et de l’Etat de droit, ainsi qu’une barrière contre l’extrémisme politique.
A cet égard – cela va sans dire – la Croatie compte sur l’assistance étrangère. En effet, bien qu’elle ne souffre pas de privations, elle aura besoin des compétences et des capitaux de partenaires étrangers et d’organisations internationales pour transformer rapidement et efficacement son économie. Permettez-moi à cette occasion de souligner que la Croatie ne demande pas la charité ni de cadeaux, mais des investissements étrangers directs afin de mettre en valeur ses importantes ressources naturelles et économiques. Pour comprendre combien un tel soutien est important, il suffit d’observer les pays d’Europe occidentale qui, grâce à la reconstruction et à l’étroite imbrication de leurs économies, ont pu renforcer et, parfois, créer des systèmes politiques inspirés par les valeurs de la démocratie libérale. Il n’est donc pas étonnant que la Croatie attende beaucoup du nouveau programme CARDS de l’Union européenne ainsi que des mécanismes du Pacte de stabilité pour l’Europe du Sud-Est, dans lesquels elle joue un rôle de plus en plus important. Nous sommes bien entendu reconnaissants à la Banque de développement social du Conseil de l’Europe d’avoir approuvé des prêts destinés à remettre en état l’infrastructure sociale dans les zones touchées par la guerre et à favoriser le retour des personnes qui avaient été contraintes de quitter leurs foyers. Nous espérons également qu’elle jouera, comme dans d’autres pays, un rôle important dans le développement des petites et moyennes entreprises, contribuant ainsi à résoudre le problème du chômage.
Les réformes entreprises par le nouveau Gouvernement croate ne se limitent cependant pas à l’économie. Les citoyens de la Croatie espèrent aussi une transformation sociale. En effet, ils ont montré qu’ils voulaient vivre dans une communauté dont l’identité est principalement fondée sur la volonté de ses membres de partager le même destin. La nouvelle Croatie, sûre d’elle et triomphante, ne craint pas le retour des citoyens croates de souche serbe qui ont quitté le pays s’ils désirent sincèrement s’intégrer à la société croate et partager le destin de leurs compatriotes, c’est-à-dire s’ils considèrent véritablement la Croatie comme leur mère patrie. De toute évidence, la transformation de notre société ne va pas sans douleur, elle se heurte à la résistance de certains groupes de la population croate. Actuellement, cette résistance se manifeste de manière criante à l’occasion du réexamen de certains événements liés à la «guerre patriotique», l’un des éléments fondateurs de l’identité de la République de Croatie. Toutefois, une Croatie tournée vers l’Europe doit avoir suffisamment de force et de maturité, et faire face aux éventuels aspects négatifs de notre lutte positive pour la liberté et l’indépendance. Il appartient bien entendu à la justice croate d’enquêter sur les crimes qui ont pu être commis et, s’ils sont avérés, de sanctionner les coupables. Toute autre ligne de conduite serait contraire au principe de la prééminence du droit et éloignerait la Croatie de la famille européenne incarnée au premier chef dans le Conseil de l’Europe.
Les changements qui se sont produits en Croatie ne concernent pas seulement la politique intérieure. Les résultats les plus spectaculaires dont la nouvelle Croatie peut s'enorgueillir ont été obtenus dans le domaine de la politique étrangère. Conformément au principe de la prééminence du droit, nous avons établi une coopération étendue avec le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie. Nous avons largement révisé notre politique à l’égard de la Bosnie-Herzégovine voisine et nous respectons pleinement sa souveraineté et son intégrité territoriale, ce qui suppose un financement transparent des institutions des Croates de Bosnie-Herzégovine. Nous facilitons le retour de tous les réfugiés, sans discrimination – le retour des Croates et des Bosniaques en Bosnie-Herzégovine, comme le retour des Serbes de Croatie dans les foyers qu’ils avaient abandonnés par suite de la défaite de la politique impérialiste de Milosevic. Nous avons commencé à jouer un rôle actif et constructif dans le Pacte de stabilité pour l’Europe du Sud-Est en mettant à profit ses mécanismes pour financer le retour des réfugiés et la reconstruction des zones dévastées par la guerre. Enfin, il convient de mentionner nos relations véritablement exemplaires avec nos trois voisins du nord-est, l’Italie, la Slovénie et la Hongrie, avec lesquels nous coopérons depuis peu dans le cadre d’une «quadrilatérale». Le régime frontalier, qui permet aux citoyens des quatre pays de passer de l’un à l’autre en présentant simplement leur carte d’identité à la frontière, de même que les accords, salués par la communauté internationale, sur la protection mutuelle des droits des minorités que la Croatie a conclus avec l’Italie et la Hongrie illustrent bien les liens étroits de collaboration et de confiance mutuelle qui nous unissent.
A l’instar de la communauté internationale dans son ensemble, la Croatie suit de très près l’actualité politique dans le pays voisin, la République fédérale de Yougoslavie. Nous aimerions la voir abandonner dès que possible le chemin du nationalisme et de l’isolement et monter dans le train de la démocratie véritable et de la tolérance, afin que nous puissions établir de bonnes relations de voisinage et contribuer, ce faisant, à la stabilisation de la région. Nous attendons de la part d’une République fédérale de Yougoslavie «démocratisée» une attitude constructive dans le règlement du problème de la succession dans l'ex-Fédération yougoslave, c’est-à- dire le respect du principe selon lequel tous les Etats successeurs ont les mêmes droits et les mêmes obligations. Cela signifie, bien sûr, que la République fédérale de Yougoslavie ne saurait hériter d’office de la place de l’ex-Fédération yougoslave aux Nations Unies et au sein d’autres organisations internationales, et qu’il lui faut se soumettre aux mêmes procédures d’admission que celles s’appliquant aux autres Etats successeurs.
La nouvelle orientation de la politique étrangère de la Croatie a reçu l’approbation de la communauté internationale, qui n’a guère tardé à récompenser les efforts du Gouvernement croate. Fin mai, à la réunion ministérielle des membres du Conseil de l’Atlantique Nord à Florence, la Croatie a été admise au sein du Partenariat pour la paix, l’antichambre de la principale alliance de défense de nos jours. Quelques semaines plus tard, le Conseil ministériel de l’Union européenne a accepté l’étude de faisabilité concernant les négociations de l’Accord sur la stabilisation et l’association entre la Croatie et l’Union européenne, qui seront engagées en novembre. En juillet, la Croatie a signé le Protocole d’admission à l’Organisation mondiale du commerce, devenant ainsi membre d’une organisation qui traite quasiment 90 % du commerce mondial.
Le dernier acquis en date est la décision de votre Assemblée, adoptée il y a deux jours, de mettre un ternie au processus de monitoring en Croatie. Permettez-moi de saisir cette occasion pour remercier les rapporteurs de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, Mme Maria Stoyanova et M. Jerzy Jaskiemia, de s’être employés à élaborer un rapport équilibré et circonstancié qui souligne les progrès continus dans l’instauration et le développement de la démocratie et de l’Etat de droit, sans omettre les problèmes encore en suspens. Il va sans dire que l’activité fructueuse de ces deux rapporteurs a été facilitée par l’engagement de leurs prédécesseurs, Mme Hanna Suchocka et MM. Jansson et Figel.
Pour la Croatie, la fin du monitoring de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe signifie qu’elle a réussi un nouvel examen de maturité, ce qui ne veut pas dire pour autant que nous cesserons de renforcer le régime démocratique et l’Etat de droit. Au contraire, nos manches resteront retroussées pour répondre dans les meilleurs délais aux obligations restantes et pour aligner notre législation sur les normes européennes. Dans les efforts que nous allons déployer, nous comptons, comme nous l’avons toujours fait jusqu’ici, sur l’aide précieuse des experts du Conseil de l’Europe. A ce propos, permettez-moi de vous signaler que la Croatie a récemment promulgué deux lois sur les minorités nationales et qu’elle en élabore une troisième qui, comme les deux précédentes, a été transmise à la Commission de Venise pour avis. Tout cela prouve que la Croatie considère la communauté internationale comme un partenaire véritable.
La relation avec les minorités nationales est assurément l’une des illustrations les plus éloquentes de notre volonté d’instaurer la démocratie, la tolérance et des relations de bon voisinage. Les minorités nationales doivent être un précieux élément de promotion de la coopération internationale, elles ne sauraient être un prétexte pour revendiquer des territoires d’autres Etats. Les faits tragiques dont nous avons été récemment les témoins dans l’ex-Yougoslavie n’illustrent-t-ils pas de manière flagrante l’incidence funeste d’une telle conception?
La communauté internationale et l’opinion publique ont découvert, si je puis m’exprimer ainsi, une nouvelle Croatie qui, en dépit de difficultés bien compréhensibles, continue à se frayer son chemin vers un avenir meilleur. Tous nos amis, et les autres sceptiques bienveillants, peuvent être assurés que notre formidable volonté de réforme ne faiblit pas le moins du monde. La Croatie demeure non seulement déterminée dans la mise en œuvre de sa propre transformation démocratique et économique, mais aussi résolue à exercer son influence sur la transformation démocratique de la région qui, hélas!, a souffert depuis trop longtemps de la violence, des conflits, de l’intolérance et de la régression économique.
Chers amis, membres de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, il n’est pas nécessaire, me semble-t-il, de souligner que la Croatie continue de compter sur votre aide afin que nous puissions œuvrer ensemble à l'accélération du processus de stabilisation et d’européanisation de cette Europe du Sud-Est qui souffre depuis si longtemps, et faire nôtre ainsi la noble et généreuse pensée du philosophe français Montesquieu: «Si je savais une chose utile à ma patrie, mais nuisible pour l’Europe, ou utile à l’Europe et nuisible pour le genre humain, je la regarderais comme un crime.»
Je vous remercie de votre attention.