Poul

Nyrup Rasmussen

Premier ministre du Danemark

Discours prononcé devant l'Assemblée

mardi, 29 juin 1993

Monsieur le Président, Madame le Secrétaire Général, Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, peut-on imaginer que dans deux ans la présente Assemblée se réunisse à Sarajevo? La question peut paraître absurde, mais n’oublions pas que nous sommes à Strasbourg, dans une région pour laquelle on s’est battu pendant des siècles. Sur des champs de bataille, non loin d’ici, des milliers de jeunes Européens ont trouvé la mort en se combattant mutuellement. Qui aurait pu penser que les deux grands adversaires de l’époque, ceux-là mêmes qui luttaient pour s’arracher cette région et cette ville, se retrouveraient inextricablement engagés dans un processus de coopération qui rend désormais toute guerre entre eux impossible et impensable.

A évoquer Sarajevo et la guerre qui se déroule dans l’ancienne Yougoslavie, nous nous sentons pleins de tristesse et de colère, mais aussi de frustration, car, quoi que nous fassions ou envisagions de faire, nous savons qu’il n’existe pas de solution complète et facile. Mais le bon exemple de Strasbourg nous incite au moins à garder espoir. C’est ma première réflexion. Ma deuxième observation portera sur l’ampleur et la complexité de la tâche à laquelle l’Europe se trouve confrontée aujourd’hui. En peu de temps, nous avons assisté à l’effondrement d’un certain ordre mondial. Des structures politiques et économiques inflexiblement verrouillées ont soudain lâché, et leur débâcle a amenuisé toute possibilité de prévoir l’avenir. Nous tenons dans nos mains des possibilités d’espoir et d’ouverture, mais aussi une situation d’insécurité et surtout une responsabilité beaucoup plus difficile à assumer – politiquement, économiquement et intellectuellement – qu’elle ne l’a été depuis des décennies.

Ce n’est pas seulement le système international qui connaît des changements spectaculaires; ce sont aussi des notions fondamentales comme la sécurité, la souveraineté et la non-ingérence dans les affaires intérieures d’un pays. La sécurité, par exemple, a pris une dimension beaucoup plus vaste qu’autrefois: elle englobe désormais les risques liés au sous- développement, aux catastrophes écologiques, au terrorisme, aux vagues de réfugiés, au racisme et à de nombreux autres phénomènes. Pour faire face à ces risques, il faudrait naturellement trouver de nouveaux moyens, d’une autre nature que les moyens militaires traditionnellement associés à l’idée de sécurité. Ce qui conduit nos pays à reconsidérer leur conception de la politique étrangère.

Nous remarquons une acceptation croissante des principes de la démocratie, des droits de l’homme et de l’Etat de droit, et, parallèlement, une résurgence des conflits ethniques et de la xénophobie. Nous observons une tendance à une intégration accrue et, en même temps, un développement du régionalisme. La fin de la guerre froide n’a certainement pas contribué à rendre les choses plus faciles et plus prévisibles.

Ces nouvelles complexités internationales ne sont nulle part plus apparentes qu’en Europe, sur notre propre continent. De plus, nos pays traversent actuellement une récession économique prolongée qui sème dans son sillage le chômage et la désespérance sociale chez des millions d’Européens.

Comme le disait ces jours derniers un politicien européen, on peut imaginer quelle nouvelle menace pour la démocratie et la stabilité de notre système politique pourrait représenter la conjonction d’un fort chômage, de nouvelles vagues de réfugiés et d’une insécurité sociale croissante. Il n’est donc pas étonnant que des voix se soient élevées pour exprimer des doutes sur la capacité des institutions européennes à gérer cette situation entièrement nouvelle. Personnellement, je les crois capables d’assumer cette tâche, mais il faut les renforcer pour qu’elles puissent répondre convenablement au défi.

Le Conseil de l’Europe est une des plus anciennes de ces institutions européennes. Il repose sur les grands idéaux de la démocratie, des droits de l’homme et de la prééminence du droit. Ces exigences élevées, qui sont le patrimoine commun de ses membres, restent la base et la raison d’être du Conseil de l’Europe.

Mais le vent du changement a soufflé aussi sur le Conseil de l’Europe, qui, après être resté pendant quarante ans une organisation d’Europe de l’Ouest, compte aujourd’hui vingt-neuf membres et a acquis un caractère quasiment paneuropéen qui en fait un forum unique en son genre. L’Assemblée parlementaire joue un rôle particulièrement important à cet égard.

Sur cette toile de fond, il est tout à fait approprié que le Conseil de l’Europe invite les chefs d’Etat et de gouvernement à se réunir en octobre pour examiner les nouveaux défis auxquels nous sommes confrontés. Ce sera la première fois qu’un tel sommet aura lieu dans le cadre du Conseil de l’Europe, mais je pense que l’évolution radicale de la situation justifie amplement cette étape historique. Nous sommes reconnaissants au Gouvernement autrichien d’avoir proposé d’accueillir ce sommet à Vienne.

Une question extrêmement importante, inscrite à l’ordre du jour de ce sommet, sera celle du rôle futur du Conseil de l’Europe et de sa place dans la nouvelle architecture européenne. Depuis la création du Conseil, d’autres organisations ont vu le jour, notamment la Communauté européenne et la CSCE, toutes deux actives dans de nombreux domaines qui recoupent les compétences du Conseil de l’Europe. Nous devons donc veiller à répartir raisonnablement le travail entre ces organisations, et à leur donner à chacune une place naturelle, bien définie, dans le tissu européen que nous nous apprêtons à constituer.

L’essentiel est d’utiliser pleinement leurs compétences respectives et d’éviter les doubles emplois et les déperditions de ressources.

Mon gouvernement et moi-même sommes convaincus que le Conseil de l’Europe verra son importance croître dans l’Europe de demain. La juridiction obligatoire de la Cour européenne des Droits de l’Homme et les compétences inégalées de la Commission et d’autres organes spécialisés du Conseil en matière de droits de l’homme et d’institutions démocratiques sont certainement appelées, plus que jamais, à s’exercer. Dans ces domaines et dans quelques autres, le Conseil de l’Europe aura plus qu’assez pour s’occuper au cours des années à venir. Il conviendra certainement de concentrer les ressources de l’Organisation sur la réalisation des tâches les plus importantes. C’est une évolution que nous suivrons tous avec le plus grand intérêt. A cet égard, j’aimerais saluer et appuyer ici les efforts menés par le Secrétaire Général pour adapter la structure administrative de l’Organisation à un environnement international en mutation.

Puisque j’aborde la question de la coopération entre le Conseil de l’Europe et les autres organisations européennes, permettez-moi d’évoquer un instant la coopération avec la Communauté européenne et la CSCE.

Il est naturel que la Communauté européenne, en tant que principale force d’intégration en Europe, reste un fort pôle d’attraction pour de nombreux pays européens. Comme vous le savez, des négociations sur l’élargissement de la Communauté ont commencé en Autriche, en Suède, en Finlande et en Norvège. A la réunion du Conseil européen tenue à Copenhague la semaine dernière, nous avons pris la mesure des importants progrès réalisés dans les négociations avec ces pays, et le Conseil européen a exprimé sa détermination à voir le premier élargissement de l’Union européenne devenir réalité pour le 1er janvier 1995. Il a également confirmé la perspective d’une ouverture de l’Union européenne aux pays d’Europe centrale et orientale. Pour ces pays, l’adhésion au Conseil de l’Europe est un premier pas important sur la route vers plus d’intégration à l’Europe. La coopération entre le Conseil de l’Europe et la Commission des Communautés européennes pour favoriser le processus de démocratisation de ces pays d’Europe centrale et orientale est donc une chose très importante, qu’il convient de renforcer autant que possible. J’ai évoqué la division du travail entre le Conseil de l’Europe et la Communauté européenne: ici encore nous pourrions unifier notre action et renforcer notre coopération. Pendant tout le reste des années 90, par exemple, lorsque le Conseil de l’Europe constaterait que les droits de l’homme ne seraient pas respectés, la Communauté européenne pourrait agir en mettant en œuvre des moyens économiques et autres. J’entrevois une importante coopération, que j’espère voir renforcée, et je vous assure que le Danemark prendra des mesures énergiques pour aider à la réalisation d’une telle coopération.

Si le Conseil de l’Europe a une longue histoire en matière de défense des droits de l’homme et des libertés fondamentales, la CSCE a aussi, pour sa part, énormément contribué à promouvoir ces valeurs, et un important travail se fait dans ces deux enceintes, qui ont toutes deux de grandes tâches à accomplir. Nous nous félicitons donc du rapprochement qui s’est opéré depuis quelques années entre le Conseil de l’Europe et la CSCE. Sur ce plan, je rappellerai que des représentants du Conseil de l’Europe sont invités à participer aux réunions d’experts et aux séminaires de la CSCE dans les domaines qui intéressent le Conseil. De plus, un représentant de ce dernier assiste régulièrement au Comité des hauts fonctionnaires de la CSCE. Le Conseil de l’Europe a aussi dépêché des fonctionnaires pour participer aux missions d’enquête de la CSCE. Je crois savoir enfin que la CSCE comme le Conseil de l’Europe entendent renforcer cette coopération et cette coordination de leurs efforts.

Un autre point qui figurera à l’ordre du jour du Sommet de Vienne sera – et j’insiste sur ce point – la réforme du mécanisme de contrôle de la Convention européenne des Droits de l’Homme. Cette année marque le quarantième anniversaire de l’entrée en vigueur de cette Convention, qui a été signée à Rome le 4 novembre 1950. La Convention européenne des Droits de l’Homme représente l’une des réalisations les plus marquantes du Conseil de l’Europe. Par la jurisprudence de ses deux organes – la Commission et la Cour européennes des Droits de l’Homme – cette Convention a exercé une grande influence sur la législation et la pratique juridique des Etats membres. Son système unique en son genre, par lequel des particuliers peuvent déposer une plainte devant la Commission européenne des Droits de l’Homme lorsqu’ils estiment que leurs droits et libertés ont été violés, a véritablement instauré un exemple sans précédent dans le contrôle et la sauvegarde des droits fondamentaux de l’homme au niveau international.

Ces dernières années, les institutions des droits de l’homme de Strasbourg ont toutefois été surchargées de travail, en raison du nombre croissant de requêtes déposées devant la Commission. Il en est résulté une prolongation excessive du temps nécessaire pour traiter ces requêtes. On a pu dire à juste titre que les institutions des droits de l’homme étaient victimes de leur propre succès et tous se sont accordés à reconnaître qu’une réforme du mécanisme de contrôle de la Convention européenne des Droits de l’Homme s’imposait d’urgence. Après des délibérations prolongées et approfondies – auxquelles l’Assemblée parlementaire a apporté une importante contribution – il est satisfaisant de constater qu’il a été décidé de procéder à l’élaboration d’un protocole d’amendement à la Convention européenne des Droits de l’Homme visant à instaurer un nouveau système de contrôle qui, peut-on espérer, résoudra les problèmes existants. Même si quelques mois seulement nous séparent du sommet qui se tiendra à Vienne, j’espère que le projet de nouveau protocole sera prêt à temps pour cette réunion.

Pour en revenir à la question de l’élargissement du Conseil de l’Europe, il s’agit peut-être là de la question la plus cruciale à laquelle le Conseil ait à faire face dans l’avenir. J’ai déjà dit que le Conseil était presque paneuropéen. J’aimerais certes qu’il le devînt véritablement. Je serais donc heureux que tous les pays d’Europe qui remplissent les conditions requises adhèrent au Conseil de l’Europe. Nous devrions faire tout notre possible, individuellement en tant qu’Etats et collectivement au sein du Conseil, pour aider les pays candidats dans les efforts qu’ils déploient pour remplir ces conditions. Je pense en particulier à deux candidats d’Europe centrale et orientale. Je n’ignore pas et j’apprécie les efforts considérables du Conseil de l’Europe pour élaborer et mettre en œuvre des programmes de coopération à cette fin. Je tiens également à remercier les membres de votre Assemblée pour le concours précieux qu’ils apportent à l’évaluation des pays candidats, tâche extrêmement difficile et délicate, mais combien nécessaire. Je me félicite de la coopération étroite entre l’Assemblée et le Comité des Ministres à cet égard.

A propos de la question de l’adhésion, il ne faut pas oublier que non seulement le processus préparatoire, mais aussi l’adhésion elle-même, une fois acquise, soutiendront la démocratie et les droits de l’homme dans les pays candidats.

L’élargissement du Conseil de l’Europe n’est pas seulement une question de taille, mais aussi une question de substance et de tradition. Beaucoup de nouveaux pays membres ont une histoire politique différente de celle des pays fondateurs d’Europe occidentale. Le Conseil de l’Europe est actuellement engagé dans une vaste opération qui vise à aider les pays d’Europe centrale et orientale dans leur processus de démocratisation. Mais il faut peut-être aussi s’attendre à voir une plus grande diversité historique des pays membres du Conseil de l’Europe entraîner une transformation progressive de l’Organisation pendant les années à venir. C’est là aussi un aspect qui mérite réflexion.

Notre souci justifié de voir les futurs Etats membres respecter les normes du Conseil de l’Europe ne doit aller de pair avec le laxisme quant au respect de ces mêmes normes par les membres actuels. Il ne doit pas y avoir deux poids, deux mesures.

Pour terminer, j’évoquerai deux problèmes importants dans l’Europe d’aujourd’hui: la protection des minorités et la lutte contre le racisme et la xénophobie. Ces deux sujets sont débattus dans diverses enceintes et seront également abordés au Sommet de Vienne. Je suis sûr que le débat consacré à ces questions par votre Assemblée apportera une contribution utile au Sommet.

Nous avons tous été choqués et profondément attristés de voir de nouveaux conflits éclater dans diverses parties de l’Europe, en particulier dans l’ancienne Yougoslavie. Ces événements ont mis en évidence la nécessité d’apporter des solutions durables aux problèmes auxquels se heurtent les minorités nationales et ethniques dans notre région du monde. A cet égard, il est naturel que le Conseil de l’Europe, avec sa longue tradition et sa grande pratique dans le domaine des droits de l’homme, apporte une sérieuse contribution à la résolution des problèmes auxquels se heurtent les minorités nationales, ethniques et autres. J’espère vivement prendre part au débat sur la répartition des tâches entre Parlement européen et Conseil de l’Europe. Je suis convaincu que le travail entrepris au sein du Conseil de l’Europe en vue d’élaborer éventuellement de nouveaux instruments juridiques internationaux pour la protection des droits des minorités nationales pourrait être utile en la matière. J’espère que des progrès suffisants seront réalisés dans ce sens à temps pour le Sommet de Vienne.

Les bouleversements qui se sont produits en Europe ont également entraîné un nouvel afflux de réfugiés en provenance de l’ancienne Yougoslavie et d’autres contrées. De nombreux pays d’Europe occidentale ont fermé leurs frontières. Nous n’avons pas encore trouvé l’attitude appropriée vis-à-vis de la nouvelle vague de réfugiés. Dans certains de nos Etats membres, ces faits ont provoqué la réapparition de réactions de racisme et de xénophobie, phénomènes détestables, contraires aux idéaux mêmes sur lesquels notre Organisation est fondée. Nous devons condamner avec vigueur les violences exercées récemment à l’encontre d’immigrés. Nous avons l’obligation, aux niveaux national et international, de faire tout notre possible pour mettre un terme à ces comportements agressifs et aux actes de violence qu’ils engendrent – inacceptables dans nos sociétés démocratiques. Nous devons apprendre à accepter les autres tels qu’ils sont et apprécier la diversité des traditions et des cultures. Ce n’est que par la tolérance et la compréhension que nous pourrons faire face aux problèmes et aux grands défis de notre époque, et les résoudre. Une action concertée de la part du Conseil de l’Europe dans ce domaine s’impose assurément.

Il y a quelques années, le Président Mitterrand a dit que l’Europe se trouve placée devant un choix: faire un pas en avant et entrer dans le XXIe siècle, ou faire un pas en arrière, et revenir au XIXe siècle. Nous savons tous ce que nous préférons. Mais poursuivre un objectif n’est pas suffisant – les moyens ont aussi leur importance. L’un de ces moyens est sans nul doute le Conseil de l’Europe.

Monsieur le Président, Madame le Secrétaire Général, Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, je suis heureux d’avoir eu l’occasion de m’adresser à vous et je forme les meilleurs vœux pour l’œuvre si fondamentale qui vous incombe encore.