Sandro

Pertini

Président de la République italienne

Discours prononcé devant l'Assemblée

mercredi, 27 avril 1983

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les parlementaires, en prenant la parole dans cet hémicycle chargé d’histoire où ont été accueillis d’éminents hommes d’Etat européens – de Spaak à Adenauer en passant par Schuman, Churchill et Bevin, ainsi que De Gasperi et Sforza – je mesure tout l’honneur qui m’est fait par vous-même, Monsieur le Président, par le Président du Comité des Ministres, par tous les parlementaires et par votre Secrétaire Général. Je profite de cette occasion pour adresser à ce dernier mes salutations les plus cordiales. Dans l’histoire de la construction européenne, cette institution est – du point de vue politique – la fille aînée du mouvement de construction européenne. Elle représente dans la longue marche de l’Europe, commencée il y a plus de trente ans et non encore achevée, la lueur de l’aube et un rayon d’espérance. L’idée européenne, qui a passionné tant d’esprits éclairés, a trouvé ici sa première expression institutionnelle. Depuis lors, d’autres initiatives sont venues renforcer l’action en faveur de la réalisation de ce grand dessein européen. Mais cette initiative à Strasbourg a poursuivi de façon ferme et tenace son chemin sur le tracé qu’elle s’était fixé et a développé sans arrêts ou retours en arrière son œuvre patiente et précieuse. Le Conseil de l’Europe a été, et il est plus que jamais, le point de référence de toutes les activités européennes. C’est dans ce cadre, dans cette libre et prestigieuse arène, que se trouve une haute tribune pour tous les débats européens et que convergent les diverses facettes du prisme européen. Au lendemain de la guerre, l’Europe des vainqueurs et celle des vaincus se sont rencontrées dans cette salle. Dans les années qui suivirent, l’Europe communautaire et l’Europe non communautaire, l’Europe engagée et l’Europe neutre, sont venues chercher ici une base d’entente et de dialogue. Ce rapprochement entre les différentes sources dans laquelle s’est articulée l’idée européenne n’a pas donné naissance à une Babel des langues. Bien au contraire, une intense activité a été déployée dès le début et des résultats importants ont été obtenus dans des domaines très divers, comme le prouve l’élaboration de plus d’une centaine de conventions. L’Europe est certes à la recherche de son unité mais elle a trouvé ici les moyens à mettre en œuvre pour la réaliser un jour et elle a défini les grandes lignes de son développement structurel. C’est ici, en définitive, que l’Europe a commencé de se constituer.

Compte tenu de votre connaissance du sujet, il serait déplacé de ma part et parfaitement inutile de rappeler chacune des étapes et chacun des aspects de votre activité laborieuse et multiforme. Il est plus important pour vous et pour moi de souligner que vos succès ont contribué à forger l’Europe, à l’unifier, à imprimer le sceau européen à de multiples secteurs d’activité très différents les uns des autres. Ces résultats ont été possibles pour une raison simple et claire. Le Conseil de l’Europe a toujours été guidé par la lumière éclatante d’un seul phare, celui de la liberté, de la justice, du droit, du pluralisme, en un mot de la démocratie. Voilà l’esprit qui a animé ces trente années et plus d’activités. C’est pourquoi l’institution dont j’ai aujourd’hui l’honneur d’être l’hôte a su avoir le courage de prononcer des condamnations, de se séparer – non sans douleur – d’un pays membre ou d’un autre dans l’espoir, non déçu, que le temps lui donnerait raison. L’Europe libre, démocratique, civilisée, trouve dans cet hémicycle sa plus large expression. La construction européenne est certes le rêve le plus noble de notre siècle, mais vous savez tous que l’Europe, ou le moyen de l’édifier, a fréquemment suscité des divergences, voire même des désaccords. A Strasbourg, toutefois, les Européens ont pris l’habitude de voir ce qui les rapproche, c’est-à-dire le goût de la liberté, l’attachement aux méthodes et aux valeurs du pluralisme et de la démocratie, l’aspiration continuelle de l’homme et du citoyen à la justice et à ses droits inaliénables.

Comme je l’ai déjà dit, je ne pourrais ni ne saurais résumer, même dans ses grandes lignes, l’œuvre très vaste accomplie par les divers organes du Conseil de l’Europe. En revanche, je puis indiquer les résultats qui me paraissent les plus significatifs et qui ont été les mieux accueillis par l’opinion publique de mon pays. Je mentionnerai d’abord ce qui me semble être la réalisation la plus parfaite – la première aussi dans l’ordre chronologique – et qui a fini par s’identifier au grand principe fondamental qui régit l’activité du Conseil de l’Europe. Le Conseil de l’Europe a fait preuve d’une réelle originalité dans le domaine de la défense des droits de l’homme et, de ce fait, il se distingue des autres organisations en Europe et dans le monde. La Convention, la Commission, la Cour des Droits de l’Homme – qui offrent pour la première fois aux particuliers une possibilité concrète de recours contre les Etats et contre leur propre Etat auxquels ils peuvent se mesurer sur un pied d’égalité – sont uniques en leur genre et marquent le point d’aboutissement d’une très longue évolution qui plonge ses racines dans le Siècle des Lumières et dans la Révolution française. Vieux combattant de la liberté dans mon pays, je ne crois pas exagérer en affirmant que l’on n’a jamais manqué dans cette salle de condamner – fermement et sans retard – les violations des droits de l’homme, sans transiger ou faire d’humiliantes concessions à ce que l’on appelle la «raison d’Etat». Aujourd’hui, après les tristes expériences que nous avons faites, nous savons tous que nos sociétés contemporaines demeurent exposées aux attaques du «virus» totalitaire. Le pouvoir dispose de toute une gamme de moyens de persuasion et de domination pour obtenir un consensus. Il n’y a que trop de manières de s’y prendre pour corrompre les consciences. Une technologie raffinée permet maintenant aux régimes oppresseurs les plus cyniques de recourir à la «violence douce et silencieuse», alors que dans l’Antiquité et à une époque encore récente la violence se manifestait à l’état brut et consistait à liquider physiquement l’adversaire.

Tocqueville eut l’intuition fulgurante de cette évolution quand il écrivit au début du dix-neuvième siècle:

«Le type d’oppression dont sont menacés les peuples démocratiques ne ressemblera à rien de ce que nous avons connu jusqu’ici.»

Le fonctionnement de la démocratie, nous le savons, est sans aucun doute plus complexe et plus délicat à l’ère technologique actuelle. Le processus décisionnel démocratique, parce qu’il s’entoure de garanties, est forcément plus lent, plus laborieux, et peut-être d’une moindre efficacité immédiate, que la manifestation pure et simple de la volonté du tyran ou que l’obéissance aveugle au parti unique et à son appareil bureaucratique. Mais nous savons tous aussi que le système démocratique – malgré ses lenteurs, et, parfois, ses atermoiements et ses grandes dépenses d’énergie – est, du point de vue humain et politique, infiniment supérieur au système totalitaire. Certes, la démocratie ne l’emporte pas partout et toujours sur le totalitarisme. Il lui arrive de succomber et, pour ne pas succomber, il lui faut avant tout avoir le courage d’être elle-même. Elle doit s’affirmer, elle doit se battre contre les démons avec les armes qui sont les siennes, à savoir l’honnêteté, l’intégrité, la droiture morale et, au premier chef, le respect des droits constitutionnels de ceux mêmes qui sont prêts à les renier. Goethe disait:

«Si nous perdons courage, tout est perdu. Il vaudrait mieux n’être pas nés!»

La démocratie est avant tout une école de courage civique. Avoir proclamé ces principes et contribué à sensibiliser les peuples européens à ces éternels problèmes, dans un esprit moderne et en tenant compte des nouvelles embûches de notre époque, a été et demeure le grand mérite de cette Organisation qui a su rendre ainsi l’Europe plus européenne.

Parmi tant d’autres activités, je voudrais évoquer la vaste fresque de conquêtes sociales présentée en 1961 dans la ville italienne de Turin qui, pour diverses raisons, est liée à la glorieuse histoire du mouvement ouvrier. Je veux parler de la Charte sociale européenne qui renforce et complète la Convention européenne des Droits de l’Homme dans les domaines économique et social. Les règles énoncées dans la Charte sociale en matière de lutte contre le chômage et de formation professionnelle sont en cours d’approfondissement. En ce qui concerne l’initiative extrêmement importante qu’est le Fonds de réétablissement – symbole tangible de la solidarité européenne et instrument de protection des réfugiés mais qui a trouvé une application dans tous les cas d’excédents de population – je me permets d’exprimer le vœu que des crédits plus importants soient alloués par les Etats membres aux fins de donner plus de force et plus de poids à ses interventions.

Monsieur le Président, Messieurs les parlementaires, ces brèves indications sont certes insuffisantes et je n’ai pas mentionné les innombrables autres secteurs dans lesquels le Conseil de l’Europe déploie avec enthousiasme une intense activité pour l’avenir. Il est néanmoins possible d’évaluer la précieuse contribution que l’Organisation a apportée, et continuera à apporter, pour essayer d’atteindre notre objectif commun: le renforcement de l’identité européenne et une coopération croissante en Europe. Cet objectif – je le répète et je le précise – est commun aux Dix et aux Onze, à tous les pays de cette grande Europe des Vingt et un qui trouve ici son point de convergence. Des craintes, je le sais, ont été exprimées sur ces bancs de voir le Conseil, en quelque sorte, éclipsé par la dynamique communautaire. Ces craintes sont à mon avis injustifiées. Les voies et les moyens peuvent paraître et même parfois sont différents mais c’est en fait le même but qui est visé en partant de la même matrice. Des contributions différentes sont apportées à un objectif unique. La dynamique de l’édification communautaire – qu’il s’agisse de la coopération politique ou de la coopération juridique et culturelle – ne doit pas faiblir un seul instant et nous ne pouvons nous donner des limites, ce qui n’exclut pas l’engagement de tous les pays de la CEE d’utiliser le rôle de liaison de ces initiatives qui est dans les mains du Conseil de l’Europe. Ce rôle sera même renforcé par cette dynamique. Tout donne à penser que ce que nous avons appelé en Italie avec un certain bonheur d’expression «le dialogue des choses», c’est-à-dire les relations d’ordre pratique entre la Communauté et les organes du Conseil, se développera davantage encore dans l’avenir. Toute décision prise par les instances communautaires pourra, croyons-nous, être examinée et débattue plus à fond que par le passé au sein du Conseil de l’Europe dans le but de conclure de plus larges accords et d’y faire adhérer un plus grand nombre de pays.

Tel est l’esprit qui a animé l’Acte européen de la Déclaration solennelle sur l’union européenne dont M. Colombo et M. Genscher ont pris l’initiative et qui, j’en suis certain, sera approuvé en juin prochain à Stuttgart. Ce même esprit prévaut dans cet Acte qui, comme vous le savez, prévoit le maintien et le renforcement de la coordination entre les Dix et les Onze. En ce qui concerne l’Italie, nous nous emploierons résolument à consolider les liens entre les uns et les autres – et toute occasion sera bonne pour les renforcer – tant au plan communautaire qu’à celui de la coopération politique européenne. Ce ne sont pas là paroles creuses comme le montrent l’action menée et les solides contacts noués ces derniers temps pour rendre plus suivi et plus fructueux – au niveau des ministres et des experts – le dialogue politique au sein de cette Organisation. De nouvelles mesures ont été prises récemment pour stimuler l’échange d’informations et la mise au point d’orientations communes entre les pays de la CEE et les autres, dans le cadre du Conseil de l’Europe. J’ajouterai, à titre d’exemple, qu’une rencontre va avoir lieu – ou a déjà eu lieu – en marge du Comité des Ministres, entre la présidence de la coopération politique et les représentants des Onze. Dans une Europe consciente de son identité, cette Assemblée – qui constitue l’unique lien entre les parlementaires de la CEE et ceux des autres pays – demeurera forcément dans l’avenir cette importante tribune où sont débattus les grands sujets d’actualité et qui a donné une si vive impulsion et de précieuses indications au processus de la construction européenne. Strasbourg, Mesdames et Messieurs, est par conséquent le carrefour de toutes les initiatives, le lieu où toutes les possibilités seront examinées. A Strasbourg, tout a été discuté et continuera de l’être: les défis de notre époque, les délicats rapports Nord-Sud, les difficiles rapports Est-Ouest. C’est pourquoi je pose la question: Helsinki aurait-il été concevable sans Strasbourg?

Monsieur le Président, Messieurs les parlementaires, le moment est venu de conclure et donc de parler de cet objectif primordial qu’est la construction de l’Europe. J’emploie le mot «objectif» pour donner à cette entreprise le sens le plus concret possible. L’Europe, en tant qu’idée et que praxis, a été à la fois un mythe, un rêve, un sentiment, un idéal. D’aucuns n’y voient que mélancolie, tristesse et regret d’un paradis perdu, d’une Athènes du monde qui, après avoir donné «des mondes au monde», après avoir été une civilisation «de fusion des civilisations», après avoir européanisé la planète, après avoir propagé aux quatre coins du globe ses valeurs impérissables, devrait se résigner à disparaître, renoncer à jamais à revivre. Après avoir été grande et avoir brillé de tout son éclat pendant que, par un étrange paradoxe, les guerres civiles et intestines faisaient rage, elle devrait assister impuissante à son déclin au moment même où, plus que jamais, elle a le sentiment de l’urgence de son unité. Vision pessimiste qui renvoie à l’une des étymologies du mot «Europe», à savoir «terre du couchant». Dans sa mythologie, l’Europe a été tantôt Océanide, tantôt gracieuse fille d’Agénor enlevée par Zeus, comme dans le tableau de Véronèse. Au cours de son histoire, elle a été une incarnation après l’autre, successivement l’Hellade et Rome, Empire une première et une seconde fois, «République chrétienne», Renaissance et voyages de découverte, Réforme et Contre-Réforme, «République littéraire et cosmopolite» idolâtrée par Voltaire, Révolution française, révolution industrielle et révolution prolétaire, équilibre et concert d’Etats, impérialisme et expansion coloniale. Elle a été – comme disait Emmanuel Berl – «Musée et Machine», respect du sacré et laïcité, religion et philosophie, art, science et technique, mosaïque de peuples, creuset de races, terrain de rencontre entre les ethnies antagonistes, théâtre d’invasions, point de convergence des migrations, transhumances de peuples et d’individus, point de départ de diasporas sans fin, théâtre de conflits terribles et de sanglantes violences qui a parfois failli sombrer à jamais dans les ténèbres de la nuit, et sur lequel la lumière de l’esprit a paru se voiler. L’histoire de l’Europe est une tragédie. Elle a été, et elle est encore, un enchevêtrement de langues, un concert de voix discordantes: chacun veut une Europe à sa façon. Les uns estiment qu’elle est un péché impardonnable d’abstractions par rapport à «la chair et au sang» des vieilles nations. Jules Romains, par exemple, décrit le Rhin qui se jette dans la mer «chargé de nations, ses eaux charriant les frontières comme des épaves». D’autres voient dans les nations un phénomène caduc alors que les patries demeurent et n’ont aucune confiance dans une patrie européenne. D’autres encore considèrent l’Europe comme leur patrie, même si elle est divisée en plusieurs nations. Et si les nations ne meurent pas, l’Europe survivra. Europe des Etats, des peuples, des patries: ce sont là des concepts différents et dans une large mesure inconciliables. D’aucuns vont jusqu’à prétendre carrément que l’Europe n’est pas même une entité géographique. Nous ne savons – affirment-ils – ni où elle commence ni où elle finit. Nous ignorons si elle se situe au-delà de l’Oural ou au-delà de l’Atlantique, comme le souligne Chabod, le célèbre historien italien, dans sa préface à son Histoire de l’idée européenne. Il y a une énorme confusion dans l’esprit de ceux qui parlent cependant de l’Europe avec fougue et insistance. Il s’agit là d’un concept tout à fait indéfini, vague et imprécis.

Chabod a écrit son livre en 1944. Nous avons aujourd’hui des idées plus claires. Elles ont été décantées par les faits, car en ce qui concerne l’Europe, ceux-ci sont de véritables pierres et pèsent aussi lourd que le roc. Je vous avoue, Messieurs, que je n’aime pas me livrer à la chasse d’une définition appropriée ni à m’attarder à ce genre de méditation, qu’elle soit pessimiste ou exaltante. Les choses sont pour moi plus simples. L’époque du «monde fini» (dont Valéry prédisait l’avènement) est déjà commencée; il n’y a plus un seul arpent de terre à découvrir, plus personne n’est étranger à personne, les montagnes et les océans ne séparent plus mais unissent, des puissances planétaires se constituent, l’univers est devenu «un village électronique» dont l’Europe n’est plus qu’un quartier. Mais il est vrai aussi qu’en raison de cette révolution dimensionnelle, l’Europe – j’entends par là un immense espace européen intégré – est désormais une exigence physiologique indestructible. Sans elle, les sociétés de notre continent ne pourront plus fonctionner. L’Europe est une référence, plus que parfaite, nécessaire, et conditionne notre survie. Quelqu’un a dit fort justement qu’elle est aujourd’hui plus modeste, que les vicissitudes de l’Histoire l’ont rendue plus humble, mais elle est aussi plus semblable à elle-même et, par conséquent, plus unie. Le sentiment d’une appartenance commune s’est réveillé et, au train où vont les événements, elle ne pourra plus s’assoupir. L’Europe n’est donc plus un mythe, un rêve, une étoile qui brille et nous guide de loin, je dirais presque qu’elle a même cessé d’être un idéal pour devenir une nécessité impérieuse qui est en nous et non pas hors de nous. Elle est, si vous voulez, l’idéal indispensable des temps modernes. On l’a bien vu ces jours-ci quand des problèmes monétaires et de défense se sont posés. Il convient d’ajouter que nous ne pouvons nous soustraire à cette nécessité qui nous concerne tous: pas seulement les Dix et les Onze, pas seulement les Vingt et un, mais la totalité des pays du continent et de l’extérieur. Si je ne craignais pas de simplifier, je paraphraserais Benedetto Croce qui affirmait: «Nous ne pouvons pas ne pas nous dire chrétiens.» Nous ne pouvons pas aujourd’hui ne pas nous dire Européens.

Ce serait en effet une simplification. Si l’on veut construire cette Europe si nécessaire, il importe de ne pas rester inerte, passif et immobile. L’Europe est certes nécessaire mais cela ne veut pas dire qu’elle se mettra en place toute seule. S’il n’existe pas de volonté politique, le projet risque fort de capoter. L’Europe est aussi et avant tout affaire de volonté. Ce que nous sommes, et ce que nous serons, dépend aussi dans une large mesure de notre propre attitude présente et future.

L’Europe n’est pas non plus un acte isolé de volonté mais une série d’actes de volonté. C’est une construction laborieuse, c’est un processus lent qui exige de la patience, qui a des hauts et des bas, marque une pause et repart. Par bonheur, l’Histoire ne s’achemine pas vers un jour du jugement dernier; elle est un continuum. Pour faire l’Europe, il n’y a donc pas d’autre alternative que de continuer à la faire avec la volonté bien arrêtée d’aller jusqu’au bout. Peu importe – mais cela n’est évidemment pas souhaitable – s’il nous arrive d’être contraints de rectifier le tir ou d’œuvrer davantage dans un secteur plutôt que dans un autre. Jean Monnet nous a appris que «partialisme» n’est pas forcément synonyme de «minimalisme». L’Europe, disait de son côté Perroux, «est moins un champ qu’une semence». L’important est de ne pas perdre de vue l’objectif et de ne jamais oublier – comme nous y invite Armand – que si pour Rome Carthago delenda est, pour nous autres Européens d’aujourd’hui Europa construenda est. Aux temps héroïques de l’idéal européen, quand nous sortions des combats et des massacres de la guerre, il était possible et parfaitement justifié d’avoir des préoccupations immédiates d’un type partiellement différent et de penser comme De Gasperi que:

«pour unir l’Europe il est peut-être plus nécessaire de détruire que de construire, de mettre à bas un monde de préjugés, d’arrogance et de rancœurs. Que d’efforts n’a-t-il pas fallu déployer pour faire l’Italie où, pendant des siècles de servitude, chaque ville avait appris à détester sa voisine! Nous devons en faire autant pour l’Europe, écrire, parler, agir sans répit. L’Europe doit rester à l’ordre du jour».

A cette époque De Gasperi, ce grand Européen italien, avait raison.

Aujourd’hui, par contre, que les jours de fureur et de colère sont derrière nous, maintenant que les haines sont apaisées, les mésententes surmontées, l’Europe peut et doit non plus démolir mais s’édifier elle-même jour après jour. Ce faisant, elle contribuera à faire ou refaire aussi le monde. «L’Europe c’est la paix», affirmait un autre grand Européen, Sforza. Une nouvelle organisation du monde permettant d’affronter les terribles défis de l’époque serait-elle concevable sans une Europe unie, indépendante, libre et forte, en paix avec elle-même et avec ses voisins, amie sincère et active des peuples des autres continents?

De cette Europe l’Italie a besoin tout comme l’Europe a besoin de l’Italie. Il n’y a rien de dégradant à l’admettre. Je pense au contraire qu’il est courageux de le proclamer, que c’est même un devoir. On a toujours été conscient dans cet hémicycle que nos pays ont un immense besoin de l’Europe. Mais ce ne sont pas seulement nos pays qui en ont besoin mais le monde tout entier. L’Europe a été pendant des siècles un champ de bataille, qu’elle devienne maintenant une terre où règne la paix.

Aujourd’hui, Messieurs, la paix est fondée sur l’équilibre nucléaire entre les deux superpuissances, mais il est absurde de parler d’une paix sur laquelle plane la menace d’une catastrophe nucléaire.

Walter Lippman, le grand journaliste américain, dans un article mémorable, a attiré l’attention sur le fait que la guerre nucléaire pourrait être déclenchée par une erreur de calcul politique ou par une erreur technique de calcul.

A l’ombre des missiles, Messieurs les parlementaires, nous n’aurons jamais la paix.

Nous ne pensons pas à nous-mêmes qui sommes au soir de notre vie, nous pensons aux jeunes qui nous suivent, qui sont au seuil de la vie active. Nous nous préoccupons des jeunes parce que nous voudrions leur léguer une paix sûre qui ne soit pas ensanglantée par d’affreuses tragédies.

Les jeunes ont raison de nous le réclamer à nous, leurs aînés. Ils ont raison de vouloir vivre leur vie sans qu’elle soit troublée par la menace d’une guerre nucléaire qui serait la dernière guerre parce qu’elle serait la fin de l’humanité. Nous avons confiance dans les jeunes. Quelques marginaux s’adonnent à la violence et à la drogue mais les jeunes sont dans leur très grande majorité sains moralement et politiquement.

J’en ai fait personnellement l’expérience, Messieurs les parlementaires. Tous les matins je reçois au Quirinal de 500 à 600 étudiants venus de toutes les régions d’Italie. En quatre ans de présidence, j’en ai déjà reçu 100 000. Je ne leur fais pas de discours. Us en entendent bien assez comme cela. J’engage avec eux un dialogue, je me soumets à un véritable interrogatoire. Eh bien, la question qui les obsède le plus est la suivante: «Allons-nous avoir la guerre? Notre avenir est-il menacé par une guerre atomique?»

Nous nous devons de répondre à cette question parce que c’est de nous, les aînés, qui tenons entre nos mains le destin des peuples, que dépend l’avenir de notre jeunesse.

Si nous ne voulons pas que retombe sur nous la malédiction des jeunes, qui ont le droit de vivre leur vie dans toute sa plénitude, nous devons mettre tout en œuvre pour que soit institué un désarmement total et contrôlé. Il faut détruire toutes les armes atomiques et utiliser l’énergie nucléaire pour faire progresser l’humanité dans la voie de la paix.

J’ai participé à deux guerres mondiales: à la première, quand j’étais encore adolescent, à la seconde comme partisan rescapé des prisons fascistes. Il n’est pas vrai que la guerre est belle comme l’a dit un poète italien décadent. La guerre est un monstre vorace. Elle est l’anticivilisation. Il ne faut pas retourner à la barbarie mais œuvrer pour la civilisation, pour que triomphent la pensée, le travail, la solidarité de tous les peuples désormais liés par un même destin.

Les jeunes veulent vivre et non pas périr dans un holocauste nucléaire. Nous sommes avec eux. Et tant qu’il y aura en nous un souffle de vie, nous resterons à leurs côtés pour tenir éloigné le monstre de la guerre et pour les aider à vivre dans la dignité et la sérénité. Leur vie est un bien précieux, elle doit être pour eux source de joie et jalonnée de conquêtes exaltantes dans tous les domaines du savoir.

Que l’homme l’emporte sur la bête, que la civilisation l’emporte sur la barbarie!

Nous avons lutté toute notre vie pour cet avenir de paix, de progrès et de fraternité entre tous les peuples de la Terre.

Nos non nobis: oui, nous avons lutté et nous continuerons à lutter pour les jeunes de la génération montante.

Nous nous battrons pour assurer le triomphe de la paix, pour que l’intelligence l’emporte sur les instincts bestiaux, pour que les hommes se sentent tous frères et unis dans un même destin, pour que le plus fort soutienne le plus faible et qu’ils s’avancent ensemble sur le chemin de la vie.

Je suis d’accord avec le grand dramaturge Bertolt Brecht: l’humanité ne doit plus avoir besoin de héros mais d’hommes qui, libérés à jamais du cauchemar de la guerre, qui cherchent et qui travaillent ensemble à faire progresser la science non pas en fabriquant des engins de mort de plus en plus perfectionnés mais en essayant d’atteindre les plus hauts sommets de l’esprit et de rendre la vie plus noble et plus digne d’être vécue.

Tels sont nos buts et telle est la détermination qui nous anime. Nous sommes aux côtés de la jeunesse et nous l’exhortons à se battre comme si chaque jour devait être le dernier et comme s’il ne devait jamais y avoir de dernier jour.

L’Europe unie, avec son potentiel humain, historique, culturel, technologique, peut s’interposer entre les deux grandes superpuissances, elle peut empêcher l’holocauste nucléaire.

Mais, pour posséder pareille force, l’Europe ne doit envisager aucune exclusion dans les institutions communautaires. Refuser, par exemple, l’entrée de pays comme l’Espagne et le Portugal dans la Communauté économique européenne parce que cela perturberait le marché agricole, serait faire preuve d’un nationalisme égoïste et étriqué, ce serait raisonner en marchands et non en hommes politiques éclairés auxquels tient à cœur la volonté de paix des peuples. Si tous les peuples de la Terre pouvaient d’une seule voix exprimer leur volonté, ils se prononceraient en faveur de la paix et ils demanderaient que les 650 milliards de dollars qui servent à l’achat d’armes nucléaires soient consacrés à la lutte contre la faim dans le monde.

En un an des millions de créatures humaines meurent de dénutrition. Ce massacre d’innocents pèse comme une malédiction sur la conscience de chaque homme d’Etat, ainsi que sur ma propre conscience.

C’est ce que l’Europe peut et doit exiger, mais pour avoir ce droit elle doit aussi avoir l’autorité politique nécessaire qu’elle ne saurait obtenir qu’en procédant à la réforme de l’ensemble des institutions communautaires. Le Conseil des ministres doit être en mesure de prendre des décisions à la majorité et le Parlement européen – qui se réunit également dans cet hémicycle – doit disposer d’un pouvoir de contrôle et d’un pouvoir législatif si on ne veut pas qu’il demeure une assemblée vide, sans aucun écho.

C’est seulement ainsi, en dépassant un nationalisme étroit et égoïste, qu’on arrivera à réaliser concrètement l’unité européenne. C’est seulement ainsi que l’Europe unie aura la force politique et morale de faire entendre sa voix en faveur de la paix. C’est seulement ainsi que l’Europe pourra s’employer à préserver l’humanité de la catastrophe nucléaire et à lui assurer plus de liberté en combattant des gouvernements qui, de par le monde, oppriment les peuples et bafouent les droits de l’homme.

La liberté est, en définitive, l’exaltation de la dignité de l’homme. S’il est porté atteinte à cette dignité, c’est la liberté elle-même qui en pâtit. Il est vrai que toutes ces questions n’ont jamais cessé d’être ici à l’ordre du jour.

C’est pourquoi nous attachons tant de prix à la défense des droits civils et des droits de l’homme. Quiconque est privé de ces droits cesse d’être un homme libre et devient la victime de l’arbitraire du pouvoir. Moi qui vous parle, je me suis plusieurs fois dressé pour défendre les citoyens d’autres pays privés des droits civils et des droits de l’homme, victimes du pouvoir. Et il m’a été répondu qu’il s’agissait là d’une affaire de stricte politique interne. J’ai répliqué en disant que mon intervention était légitime parce qu’elle s’inspirait du droit des gens et parce que quiconque avait signé l’Accord d’Helsinki devait rendre compte de ses violations à tous les cosignataires de l’Accord.

Mesdames et Messieurs les parlementaires, les despotes, ceux qui portent atteinte à la dignité de l’homme et aux droits civils doivent être mis en accusation devant l’opinion publique internationale.

Le meunier prussien, qui estimait que ses droits avaient été bafoués par Frédéric le Grand, déclara avec fierté au souverain:

«Il y aura bien à Berlin un juge capable d’assurer la défense de mes droits.»

Ici à Strasbourg, siège de la Cour européenne des Droits de l’Homme, elle doit disposer de pouvoirs suffisants pour imposer son autorité, de telle sorte que n’importe quel citoyen dans le monde, dont les droits n’ont pas à son sens été respectés, puisse répondre au despote: «Il y aura bien à Strasbourg des juges auxquels je pourrai recourir pour obtenir justice.»

Cette défense des droits de l’homme doit être l’une des plus nobles tâches de l’Europe unie.

L’homme, grâce à son génie, a réussi à briser la chaîne des lois de gravité et à s’élancer dans le cosmos. Brisons aussi la chaîne des égoïsmes et pratiquons la solidarité afin de nous sentir proches de tous les hommes de la Terre, frères des faibles, des opprimés, des affamés, adversaires des oppresseurs et des exploiteurs.

Je suis fier d’être citoyen italien, mais je me sens aussi citoyen du monde et je suis par conséquent aux côtés de ceux qui luttent contre la faim, de ceux qui se battent pour les droits civils et les droits de l’homme et s’insurgent contre les excès de pouvoir des tyrans.

C’est en m’inspirant de ces principes, profondément ancrés en moi, que je vous ai parlé en toute franchise. J’ai été sincère avec moi-même pour pouvoir l’être avec vous.

Le vieux Polonius dit à son fils Laerte qui partait pour la France:

«Mon fils, sois toujours sincère avec toi-même et comme l’aurore surgit de la nuit, tu seras sincère avec les autres.»

Ainsi ai-je fait avec vous. Sans doute me suis-je créé des ennemis; mais Amicus Plato, sed magis arnica veritas.

C’est la vérité à laquelle je crois et elle m’a coûté très cher au cours d’une vie tourmentée.

Elle sera toujours mon étoile polaire et je continuerai à me battre pour elle jusqu’à mon dernier souffle, quel que soit le prix à payer.

Je tiens à dire aux jeunes: «Soyez toujours debout, maîtres de vos sentiments et de vos pensées et ne soyez jamais à genoux.»

Qui trahit la vérité se trahit lui-même, et il vaudrait mieux qu’il ne soit pas né.

La vérité est le flambeau de la liberté, de la fraternité et de la paix. Ceux qui, comme moi, sont au terme du voyage, s’apprêtent à vous passer ce flambeau uti cursores pour que vous le portiez toujours plus haut, mais nous demeurerons à vos côtés, et avec vous, nous nous battrons contre la guerre et pour la paix, contre la tyrannie et pour la liberté.

Quand tombera sur nous la nuit qui n’aura plus d’aurore, nous l’accueillerons d’une âme sereine, conscients d’avoir fait jusqu’au bout notre devoir d’hommes libres. (Applaudissements prolongés)