François
Mitterrand
Président de la République française
Discours prononcé devant l'Assemblée
vendredi, 5 mai 1989
Monsieur le Président du Comité des Ministres, Monsieur le Président de l’Assemblée parlementaire, Monsieur le Secrétaire Général, Mesdames, Messieurs, ainsi que cela a été rappelé – et c’est aussi notre raison d’être ensemble ici – il y a quarante ans, jour pour jour, dix pays européens signaient la convention portant Statut du Conseil de l’Europe. Aujourd’hui, ce sont vingt-trois Etats qui célèbrent cet anniversaire.
Je ressens l’honneur d’être parmi vous en cette circonstance comme je le fus il y a près de sept années.
Pour la génération marquée par la guerre, la fondation du Conseil de l’Europe représenta, si peu de temps après la fin du conflit, l’éclatante reconnaissance de la primauté de nos valeurs démocratiques sur le totalitarisme. Cette naissance du Conseil de l’Europe apparut comme un acte de foi en une Europe respectueuse des droits de l’homme, comme un appel à la réconciliation et à l’unité de l’Europe.
Que Strasbourg ait été choisie comme siège de la nouvelle institution revêtait aussi un caractère symbolique. La capitale alsacienne, enjeu et victime de trois guerres successives, en exorcisant le passé, incarnait l’Europe réconciliée. Il serait bon de s’en souvenir davantage.
Si je considère le chemin parcouru depuis le Congrès de La Haye en 1948, lequel m’est cher, vous savez pourquoi – M. le Président du Comité des Ministres vient de le rappeler – je mesure l’effort accompli par vos prédécesseurs et par vous-mêmes, son importance et sa qualité, ainsi que, je le pense, sa signification historique. Qu’il me soit donc permis de souligner les mérites des femmes et des hommes qui ont contribué à cette œuvre, de féliciter celles et ceux qui, plus récemment, ont entrepris de la renouveler pour en élargir le rayonnement. Je dois ajouter mes propres remerciements à ceux qui ont été exprimés par M. le Secrétaire Général à l’égard du Président de votre Assemblée.
Une continuité s’est affirmée tout au long de ces années et celles et ceux que vous avez choisis pour organiser et diriger vos travaux se sont situés dans la droite ligne de ce qu’avaient souhaité les fondateurs.
L’identité de l’Europe, ce qui donne à notre civilisation sa portée dans le monde, repose sur les valeurs à partir desquelles le Conseil de l’Europe a développé son action. Je dirai simplement, comme vous et après vous: les libertés, toutes les libertés; les droits de l’homme, tous les droits de l’homme. Comment, en cette année où nous célébrons le bicentenaire de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ne pas saluer le progrès décisif qu’a représenté, avec la Convention européenne des Droits de l’Homme, la possibilité sans précédent donnée à chaque citoyen d’Europe de traduire son propre Etat devant une cour de justice internationale, la Cour européenne des Droits de l’Homme?
Ce dispositif ne cesse d’être perfectionné, qu’il s’agisse des procédures ou de la convention elle-même. Je pense par exemple à la prévention de la torture, à propos de laquelle une convention a été signée en 1987.
Nous savons, certes, qu’il existe encore sur notre continent des violations graves de ce que nous considérons comme des droits imprescriptibles. Nos pays de liberté doivent être solidaires pour condamner sans appel ces manquements et exiger qu’ils cessent. Il revient au Conseil de l’Europe, dans ce domaine essentiel, d’exercer une vigilance constante, de servir de référence morale.
Pionnier des institutions du continent, votre Conseil a marqué le début de l’Europe des Européens. Quelques mois après la création de l’OECE, appelée à devenir l’OCDE, il a été également un précurseur. N’est-ce pas le premier article de son Statut qui énonce cet objectif: «réaliser une union plus étroite entre ses membres afin de sauvegarder et de promouvoir les idéaux et les principes qui sont leur patrimoine commun»?
Le Conseil de l’Europe est devenu, de la sorte, selon l’expression du juriste Paul Reuter, «la seule organisation où tous les pays européens relevant d’un certain idéal démocratique peuvent se retrouver pour examiner n’importe quelle question européenne».
A l’exception des problèmes de défense, explicitement exclus du champ de ses compétences, il n’est en effet pas d’enjeu européen qui ne puisse être débattu dans cette enceinte.
Votre institution comprend les douze pays de la Communauté européenne, les six de l’AELE et cinq autres Etats. Je note que la Finlande vient de rejoindre le Conseil aujourd’hui même, ce qui porte à vingt-trois le nombre de ses membres. Je m’en réjouis devant les représentants de ce pays, comme je me suis réjoui, en 1985, du concours de ce pays ami à l’EUREKA technologique.
Votre institution est donc devenue, selon sa vocation affirmée dès le point de départ, un lieu de dialogue et de rencontre, où peuvent s’approfondir les relations entre ses différentes composantes. La coopération institutionnelle a été renforcée, notamment avec la Communauté européenne, dans un esprit de coopération et non de concurrence.
J’ai remarqué à quel point le Conseil de l’Europe avait su aborder des questions nouvelles et importantes, qu’il s’agisse des travaux de l’Assemblée touchant aux problèmes Nord- Sud, du projet de charte sociale européenne, du code européen de sécurité sociale, des conventions protégeant les travailleurs migrants, ou encore des problèmes de santé, de protection des consommateurs, d’échanges culturels, de coopération judiciaire ou juridique, des pouvoirs locaux et régionaux... Bref, la liste serait trop longue si je devais la citer complètement.
Ce sont bien la qualité, la diversité et la richesse de cette participation aux activités du Conseil de l’Europe qui ont permis d’associer au «rêve nécessaire», évoqué par Jean Monnet dans ses mémoires, un champ de réflexion et d’action fécond.
Nombre de sujets qui préoccupent les hommes se jouent des frontières comme des clivages politiques, est-il besoin de le rappeler? Ils trouvent de plus en plus souvent un écho dans ce que l’on appelle parfois – l’expression est assez juste – le droit des générations futures, en particulier – on en sent profondément le besoin – le droit à une terre indemne, non contaminée, saine, le droit à un environnement propre des autres éléments: à l’air pur, à l’eau pure.
Vous avez déjà accompli une œuvre non négligeable dans ce domaine. Je pense en particulier à la Convention de 1979 relative à la conservation de la vie sauvage et du milieu naturel de l’Europe. Mais tant reste à faire, on le constate tous les jours! On parle ainsi du réchauffement de l’atmosphère qui pourrait résulter des trop grandes quantités de gaz carbonique libérées par les activités humaines; on parle d’une vingtaine de milliards de tonnes par an.
Aussi bien le danger s’accroît-il, mais, heureusement, par un juste mouvement d’intelligence humaine, il en va de même de la prise de conscience. Et je m’adresse à une assemblée qui n’a pas peu contribué à cet éveil et qui doit continuer à prévenir ou à endiguer tout ce qui met en cause l’avenir de l’espèce humaine elle-même.
Je pense que votre Conseil pourra poursuivre son œuvre de la même façon et avec la même ténacité pour la création de l’identité culturelle européenne.
M. le Président du Comité des Ministres a bien voulu s’arrêter sur ce sujet. Il a eu raison. Veillons à préserver la culture – et d’abord la langue – de chacun de nos pays et, à l’intérieur de chacun de ces pays, celle des minorités. Veillons-y, car lorsqu’un langage disparaît, c’est la mort d’une longue histoire et, sans doute aussi, la mort d’une espérance.
Comment ne pas parler, à propos d’identité européenne, de l’audiovisuel? Il existe en effet une certaine tendance qui conduit nos pays à importer une part croissante de leurs programmes, à recourir de plus en plus aux technologies tierces, terme pudique pour qualifier tout simplement des technologies réalisées hors de notre continent.
Eh bien, il appartient aux Européens de se mettre en mesure de réaliser leurs propres productions. On chiffre, m’a-t-on dit, la production actuelle de la télévision et du cinéma dans nos pays à 20 000 heures par an, alors que l’on estime à 125 000 heures pour l’année 1990 les besoins de nos Etats dans ce domaine. Il appartient aux Européens de développer leurs propres techniques, de renforcer la qualité, de résister aux facilités.
Ils disposent d’une norme européenne, d’un système européen de télévision à haute définition qui peuvent fonder l’avenir de l’industrie audiovisuelle en Europe et qui illustrent les capacités existantes, en même temps qu’ils montrent la voie à suivre.
Je dis cela de toute ma conviction, reprenant les mots de Jean Monnet qui viennent d’être cités. Ne ratons pas ce rendez-vous. Etudions ce problème avec équité, avec la volonté de servir chacune de nos cultures. Certaines sont menacées dans l’immédiat; d’autres le seront à moyen terme. S’il est quelques pays privilégiés, très rares, à pouvoir, en raison de la concentration de l’information et de la rapidité des échanges, être assurés de l’avenir, il faut, sans se défier d’eux, sans s’organiser contre eux, se donner les moyens de diffuser en Europe toute une culture puisée aux sources mêmes des pays qui la composent. Sinon, c’est une large part de nous- mêmes qui aura disparu, abolie, emportée par le grand mouvement de l’Histoire.
Tel est le problème, et il est loin d’être résolu. Il n’est d’ailleurs pas toujours très bien posé et je pense que nous ferons tous des progrès en la matière. Nous en avons d’ailleurs parlé lors du Conseil européen qui s’est tenu à Rhodes au mois de décembre dernier. J’insiste beaucoup sur cette nécessité et tout le monde en Europe peut venir participer à cet effort, prendre part aux décisions, tirer parti et avantage de ce qui est une sauvegarde commune.
Après tout, il est bon de poser une simple question à laquelle il appartient à chacun d’entre vous de répondre: Pourquoi les Européens seraient-ils moins capables que d’autres de créer, d’inventer, de diffuser leurs propres créations? Peuvent-ils croire que la simple diffusion des créations des autres, aussi estimables qu’elles soient, aussi nécessaires qu’elles soient, pourrait laisser l’Europe intacte et les Européens tels qu’en eux-mêmes l’Histoire les a faits?
Le destin de tous les Européens est lié, qu’ils appartiennent à cette partie de l’Europe, aujourd’hui représentée ici, ou à l’autre. L’Histoire l’a déjà dit, la géographie aussi. Cela doit être une véritable volonté politique que d’aller dans ce sens. Les propos que je viens de tenir sur l’audiovisuel s’adressaient aussi bien à ce que l’on appelle, grossièrement et inexactement, les pays de l’Est qu’aux pays de l’Ouest. Après tout, en effet, l’Est et l’Ouest comportent chacun un nord et un sud. De plus, les pays de l’Ouest ne sont pas tous situés à l’ouest et les pays de l’Est ne se trouvent pas tous à l’est! Enfin, comme ce langage est compris, je l’ai employé bien qu’il ne me plaise guère.
Je sais bien que des contacts ont été établis, noués, y compris par vous-mêmes, soit par l’Assemblée parlementaire, soit par coopération gouvernementale. Des initiatives ont été engagées avec la Hongrie, avec la Pologne, et votre Assemblée a pris des contacts avec l’Union Soviétique. Eh bien, oui, j’estime, et la France avec moi, que le moment est venu d’établir entre ces deux Europe, hors de toute définition préalable, des liens plus forts, des liens nouveaux, dès lors que cela est rendu possible par une évolution qui va dans le sens même de ce qu’ont voulu les créateurs du Conseil, dans le sens de la liberté!
Nul ne doit se sentir exclu de ce grand mouvement, dont je suis sûr qu’il fera l’Europe du prochain millénaire, sans vouloir tomber dans la prophétie. Il existe en effet des éléments d’analyse quasiment scientifiques qui permettent de savoir que les peuples qui refusent de s’abandonner ont toutes les chances de demeurer, de se développer et de s’affirmer s’ils savent reconnaître leurs affinités.
Le Conseil de l’Europe peut continuer de prendre des initiatives audacieuses de coopération entre ses membres, ainsi qu’avec les autres, avec tous ceux qui le voudront. Répondre à tous ceux qui, ici et là, sont épris de liberté, à ceux qui se veulent, comme nous, les héritiers ou les citoyens d’une même Europe, cela relève – je ne vous fais pas la leçon, au contraire, c’est moi qui l’ai écoutée – de la vocation primordiale de votre institution.
Aux divisions nées de la guerre, il faut que le Conseil de l’Europe et nous tous, partout ailleurs, répondions par l’offre généreuse d’une communauté de culture et d’échanges avant d’aller plus loin. Dans l’immédiat, pourquoi ne pas envisager de réexaminer les conditions d’octroi du statut d’observateur ou envisager de nouvelles formules d’association avec les Etats de l’autre Europe, dans des conditions qu’il vous appartiendra naturellement de déterminer?
Il me paraît conforme à l’esprit de votre institution de savoir aller, selon une image employée un jour par l’historien Fernand Braudel – s’il parlait alors de la France, l’inspiration me semble identique – «dans toutes les directions de la rose des vents».
Un peu de poésie ne nuit pas.
Chaque anniversaire est l’occasion d’un bilan dans nos vies personnelles comme dans nos vies publiques, individuelles ou collectives. Je souhaite que ce 40e anniversaire permette au Conseil de l’Europe de montrer qu’en se fortifiant elle-même, l’Europe ne se ferme à aucune des préoccupations qui s’expriment dans le monde et qu’elle sait s’ouvrir à tous les aspects, à toutes les urgences humanitaires, comme aux aspirations éthiques ou intellectuelles.
Monsieur le Président du Comité des Ministres, Monsieur le Président de l’Assemblée parlementaire, Monsieur le Secrétaire Général, Mesdames, Messieurs, est-il besoin que je souligne en concluant que je suis heureux d’être venu à Strasbourg pour rappeler que la France est fière de compter parmi les membres fondateurs du Conseil de l’Europe, fière du travail qu’elle y a accompli avec ses partenaires au cours de ces quarante années et qu’elle sera également fière de voir cette institution poursuivre ses travaux sur son sol? C’est bien le rôle d’une capitale.
La France renouvelle sans réserve, et avec force, par ma voix, sa confiance dans votre institution et dans chacun de ceux qui la composent.
(Vifs applaudissements prolongés)
(M. le Président de l'Assemblée parlementaire remet à M. le Président de la République française la médaille du 40e anniversaire du Conseil de l'Europe, avant de le raccompagner hors de l'hémicycle.)