Mary

Robinson

Président de l’Irlande

Discours prononcé devant l'Assemblée

mercredi, 29 juin 1994

Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, c’est un grand honneur pour le peuple d’Irlande que je représente et pour moi personnellement de prendre la parole devant cet auguste Assemblé. Monsieur le Président, je voudrais vous remercier des propos fort aimables que vous avez tenus à mon égard, il y a quelques instants. J’ai eu moi-même le grand plaisir de vous accueillir récemment à Dublin. J’ai, par ailleurs, conscience que le Conseil de l’Europe est entré dans une nouvelle phase – très importante – de son histoire. J’aimerais, à cet égard, saisir l’occasion qui m’est donnée de féliciter très chaleureusement le nouveau Secrétaire Général, M. Daniel Tarschys, et de lui adresser tous mes vœux de réussite. Je le sais très au fait du fonctionnement de l’Assemblée parlementaire, et reconnais ici, avec vous, l’importance de sa nouvelle mission en tant que Secrétaire Général du Conseil. Lors de ma dernière visite à Strasbourg, en janvier 1993, j’ai eu également le plaisir de rencontrer le précédent Secrétaire Général, Mme Catherine Lalumière; je saisis de nouveau la présente occasion pour lui adresser tous mes vœux dans ses nouvelles fonctions parlementaires.

Vous avez raison, Monsieur le Président, de souligner que l’intérêt immédiat du peuple irlandais n’est pas forcément l’Europe; il doit se situer plutôt du côté de New York ou d’Orlando, et du score de l’équipe de football irlandaise!

En m’adressant à cette Assemblée, je suis à la fois admirative et impressionnée. Admirative, parce que je sais l’immense contribution de cette Assemblée et du Conseil de l’Europe dans son ensemble à des causes auxquelles je suis profondément attachée – la protection des droits de l’homme, la démocratie pluraliste, notre patrimoine culturel, pour n’en citer que quelques-unes. Impressionnée aussi, disais-je, parce que j’ai une conscience aiguë de l’ampleur des tâches auxquelles il faudra se consacrer dans la nouvelle Europe et auxquelles je sais que cette Organisation se consacre.

Vous assumez des responsabilités qui n’étaient pas imaginables avant la chute du mur de Berlin: contribuer à la construction d’un nouveau continent porteur d’une vision, s’étendant jusqu’au cœur de l’Europe centrale et orientale et ancré par un attachement commun aux valeurs fondamentales. Le succès de cette impressionnante entreprise contient en germe la paix et la stabilité futures de notre continent et permettra une amélioration de la situation démocratique de millions d’individus. L’échec, au contraire, pourrait engendrer des tensions entre les nations et au sein des nations, et anéantir les aspirations à peine éveillées chez des peuples naguère opprimés. Le spectre de l’échec est évidemment sur notre seuil. Non loin de la paisible Alsace et du calme ordonné de cette Assemblée parlementaire, la guerre civile fait rage, des femmes et des enfants sont déchiquetés par des obus de mortier et des villages soumis à la «purification».

Quelle leçon devons-nous, en tant qu’êtres humains, tirer de la honte et de l’ignominie de notre impuissance à intervenir et à mettre un terme au massacre d’innocents? Mais cette ombre noire est là pour nous rappeler ce qui est en jeu dans la construction de l’Europe et pour que nous arrêtions notre parti avec tout le sérieux et l’engagement dont nous sommes capables. La tragédie du conflit ethnique dans l’ancienne Yougoslavie a été un choc pour nos consciences, mais a aussi scellé notre résolution.

Ce qui fait la spécificité du Conseil de l’Europe, le distingue des autres organisations internationales, c’est son souci des valeurs. Au centre de ces valeurs, il met l’homme, c’est de là que part tout le reste. Cela correspond à ce que Hans Kung qualifiait d’éthique globale: l’idée que, alors que nous adhérons à différents systèmes de croyances, différents systèmes culturels, il existe quelque chose qui les transcende tous – l’homme, l’être humain. Cela se traduit dans vos grands traités, dans les travaux de la Commission et de la Cour européennes des Droits de l’Homme et ceux de cette Assemblée. C’est le leitmotiv du Conseil de l’Europe. Le Conseil est donc véritablement le moteur éthique et humaniste de l’Europe en développement.

Il s’agit d’autre chose que de la simple résultante des forces humanisantes de nos civilisations. C’est la conscience de notre interdépendance en tant que nations et de la nécessité de trouver des solutions communes aux problèmes que connaissaient nos sociétés, conscience encore aiguisée par celle, stratégique, du fait que ce processus bénéficie de la synergie de l’action collective. Mais il y a aussi une dimension plus profonde. Notre souci des droits et du bien-être des êtres humains rassemble les nations qui partagent ces mêmes préoccupations, offre un cadre à l’Europe du développement et de la croissance économique et assure les bases de la paix et de la stabilité. En l’absence de ce souci fondamental nous bâtirons sur le sable ou, comme le disait Vaclav Havel, nous scierions la branche sur laquelle nous sommes assis.

L’Irlande est fière d’avoir été parmi les membres fondateurs du Conseil de l’Europe. Je suis heureuse de cette occasion de rendre aujourd’hui hommage à l’une des forces motrices à l’origine de la création de cette Organisation européenne tournée vers l’avenir: Sean McBride. En conclusion d’un débat du Parlement irlandais, en 1949, approuvant le Statut du Conseil, il disait: «C’est à mes yeux l’un des événements les plus importants et les plus constructifs qui se soient produits en Europe... A la différence de nombre d’autres tentatives d’organisation mondiale, il s’en remet plus aux forces morales, éthiques, sociales et économiques qu’à des mesures militaires. C’est pour moi un plaisir que de demander à la Chambre de ratifier ce Statut.» Sean McBride comprenait – alors que si peu d’hommes politiques et même de juristes le faisaient à l’époque – la signification de la Convention européenne des Droits de l’homme et le rôle de pivot que la Commission et la Cour joueraient dans la fixation des normes et la promotion des valeurs.

Ces valeurs sont, bien sûr, les trois piliers de l’édifice du Conseil de l’Europe – la protection des droits de l’homme, la démocratie pluraliste et la prééminence du droit. Jusqu’à 1988, l’Europe occidentale était le premier bénéficiaire des travaux du Conseil de l’Europe dans ces domaines. Puis est venue la perestroïka, le triomphe du mouvement démocratique en Europe centrale et orientale et l’accélération continue de l’histoire politique – processus dans lequel le Conseil de l’Europe et cette Assemblée sont des acteurs clés. Nombre de ces pays se sont tournés vers le Conseil dans lequel ils voient une passerelle naturelle vers les démocraties d’Europe occidentale et le dépositaire privilégié de ces mêmes valeurs qui ont inspiré des hommes et des femmes dans leur action pour obtenir le changement politique.

Y a-t-il meilleur endroit pour apprendre comment les normes en matière de droits de l’homme ont été interprétées dans la pratique par les institutions des droits de l’homme; quelles normes communes ont été adoptées dans les domaines de la législation, des médias, de la santé publique, de l’éducation et de la culture, et que traduisent les quelque 150 conventions internationales élaborées par le Conseil de l’Europe? Y a-t-il meilleur endroit pour s’arrimer au réseau démocratique, cette trame serrée de liens, d’échanges et d’assistance mutuelle en Europe dans toutes les sphères de l’activité humaine et à tous les niveaux – gouvernements, parlements nationaux, pouvoirs locaux et régionaux, associations bénévoles et individus?

Depuis 1989, la Hongrie, la Pologne, la Bulgarie, l’Estonie, la Lituanie, la Slovénie, la République tchèque, la Slovaquie et la Roumanie ont rejoint nos rangs. Je suis consciente du fait que l’un de ces pays, la Bulgarie, assure actuellement la présidence du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe. D’autres encore, dont la Russie et l’Ukraine, ont posé leur candidature. Il ne s’agit pas simplement d’un saut quantitatif dans la composition, mais aussi de l’évolution du rôle et de la mission de cette Organisation, appelée à façonner la nouvelle Europe, à veiller à ses valeurs et à concourir à leur imprégnation dans la fibre des nouvelles démocraties. Le Conseil de l’Europe est désormais majeur. Il a cessé d’être un club confortable d’Etats d’Europe occidentale partageant les mêmes convictions, une Organisation peu sûre de son rôle précis, dans l’ombre de l’essor de l’Union européenne. Il est maintenant appelé non seulement à préserver son propre héritage, mais, en partenariat avec les forces vitales de ces pays, à tendre la main et à aider à soutenir les nouvelles nations démocratiques.

Les grandes lignes de cette mission historique se dessinent dans la Déclaration de Vienne du 9 octobre 1993 publiée à l’issue de la première réunion jamais tenue par les chefs d’Etat et de gouvernement des Etats membres. La Déclaration exprime la politique de l’Organisation et l’assortit d’un programme d’action. Elle évoque une vision de l’Europe conçue comme un vaste espace de sécurité démocratique reposant sur la démocratie pluraliste et parlementaire, l’indivisibilité et l’universalité des droits de l’homme, la prééminence du droit et un patrimoine culturel commun enrichi par sa diversité. Son programme pour l’avenir prévoit de renforcer l’efficacité de la Convention européenne des Droits de l’Homme en créant une Cour unique, de prendre des engagements politiques et juridiques pour protéger les minorités nationales et de mener une politique de lutte contre le racisme, la xénophobie, l’antisémitisme et l’intolérance. La philosophie de la déclaration repose sur la reconnaissance lucide du lien entre la paix et la stabilité, d’une part, et la protection de l’individu, de l’autre.

Monsieur le Président, permettez-moi une brève digression. Vous avez, fort aimablement, fait allusion à la lumière qui brille à la fenêtre de ma demeure, à Dublin. Dans mon premier discours en tant que Présidente, j’ai parlé de l’image de la cinquième province d’Irlande. Géographiquement, l’Irlande ne compte que quatre provinces. La cinquième ne figure pas sur les cartes. Une ancienne légende veut que la cinquième province soit située entre les quatre quarts de l’Irlande et ait assuré le nécessaire équilibre entre ces parties. Le vieux mot irlandais pour province est coicead, ce qui signifie cinquième. Où donc est-elle? C’est cet endroit en chacun de nous qui est ouvert à l’autre, cette porte battante qui nous permet de nous aventurer à l’extérieur et aux autres d’entrer. La cinquième province est ainsi symbolique de la nouvelle Irlande – plus ouverte, plus tolérante – une Irlande de la réconciliation, de la cicatrisation pour ainsi dire.

Je suis convaincue que cette image peut être exportée au-delà des rivages de l’Irlande, car je vois dans cette Organisation la «cinquième province» de l’Europe – le point de rencontre entre l’Est et l’Ouest, le centre des valeurs humanistes, le souci de la guérison et de la réconciliation, le frein mis aux excès gouvernementaux. La Déclaration de Vienne fait entendre sa voix. Un lieu ouvert aux autres, une porte battante entre les peuples, les cultures et les traditions.

La métaphore est utile pour une autre raison. Elle donne à penser que les problèmes qui se posent à nous revêtent une autre dimension qui transcende l’élaboration des structures et des mécanismes juridiques; que, pour pouvoir mener à bien ce grand projet historique, nous devons écouter les autres, surtout ceux dont la voix n’est pas stridente – les chômeurs, les marginaux, les catégories vulnérables de nos sociétés. Notre démarche doit aussi prendre en compte les éléments clés du partage et de la participation: le partage de notre temps et de nos connaissances de toutes sortes; la création de structures facilitant la participation des ONG, des groupes minoritaires et des femmes. Ces éléments – l’écoute, le partage et la participation – n’ont nulle part plus d’importance que dans le domaine de la protection des minorités.

La protection des droits des minorités se trouve maintenant, à juste titre, au centre des préoccupations. Il s’agit peut-être là du casse-tête qui pose au Conseil le plus grand défi intellectuel en raison du nombre considérable d’intérêts minoritaires dans l’Europe d’aujourd’hui et de l’urgence de leurs revendications. Cela est intimement lié à la paix et à la stabilité. Nous devons concevoir un moyen permettant de neutraliser la confrontation entre l’affirmation constante des droits des minorités et les résistances des Etats. Nous devons aussi faire face à la réalité: en résistant aux droits traditionnels des minorités à la religion, la langue et la culture, les Etats font renaître la demande à cet égard. Cette tâche va souvent à contre-courant de l’histoire, mais ce ne saurait être une raison pour esquiver nos responsabilités. Tout comme cette Organisation a élaboré un mécanisme unique au monde de protection des droits de l’homme – qui aurait pu prévoir son succès dans les années 50? – elle doit aussi mettre cette expérience accumulée au service d’un régime spécifique de protection des droits des minorités.

Je sais bien que l’on est déjà en train d’élaborer une convention-cadre et un protocole additionnel à la Convention européenne des Droits de l’Homme. Permettez-moi de faire quelques modestes observations concernant la manière dont nous envisageons l’élaboration d’une culture concernant les droits des minorités. En premier lieu, la fierté de sa culture constitue un droit naturel. Ce ne saurait être l’apanage de la majorité. Le poète d’Ulster, Louis MacNeice, a saisi les éléments essentiels de ce sentiment d’appartenance:

«Etre fier de ton histoire, c’est être fier de vivre ce pour quoi tes ancêtres sont morts, c’est être fier de prendre toi-même ton pouls et de compter en toi quelqu’un d’autre.»

Si tous les Etats membres de cette Organisation souscrivent collectivement aux droits des minorités, peut-être pourront-ils tempérer la crainte de voir les concessions faites aux minorités encourager la fragmentation ou le séparatisme ou porter atteinte à l’unité.

En second lieu, notre démarche ne peut qu’être pluraliste étant donné la nature spécifique à chaque pays des revendications des minorités. Nous ne devons pas nous limiter aux procédures de plaintes, ni aux mécanismes d’établissement de rapports. Nous devons nous rendre sur le terrain dans chaque région et examiner de près les spécificités. Nous devons écouter et nous devons toujours nous arranger pour permettre aux groupes minoritaires eux-mêmes de participer activement à la conception de solutions à leurs propres problèmes.

En troisième lieu, il faut mettre au point un nouveau partenariat fondé sur le respect des droits de l’homme et subordonné à l’acceptation de la démocratie elle-même, non seulement entre la majorité et la minorité, mais aussi entre les nations. Ce nouveau partenariat multidimensionnel nécessite le démantèlement progressif de toute résistance de la part des Etats. Nous ne pourrons pas réussir dans ce domaine sans que des normes ne soient universellement adoptées. Comment prendre au sérieux des valeurs aussi fondamentales, là où cela compte, si les Etats ne font qu’accepter du bout des lèvres cet impératif? Il faut remédier de toute urgence au désintérêt et à la mise à l’écart systématiques dont ont fait l’objet ces questions dans les instances internationales comme cela s’est passé, avouons-le, ces dernières décennies.

D’un autre côté se pose la question de savoir comment faire face à la recrudescence alarmante des forces destructrices dans nos sociétés – l’intolérance, la xénophobie, l’antisémitisme et le racisme. La Déclaration de Vienne a conclu à juste titre qu’à moins de prendre des mesures pour lutter contre l’intolérance nos efforts pour semer les graines d’une nouvelle culture des minorités seront vains. Le plan d’action détaillé, qui met l’accent sur la recherche des causes profondes, sur le contrôle de l’efficacité de nos législations nationales par l’intermédiaire de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance, sur le renforcement de la prise de conscience par le biais d’une campagne européenne destinée à la jeunesse et sur le rôle crucial de l’éducation, ce plan d’action doit être encouragé et soutenu.

Il y a cependant une caractéristique qui est au cœur de cette préoccupation et qu’il faut mettre en lumière. Alors que, dans notre programme d’action visant à protéger les minorités, nous cherchons avant tout à protéger l’individu et, à travers lui ou elle, le groupe, une campagne contre l’intolérance met l’accent sur Tune des valeurs de la «cinquième province» – la responsabilité de chaque individu. En effet, nous ne pourrons faire de réels progrès qu’en nous interrogeant et en adoptant des mesures individuelles de rejet de la violence et de résistance à celle-ci, mesures auxquelles nous aurons réfléchi personnellement. Cette place en chacun de nous qui est ouverte à l’autre constitue la valeur à chérir et tous les acteurs de la société civile ont leur rôle à jouer. Nous devons écouter mutuellement le récit de nos diversités afin de pouvoir tirer de nos différences la force et non pas la faiblesse. Dans cette campagne exceptionnelle, la porte battante de cette Organisation est la réponse la plus créatrice et la plus énergique au fléau que constituent l’intolérance et son intime alliée, l’indifférence.

Monsieur le Président, les travaux sur les droits des minorités et l’intolérance ne sont qu’un prolongement logique de l’action du Conseil de l’Europe en matière de droits de l’homme – dont je suis familière, comme vous avez bien voulu le souligner. Ces deux domaines bénéficieront de la réputation de la Convention européenne des Droits de l’Homme et de la Charte sociale européenne. Pour les faire avancer, on pourra mettre à contribution de façon créatrice le réseau de liens et d’échanges patiemment tissé par cette Organisation dans le secteur des droits de l’homme.

Je suis convaincue que l’ouverture à la signature, le mois dernier, du Protocole n° 11 à la Convention européenne des Droits de l’Homme sera considérée par les générations futures comme un tournant dans la protection internationale des droits de l’homme. La création d’une Cour unique découle de la nécessité d’un système plus efficace de protection des droits de l’homme pour permettre aux institutions de traiter un nombre toujours croissant de requêtes en ce domaine et de répondre à l’augmentation constante du nombre des Etats parties à la Convention. J’ai eu moi-même le privilège d’intervenir en tant qu’avocat devant la Commission et la Cour européennes des Droits de l’Homme, et je peux témoigner de leur excellente réputation dans la communauté des juristes nationaux et internationaux, ainsi que de l’opportunité de cette réforme. Il faut rendre hommage au courage des Etats membres, qui ont saisi l’occasion de repartir sur les bases existantes pour créer un organe unique, évitant un gaspillage de procédures pour renforcer la cohérence de la Convention en rendant obligatoire le droit de recours individuel.

La notion de garantie collective des droits de l’homme sur notre continent prend d’autant plus de sens qu’on considère que, dans les années à venir, le nombre des Parties contractantes devrait atteindre, ou dépasser, la quarantaine, et qu’on réfléchit à l’impact potentiel des garanties offertes par la Convention et sa riche jurisprudence sur cette grande diversité de systèmes juridiques. Si j’ai parlé de tournant (peut- être vaudrait-il mieux dire révolution juridique!), c’est que, jusqu’à présent, l’influence de la Convention s’est progressivement étendue à toute l’Europe de l’Ouest. Mais l’entrée en vigueur du Protocole n° 11 permettra de transférer cette «masse critique» de normes conventionnelles aux Etats d’Europe centrale et orientale qui pourront alors l’intégrer dans leurs propres systèmes juridiques. Je suis convaincue que la prochaine phase du développement de ce système extraordinaire et unique sera un subtil processus d’absorption et d’intégration de ces normes par le tissu constitutionnel des nouveaux Etats membres.

Certes, le transfert de cet «acquis conventionnel» ne se fera pas toujours sans difficultés, et nous devons lutter contre une certaine crainte que le nouveau système ne fonctionne pas de façon aussi harmonieuse et efficace que l’ancien. Mais là, nous devons tabler sur la force de la continuité. De même que le système actuel, dans sa jurisprudence comme dans sa structure, a évolué graduellement, à petits pas, de même le nouveau système, pour atteindre ses fins, devra conserver de forts liens avec l’ancien – membres, personnel et, surtout, jurisprudence. Il faut rechercher un continuum, et non un nouveau départ.

On ne saurait non plus – et je sais que vous êtes profondément en accord avec moi sur ce point – laisser de côté les droits sociaux et économiques. Comme j’ai eu l’occasion de le dire lors de la réunion interrégionale de janvier 1993, nous sommes maintenant bien loin de la dispute idéologique qui sévissait à l’époque de la guerre froide sur le statut de ces droits. Nous devons œuvrer de concert pour les faire reconnaître au niveau national comme au niveau régional, et faire pression en vue de l’adoption de mesures d’application plus efficaces. Si nous ne nous soucions pas de ces droits sur notre propre territoire, comment serions-nous suffisamment sensibles à leur déni, manifeste en tant d’endroits du globe? Nous ne pouvons rester aveugles au fait que l’inégalité sociale et économique flagrante entre les nations et à l’intérieur des nations constitue un facteur d’instabilité aussi puissant que le déni des autres catégories de droits. Dans ce domaine épineux également, le Conseil de l’Europe doit indiquer la voie aux autres nations et aux autres organisations.

Monsieur le Président, je terminerai par une question: à quelle vision de la Grande Europe aspirons-nous alors que ce millénaire touche à sa fin? Pour moi, c’est à une Europe de la «cinquième province», une Europe de nations démocratiques sans barbelés et sans francs-tireurs, une Europe de la solidarité, où chacun saura qu’il a sa place, sans compromission avec son sentiment d’appartenance, où nous affronterons nos divisions avec le même courage et le même pragmatisme dont a récemment fait preuve l’Afrique du Sud; une Europe qui ne refuse pas un engagement éthique et où notre attachement aux valeurs fondamentales défendues par cette Organisation croîtra conjointement avec le progrès de nos efforts; une Europe où nous n’oublierons pas le sens réel des mots par lesquels nous exprimons nos convictions.

Ce n’est pas, pour reprendre l’expression du poète irlandais Seamus Heaney, «la politique de la parole». C’est la condition nécessaire de la paix sur notre continent. C’est la noble mission de cette Assemblée européenne, c’est notre cinquième province partagée. Je vous remercie de m’avoir accordé l’honneur de prendre la parole devant cette Assemblée, aujourd’hui.

LE PRÉSIDENT (traduction)

Il est difficile de réagir immédiatement au discours de Mme Robinson. Un discours impressionnant, dont je suis fier qu’il ait été prononcé par une femme – et, de surcroît, une femme d’Irlande, venue parmi nous pour défendre une cause à laquelle, j’en suis convaincu, nous sommes tous prêts à adhérer. Le discours de Mme le Président était vraiment émouvant, stimulant et mobilisateur.