Mario
Soares
Président du Portugal
Discours prononcé devant l'Assemblée
mercredi, 1 février 1995
Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les parlementaires, c’est pour moi un grand honneur de pouvoir aujourd’hui, au nom du Portugal, adresser la parole à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, sur l’invitation de son illustre président et de mon cher ami, Miguel Angel Martinez.
De vieux souvenirs qui ont trait à l’histoire récente de mon pays et à mon propre parcours politique me rattachent au Conseil de l’Europe. J’eus mon premier contact direct avec le Conseil en avril 1970, sur l’invitation du groupe socialiste dirigé par le regretté président Czemetz, lorsque le Portugal vivait encore sous la dictature. J’ai eu alors l’occasion d’informer le groupe et ensuite d’assister, en tant que résistant antifasciste et exilé, au débat sur la situation portugaise et les atteintes aux droits de l’homme pratiquées au Portugal et dans les colonies d’alors. Cette participation au Conseil de l’Europe a entraîné l’organisation, par la dictature, d’un procès criminel qui requérait contre moi une peine de deux à cinq ans de prison ferme.
Environ quatre ans plus tard – après la «révolution des œillets» en septembre 1974, en ma qualité de ministre des Affaires étrangères du premier gouvernement provisoire – j’ai pu m’adresser à l’Assemblée parlementaire de ce Conseil, pour demander l’accession immédiate du Portugal au statut d’observateur, premier pas vers une adhésion de plein droit qui ne se matérialisera qu’en 1976.
Lors de cette séance, qui s’est tenue le 28 septembre 1974, pendant le débat qui suivit mon intervention, je me souviens qu’un député m’a interpellé et demandé si j’étais encore ministre au moment précis où j’usais de la parole. En effet, ce jour-là, à Lisbonne, se déroulait la première crise sérieuse de la révolution, qui mettait en cause son cours démocratique et ouvrait une période politique particulièrement troublée, dont l’épilogue ne devait survenir qu’avec le vote de la Constitution de la République, le 2 avril 1976.
J’ai à nouveau usé de la parole au Conseil de l’Europe en avril 1977, alors que le Portugal était déjà en pleine normalité constitutionnelle, comme Premier ministre de mon pays.
Les circonstances dans lesquelles je m’adresse aujourd’hui à cette illustre Assemblée sont heureusement bien plus agréables pour le Portugal. Au cours des vingt dernières années, les Portugais ont conclu un processus de décolonisation difficile et traumatisant, construit un Etat démocratique de droit, qui fonctionne avec régularité, et initié une nouvelle phase de leurs relations avec l’Europe et avec le monde, par leur adhésion de plein droit à la Communauté européenne, aujourd’hui Union européenne.
Les problèmes et les vicissitudes qu’il nous a fallu supporter sont bien connus, ainsi que les crises graves qu’il nous a fallu surmonter, tant au niveau politique que sur les plans économico-financier et social. Face à de si nombreux représentants d’Etats qui ont récemment débuté leur parcours démocratique, avec les difficultés et les contradictions qui lui sont inhérentes, il me semble opportun de rappeler ici les contingences de la voie portugaise et le rôle irremplaçable que des institutions comme le Conseil de l’Europe ont joué dans la préparation du nouveau cadre d’insertion internationale de mon pays, et, en particulier, dans son processus d’intégration européenne.
Je suis bien placé pour comprendre ce qu’attendent de nous aujourd’hui les pays qui vivent le complexe ajustement du postcommunisme, et j’ai la conscience précise de la contribution qui est exigée de nous, en tant qu’Européens, pour la définition d’un cadre politique réaliste – mais d’ouverture et d’effective solidarité – qui leur permette de retrouver leur place dans une Europe qui n’est plus réglée par la logique des blocs et par l’équilibre de la terreur, constamment au bord de l’abîme.
On serait amené à dire, dans une première approche simpliste, que la chute du mur de Berlin en 1989 – et le changement profond qu’il a symbolisé et occasionné dans l’ordre politique mondial – rendrait plus aisé le processus d’intégration paneuropéenne. Or nous savons maintenant qu’il n’en est rien.
En premier lieu, parce que la disparition de la logique des blocs n’a malheureusement pas éliminé les prétentions des grandes puissances sur l’administration de leurs espaces d’influence et de leur pouvoir relatif.
En deuxième lieu, parce que la nécessaire restructuration d’institutions multilatérales qui comptent des dizaines d’années d’histoire et ont une intervention simultanée, directe ou indirecte, sur les plans politique, économique et de sécurité, a été lente, soulevant des problèmes délicats, surtout à un moment tel que celui-ci, où certains Etats dotés de responsabilités accrues sont confrontés, intérieurement, à des défis de grande complexité.
En troisième lieu, parce que l’engagement dans le processus de réforme de pays aux situations très diverses, en matière d’histoire récente, de rythme de changement et d’ampleur de leurs ressources et ambitions, empêche dès le départ la définition de solutions uniformes.
Comme d’autres chefs d’Etat et de gouvernement l’ont déjà affirmé devant cette Assemblée, je pense que nous avons un besoin urgent d’idées claires et d’un projet concret pour la restructuration de l’Europe qui ne passe pas forcément par la création de nouveaux espaces d’organisation multilatérale: il y en a déjà trop. L’Union européenne, l’OTAN, le Conseil de l’Europe, l’OSCE et l’UEO – voire, sur un plan plus vaste, l’OCDE elle-même – nous confèrent un encadrement institutionnel suffisamment riche, parfois même superposé, pour que nous puissions répondre aux attentes de solidarité et d’intégration des nouveaux pays démocratiques, sans pour autant mettre en cause la stabilité et l’efficacité de ces organisations.
Il est aujourd’hui manifeste que l’Union européenne ou l’OTAN ne peuvent ignorer, dans leur développement futur, les nouvelles réalités de l’Europe centrale et orientale. Mais il est également clair qu’il ne sera guère aisé de fixer les conditions d’intégration dans ces espaces de maints Etats potentiellement candidats, soit par l’exigence des conditions d’entrée, soit par l’inhérent et difficile processus de restructuration interne. Le réalisme nous conseille donc une politique de rapprochements progressifs, de pas éventuellement limités mais sûrs, insistants et continus. Ce qui implique, à mon avis, le développement de deux lignes simultanées d’action: d’une part, le renforcement des mécanismes de coopération entre ces Etats et l’Union européenne, sur les plans politique et économique, au travers des schémas d’associations déjà existants ou d’autres dont la création se justifierait; d’autre part, l’approfondissement de l’intégration et des fonctions des institutions de concertation multilatérale élargie, telles que le Conseil de l’Europe et l’OSCE, en tirant parti de leur plus grande flexibilité institutionnelle pour consolider différents cercles d’intégration – pas nécessairement concentriques – et lancer de nouvelles initiatives qui n’excluraient personne.
Organiser l’Europe implique, dans ma perspective, envisager globalement la réforme de chacune de ses institutions, en articulant leurs fonctions et en créant des opportunités de coopération mutuelle. Je considère cette coopération comme un facteur important du processus de la construction européenne, particulièrement en ce qui concerne une préoccupation essentielle qui, j’en suis certain, occupe vos esprits: définir et organiser une nouvelle politique de sécurité susceptible d’engager le continent tout entier, tout en respectant les engagements de chaque Etat.
Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les parlementaires, le Conseil de l’Europe est la plus ancienne institution politique multilatérale de concrétisation du processus de reconstruction de l’Europe dans l’après-guerre. Il dispose d’un patrimoine véritablement unique en matière de défense de la liberté, de droit à la différence, de tolérance et de dialogue. C’est l’institution qui représente, plus que toute autre, ce que nous pourrions appeler «l’Europe des principes et des valeurs», si bien exprimée dans la charte fondatrice de la Convention européenne des Droits de l’Homme.
Je crois fermement à ces principes et à ces valeurs, qui ont toujours inspiré l’action du Conseil de l’Europe: liberté, droits de l’homme, empire de la loi; et à leurs corollaires: démocratie, solidarité, tolérance, lutte contre l’exclusion et protection des minorités. J’aimerais, dans ce sens, vous exprimer ma satisfaction de pouvoir assister, dans quelques instants, à la cérémonie de signature de la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales, qui définit un vaste ensemble d’engagements assumés par les Etats en la matière. Cette convention est d’autant plus importante qu’en Europe resurgissent des conflits et des signes d’intolérance que nous croyions dépassés. La contribution du Conseil de l’Europe est, dans ce domaine, irremplaçable, et l’adoption de cet instrument constitue un pas important pour le renforcement de la stabilité si nécessaire à notre continent.
Je me suis toujours prononcé contre les pièges d’une illusion technocratique qui prétend garder le généreux projet européen à l’intérieur des limites d’un économisme étroit. C’est pourquoi j’insiste sur la destinée irremplaçable qui est celle qui doit incomber au Conseil de l’Europe, dans la construction d’une grande Europe unie, profitant d’un cadre institutionnel qui accueille la diversité – culturelle, géographique et politique – qui respecte l’égalité des Etats et qui a développé une vocation particulière pour la concertation sur quelques grandes questions de notre temps, y compris celle de la défense du patrimoine culturel et de l’environnement, de la sécurité sociale et de la bioéthique, pour ne citer que quelques exemples, parfois peu valorisées dans d’autres aréopages.
Nous ne devons cependant pas répondre à un projet encore quelque peu illusoire par la création d’autres illusions. Pour exercer cette fonction, qui s’inscrit dans sa nature et dans son objectif, le Conseil de l’Europe a besoin de l’engagement de ses Etats membres pour obtenir l’énergie et la capacité opérationnelle requises pour cette fonction, qui vise à développer de nouvelles initiatives d’intégration et des formes pratiques, concrètes, d’articulation entre les différentes institutions de coopération européenne.
Ce qui veut dire, très simplement, qu’il faut nous mettre d’accord quant à la vision politique de la construction européenne; qu’il faut savoir quel est le cadre et quelles sont les fonctions de chacune des organisations qui la constituent; quelles sont les limites et la composition des fameux cercles d’intégration que nous invoquons tous aujourd’hui, mais qui comportent d’énormes différences et imprécisions; quelles sont les formes d’articulation entre les pouvoirs nationaux et supranationaux; quels sont les mécanismes d’expression de la citoyenneté et du contrôle démocratique des institutions; et, enfin, quelles sont les limites imposées par la géographie européenne et les termes de leurs rapports avec l’extérieur, sans oublier le cas particulier de la Russie, face à laquelle l’Europe doit essayer de se définir clairement.
Il serait certainement utile – comme tant de voix responsables l’ont défendu – que l’Europe puisse se faire avec la Russie. Et son adhésion à ce Conseil pourrait constituer, justement, un premier pas très significatif dans le sens de cet objectif. Mais toute éventuelle adhésion de la Russie devra se faire dans le respect intégral des principes et des valeurs qui représentent précisément, comme nous l’avons vu, le patrimoine nucléaire du Conseil de l’Europe et les fondements essentiels de son action. Dans cette perspective, c’est à la Russie et non au Conseil qu’il incombe de créer les conditions d’une future intégration; c’est la Russie et non le Conseil qui peut, en vérité, faciliter ou empêcher l’accomplissement de ce propos fondamental, par une pratique politique qui confirme en termes crédibles son engagement vis-à-vis des valeurs de la paix et des principes démocratiques de cette Organisation.
Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les parlementaires, il est impossible de réfléchir à l’avenir de l’Europe sans nous référer à la situation et aux problèmes de l’Union européenne, qui constitue le noyau central du processus d’intégration dans le continent. Malgré la renonciation de la Norvège – qui confirme simultanément les fondements démocratiques de l’Union et la nécessité d’un débat profond sur sa nature – la conclusion du premier élargissement après la ratification du Traité de Maastricht doit être considérée comme un succès politique et un signe de vitalité.
Ainsi se termine, positivement, un cycle particulièrement riche de la vie communautaire, marqué par la fin vertigineuse de l’après-guerre et par la vision d’un Européen exceptionnel, Jacques Delors, au travail duquel je rends hommage. La nouvelle phase qui s’initie maintenant, symboliquement inaugurée par l’entrée en fonctions d’une nouvelle Commission, à laquelle je formule les meilleurs vœux de succès, implique immédiatement un important défi: préparer et mettre sur pied la Conférence intergouvemementale de 1996, qui aura la difficile responsabilité de procéder à la première révision du Traité sur l’Union européenne.
C’est une opportunité décisive – peut-être même unique avant la fin du siècle – pour que nous nous entendions sur les conditions de réalisation d’une Europe forte, unie et cohérente sur les plans politique, économique et institutionnel. Pour ce faire, il faut absolument que nous dépassions la vision d’une Europe exclusivement organisée autour des libertés économiques fondamentales, concentrée sur l’unification des marchés et sur l’uniformisation des politiques financières.
Comprenez-moi bien: je n’ignore ni ne minimise l’importance de l’unification du marché intérieur et de l’Union économique et monétaire pour la réalisation pleine du projet européen; je sais également combien il a été difficile de parvenir aux résultats déjà atteints dans ces domaines et je suis conscient des sacrifices exigés, face à ce qui reste encore à faire. Mais je ne doute pas non plus que l’Europe économique n’est guère suffisante, ni même réalisable, sans que lui corresponde une forte dimension politique, institutionnellement assumée et démocratiquement légitimée par un contrôle parlementaire effectif des décisions de Bruxelles.
Je n’ai jamais caché ma position en la matière: l’Union européenne sera toujours, de par ses origines historiques et ses objectifs essentiels, une construction politique originale, distincte des modèles du passé. Mais je ne vois guère comment elle pourra renoncer à des composantes fédérales et confédérales, de nos jours encore si peu expressives – malgré la forte agitation du spectre de la supranationalité – et si loin de la concrétisation, puisque le budget commun lui-même n’atteint pas deux pour cent du produit intérieur des Douze.
Je crois fermement que le principal danger, en cette phase de la construction européenne, ne réside pas dans l’approfondissement politique et institutionnel de l’Union, mais plutôt dans son incapacité à réaliser cet approfondissement, en l’éloignant des citoyens, en affaiblissant leur légitimité et en abandonnant à l’inertie du mouvement de globalisation économique la responsabilité de façonner les processus du changement social et les rapports de force entre les Etats.
Je ne crois guère que ce soit là la bonne voie pour une Europe intérieurement unie et solidaire et extérieurement active, politiquement adulte et autonome, dont la réalisation devrait tous nous intéresser. Une Europe disposée à conclure, maintenant sur le plan politique, le long cycle de la reconstruction débuté dans l’après-guerre.
Cette dimension politique ne correspond pas, comme beaucoup le prétendent, à la création d’un super-Etat continental, peut-être – et heureusement – irréalisable. Le propos est tout autre: faire respecter la diversité des nations, ce qui est une des richesses de l’Europe, dans un contexte de concertation politique et de sécurité européenne effectives. Pour ce faire, il y a lieu d’accorder un contenu au principe de subsidiarité, qui devra être le premier fondement de l’Union européenne et sa première ligne de défense contre toute perversion hégémonique, centraliste et bureaucratisante.
Il nous faut rééquilibrer la construction européenne. La nouvelle situation créée par la globalisation des marchés et par les élargissements progressifs rendra de plus en plus évidente la justesse des critiques qui contestent l’excessive intervention réglementaire de l’Europe appliquée uniformément aux réalités nationales absolument distinctes, dans les différents domaines de l’activité de production. Et fera aussi apparaître, simultanément, un déficit de l’Europe dans des domaines tels que la citoyenneté, la politique de défense et de sécurité, la science, la culture, la solidarité sociale où le faible degré de concertation multilatérale représente une grave entrave aux possibilités de développement de l’ensemble.
J’espère que le débat sur la révision du Traité sur l’Union européenne aidera à trouver des réponses positives à ces préoccupations. Et j’espère, surtout, qu’il permettra d’éloigner l’inéluctable tentation de détruire l’équilibre des relations entre petits et grands Etats au nom de la nécessité de rendre compatibles l’approfondissement de l’intégration européenne et le progressif élargissement de l’Union à tout le continent. Cette voie-là serait inacceptable et mettrait en cause le trait le plus original du projet européen, qui est, et doit continuer d’être, une alliance de liberté, une communauté d’égaux, où le poids de chaque Etat ne représente pas une simple proportion de son pouvoir relatif et ne se traduit guère en termes absolus dans la dimension de son statut institutionnel.
L’équilibre des relations entre petits et grands Etats a été l’un des facteurs qui ont le plus décisivement contribué au lancement, à la défense et au développement du projet européen au cours des quarante dernières années. Mais on comprend aussi que la présente structure institutionnelle, qui conserve dans ses grandes lignes les caractéristiques du modèle original, ne puisse facilement comporter une communauté intégrant vingt membres – dans une prochaine phase – dont l’objectif est de réaliser une union économique et monétaire et des élargissements successifs, sans une profonde réforme institutionnelle.
Néanmoins, la réforme institutionnelle, tout en étant une exigence, se niera elle-même si elle est réalisée au détriment des principes fondateurs de l’Union européenne, qui constituent donc des paramètres à ne pas oublier dans le changement qu’il faut entreprendre. Il ne s’agit guère ici, à mon avis, du fameux débat sur l’Europe à plusieurs vitesses, de géométrie variable, en cercles concentriques ou superposés. L’existence de plusieurs rythmes d’intégration, qui est en fait inévitable, sera toujours, tout au moins en partie, le réflexe de la marge de liberté que chaque Etat voudra bien préserver dans sa stratégie d’intégration. Ce qui pourrait être problématique – et doit être évité, selon moi – c’est que les différentes vitesses soient prétexte à une différenciation de statuts et finissent par ne répercuter qu’un pouvoir relatif directement déterminé par la dimension des Etats ou par leur richesse et leur développement.
Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les parlementaires, j’aimerais conclure ces brèves considérations en lançant un appel véhément au refus du conformisme et à l’esprit d’innovation, à la créativité et à la confiance dans les idéaux européens, qui ont permis, il y a presque cinq décennies, de débuter la reconstruction d’une Europe déchirée par la guerre, divisée et dépendante.
Le défi qui nous est lancé aujourd’hui n’est peut-être guère moins exigeant et n’en requiert pas moins d’énergie. Mais les conditions sont, malgré tout, bien plus favorables. Je vous propose de rechercher dans l’approfondissement des valeurs de l’humanisme, qui ont inspiré la génération des fondateurs, les nouvelles solutions exigées par les nouveaux problèmes de cette fin de siècle.
Je vous propose d’essayer de construire une Europe plus proche des citoyens et de leurs préoccupations, tout en respectant leurs opinions, leurs résistances et leur pouvoir de décision, même si cela implique, parfois, une progression plus lente. L’Europe sera aux citoyens ou ne sera pas. Je vous propose de secouer l’europessimisme et les égoïsmes nationaux qui ne voient que les intérêts immédiats. Afin de construire une Europe de la solidarité – entre nations et entre personnes au sein des nations – une Europe de la science, de la culture et de la défense de l’environnement, ouverte sur l’extérieur, capable de jouer, dans le concert international, le rôle auquel elle a droit, pour le bien de l’empire du droit, de la justice et de la paix.
LE PRÉSIDENT
Monsieur le Président de la République, je vous remercie de votre discours qui a vivement intéressé les membres de notre Assemblée.
Mes chers collègues, M. Mario Soares a indiqué qu’il était prêt à répondre à des questions spontanées des membres de l’Assemblée, ce dont je le remercie.
La spontanéité est très poussée et le nombre de collègues qui veulent en profiter aussi. Plus d’une vingtaine de membres sont inscrits. Je n’autoriserai pas de questions supplémentaires. Je demande à tous nos collègues une extrême précision dans leur question et je prie M. Soares de répondre le plus succinctement possible pour ne pas engendrer de frustrations importantes.
Je rappelle qu’il sera procédé, à 12 h 30, à la grande cérémonie de signature de la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales. Je vous invite tous à participer à cette cérémonie essentielle. La parole est à M. Unal, de Turquie, pour poser la première question.
M. ÜNAL (Turquie) (traduction)
Monsieur Soares, au cours de la visite du Président Süleyman Demirel au Portugal du 15 au 17 décembre 1994, vous avez parlé des relations de la Turquie avec l’Union européenne, estimant que l’unité de l’Europe ne saurait être complète sans la Turquie. Dans ce contexte, comment le Portugal évalue-t-il l’idée de l’adhésion pleine et entière de la Turquie à l’Union européenne?
M. Soares, Président du Portugal
Je pense que la Turquie est un pays européen, que la Turquie manque à l’Europe. Mais il y a tout un parcours à suivre pour entrer dans l’Union européenne. Il doit être suivi selon les règles en vigueur.
M. HUGHES (Royaume-Uni) (traduction)
On a souvent dit du Portugal qu’il était le plus ancien allié de la Grande-Bretagne. Etes-vous conscient, Monsieur Soares, du fait que l’euroscepticisme est actuellement très répandu au Royaume-Uni, apparemment même aux plus hauts niveaux du gouvernement? D’autres pays ont montré des tendances analogues. Etes-vous conscient des spéculations actuelles quant au développement à deux vitesses de la Communauté pour les pays qui se satisfont d’une zone de libre-échange, mais sont assez réticents à aller plus loin, s’agissant par exemple de la création d’une eurodevise? Auriez-vous quelques observations à formuler sur ces sujets?
M. Soares, Président du Portugal (interprétation)
reconnaît que le Portugal, qui est en effet un allié très ancien du Royaume-Uni, ne perçoit pas l’Europe de la même façon que celui-là. L’euro-pessimisme existe à Lisbonne, mais les Portugais croient majoritairement aux progrès d’une Europe politique et à une solidarité qui exclue une construction à deux vitesses ou par cercles concentriques. Il faut éviter un conflit entre petits et grands Etats européens.
M. MACHETE (Portugal) (interprétation)
demande à M. Soares si l’idée d’une Europe par cercles concentriques ne se traduirait pas par une discrimination vis-à-vis des petits Etats.
M. Soares, Président du Portugal (interprétation)
répond que cette orientation est tout à fait à éviter. L’Union européenne est une construction originale qui admet déjà de petits pays dans un esprit d’égalité et qui va en accueillir d’autres.
M. BERGER (Suisse)
Monsieur le Président, l’Union européenne dont votre pays fait partie a l’heureuse tendance, et vous l’avez souligné, de s’engager avec son élargissement vers une structure respectueuse des diversités nationales.
Pensez-vous, Monsieur le Président, que cette orientation nouvelle pourrait retarder, voire compromettre, l’union monétaire prévue pour la fin de ce siècle?
M. Soares, Président du Portugal
Excusez-moi, mais je n’ai pas compris le sens de votre question.
M. BERGER
Pensez-vous que l’orientation nouvelle adoptée par l’Union européenne pour son élargissement puisse retarder, voire compromettre, l’introduction de l’union monétaire qui était prévue avant la fin de ce siècle?
M. Soares, Président du Portugal
Retarder peut-être... Compromettre jamais.
Sir Russell JOHNSTON (Royaume-Uni) (traduction)
Le Président Soares voit-il une contradiction dans l’attitude de ceux qui s’opposent à des structures supranationales plus efficaces et plus intégrées pour l’Union européenne tout en semblant refuser de donner au Conseil de l’Europe, organe intergouvernemental, dans notre cas interparlementaire, un budget adéquat pour faire face à ses responsabilités? Est-il conscient du gel de notre budget? Il nous a dit son attachement au Conseil de l’Europe, approuve-t-il le gel de ce budget au moment même où l’on nous demande de faire encore plus en Europe centrale et orientale pour prêter assistance aux nouvelles démocraties?
M. Soares, Président du Portugal (interprétation)
n’approuve pas ce gel et a lancé un appel pour que les Etats membres s’engagent davantage financièrement.
Mme AGUIAR (Portugal) (interprétation)
estime que la double citoyenneté, qui permet à une personne de voter dans son pays de résidence, est un élément important de la construction européenne. Elle demande à M. Soares s’il est favorable à cette faculté pour les élections locales et, ensuite, pour toutes les élections.
M. Soares, Président du Portugal (interprétation)
estime qu’il faut se battre pour l’intégration des migrants et pour leur participation à la vie politique du pays d’accueil, mais en procédant de manière progressive et en commençant par les élections locales.
M. PINI (Suisse)
Monsieur le Président de la République, vous êtes une personnalité marquante de la vie politique européenne. De l’idéal, poursuivi mais jamais atteint, de l’intégration européenne, pourriez-vous préciser votre vision personnelle? Est-elle fédéraliste ou centraliste?
M. Soares, Président du Portugal (interprétation)
estime que la question ne se pose pas. Il n’est pas favorable à une Europe centralisée et il estime qu’une composante confédérale est une nécessité.
M. SOLE TURA (Espagne) (interprétation)
interroge le Président Soares sur les moyens de renforcer la collaboration entre les deux rives de la Méditerranée: ne pourrait-on pas, par exemple, envisager de mettre sur pied une conférence spécifique pour la sécurité et la coopération?
M. Soares, Président du Portugal (interprétation)
convient que la sécurité en Méditerranée est un problème crucial, en particulier pour les pays du sud du Bassin. Il s’y est rendu plusieurs fois et en est rentré convaincu de l’urgence qu’il y avait à créer un forum pour discuter de cette question. C’est d’ailleurs une nécessité également non seulement pour les pays de l’Europe méridionale, mais aussi pour tous ceux du continent, car ce qui se passe autour de cette mer peut avoir des répercussions dans toute l’Europe.
M. ÇILOGLU (Turquie) (interprétation)
constate que, dans le même temps que l’Union européenne essaie de s’élargir vers l’Est, le conflit continue de faire rage dans l’ex-Yougoslavie. Ravagée par l’agression serbe et par les violences ethniques, la Bosnie ne reçoit aucune aide. Est-ce à dire que les nouvelles républiques de cette région sont destinées à rester l’arrière-cour de l’Europe, des pays de seconde importance?
M. Soares, Président du Portugal (interprétation)
répond que le Portugal est très préoccupé par la situation qui continue de prévaloir dans l’ex-Yougoslavie. Il est évident que l’Europe a été impuissante à arrêter le conflit, mais il ne faut pas non plus oublier que, sans des organisations comme le Conseil de l’Europe, cette guerre aurait pu s’étendre. Cela étant, M. Soares est bien sûr favorable à l’intégration des nouvelles républiques issues de la Yougoslavie, car elles sont européennes par leurs cultures et leurs civilisations, mais il faudra attendre que les problèmes en suspens soient résolus.
M. GALANOS (Chypre) (traduction)
Monsieur le Président, vous venez d’un pays européen qui est situé à une extrémité de la Méditerranée. Comment envisagez-vous l’élargissement futur de l’Union européenne pour inclure deux Etats situés à l’autre extrémité de la Méditerranée – Chypre et Malte? Sont-ils compris dans les cercles concentriques?
M. Soares, Président du Portugal (interprétation)
s’est déjà déclaré favorable à cet élargissement quand il a répondu à M. Çiloglu. Bien évidemment, ce processus devra se faire dans le respect des règles et des normes de l’Union, mais il est clair aussi que Malte et Chypre ont vocation à cette intégration, en raison de la contribution qu’elles ont apportée à la civilisation européenne.
M. GÜNER (Turquie)
Dans nos pays membres, on observe malheureusement, avec inquiétude, une augmentation des attitudes xénophobes et intolérantes.
A votre avis, Monsieur le Président, quels sont les meilleurs moyens pour combattre ces attitudes?
M. Soares, Président du Portugal (interprétation)
répond que la signature de la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales représentera déjà une grande contribution en ce sens. D’autres progrès pourront être accomplis grâce à une action éducative et culturelle. En tout état de cause, il ne peut y avoir de démocratie sans ouverture ni tolérance et chacun en Europe doit être tenu pour l’égal de l’autre.
M. de PUIG (Espagne) (interprétation)
rappelle que l’Assemblée a décidé d’implanter le Centre Nord-Sud à Lisbonne, le Portugal lui semblant représenter un carrefour idéal. Il aimerait donc avoir l’avis du Président Soares quant à la façon dont les problèmes du développement et des relations Nord-Sud ont été abordés jusqu’ici.
M. Soares, Président du Portugal (interprétation)
dit que son pays a été très honoré par le choix qui a été fait de Lisbonne, et qu’il mettra tout en œuvre pour que le centre fonctionne au mieux. Le Portugal est en effet, à plusieurs égards, un pays charnière entre le Nord et le Sud; c’est peut-être le plus pauvre des pays riches et le plus riche des pays pauvres; son histoire le lie à l’Afrique, dont cinq États partagent sa langue, ainsi qu’au Brésil. Tout le pousse donc à s’intéresser au dialogue Nord-Sud. Malheureusement, il faut constater que celui-là a peu avancé concrètement depuis le premier élan donné par le rapport Brandt. Beaucoup de bonnes intentions ont été énoncées, mais l’aide de l’Europe est trop souvent confisquée par les gouvernements ou par les oligarchies. Une relance apparaît donc indispensable.
M. LOPEZ HENARES (Espagne) (interprétation)
se préoccupe, comme M. Sole Tura, de la coopération en Méditerranée. Les actions en faveur du développement de cette région sont multiples, mais l’orateur aimerait surtout avoir l’avis d’un chef d’Etat dont la largeur de vision est connue, quant à la possibilité qu’aurait le Conseil de l’Europe de nouer un dialogue politique avec les Etats d’Afrique du Nord.
M. Soares, Président du Portugal (interprétation)
considère qu’il n’a pas à se substituer en ce domaine à une organisation riche d’une longue expérience. Il a toujours considéré que le Conseil de l’Europe était l’institution européenne la plus flexible et donc la plus propre à accueillir les pays qui font l’apprentissage de la démocratie. Le Portugal a d’ailleurs lui-même bénéficié de cette aide précieuse. Cela étant, il n’y aurait qu’avantage à un dialogue élargi à l’Afrique du Nord.
M. JASKIERNIA (Pologne) (traduction)
Vous avez parlé de l’édification de la nouvelle structure de l’Europe. Voudriez-vous exposer votre position sur la question de l’extension de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord aux pays d’Europe centrale et orientale? Quelles observations auriez-vous à formuler à ce sujet dans le contexte de la sécurité de la Fédération de Russie?
M. Soares, Président du Portugal (interprétation)
a constaté à l’occasion de ses visites d’Etat que la première préoccupation des dirigeants d’Europe centrale et orientale était, curieusement peut-être, non le développement économique ou l’intégration à l’Union européenne, mais la sécurité.
On sait qu’une structure de partenariat a été créée qui vise à définir des règles de sécurité pour l’Europe tout entière. Ce processus doit être poursuivi, mais encore faut-il pour cela savoir exactement ce qui se passe dans la Fédération de Russie, qui, nul ne peut le nier, a un rôle clé à jouer en la matière.
M. IWINSKI (Pologne) (traduction)
Le Portugal entretient traditionnellement des relations spéciales avec les autres pays lusophones, à savoir le Brésil, l’Angola, le Mozambique, la Guinée-Bissau et le Cap-Vert, ce qui est tout à fait naturel indépendamment de la bizarre théorie de la «lusotropicalidade» formulée il y un an par Gilberto Freire. Quel rôle cette coopération, cette relation peuvent-elles, selon vous, jouer dans le monde contemporain?
M. Soares, Président du Portugal (interprétation)
répond qu’il s’agit de relations cordiales et fraternelles, ce qui tient du miracle, du moins pour ce qui est des pays africains. Au nombre des méfaits de la dictature, il y a eu, en effet, des guerres coloniales qui ont duré treize ans. Heureusement, un dialogue amical a pu être renoué entre les démocrates des deux bords. La communauté des pays lusophones est en voie de constitution: elle regroupera l’Angola, le Mozambique, la Guinée-Bissau, Sao Tomé et Principe, le Cap-Vert, le Brésil et le Portugal, et permettra de resserrer les liens non seulement linguistiques, mais aussi politiques, économiques et sociaux qui unissent ces pays.
M. RUFFY (Suisse)
Monsieur le Président, dans cette enceinte, nous vous sommes tous très reconnaissants des efforts que vous avez déployés pour obtenir la paix en Angola. Malheureusement, de trêve en reprise de combat, cette guerre ne cesse d’agoniser.
A vos yeux, quelles sont les conditions supplémentaires à réunir pour garantir la paix, lui donner un statut durable? L’Europe peut-elle et doit-elle intervenir d’une façon ou d’une autre?
M. Soares, Président du Portugal (interprétation)
rappelle qu’une négociation a eu lieu sous l’égide des Nations Unies, négociation qui a permis la signature des accords de Lusaka. Ces accords ne sont certes pas complètement respectés, mais un effort considérable a été accompli en faveur de la paix. Toutes les institutions européennes doivent donc appuyer le Secrétaire général des Nations Unies, dans ce domaine aussi.
M. HAGARD (Suède) (traduction)
J’ai déjà reçu une réponse à ma question qui concernait l’Angola.
M. VRETTOS (Grèce) (traduction)
Ma question concernait les répercussions économiques que pourrait avoir la restructuration de l’Union sous forme d’un noyau dur, avec des pays périphériques appartenant à certaines associations. Elle a déjà reçu une réponse satisfaisante avec la réponse à la question posée par mon collègue portugais.
LE PRÉSIDENT
Je vous remercie d’avoir ainsi exprimé votre satisfaction. Pour ma part, je suis satisfait d’avoir pu arriver au terme de la liste des orateurs.
Nous allons maintenant assister à la cérémonie de la signature de la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales.
Avant de lever cette séance, Monsieur le Président, je tiens à vous offrir la médaille pro merito de l’Assemblée parlementaire. Je n’ai pas voulu vous la remettre dans mon bureau, préférant le faire ici publiquement. Il y a peu de moments aussi heureux pour moi-même et pour l’Assemblée!
En mon nom et en celui de toute l’Assemblée, je désire saluer la présence à la tribune de Mme Soares, qui est aussi une grande amie, une femme qui a partagé nos valeurs et nos efforts pour la démocratie, pour les libertés, pour le progrès social. Maria, soyez la bienvenue parmi nous!
(M. le Président remet à M. Mario Soares, Président de la République portugaise, la médaille pro merito.)