Olof

Palme

Premier ministre de Suède

Discours prononcé devant l'Assemblée

mercredi, 28 septembre 1983

Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, je tiens tout d’abord à vous dire combien je suis heureux et honoré d’avoir été invité à prendre la parole devant cette Assemblée. Ma visite à Strasbourg aujourd’hui témoigne de la haute estime et du respect dont le Conseil de l’Europe jouit dans mon pays. La Suède est membre du Conseil depuis sa création en 1949. C’est la preuve de notre profond attachement aux idéaux de la démocratie occidentale et de notre intérêt pour les importants travaux et activités de cette Organisation. Mon Gouvernement a déclaré sa volonté de renforcer ses relations avec l’Europe. Le Conseil joue un rôle capital et irremplaçable dans la réalisation de cette politique.

Le Conseil de l’Europe est en effet une importante tribune pour la discussion de la coopération en Europe au niveau ministériel ainsi qu’à celui des parlementaires. Il joue également un rôle essentiel dans les domaines social, culturel et juridique. Le Conseil doit toutefois sa force intrinsèque et son autorité morale aux principes énoncés dans son Statut qui exigent des Etats membres la sauvegarde des valeurs démocratiques fondamentales de libertés individuelles, de liberté politique et de prééminence du droit. Il y a six ans l’occasion m’a été donnée de faire une déclaration dans cette enceinte même lors d’un colloque sur la Charte sociale européenne. Le rôle du Conseil en tant qu’institution vouée à la sauvegarde de la démocratie en Europe se trouvait alors considérablement renforcé. Nous avions salué le retour de la Grèce au sein de notre Organisation, ainsi que l’arrivée de nouveaux membres, le Portugal et l’Espagne. Trois dictatures européennes avaient été renversées et remplacées par des démocraties. Ces événements avaient été un grand réconfort pour nous qui adhérions fermement aux idéaux du Conseil de l’Europe. Il avait été démontré que l’aspiration des peuples à la liberté ne peut être anéantie, qu’elle continue à se manifester inlassablement. Il avait également été démontré que la démocratie doit toujours être défendue et que cette défense doit s’accompagner d’efforts continuels pour que s’inscrivent dans les faits le droit au travail et à la justice sociale.

Notre attachement à ces idées ainsi que la solidarité avec les persécutés et les opprimés devraient nous amener à demander à tous les Etats de respecter les droits et les libertés démocratiques. Je suis convaincu qu’en faisant la lumière sur les conséquences de l’oppression, l’opinion publique de nos pays joue un rôle constructif. A cet égard, l’Assemblée, avec sa large représentation parlementaire, s’est révélée une importante force morale et spirituelle. Je ne doute pas que l’Assemblée continuera à apporter une active et indispensable contribution dans ce domaine.

Cette ambition du Conseil de l’Europe l’investit évidemment d’une responsabilité particulière: celle de défendre les droits de l’homme et la démocratie dans sa propre région. Nous ne pouvons attendre des autres qu’ils respectent les positions prises par le Conseil que si nous sommes nous-mêmes en mesure de régler efficacement et honnêtement nos propres problèmes intérieurs.

L’un de nos Etats membres, la Turquie, n’est pas actuellement une démocratie. Il est indéniable que la Turquie a vécu des moments exceptionnellement difficiles avant le coup d’Etat militaire de septembre 1980. La Suède estime que le Conseil de l’Europe, qui assure la coopération entre ses membres, devrait travailler activement au total rétablissement de la démocratie en Turquie.

Il y a un an, toutefois, notre inquiétude croissante face à la détérioration de la situation en matière de droits de l’homme en Turquie nous a amenés, avec quatre autres pays, à soumettre l’affaire de la Turquie à la Commission européenne des Droits de l’Homme. Aujourd’hui, six semaines seulement avant les élections législatives promises, la Turquie demeure un pays où des restrictions considérables sont imposées aux droits de l’homme.

L’impression que donnent la nouvelle Constitution, la loi électorale, l’interdiction de toute activité aux anciens hommes politiques et l’ingérence considérable dans le processus électoral, nous incite davantage encore à nous interroger sur le type de démocratie auquel songe le régime militaire.

Après les élections, nous serons mieux en mesure de nous rendre compte de la voie dans laquelle la Turquie s’est engagée. Nous pensons que le Conseil ne saurait rabaisser ses principes démocratiques pour arranger un Etat membre particulier. Tout doit être mesuré à la même aune.

Comme je l’ai déjà dit, les droits de l’homme transcendent les frontières nationales. Nous devons nous battre pour eux partout où ils sont menacés, que ce soit en Afrique, en Asie, en Amérique centrale ou en Europe. Il est bien évident qu’en Europe de l’Est les droits de l’homme ne sont pas respectés. Dans cette partie de notre continent sont installées des dictatures rigides dont la survie est dans bien des cas assurée par une intervention militaire étrangère. Ce mouvement vers la dictature est particulièrement tragique dans des pays comme la Tchécoslovaquie qui ont une longue tradition démocratique.

A cet égard, je voudrais appeler l’attention sur un autre pays qui n’est pas européen mais qui a aussi une longue tradition démocratique. Je pense au Chili. Après le coup d’Etat à Santiago il y a dix ans, l’une des quelques démocraties bien implantées dans le tiers monde a été écrasée par les militaires.

Depuis lors, le peuple chilien a vu se détériorer considérablement sa situation matérielle ainsi que ses droits civils et ses libertés.

Aujourd’hui, cependant, la dictature est ébranlée. Dans cette phase critique, il est indispensable que les forces démocratiques représentatives du Chili reçoivent un soutien résolu dans leurs efforts pour rétablir la démocratie et les droits de l’homme.

Le Conseil de l’Europe jouit d’une autorité morale unique en son genre dans ce domaine et son Assemblée parlementaire rassemble des groupements politiques proches de nombreux partis politiques au Chili, partis qui travaillent ensemble maintenant à restaurer la démocratie dans leur pays, et qui ont besoin de notre soutien et sont dignes de celui-ci.

Si nous comparons l’état actuel de nos sociétés européennes avec ce qu’il était il y a dix ans, nous constatons un sérieux changement d’une importance capitale pour nous tous. Il s’agit du nombre croissant de personnes sans emploi.

A mon avis, le chômage est la cause la plus importante d’injustice sociale et d’inégalité dans l’Etat providence d’aujourd’hui. Il a souvent été dit, dans cette enceinte et ailleurs, que le chômage est un fléau social. Néanmoins, au cours des dernières années, le nombre des chômeurs a augmenté dans des proportions absolument sans précédent dans la période de l’après-guerre. Dans les pays d’Europe occidentale, près de 10 millions de personnes étaient sans travail, il y a cinq ans. En 1980, ce chiffre est passé à près de 12 millions. L’année dernière il a atteint 16 millions et, l’année prochaine, on estime qu’il y aura près de 20 millions de chômeurs. Et on trouve les pires taux de chômage chez les jeunes.

Les chiffres que je vous ai donnés signifient que, l’an prochain, le chômage aura réellement doublé depuis 1978, ce qui était pratiquement impensable à cette époque. Mais, alors même que la situation s’est considérablement détériorée, on ne semble pas avoir enregistré la même réaction dans l’opinion publique. Au contraire, on a parfois la triste impression que plus les chiffres du chômage augmentent, moins on semble en parler.

D’autre part, il semble qu’aucun changement ne soit en vue. Il y a seulement quelques jours, l’OCDE a publié un rapport alarmant sur les perspectives de chômage pour le reste de la présente décennie. Ce rapport indique que même si la reprise économique longtemps attendue est déjà amorcée, il semble peu probable qu’elle influe sur le chômage pendant un certain temps.

Pour ramener le taux de chômage des pays de l’OCDE au niveau de 1979, il faudrait créer chaque jour 20 000 emplois nouveaux, pendant les cinq dernières années de la présente décennie et seulement pour empêcher le chômage de s’aggraver, il faudrait créer jusqu’à 20 millions d’emplois nouveaux pendant la même période.

Le problème du chômage touche tous les pays, même ceux qui, comme la Suède, ont connu un taux de chômage comparativement faible au fil des ans. Nous n’avons aucun signe manifeste de reprise de l’économie suédoise avec une croissance assez rapide de la production industrielle mais il faut cependant diminuer le niveau du chômage.

La lutte contre le chômage est, à mon avis, une tâche essentielle pour tous les gouvernements qui ne rivalise en importance qu’avec la lutte pour la paix et le désarmement. Il y a pour cela plusieurs raisons:

Premièrement, le chômage est un gaspillage terrible. A l’heure actuelle, partout dans le monde, des ressources de production sont grossièrement sous-utilisées. Cela ne vient certainement pas du fait que tous les besoins de l’humanité sont satisfaits. Nous le savons tous, c’est tout à fait le contraire qui est vrai. Dans de nombreuses parties du monde, on ne peut même pas satisfaire les besoins les plus fondamentaux de l’homme. Dans toutes les sociétés, on trouve de nombreux besoins non satisfaits et qui, pour l’être, requièrent de la main-d’œuvre.

Cependant, une abondante capacité de production est cantonnée à l’oisiveté. Les personnes qui ne demandent qu’à travailler sont obligées de passer leur temps dans l’oisiveté.

Cela signifie une moins grande production et, partant, une moins grande consommation que celle que l’on pourrait escompter. C’est pourquoi, l’on peut dire que le chômage est un gaspillage.

Deuxièmement, chômage égale souffrance humaine.

Au-delà des faits brutaux des statistiques du marché du travail se cache le malheur d’innombrables individus. Il n’est que trop facile d’oublier que chacun de ces millions de chômeurs est un être humain.

Ce pourrait être le «travailleur invité» d’Europe méridionale ou d’Afrique du Nord qui vient dans les centres industriels d’Europe et occupe pendant des années les emplois les moins bien rémunérés mais réussit toujours à subvenir à ses propres besoins et à ceux de la famille qu’il a laissée derrière lui. Maintenant, on lui demande de rentrer chez lui.

Ce pourrait être aussi la jeune fille que j’ai rencontrée il y a un an dans un service pour l’emploi des jeunes en Suède. Elle ne meurt pas de faim. Ses parents et la société pourvoient à la plupart de ses besoins fondamentaux, mais pas à celui d’être demandée, d’être nécessaire.

«Je dors tard le matin», me disait-elle. «Aux environs de midi, il m’arrive d’aller au service de l’emploi. Ils ont parfois quelque chose qui pourrait me convenir. Dans ce cas, je vais voir l’entreprise en question. D’habitude, il y a des tas d’autres candidats. En général, je n’ai pas l’instruction qui correspond. De toute façon, personne ne veut engager quelqu’un qui n’a pas d’expérience professionnelle. J’ai fait de nombreuses demandes d’emploi et j’ai été refusée cinquante à soixante fois. Le soir, je reste à la maison, je regarde la télévision et vais en ville voir mes amis. Jusqu’à présent, je vais bien, mais je perds vite espoir et confiance et je commence à m’inquiéter lorsque je vois ce qui arrive à certains de mes amis.»

Ce qui ressort, à mon avis, des propos de cette jeune fille c’est que le travail est certes surtout et avant tout un moyen de gagner sa vie, mais il est aussi beaucoup plus que cela.

Dans les années 50, on a souvent décrit le travail comme une sorte de «mal nécessaire». Nous avons travaillé pour gagner du temps libre. Notre temps libre était la compensation d’un travail ennuyeux et monotone dans une ambiance souvent malsaine et désagréable. On a écrit des ouvrages sur la civilisation de demain reposant sur les loisirs.

Le travail était alors considéré par beaucoup comme quelque chose de séparé de la vie. Avec cette optique, il n’était pas si important de savoir à quoi ressemblait la vie de travail, qui décidait du lieu de travail et à quoi il pouvait servir. Peut-être n’était-ce pas important que quelqu’un n’ait pas d’emploi tant qu’il avait une situation économique décente.

Ce ne sont peut-être pas seulement des propos des années 50 et l’on peut certainement entendre aujourd’hui encore çà et là des échos de ce style. Mais, parmi tant d’autres, une nouvelle attitude face au travail s’est fait jour. Le travail n’est plus seulement quelque chose que l’on fait huit heures par jour, cinq jours par semaine pour une certaine compensation. Il a aussi des répercussions décisives sur notre vie de famille, nos relations avec les autres, et notre rôle général dans la société.

Avoir un travail fait grandement partie de la vie sociale d’un individu. Le travail est une part importante de l’identité d’une personne. Le travail est intimement lié à des valeurs comme la confiance en soi, la dignité humaine et le sens de la vie.

Aussi, n’est-il pas surprenant que l’aggravation du chômage coïncide avec l’augmentation de la mortalité, l’aggravation de l’état de santé, l’augmentation du nombre des suicides, le déchirement des familles, l’augmentation de la criminalité, l’accroissement de l’usage de drogues et de la prostitution. Les conséquences sociales du chômage de masse sont considérables.

La troisième raison de la nécessité de lutter contre le chômage a un rapport direct avec les objectifs et les activités du Conseil de l’Europe. Je suis convaincu qu’en définitive le chômage de masse constituera une menace pour la démocratie. En d’autres termes, la démocratie ne survivra pas à longue échéance dans les pays ayant encore des taux élevés de chômage. Ils minent la texture de la société sur laquelle la démocratie a été construite. Les sociétés démocratiques tolérantes et ouvertes ne peuvent s’y opposer. Elles seront remplacées par des sociétés autocratiques, dont j’ignore si elles seront de droite ou de gauche; ce sera en tout cas la fin des démocraties ouvertes.

Ce qui, à mon avis, est particulièrement dangereux à cet égard est le chômage considérable des jeunes. Nous parlons de crise économique, nous disons que tout le monde doit contribuer à trouver une solution à nos problèmes économiques, mais lorsque les jeunes quittent l’école et désirent occuper un emploi, lorsqu’ils veulent entrer complètement dans le monde des adultes, lorsqu’ils veulent donner leur contribution, on leur répond qu’ils ne sont ni désirés, ni nécessaires. La seule contribution qu’on leur propose à la solution de la crise est de rester au chômage.

Cela fait perdre aux jeunes l’espoir et la confiance en eux-mêmes. Il en résulte aussi de l’amertume et du désespoir, une perte de confiance dans la société, dans nos institutions démocratiques. Si nous dénions aux jeunes le droit d’être des membres à part entière de notre société, ils peuvent choisir de se placer en dehors de la société.

On fait valoir à présent que l’expérience des quelques dernières années montre qu’après tout le chômage n’est peut-être pas si dangereux que cela. Nous n’avons eu aucune réaction violente, malgré les taux records de personnes sans emploi. Ceux qui n’ont pas de travail ont de toute manière un certain revenu, et ils ne souffrent pas trop. Certains disent même qu’un peu plus de chômage serait peut-être une bonne chose – cela rend les syndicats plus accommodants et cela réduit l’inflation.

Ce sont là à mon avis des arguments très peu clairvoyants. Il se peut que les réactions contre le chômage n’aient pas été très violentes jusqu’à présent. Toutefois, lorsqu’une génération après l’autre de jeunes constate qu’il n’y a pas de place pour un grand nombre d’entre eux sur le marché du travail, toute la structure d’une société démocratique peut être sapée. Or, c’est là quelque chose qui ne se répare pas facilement, même si le taux de chômage régresse à nouveau.

Bref, je crois que la lutte contre le chômage a une importance considérable pour éviter le gaspillage dans un sens purement économique, pour atténuer les conséquences sociales et les souffrances humaines qui résultent du chômage, et pour rétablir la foi dans le mode démocratique du gouvernement, pour renforcer la démocratie elle-même.

Ce n’est pas le moment ni le lieu de procéder à une analyse détaillée de ce qui pourrait être le meilleur remède pour nos économies, de ce qu’il faudrait faire pour renverser les tendances qui aboutissent à un chômage accru. J’ai simplement voulu donner un avis au sujet de la raison pour laquelle cette lutte pour des emplois supplémentaires a une telle importance.

On fait valoir parfois que si nous souhaitons la stabilité économique et une inflation faible, nous devons aussi accepter un certain chômage. Il est exact que la lutte contre l’inflation est importante. Il est exact aussi que les moyens traditionnels d’accroître la demande, par exemple par des réductions fiscales, ont souvent suscité une augmentation de l’inflation. Mais il n’y a pas de compensation inexorable entre le plein emploi et l’inflation. Il n’est pas absolument nécessaire de payer pour la stabilité économique par la suppression d’emplois à des individus. Une politique économique plus sélective, comportant un soutien aux industries viables et une politique régionale active, pourrait accroître l’emploi sans lourdes pressions inflationnistes. C’est là une politique plus difficile que le modèle keynésien traditionnel – mais c’est aussi une politique qui pourrait donner de meilleurs résultats, si elle était menée avec soin et adresse.

Il faut souligner une chose: la lutte contre le chômage est une lutte commune, que les nations doivent mener ensemble. Aucun pays ne peut poursuivre isolément une politique d’expansion. De telles politiques conduisent inévitablement à une perte de force compétitive et à d’importants déficits de la balance courante. Toute tentative d’expansion isolée devra bientôt être inversée. La solution à ce problème est en réalité très simple, et néanmoins très difficile à mettre en œuvre. L’interdépendance économique internationale signifie que la crise économique mondiale n’est pas constituée par les crises distinctes d’un grand nombre de nations. Il s’agit d’une crise commune. Sa solution réside dans une action concertée en vue d’augmenter la croissance et l’emploi. Comme l’a exprimé Helmut Schmidt dans un article il y a quelque temps:

«Nous nous heurtons toujours à la question suivante: les pays s’efforceront-ils de résoudre leurs problèmes communs en coopérant – c’est-à-dire de jouer un jeu dans lequel chacun est gagnant, ou passeront-ils à une confrontation, un jeu dans lequel chacun est perdant?»

Nous avons encore un long chemin à parcourir avant d’arriver à un consensus général concernant la nature spécifique d’une action concertée pour la croissance. Il y a, naturellement, une controverse permanente au sujet des meilleurs moyens de lutter contre le chômage. Certains prétendent que le partage des emplois est une bonne idée; en diminuant le nombre des heures pendant lesquelles nous devons travailler, nous pourrions créer des emplois pour ceux qui n’en ont pas. D’autres proposent un secteur public élargi, qui pourrait procurer des emplois dans des domaines où de nombreuses demandes ne sont pas encore satisfaites. Nous continuons, cependant, dans une large mesure, à tâtonner à l’aveuglette. Il est cependant essentiel, tant pour l’avenir de l’Europe que pour l’avenir de la démocratie sur ce continent, que nous nous rassemblions et que nous trouvions des remèdes appropriés contre la plaie du chômage.

Je mentionnerai une seule réflexion, énoncée dans un discours l’autre jour par l’économiste suédois Rudolf Meidner. Meidner a comparé les difficultés évidentes que nous avons à organiser nos économies d’une manière qui donne aux individus l’occasion d’exercer tous les emplois dont on a tant besoin, avec l’immensité des appareils de recherche et des efforts d’organisation dont disposent les militaires.

Dans le monde entier, il y a des instituts remplis d’hommes de science, qui travaillent à plein temps à des stratégies pour la guerre. Une grande partie de toute la recherche technologique est consacrée à des fins militaires. D’innombrables milliards de dollars et de roubles, et d’autres sortes de monnaies, sont utilisés pour la mise au point de nouveaux systèmes de défense sophistiqués.

Pourquoi, peut-on se demander, ne pouvons-nous pas utiliser la même approche systématique dans la lutte contre le chômage? Pourquoi ne pourrait-il pas y avoir un programme de recherche à grande échelle, ayant pour objet d’organiser des emplois pour les individus? Pourquoi ne pourrions-nous pas avoir davantage d’instituts se consacrant à la recherche d’une stratégie pour l’emploi et la croissance?

Ce printemps, j’ai participé à une conférence, dans une ville suédoise, concernant le chômage des jeunes. De nombreux jeunes y assistaient, et j’ai invité quinze d’entre eux à revenir six mois plus tard à la résidence du Premier ministre suédois à la campagne pour discuter de la situation des jeunes sur le marché du travail.

Cette réunion a eu lieu avant-hier. Les heures que nous avons passées ensemble, les jeunes chômeurs avec certains représentants du Gouvernement et moi-même, m’ont appris beaucoup de choses au sujet du sentiment que donne le fait d’être chômeur. Pour préparer cette réunion, les jeunes qui y ont assisté avaient travaillé beaucoup pour élaborer des propositions constructives. Ces propositions se fondaient essentiellement sur leurs propres activités, ce qu’ils pouvaient faire pour s’organiser en vue de la création d’entreprises et du lancement d’autres activités de nature diverse lorsqu’ils cherchaient un emploi. Ils ont fait preuve d’un état d’esprit constructif et de beaucoup d’optimisme. Ce fut une expérience remarquable qui a montré combien il est important d’avoir confiance en soi et le rôle que cela peut jouer pour ces jeunes. A notre tour, nous devrions avoir confiance dans la jeunesse. Nous ne devrions jamais les laisser tomber, parce que si nous avons confiance dans les jeunes, nous avons confiance dans l’avenir.

Pour finir, quelques mots sur cet autre problème si important pour nous tous, la lutte pour la paix. Nous vivons à une époque d’insécurité effrayante. Cet automne, toute l’attention est une nouvelle fois polarisée sur l’Europe, notre continent. Nous sommes confrontés à la perspective d’un nouvel accroissement des armes les plus sophistiquées qui soient, les armes nucléaires, alors que la seule solution raisonnable consisterait à les réduire.

Nombreux sont ceux qui prétendent que la paix en Europe dépend de la capacité nucléaire des deux alliances militaires. Il est vrai sans doute que jusqu’ici la dissuasion a empêché la guerre d’éclater. Mais les armes nucléaires sont d’une nature particulière. Leur existence a transformé le concept de guerre, car une guerre nucléaire ne se termine jamais par une victoire. Ces armes n’offrent aucune protection réelle. Si elles devaient être utilisées, les conséquences dépasseraient tout ce que l’on peut imaginer. Il ne resterait au soi-disant «vainqueur» que des pays dévastés, contaminés par les radiations. Toute civilisation, nous le savons bien, pourrait être anéantie en l’espace de quelques heures. Aujourd’hui le public est parfaitement conscient des incidences d’une destruction nucléaire. Mais au lieu d’en tirer les conséquences qui s’imposent, les Etats continuent de se préparer à la guerre atomique et poursuivent les essais comme si de rien n’était. Et c’est là, pour les peuples, une menace terrifiante.

Robert McNamara est probablement l’homme qui a participé le plus directement aux discussions sur la dissuasion nucléaire, puisqu’il fut pendant sept ans ministre de la Défense aux Etats-Unis et pendant plus de dix ans Président de la Banque mondiale.

Robert McNamara a fait l’autre jour une révélation extrêmement intéressante que l’on peut considérer comme un apport fondamental dans la discussion sur le rôle des armes nucléaires. Sa conclusion est sans détours:

«Les armes nucléaires n’ont aucun objectif militaire quel qu’il soit. Elles sont parfaitement inutiles, elles ne servent à rien si ce n’est à dissuader l’adversaire de les utiliser.»

Et son analyse est claire: déclencher une offensive stratégique nucléaire contre l’Union Soviétique aboutirait quasi sûrement à une réaction qui infligerait des dommages formidables aux Etats-Unis et à l’Europe. Il en serait évidemment de même des conséquences d’une offensive stratégique soviétique contre les Etats-Unis. Au cours des deux dernières décennies la situation a beaucoup changé; les deux camps disposent maintenant d’un arsenal stratégique gigantesque dont pour le moins une part considérable demeurerait intacte après une première attaque et pourrait ainsi être utilisée pour riposter. Et cela aurait des conséquences catastrophiques pour les deux camps. Déclencher une offensive nucléaire stratégique serait de l’avis de M. McNamara une opération «suicidaire».

Et, selon lui, il n’est plus possible de croire aujourd’hui que la crainte de telles conséquences dissuaderait l’Union Soviétique de toute agression conventionnelle. Pour être crédible, la dissuasion ne saurait s’appuyer sur des agissements qui ne le sont pas.

On peut douter également de la valeur des armes nucléaires tactiques. On suppose évidemment que l’OTAN se servirait de ces armes pour riposter à une invasion de l’Europe de l’Ouest par les pays du Pacte de Varsovie. Mais les armes nucléaires tactiques, en particulier l’artillerie, ont un rayon d’action si faible, que les explosions nucléaires déclenchées par l’OTAN se produiraient sur son propre territoire, et s’accompagneraient de lourdes pertes et de destructions massives dans ses propres pays. De plus, il est bien évident que l’autre camp riposterait à une attaque de l’OTAN par une contre-attaque nucléaire massive.

Ce furent également quelques-unes des raisons invoquées par la Commission indépendante sur les questions de désarmement et de sécurité, pour défendre sa proposition d’instauration d’une zone libre d’armes nucléaires en Europe centrale. Nous qui avons travaillé au sein de cette commission, nous avons écrit dans notre rapport que ce type d’armes présente un risque particulier. Nous avons proposé un plan prévoyant le retrait des armes nucléaires des territoires situés dans un rayon de 150 km entre les pays de l’OTAN et ceux du Pacte de Varsovie, en commençant par l’Europe centrale et en continuant par la suite jusqu’aux flancs nord et sud. Ce que nous proposions, c’était une codification du principe selon lequel les armes nucléaires ne devraient pas être déployées dans les régions situées plus avant. Il s’agissait d’atténuer les pressions de ceux qui réclament un recours intempestif aux armes nucléaires, pour éviter que les décisions et les initiatives ne soient prises sur la base du principe use them or lose them. Nous avons proposé de commencer par l’Europe centrale, car c’est là que l’affrontement est le plus brutal et le danger d’une escalade nucléaire le plus menaçant. Bien entendu le contrôle est un élément très important. Pour être sûr que ni l’un ni l’autre camp n’utilisera plus d’armes nucléaires, il faudrait des moyens techniques à l’échelon national et, peut-être, un accord d’inspection en cas de besoin. Ces dispositions pourraient être mises en œuvre dans le cadre d’un accord sur l’équilibre des forces et la réduction des armements en Europe.

Il est vrai que les armes nucléaires peuvent être réintroduites dans cette zone en temps de guerre et que des armes nucléaires peuvent être dirigées de l’extérieur vers des cibles situées à l’intérieur de la zone. Mais cela n’affaiblit pas l’idée d’une zone conçue comme un moyen d’établir la confiance, et qui vise à réduire les pressions de ceux qui réclament une utilisation sur une vaste échelle des armes atomiques, alors que les deux camps préfèrent rester en deçà du seuil nucléaire, mais craignent d’être devancés par l’adversaire. Il s’agit d’éviter de tomber dans un piège, ce que ne souhaite ni l’un ni l’autre, l’intérêt commun étant de trouver les moyens de ne pas en arriver là.

Il ne fait pas de doute que ces idées connaissent aujourd’hui un regain d’intérêt. Je suis fermement convaincu que cette proposition, si elle était mise en œuvre, permettrait d’améliorer la sécurité des deux camps et que cette idée fera son chemin comme le montre le débat en cours à l’OTAN.

Affirmer que la paix ne peut être obtenue que par la dissuasion revient en fait à dire que la recherche de la sécurité doit se fonder sur la peur, sur la menace d’une revanche. Il s’agit d’inspirer la plus grande peur possible à l’adversaire, qui a évidemment le même objectif. Il s’ensuit que la peur se fera de plus en plus vive. Autrement dit, de plus en plus d’armes sont mises au point et déployées en Europe et dans le monde. Je ne crois vraiment pas que c’est ainsi que nous jetterons les bases d’une paix durable.

Tous les peuples ont intérêt à éviter une guerre nucléaire. C’est précisément sur cet intérêt que se fonde un autre concept, qui est celui de la sécurité commune: les antagonistes doivent travailler ensemble à éviter la guerre, en négociant la réduction équilibrée des arsenaux existants, en prenant des mesures propres à créer un climat de confiance et en limitant les armes nouvelles.

Pour y arriver, un dialogue constructif entre l’Est et l’Ouest est indispensable de même qu’un dialogue entre les décideurs, les négociateurs, les hommes de science et l’immense public attaché à la paix et à la sécurité dans tous les pays.

C’est en partie pour cette raison que la Suède est si honorée d’accueillir la Conférence sur les mesures visant à créer un climat de confiance et de sécurité et sur le désarmement en Europe, qui commencera à Stockholm au début de l’année prochaine. Nous espérons sincèrement que cette conférence, qui intervient à une époque si capitale pour l’avenir de notre continent, contribuera à donner à la sécurité une assise plus solide que la suspicion et la peur. Je vous ai parlé aujourd’hui de démocratie, d’emploi et de paix, questions toutes trois liées à la survie de l’humanité, à la dignité de l’homme et au droit de chaque individu à une vie libre où il puisse bâtir lui-même son avenir.

Ce sont là également les préoccupations du Conseil de l’Europe. C’est pourquoi les initiatives prises par le Conseil sont si importantes pour chaque individu, dans notre région du monde. (Applaudissements)