Taavi

Rõivas

Premier ministre d’Estonie

Discours prononcé devant l'Assemblée

mercredi, 22 juin 2016

Monsieur le Président de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, Monsieur le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe, Mesdames, Messieurs les membres de l’Assemblée parlementaire, Excellences, Mesdames, Messieurs, c’est pour moi un grand honneur d’intervenir au cours de la session plénière de l’Assemblée parlementaire.

Monsieur Ban Ki-moon, Secrétaire Général des Nations Unies, a dit un jour très judicieusement que la liberté est une valeur éternelle. De fait, la Charte des Nations Unies appelle au respect des libertés fondamentales. La Déclaration universelle des droits de l’homme mentionne quant à elle la liberté à plus de 20 reprises. La Convention européenne des droits de l’homme est allée encore plus loin, puisqu’un grand nombre des principes qu’elle pose, et qui sont liés à la liberté, sont juridiquement contraignants. Grâce à cet instrument, un certain nombre de valeurs sont respectées. En particulier, les citoyens ont le droit et la possibilité de déposer des requêtes auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, relatives notamment aux actes des gouvernements.

Je voudrais féliciter l’Assemblée parlementaire et le Comité des Ministres pour le travail qu’ils ont effectué en synergie afin d’élargir le champ des libertés et de renforcer celles-ci, mais aussi afin de créer de la stabilité et de protéger les droits de l’homme. Ce sont là des valeurs fondamentales, et l’on ne saurait tolérer la moindre exception. À travers les mécanismes de suivi et grâce au travail très professionnel de tous les rapporteurs, qui font montre d’une grande compétence, le rôle de l’Assemblée parlementaire s’est révélé essentiel.

«L’Estonie reste fermement décidée à s’associer à la part active que prend le Conseil de l'Europe dans la mise en place d’un cadre fort utile pour la protection des droits de l’homme en ligne ou hors ligne»

Avant d’en venir à la question de la coopération internationale, je voudrais également souligner le rôle essentiel des parlements nationaux et de leurs représentants, car ce sont eux qui défendent les droits de l’homme et l’Etat de droit.

L’importance de la coopération entre le Conseil de l’Europe et d’autres organisations internationales – telles que l’Union européenne, l’OSCE et les Nations Unies – sur des questions comme la promotion de la tolérance, la lutte contre le terrorisme, l’extrémisme et la radicalisation, la cybercriminalité, la crise migratoire, l’observation des élections, l’assistance apportée aux différents pays dans un grand nombre de domaines ne saurait être sous-estimée.

Je voudrais m’arrêter plus particulièrement sur certaines questions qui revêtent une importance particulière aux yeux de l’Estonie.

Premièrement, plus de deux années se sont écoulées depuis que la Russie a annexé illégalement la Crimée et attisé les conflits dans la partie orientale de l’Ukraine, sapant ainsi l’espace de sécurité qui s’était constitué en Europe après la guerre froide. Sur le terrain, la situation reste très préoccupante. Il faut trouver une solution politique viable, respectant la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Je suis très préoccupé de la détérioration de la situation des droits de l’homme en Crimée et dans la partie orientale de l’Ukraine. Les missions d’observation du Conseil de l’Europe et des Nations Unies doivent se voir accorder un accès immédiat et sans restriction à ces territoires.

La position du Conseil de l’Europe sur l’annexion illégale de la Crimée est ferme et la politique de non-reconnaissance effective totalement légitimée. L’interdiction du Mejlis, l’instance représentative des Tatars de Crimée, est déplorable. Ces questions doivent continuer à être traitées au sein de notre Organisation.

Il est de notre devoir de soutenir l’Ukraine alors qu’elle se lance dans des réformes structurelles. Dans le même temps, nous ne devons pas oublier que ces réformes sont mises en œuvre dans un pays qui est livré à la guerre de facto. Nous continuerons à encourager et à aider les responsables ukrainiens à œuvrer pour une Ukraine souveraine, démocratique et prospère. Car le peuple ukrainien mérite un tel pays.

Dans le même temps, nous n’oublions les autres conflits en cours en Europe, en Géorgie, Moldova et au Haut-Karabakh. Nous devons parvenir à trouver des solutions à ces conflits, qui déstabilisent l’Europe.

Deuxièmement, auparavant, l’arrivée par bateau des réfugiés du Moyen-Orient et de l’Afrique était une question qui préoccupait, soyons clairs, certains pays, mais pas tous. Aujourd’hui, la migration revêt un caractère universel. Elle pèse très lourdement sur un grand nombre de pays membres du Conseil de l’Europe. Nous ne pouvons laisser la Grèce, l’Italie et Malte traiter seuls ce problème et nous devons également soutenir la Jordanie, le Liban, la Turquie, qui sont aux avant-postes pour les aider à affronter la crise des réfugiés syriens. L’Europe doit faire preuve de solidarité et trouver une solution digne de ce nom.

Troisièmement, ces dernières années, nous avons assisté avec horreur à toute une série d’attentats terroristes en France, en Belgique, en Turquie, au Royaume-Uni et ailleurs. Ces attentats ne visaient pas seulement nos pays, mais également nos valeurs, ces valeurs qui nous unissent dans la lutte justement contre la terreur et contre le crime le plus brutal. Nous devons aujourd’hui faire preuve de détermination et d’unité, car nous devons faire front, sans être paralysés par la haine et par la peur. À cet égard, je me réjouis de la campagne «Ni haine ni peur» que, Monsieur le Président, vous avez lancée lundi.

Le Conseil de l’Europe a un rôle essentiel à jouer dans la lutte contre le terrorisme. La Convention du Conseil de l’Europe pour la prévention du terrorisme et son Protocole additionnel qui vient d’être adopté récemment, le Protocole de Riga, aborde l’importante question de la prévention ainsi que celle des combattants terroristes étrangers. L’Estonie est dans le processus de ratification de ce protocole et j’appelle tous les Etats membres à faire de même.

En conclusion, tous ces problèmes exigent une attention accrue. Nous devons agir de concert. Il n’existe pas d’autre moyen de s’en sortir. La solidarité est la clé et l’Estonie est déterminée à assumer sa part.

Excellence, Mesdames et Messieurs, vous les savez, l’Estonie entame sa deuxième présidence du Comité des Ministres. Nous sommes tout à fait déterminés à soutenir et à renforcer le travail du Conseil de l’Europe en matière de respect des droits de l’homme, en ligne et hors connexion.

Nos priorités incluent les droits de l’homme et l’Etat de droit sur internet, l’égalité entre les hommes et les femmes ainsi que les droits de l’enfant, qui font partie intégrante des droits de l’homme. Nous vivons donc dans une ère numérique et nous savons le rôle que peuvent jouer les technologies de l’information et de la communication pour le développement économique de nos sociétés.

L’utilisation universelle des technologies de l’information et de la communication, et notamment le «e-gouvernement», comme nous l’appelons, l’administration électronique, ont grandement contribué au développement de l’Estonie. La signature électronique, l’administration fiscale électronique, les services de santé électroniques ont permis de rendre notre secteur public plus efficace et plus transparent.

Mais nous avons également pu attirer des sociétés privées. Ainsi, le monde des affaires estonien est devenu plus attractif. Aujourd’hui, l’Estonie est l’un des pays les plus avancés dans le domaine électronique. Certains nous appellent même la «e-Estonie», l’Estonie électronique, tout simplement parce que, aujourd’hui, l’on retrouve le numérique à peu près partout dans la vie quotidienne. Il nous épargne bien des soucis et nous fait gagner beaucoup de temps.

J’appelle votre attention sur le fait que, ces jours-ci, nous sommes en train d’ouvrir nos services au monde entier. Ainsi, tout le monde pourra profiter des apports numériques que nous avons mis en place dans notre pays. L’Estonie est devenue un pays donateur: nous sommes tout disposés à aider les autres pays à sauter le pas du numérique. Nous souhaitons partager notre expérience et nos bonnes pratiques et orienter les pays qui souhaitent déployer des efforts dans ce domaine. Nos experts peuvent vous aider dans la mise en œuvre de projets bilatéraux concrets visant à réformer la gouvernance de l’Etat et des services publics, à lutter contre la corruption, à mettre en œuvre des principes de gouvernance ouverte, à accroître la transparence, la communication et l’efficacité. Nous savons aujourd’hui que les pays européens qui se sont lancés dans le numérique y ont beaucoup gagné.

Mesdames et Messieurs, les technologies de l’information et de la communication se développent très rapidement. Elles accompagnent l’évolution de nos vies en Europe et, par conséquent, la protection des droits de l’homme sur internet et la primauté du droit en ligne sont plus que jamais nécessaires. Il est indispensable de lutter contre la cybercriminalité.

Nous sommes satisfaits du travail considérable accompli par le Conseil de l’Europe en matière d’internet. L’Estonie continuera à œuvrer très activement dans le cadre du Conseil de l’Europe pour faire d’Internet un espace sûr, sécuritaire et ouvert, conformément à la stratégie de gouvernance du Conseil de l’Europe pour 2016-2019, que nous approuvons totalement.

Nous y parviendrons en réaffirmant les valeurs des conventions juridiquement contraignantes, telles que la Convention de Budapest sur la cybercriminalité et la Convention 108 sur la protection des données. Afin de trouver le juste équilibre entre les mesures positives et les mesures de protection, nous devons engager un dialogue avec les grandes entreprises de l’internet pour lutter contre le terrorisme et la radicalisation en ligne et intensifier nos efforts pour protéger les enfants.

Pour faire référence à Benjamin Franklin, il ne saurait y avoir de liberté sans responsabilité. Cela vaut également pour l’internet. Tous les pays doivent remplir leurs obligations et condamner toute violation du droit international, tant dans le cyberespace que dans le monde physique. Nous continuons à travailler dans le cadre du Groupe de la coalition pour la liberté d’internet au renforcement de la protection des droits de l’homme.

Rien ne saurait excuser des discours de haine. Nous devons évaluer ces discours à l’aune des normes des droits de l’homme, et notamment du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui doivent être appliqués sur internet et en dehors d’internet.

La caractéristique principale d’internet est d’être un outil transfrontalier et la liberté d’expression sur internet est régie par un grand nombre de facteurs différents. Il est indispensable d’adapter nos outils selon les contextes pour permettre à la liberté d’expression de s’épanouir. Le potentiel d’internet est immense mais il est toujours indispensable de rester vigilant sans céder sur les libertés fondamentales, notamment la liberté d’expression. L’accès à internet doit être garantie à tous, sans restriction.

Nous devons également prévenir toutes les violations des droits de l’enfant. À cet égard, la présidence estonienne portera l’accent sur un certain nombre d’aspects: la participation des enfants, le droit des enfants à un environnement numérique et la vie des enfants dans un contexte de migration.

Je suis tout à fait d’accord avec M. le Secrétaire Général lorsqu’il parle de tolérance zéro s’agissant des abus envers les enfants.

La prévention et la lutte contre les abus sexuels à l’encontre des enfants resteront au cœur de nos priorités. L’Estonie va ratifier la Convention sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels, la Convention de Lanzarote, et va assurer la promotion d’une meilleure mise en œuvre de cette Convention dans tous les Etats membres du Conseil de l’Europe.

L’Estonie va accueillir la prochaine conférence EuroDIG de dialogue européen sur la gouvernance internet, en 2017. Nous sommes tout à fait conscients du rôle essentiel que peut jouer le Conseil de l’Europe au sein du processus EuroDIG. Nous allons renforcer nos activités dans ce domaine.

Pour conclure, je voudrais souligner que la sécurité, notre sécurité commune, et le respect des droits de l’homme sont inextricablement liés. Ils sont la base de notre capacité à respecter nos engagements et les accords internationaux. L’Estonie reste déterminée à soutenir le rôle actif du Conseil de l’Europe dans l’élaboration d’outils qui nous serviront de base pour la protection des droits humains, sur internet mais également dans le monde physique.

Le respect des droits humains et de l’Etat de droit, de la démocratie et du droit international font partie intégrante de l’identité européenne et de nos valeurs partagées. L’Estonie tient en haute estime le Conseil de l’Europe pour l’ensemble de son action dans ce domaine. Son influence sur les lois et les valeurs défendues dans les politiques internes des Etats membres – notre propre expérience le confirme – ne peut être sous-estimée.

Je suis persuadé que la deuxième présidence de l’Estonie du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe va se dérouler dans le même esprit de solidarité, de responsabilité, d’inspiration et d’innovation qui a aidé mon pays à devenir un membre responsable de la communauté internationale. Le respect du droit public international et des conventions du Conseil de l’Europe est une garantie de sécurité et une obligation morale, encore plus pour des petits pays comme le nôtre.

LE PRÉSIDENT (interprétation)

Monsieur le Premier ministre, je vous remercie de votre discours qui a vivement intéressé les membres de notre Assemblée.

Un nombre important de collègues ont déjà exprimé le souhait de poser une question.

Je rappelle que leur intervention est limitée à 30 secondes et qu’ils doivent poser de vraies questions et non faire des discours.

Nous commençons par les porte-parole des groupes.

M. KOX (Pays-Bas), porte-parole du Groupe pour la gauche unitaire européenne (interprétation)

Monsieur le Premier ministre, c’est un honneur d’avoir été accueilli récemment à Tallinn, par votre parlement, pour assister à la réunion de notre Commission permanente. Nous sommes très heureux de votre présidence actuelle. L’une des activités fondamentales du Conseil de l’Europe est la rédaction de conventions. Sous la présidence estonienne, comment promouvoir ce système conventionnel, qui permet, parfois, de régler des problèmes que l’Union européenne ne peut pas régler?

M. Rõivas, Premier ministre d’Estonie (interprétation)

La meilleure chose que nous puissions faire est de veiller à ce que tous les pays respectent les accords qui sont signés ici. L’expérience de l’Estonie en la matière le confirme: la grande majorité des accords internationaux, y compris les conventions, ont apporté des avancées significatives dans notre pays. Nous avons à comprendre, nous-mêmes, que nous devons appliquer ces accords pour améliorer notre société. Ce type d’engagement à l’égard des accords est nécessaire pour chacun d’entre nous.

M. TRENCHEV (Bulgarie), porte-parole du Groupe du Parti populaire européen (interprétation)

Vous faites très souvent allusion à ce que vous nommez la cinquième liberté fondamentale de l’Union européenne, à savoir la libre circulation des données. Dans le contexte actuel des données massives, comment envisagez-vous cette libre circulation des données à l’échelle de l’Union européenne? Pensez-vous que cette libre circulation des données peut empêcher un processus de désintégration et agir en faveur d’une meilleure unité?

M. Rõivas, Premier ministre d’Estonie (interprétation)

La liberté de mouvement en Europe a permis à tous nos pays de prospérer, et non seulement d’un point de vue économique. Le numérique est un domaine qui ne devrait pas connaître de frontières. Nous savons qu’en pratique il n’est pas totalement possible de transférer des services numériques de mon pays, l’Estonie, vers votre pays, la Bulgarie. Il existe toujours des barrières juridiques qui nous freinent dans notre développement. Abolir ces frontières virtuelles entre nos pays permettrait de profiter de services transfrontaliers offerts à tous nos citoyens; je pense notamment aux services publics, aux services privés également, en matière de télécommunications et de services bancaires. Le numérique nous rend présents au niveau mondial, et les législateurs doivent s’assurer que l’on ne crée pas de murs virtuels entre nos pays.

M. Mogens JENSEN (Danemark), porte-parole du Groupe socialiste (interprétation)

À la lumière de l’expérience récente que nous avons quant au comportement de la Russie avec ses voisins, au Sud et à l’Est, qu’en est-il de la sécurité de votre propre pays?

M. Rõivas, Premier ministre d’Estonie (interprétation)

En cas de guerre, nous ne saurions dire que les choses vont comme de coutume. On ne saurait parler de sécurité, et ce nulle part, même au Danemark. L’Estonie est un pays de l’Otan. La menace militaire directe contre les pays de l’Otan n’est en soi pas très grande. Mais pour qu’il en reste ainsi, il est essentiel de montrer que l’Otan, en sus des accords extrêmement solides et des articles 4 et 5 du traité, a aussi les moyens de réagir en cas de besoin. Il est donc indispensable d’augmenter la présence des alliés sur le flanc Est et de mener des exercices conjoints, pour avoir une véritable force interopérationnelle à disposition. Ainsi, personne n’aura même l’idée de venir chercher des noises à l’Otan, véritable alliance de défense. Ce point est clairement établi. La présence des forces alliées dans plusieurs pays de l’Otan ne doit pas être perçue comme une provocation pour qui prône des idées pacifiques.

Il y a de cela des décennies, les Etats-Unis étaient le garant de la sécurité européenne. Ils sont parvenus à garantir cette sécurité en installant leurs forces sur le continent européen et en particulier en Allemagne. Le plus gros contingent des forces américaines basées en Europe est toujours situé dans ce pays à l’heure actuelle. Personne ici n’aurait l’idée de considérer cette présence comme une provocation. La même chose vaut pour les autres pays de l’Europe, y compris pour les pays voisins de l’Etat le plus agressif sur le continent à l’heure actuelle.

M. DAEMS (Belgique), porte-parole de l’Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe  (interprétation)

L’Estonie se distingue par un fort degré de liberté sur internet et nous devons rendre hommage au Premier ministre pour son action dans ce domaine, mais le cyberterrorisme et la cybercriminalité sont des réalités.

Quel équilibre trouvez-vous entre l’exigence de liberté sur internet et la nécessité de lutter contre le cyberterrorisme?

M. Rõivas, Premier ministre d’Estonie (interprétation)

Vous posez là une question fondamentale. Les services en ligne sont de plus en plus nombreux dans nos sociétés à l’heure actuelle. Nous sommes entrés dans l’ère du numérique. Cette évolution n’est évidemment pas sans risques et la numérisation de la société engendre une plus grande vulnérabilité à l’égard de certaines menaces. Cela ne doit toutefois pas nous inciter à refuser le changement. Nous devons simplement nous efforcer de comprendre la nature des menaces et les affronter.

Plusieurs gouvernements européens ont hésité à passer au numérique. Notre expérience a démontré qu’ils avaient tort. L’Estonie a été le premier pays du monde à avoir subi une attaque terroriste en juin 2007. Nous avons été capables de nous défendre et nous avons tiré des enseignements de cette expérience. Un centre d’excellence de l’Otan en matière de défense cybernétique a été installé à Tallinn. Un grand nombre de pays sont représentés au sein de cet organe, qui dépasse les limites strictes de l’Otan. Nous sommes aujourd’hui mieux préparés aux risques qui pourraient se produire à l’avenir. La libre circulation de l’information sur internet et la numérisation constituent des évolutions positives. Il ne faut pas hésiter à s’y plonger tout en apprenant à comprendre les risques existants.

M. OBREMSKI (Pologne), porte-parole du Groupe des conservateurs européens (interprétation)

Quelle doit être, notamment en matière de propagande, la réponse de l’Estonie à la politique agressive de la Russie? Cette réponse peut-elle prendre pour cadre le Conseil de l’Europe?

Par ailleurs, que pensez-vous, Monsieur le Premier ministre, du commentaire du ministre des Affaires étrangères allemand, M. Steinmeier, sur les activités récentes de l’Otan, qui, selon lui, ne pourraient qu’irriter la Russie?

M. Rõivas, Premier ministre d’Estonie (interprétation)

Je considère que la meilleure arme contre la propagande est la liberté des médias, non pas une propagande opposée, mais une véritable liberté des médias.

Dans les pays voisins de la Russie, il est très difficile de trouver une chaîne de télévision de qualité, pleinement libre et indépendante du Kremlin. En Estonie, nous avons fait le choix de financer des journalistes qui travaillent en langue russe, sans pour autant influencer leur travail. J’insiste sur le fait que nous n’intervenons absolument pas sur les contenus qu’ils véhiculent. Comme la BBC en Grande-Bretagne, la radiodiffusion de service public bénéfice en Estonie d’un financement public, mais aucun droit de regard n’est exercé par la puissance publique sur le contenu des informations. Nous encourageons ces journalistes à faire leur travail librement.

En ce qui concerne la déclaration du ministre Steinmeier, il me semble qu’elle a été excessivement commentée dans certains pays. Il ne fait aucun doute que l’Allemagne est engagée en faveur de la sécurité européenne et de l’Otan. La véritable provocation serait de ne rien faire face à la Russie, qui ne cesse de mener des opérations militaires à grande échelle. Des questions concrètes se posent lorsque des pays mènent des manœuvres conjointement. Il s’agit de vérifier l’interopérabilité des systèmes et de se montrer prêts à défendre les pays de l’Otan. Plus nous mènerons des manœuvres et des exercices conjointement, mieux nous garantirons notre indépendance et notre force.

LE PRÉSIDENT (interprétation)

Monsieur le Premier ministre, mes chers collègues, je vous propose à présent de prendre les questions par groupes de trois.

M. POZZO DI BORGO (France)

0,3 % du PIB en moins en Europe en 2014, 0,4 % du PIB en moins en 2015, plus de 900 000 chômeurs: tel est le coût des sanctions de l’Union européenne contre la Russie et des sanctions russes contre l’Europe.

Tant la France que l’Allemagne, qui ont initié le processus ayant conduit aux Accords de Minsk, ont évoqué une modulation des sanctions en fonction de l’application de ces accords. En cas de progrès substantiels, une levée graduelle peut être envisagée. Quelle est la position de l’Estonie sur ce sujet?

Lord BALFE (Royaume-Uni) (interprétation)

La meilleure défense d’une société contre les menaces qui l’assaillent est une population heureuse. Fin 2004, au Parlement de l’Estonie, un amendement a été proposé pour attribuer la citoyenneté estonienne aux enfants dont les parents ont résidé dans le pays pendant au moins cinq ans. À-t-il été adopté? Des développements récents sur ce sujet sont-ils intervenus en Estonie?

M. GOPP (Liechtenstein) (interprétation)

Monsieur le Premier ministre, permettez-moi de revenir sur les relations avec la Russie. Le dialogue avec la délégation russe s’est interrompu au sein de notre Assemblée et je le regrette. Des tensions existent également à l’heure actuelle entre la Russie et les pays Baltes.

Comment évaluez-vous la situation? La Présidence estonienne du Comité des Ministres a-t-elle l’intention de relancer le dialogue avec la Russie?

M. Rõivas, Premier ministre d’Estonie (interprétation)

Sur le sujet des sanctions, la situation est finalement assez claire. La sécurité de l’Europe a un prix. Mais s’il y a une chose qui n’a pas de prix, c’est bien la liberté. L’Ukraine est un pays européen et mérite, à ce titre, d’être un pays libre et démocratique, un pays où le peuple peut décider de son avenir. Il serait immoral de notre part de dire que 0,5 % ou 1 % du PIB est plus important que la liberté d’un pays. L’Estonie, pour l’avoir vécu, sait ce que c’est que de perdre sa liberté. Il nous a fallu 50 ans pour la reconquérir et redevenir un pays libre et démocratique. Nous ne fermerons donc jamais les yeux lorsque d’autres pays européens sont menacés de perdre leur liberté.

Ces sanctions contre la Russie coûtent cher, et peut-être même plus cher à l’Estonie qu’à d’autres pays, car nous sommes très proches géographiquement du marché russe, un marché qui refuse d’acheter nos excellents produits agroalimentaires. Et je n’oublie pas les difficultés que cela entraîne pour les exploitants agricoles estoniens. Mais il serait regrettable de ne pas réagir à la guerre qui sévit en Europe; cela coûterait beaucoup plus cher encore et les effets à long terme sur nos sociétés seraient bien plus durables.

S’agissant des changements législatifs intervenus en 2014, je dirai que ces amendements ont conduit à une nouvelle solution. Tout enfant né en Estonie, même si ses parents ne sont pas de nationalité estonienne, est automatiquement Estonien – sauf opposition des parents. Auparavant, les parents devaient formuler une demande de citoyenneté, demande qui était satisfaite sans problème. Il n’est pas difficile d’obtenir la citoyenneté estonienne. Le demandeur doit maîtriser la langue, connaître le fonctionnement de la société et les fondements de la Constitution.

Concernant l’absence de la délégation russe, vous êtes les seuls habilités à décider de la présence ou de l’absence des Russes. Or il me semble que vous avez clairement affiché les conditions qui permettraient le retour de la délégation russe et la réattribution de ses pleins pouvoirs.

En tant que Premier ministre, je ne m’ingèrerai jamais dans les décisions que doivent prendre les parlementaires; ni ici, ni dans mon pays. Quand un parlement me sollicite, je lui réponds toujours qu’il incarne, d’une certaine façon, le pouvoir suprême et que je ne lui donnerai pas de conseil.

Cependant, je comprends la décision que vous avez prise et je suis convaincu que les sanctions imposées par l’Union européenne sont similaires aux vôtres; des sanctions légitimes, fondées sur les valeurs que vous défendez.

M. GHILETCHI (République de Moldova) (interprétation)

Monsieur le Premier ministre, je me réjouis que vous ayez évoqué les conflits gelés qui perdurent dans l’aire post-soviétique – Transnistrie, annexion de la Crimée, etc. Peu de ces conflits connaissent des avancées. L’Estonie assume la présidence du Comité des Ministres, je voudrais donc vous demander ce que nous pouvons faire en ce domaine.

Mme STEFANELLI (Saint-Marin) (interprétation)

Monsieur le Premier ministre, l’Estonie a été le premier pays à adopter le système de vote électronique pour des élections politiques. Quels ont été les principaux obstacles et les principales préoccupations que vous avez eues pour concilier le caractère secret d’un vote avec les risques d’attaques de hackers? Quels sont les avantages respectifs du vote électronique et du vote par bulletin secret?

M. VAREIKIS (Lituanie) (interprétation)

Monsieur le Premier ministre, le Bélarus et le Kosovo ne sont pas membres du Conseil de l’Europe. Leur adhésion à notre Organisation fait-elle partie du programme politique de la présidence estonienne du Comité des Ministres?

M. Rõivas, Premier ministre d’Estonie (interprétation)

Monsieur Ghiletchi, il est pour moi compliqué de vous dire quels sont les points clés qui permettraient des avancées dans tous ces conflits gelés. Je dirai simplement que nous devons rester unis et continuer à exercer une certaine pression et à dialoguer.

Au XXIe siècle, en Europe, il ne devrait pas y avoir de sphère d’intérêts. Tous les pays, y compris la Moldova, ont le droit de décider s’ils veulent devenir pays membres de l’Union européenne ou s’ils préfèrent suivre une autre voie. Les pays voisins, qu’ils soient petits ou grands, n’ont aucune légitimité à donner leur avis. Or c’est ce qui s’est passé pour un certain nombre de pays, et ce n’était clairement pas la bonne solution.

S’agissant du vote électronique, nous avons mis en place ce système depuis 2005, notamment parce qu’il permet d’avoir un système d’identification sûr. Un grand nombre de pays ont déjà des cartes d’identité numériques, mais ils ne les utilisent pas de façon numérique. L’Estonie, elle, utilise le système d’identification numérique, avec un cryptogramme, ce qui nous a permis de proposer un grand nombre de services en ligne. Nous savons en effet avec certitude que la personne qui est derrière son ordinateur est bien la personne qu’elle prétend être.

Concernant le vote secret et la liberté d’exercer un choix, si un citoyen espagnol, par exemple, vit à Strasbourg, il devra se rendre dans son ambassade et utiliser un bulletin papier. Ce système est tout à fait valable, mais le vote électronique est bien plus pratique.

Voilà 11 ans que nous avons mis en place le vote électronique. Nous avions, dès 2005, prévu qu’un audit du système serait réalisé par des contrôleurs internationaux, afin de savoir s’il pourrait ou non être attaqué. Jusqu’à présent, il ne l’a pas été. Mais bien entendu, nous devons prévoir des sauvegardes et si une attaque sérieuse devait se produire, nous pourrions décider de revenir au vote à bulletin secret. Nous avons donc un «plan B».

Un «plan B» est donc nécessaire, mais je me réjouis que nous n’ayons pas eu besoin d’y recourir au cours des onze dernières années. Lors des dernières élections législatives, une personne sur trois a voté par voie électronique. L’identification électronique est utilisée par les jeunes comme par les personnes âgées, puisqu’elle sert en matière de prestations sociales et d’opérations bancaires. Elle facilite considérablement l’acte de voter, surtout pour les personnes âgées qui vivent à la campagne ou pour les personnes installées à l’étranger. Les citoyens estoniens ont ainsi pu voter depuis 116 pays différents, et je suis persuadé que les fonctionnaires estoniens du Conseil de l’Europe ont également préféré le vote électronique au vote en personne à l’ambassade. Leur participation à la vie démocratique s’en trouve facilitée.

J’en viens aux deux candidats potentiels à l’adhésion au Conseil de l’Europe. À ma connaissance, le Kosovo n’a pas fait de demande en ce sens; le cas échéant, sa demande sera traitée par les organes compétents. Quant au Bélarus, il reste à résoudre la question de la peine de mort. Quoi qu’il en soit, ces deux Etats savent ce qu’ils ont à faire pour déclarer leur candidature.

LE PRÉSIDENT (interprétation)

M. Vovk, inscrit dans le débat, n’est pas présent dans l’hémicycle.

M. FLYNN (Royaume-Uni) (interprétation)

Comment le Conseil de l’Europe peut-il remplir sa mission fondamentale de promotion des normes les plus élevées au monde en matière de droits de l’homme s’il tolère que des violations flagrantes des droits de l’homme soient commises dans ses propres Etats membres? En décembre, une enquête concernant des faits de cet ordre a été déclenchée, mais elle n’a guère progressé depuis. Comment pouvez-vous tirer parti de votre mandat à la présidence du Comité des Ministres, Monsieur le Premier ministre, pour veiller à ce que chacun des membres du Conseil de l’Europe applique les principes fondamentaux des droits de l’homme par des actes, et non pas seulement des discours?

M. NEGUTA (République de Moldova)

L’Estonie et la Moldavie sont deux anciennes républiques soviétiques. À la chute de l’Union soviétique, nos systèmes politiques et économiques étaient très proches; ils sont désormais très différents. Dans votre pays, Monsieur le Premier ministre, les institutions démocratiques fonctionnent bien. Dans mon pays, hélas, les réformes n’ont pas porté les mêmes fruits. Quelles sont les racines de cette différence?

Mme SCHOU (Norvège) (interprétation)

Je vous remercie, Monsieur le Premier ministre, d’avoir accueilli la réunion de la Commission permanente dans votre si beau pays.

La crise des réfugiés et des migrants est grave. Hier, nous avons adopté une résolution sur les réfugiés en danger en Grèce, laquelle supporte une part disproportionnée de la charge que l’afflux de migrants fait peser sur l’Europe. Que fait l’Estonie pour atténuer la crise en Grèce et pour donner suite aux engagements qu’elle a pris au titre de l’accord de relocalisation des réfugiés?

M. Rõivas, Premier ministre d’Estonie (interprétation)

Nous ne saurions tolérer la moindre violation des droits de l’homme dans n’importe lequel des Etats membres, Monsieur Flynn, et il va de soi que chacun d’entre nous doit montrer l’exemple.

Je ne suis pas bien placé pour donner des conseils à d’autres pays, Monsieur Neguta, et je ne peux que vous indiquer ce qui a été le plus utile aux progrès que l’Estonie a accomplis. Dès l’indépendance, elle a adopté une méthode de réforme reposant sur l’Etat de droit et consistant à s’éloigner le plus loin possible de l’économie planifiée, dont chacun sait qu’elle n’a pas fonctionné en Union soviétique, ce que confirme la situation des quelques pays, comme Cuba, qui l’expérimentent encore à ce jour. Nous avons donc résolument emprunté la voie de l’économie de marché, qui est le meilleur modèle économique qui soit. Nous avons également entrepris d’adhérer à différentes organisations internationales, l’adhésion à l’Union européenne étant sans aucun doute le processus le plus difficile du fait de l’abondance des critères à remplir. Avec le recul, nous nous sommes adaptés à ces critères non pas pour Bruxelles – même si c’était une condition requise pour l’adhésion – mais pour nous-mêmes, comme nous le répétons constamment à nos concitoyens, car ce processus nous a été extrêmement utile. Une autre différence historique entre nos deux pays tient sans doute au fait que l’armée d’occupation russe a quitté l’Estonie dès 1994.

Concernant les réfugiés, Madame Schou, l’Estonie est déterminée, comme elle s’y est engagée en acceptant l’accord trouvé par le Conseil européen, à prendre sa part au mécanisme de relocalisation des réfugiés, comme devraient l’être tous les pays qui ont volontairement signé cet accord. La mise en route a été plus lente que prévu en raison de problèmes techniques, mais je me réjouis que notre action conjointe avec les autorités grecques, avec lesquelles nous travaillons en lien étroit, soit désormais beaucoup plus efficace et rythmée. Tous les pays qui se sont engagés à participer au mécanisme de relocalisation devraient emprunter une voie analogue. De plus, l’Estonie, qui n’avait pas d’expérience en la matière, s’est dotée de règles juridiques plus adaptées à la relocalisation de réfugiés en provenance de Turquie.

Mme HUOVINEN (Finlande) (interprétation)

Les membres de notre Assemblée se préoccupent régulièrement de l’état de la démocratie sur le continent, et s’interrogent sur la manière de renforcer la confiance des citoyens. Vous avez souligné, Monsieur le Premier ministre, le rôle que peuvent jouer en ce sens les technologies de l’information et de la communication et le vote électronique. Comment, de votre point de vue, pourrait-on plus encore tirer parti de la numérisation et des technologies de l’information dans l’intérêt de la démocratie?

M. Rõivas, Premier ministre d’Estonie (interprétation)

À mon sens, la meilleure chose que nous pouvons faire avec les technologies de l’information et de la communication est de rendre les services publics beaucoup plus transparents. La transparence me semble être le mot clé pour promouvoir l’efficacité, pour parvenir soi-même, en tant que gouvernement, à l’efficacité.

Un certain nombre de faits sont importants, tenons-en compte: lorsque des services numériques sont proposés de façon transparente, il y a moins de place pour la corruption et nous parvenons à la plus grande efficacité.

Mme PASHAYEVA (Azerbaïdjan) (interprétation)

Monsieur le Premier ministre, vous avez souligné que les conflits du Haut-Karabakh et de l’Abkhazie perdurent. Bien sûr, s’ils ne sont pas résolus, c’est parce que les décisions prises par les organisations internationales ne sont pas appliquées. Les résolutions des Nations Unies, celles de notre propre Assemblée sont restées lettre morte. Comment encourager leur application? Ces sujets restent-ils inscrits à votre agenda?

M. Rõivas, Premier ministre d’Estonie (interprétation)

La meilleure solution est pratiquement toujours de s’en tenir à ce qui a été convenu – nous l’avons dit à d’autres sujets. Si nous avons adopté des résolutions, si nous avons passé des accords, il faut s’y tenir. En l’occurrence, nous n’avons pas de baguette magique, et c’est le respect de nos engagements qui peut être utile.

Evidemment, nous souhaitons tous trouver une solution. Alors que pouvons-nous faire, nous parlementaires et responsables des différents pays? Il faut continuer de discuter de ces conflits jusqu’à ce qu’ils soient réglés. Les parlementaires disposent d’outils très puissants: une audience, une tribune publique. À mon humble avis, nous devons tous nous servir de tels instruments, et je vous invite à tous continuer de discuter de ces conflits.

LE PRÉSIDENT (interprétation)

Merci infiniment pour cette discussion passionnante, Monsieur le Premier ministre. Je compte bien poursuivre notre coopération tout au long de la présidence estonienne, et au-delà.