Adolfo

Suárez

Président du gouvernement d'Espagne

Discours prononcé devant l'Assemblée

mercredi, 31 janvier 1979

Monsieur le Président, des sentiments très divers, tous profonds et vifs, se confondent dans l’émotion que je ressens au moment de prendre la parole devant l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe.

En vous remerciant de l’honneur et de la satisfaction que j’éprouve à m’adresser à vous, je voudrais exalter le rôle éminent qu’a joué l’Assemblée dans l’entrée de l’Espagne au Conseil de l’Europe. Au nom de la gratitude, je tiens à rendre un hommage ému à votre prédécesseur M. Karl Czernetz, qui a tant contribué à la rencontre définitive de l’Espagne et des institutions européennes.

L’idée de l’Europe, Monsieur le Président, a souvent servi de référence dans l’histoire de l’Espagne. La nier était une marque d’incapacité et d’impuissance politique; l’affirmer, un trait d’imagination et de foi dans l’avenir. On croyait à l’Europe parce qu’elle incarnait le mieux les idéaux de démocratie et de liberté.

On pensait à l’Europe, en définitive, non comme à une aspiration abstraite, mais comme à un programme d’une urgence politique absolue.

Un grand écrivain espagnol – José Ortega y Gasset – a écrit que «l’Europe en tant que société existe avant les nations européennes». Et nous avons cru que l’Espagne ne serait pas une société complète et intégrée avant d’avoir affirmé son «européanité» avec la même force et la même insistance que nous avons mises à défendre l’idée que l’Europe ne serait pas totalement l’Europe tant qu’elle ne pourrait compter sur la présence d’une Espagne démocratique. Telle est l’idée qui a inspiré les paroles de Sa Majesté le roi dans le Message de la Couronne au peuple espagnol qui marque le début d’une nouvelle ère politique:

«L’idée de l’Europe serait incomplète sans une référence à la présence de l’homme espagnol et à l’action de nombre de mes prédécesseurs. L’Europe devra compter avec l’Espagne car nous, Espagnols, sommes européens. Que les deux parties l’entendent ainsi et que nous en tirions toutes les conséquences qui en découlent, c’est aujourd’hui une nécessité.»

Dans le débat qui s’est déroulé dans cette enceinte le 11 octobre 1977, les principales forces politiques espagnoles ont pris un engagement devant les peuples européens: continuer à œuvrer ensemble pour établir pleinement la démocratie dans notre pays. Vous leur avez fait confiance en adoptant la recommandation qui a ouvert à l’Espagne les portes du Conseil de l’Europe dans des délais et à des conditions sans précédents. Je tiens à vous remercier dans la mesure où ce fut là un acte de foi dans le peuple espagnol et ses légitimes représentants démocratiques.

Guère plus de deux ans se sont écoulés depuis que notre pays a entamé le processus de passage à la démocratie. Si deux ans ne comptent guère dans la vie des hommes, ils sont presque toujours imperceptibles dans l’histoire des peuples. Il est sans doute fréquent de se rappeler les périodes de guerre, mais il est peu d’exemples où deux années de changements pacifiques aient pris une signification aussi intense. L’originalité du cas espagnol réside peut-être dans le fait d’avoir su réaliser un changement si profond et si sincère dans un délai aussi bref.

La réforme politique a été entamée dans un contexte difficile de crise économique, de clandestinité des partis politiques, de grave souci des citoyens face au présent et à l’avenir de l’Espagne, de manifestations populaires contre les structures du pouvoir. La radicalisation des positions soulignait l’antagonisme quotidien entre continuité et rupture révolutionnaire. Le risque était énorme car l’une et l’autre attitude niait la possibilité d’arriver à une solution de synthèse qui nous amènerait à la réconciliation. Le grand mérite de la réforme politique a été de convaincre ceux qui s’obstinaient à maintenir des positions inconciliables qu’il leur fallait, pour répondre aux désirs du peuple espagnol, trouver une formule pacifique de concorde nationale.

Aussi la réforme politique intervenue en Espagne a-t-elle dû dépasser le schéma sociologique qui avait conduit à la guerre civile. Pendant des décennies, il s’était produit dans la société espagnole de profondes transformations que le système politique devait nécessairement assimiler. Il fallait avoir le courage de regarder la nouvelle société en face et d’en exposer publiquement et sincèrement les problèmes. Nous étions passés d’une société rurale à une société urbaine, d’une économie essentiellement agraire à une économie industrielle, d’un pays de classes antagonistes à une société de classes moyennes. Tel était le cadre où se trouvait lancé le grand défi du changement politique. Il nous fallait en mesurer convenablement les difficultés pour en imaginer correctement la solution.

C’est au milieu de toutes ces préoccupations qu’au mois de juillet 1976, j’accédais à la présidence du Gouvernement et que, d’emblée, j’exposais ce que serait mon programme d’action. En revoyant maintenant, deux ans et demi après, le programme de gouvernement publié le 16 juillet 1976, on s’aperçoit très bien, à mon avis, que la réforme politique intervenue en Espagne est dans la droite ligne d’une réflexion approfondie sur les problèmes de notre pays et d’une volonté déterminée de les affronter, pour dépasser ce que fut notre histoire récente.

Dans ce programme initial en effet, le Gouvernement exprimait son intention de s’attaquer vigoureusement au processus de transformation politique et exprimait clairement sa conviction que la souveraineté réside dans le peuple. Il s’engageait solennellement à instaurer un système politique démocratique fondé sur la garantie des droits et libertés du citoyen, sur l’acceptation d’un véritable pluralisme et sur l’égalité des chances politiques pour tous les groupes démocratiques. Tout cela, lit-on dans le programme, s’inscrivait dans le cadre d’une autorité légitime, soutenue par le peuple et respectueuse de la loi, comme il se doit dans tout Etat de droit.

Dans cette déclaration du mois de juillet 1976 se trouvent donc inscrits tous les objectifs du processus politique espagnol, objectifs explicitement et concrètement énoncés en ces termes:

Premièrement, soumettre à la décision de la nation les questions de réforme constitutionnelle;

Deuxièmement, procéder avant le 30 juin de l’année suivante à des élections générales;

Troisièmement, réformer la législation pour l’adapter aux réalités nationales en l’axant notamment sur la reconnaissance et l’exercice des libertés publiques;

Quatrièmement, légaliser les partis politiques;

Cinquièmement, faciliter l’autonomie des régions; et

Sixièmement, proposer au roi d’accorder une vaste amnistie aux auteurs de délits d’inspiration politique ou de délits d’opinion.

Cependant il fallait, pour y arriver, se faire une idée globale des différentes phases de la réforme, seul moyen de garantir que l’on parviendrait à l’objectif final. Nous savions que le processus politique de l’Espagne exigerait beaucoup de doigté, non seulement pour écarter des obstacles séculaires, mais aussi pour s’opposer aux éventuels extrémistes qui pourraient en empêcher la réalisation, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. Aucune des résistances et des incompréhensions qui allaient surgir ne pouvait nous prendre au dépourvu ni affaiblir notre foi en la démocratie. Mais il nous fallait garder la tête froide, sûrs que ce que nous faisions était bien ce que le peuple espagnol avait attendu des siècles durant.

Toute mutation politique comporte incertitudes et difficultés; et les transformations dont le peuple espagnol allait être le protagoniste, parce qu’elles étaient exceptionnelles, impliquaient des difficultés et des risques exceptionnels eux aussi. Réaliser une mutation authentique et profonde, en demeurant inébranlable dans ses exigences, sans déguiser ses intentions, sans se contenter d’un simple ravalement de façade et, en même temps, opérer cette transformation de manière progressive et pacifique, sans révolution ni choc insurmontable, dans le complet respect des lois, voilà qui était une entreprise difficile et devait donc être mûrement réfléchi.

Nous nous proposons en bref de gouverner par la réflexion, en tenant compte des grands intérêts de l’Etat, en cherchant toujours à collaborer loyalement avec les forces politiques et sociales qui, à ce moment-là et pour des raisons évidentes, n’étaient pas encore représentatives, mais qui n’en étaient pas moins réelles et à qui il fallait donner droit de cité.

Le Gouvernement affronta cette première phase du passage à la démocratie animé d’un double dessein: mettre en œuvre la réforme suivant le principe qu’aucun Espagnol, quelle que soit son origine, ne demeurera à l’écart de la construction de l’avenir démocratique du pays; et, simultanément, modifier les lois fondamentales en se servant des mécanismes qu’elles prévoyaient et en s’assurant de l’accord des institutions existantes.

La loi de réforme politique, approuvée le 6 décembre 1977 par référendum national, introduisit dans la législation espagnole une règle fondamentale qui institutionnalisait l’inviolabilité des droits et des libertés et prévoyait le mécanisme nécessaire pour organiser d’abord des élections générales, les premières depuis plus de quarante ans et, ensuite, élaborer la Constitution.

Pour que se réalisent pleinement toutes les potentialités de cette loi, il fallait définir quels seraient les interlocuteurs susceptibles de représenter les différentes options politiques de l’éventail des idées en Espagne. Or, plus de trois cents partis politiques aspiraient à structurer les secteurs d’opinion de la nouvelle démocratie. On institua pour eux un cadre légal et l’on convoqua des élections d’où serait issue la nouvelle légitimité politique.

Ces élections, vous le savez, eurent lieu le 15 juin 1977 et donnèrent naissance à un parlement bicaméral qui devait élaborer la nouvelle Constitution. Le Gouvernement se proposa alors – il en fit la promesse aux électeurs au cas où son offre rencontrerait un soutien populaire suffisant – de s’atteler à la tâche conformément aux lignes directrices suivantes:

Premièrement, s’efforcer de faire de la Constitution un texte valable pour tous les Espagnols et élaboré par toutes les forces politiques représentées au Parlement;

Deuxièmement, trouver des points d’accord avec les autres forces politiques pour orienter la solution des problèmes économiques et sociaux et gouverner par le dialogue, la transaction et la convention pendant toute la phase constituante.

En effet, négocier un pacte sur des conditions de coexistence est un signe de force et une garantie d’efficacité parce qu’en fin de compte la charpente sociale se consolide et se fortifie lorsqu’elle se construit par l’apport de tous, bien plus que lorsqu’une force politique majoritaire essaie d’imposer aux autres ses règles de vie sociale.

Je pense que les Espagnols ont fait preuve du tact politique nécessaire pour que ce cheminement se fasse par les voies du dialogue et du respect mutuel. Je pense aussi que nous avons fait de grands efforts pour que le flot de sentiments contenus pendant des années n’emporte pas, en les débordant, les digues de l’impatience. Nous avons progressé avec logique et par degrés et nous en recueillons les fruits aujourd’hui. Deux ans seulement après avoir entamé le processus par la loi de réforme politique, les premières élections générales ont eu lieu; la Constitution a été approuvée et, le 1er mars prochain, auront lieu des élections législatives dont sortira un gouvernement constitutionnel. Tout ceci, je le répète, n’est pas le fruit de la victoire de certains Espagnols sur leurs compatriotes mais celui du respect mutuel et du compromis mûrement réfléchi entre les différentes tendances politiques qui existent chez nous.

Je voudrais, depuis cette tribune, rendre hommage aux partis politiques espagnols et à ceux qui furent leurs représentants au Congrès et au Sénat pour avoir su, pleinement conscients de leurs responsabilités, faire face au moment historique qu’il nous était échu de vivre.

Cette politique de consensus répondait à une conjoncture exceptionnelle; aussi n’est-il plus possible ni nécessaire de la mener dans les mêmes termes, maintenant que la Constitution a normalisé les rouages de la vie politique espagnole. Il faut trouver maintenant une nouvelle manière de gouverner et chaque parti doit définir le modèle de société qu’il propose à ses électeurs. C’est précisément parce que cette clarification est nécessaire que j’ai décidé de proposer à Sa Majesté le roi de dissoudre les Cortes et de convoquer de nouvelles élections générales. Mais le fait que, dorénavant, le consensus ne régira plus notre vie politique ne nous dispense pas de reconnaître qu’il a été nécessaire et qu’il a porté ses fruits. L’un de ces fruits, et non le moindre, est cette habitude de dialogue et de modération qui s’est installée dans la vie politique espagnole et à laquelle nous ne voulons ni ne devons renoncer.

C’est en effet grâce à l’esprit de concorde que, dans des conditions peu favorables vu la situation économique et les problèmes sociaux qui en sont la conséquence, on a pu trouver des formules de compromis qui ont permis d’élaborer la Constitution, de négocier un pacte social susceptible de nous faire affronter la crise – le Pacte dit de la Moncloa – de définir sur quelles bases on pourrait instituer un cadre de départ pour les autonomies régionales et enfin d’adapter les droits et libertés publiques au nouveau régime démocratique. Dorénavant, un gouvernement s’inspirant d’un programme de parti doit permettre d’asseoir solidement le modèle de société occidental.

Monsieur le Président, le processus politique qu’a suivi le peuple espagnol est le fruit d’une longue expérience. C’est la leçon que nous a enseignée une histoire fertile en tentatives menées pour organiser la liberté et suivies d’échecs répétés. Il peut sembler tragique, et cela l’est effectivement pour une grande part, que jusqu’en 1978 l’Espagne n’ait pas eu une Constitution acceptée sans réserves par les grandes forces politiques du pays. Mais dans la mesure où cette acceptation du texte constitutionnel interrompt une constante historique qui désagrégeait notre société, nous y voyons aussi un motif d’optimisme et une garantie de stabilité pour l’avenir.

Les Espagnols ont voulu montrer très clairement qu’établir un régime politique adapté aux véritables besoins de la société, authentiquement démocratique et ouvert à toutes les forces sociales, était une chose et d’accepter une quelconque hypothèse de revanche, de régression ou de réouverture de la dialectique de la guerre civile en était une autre. En cela je pense que nous avons eu raison de situer l’horizon de la démocratie dans la société nouvelle et non pas dans une argumentation stérile sur le passé.

Ce n’est peut-être pas à moi qu’il revient de souligner les difficultés que nous avons rencontrées mais j’aimerais vous montrer que, peut-être, le problème majeur consistait à séparer convenablement les différentes phases du processus de réforme et à ne pas faire entrer dans la construction de l’avenir la charge émotionnelle héritée du passé.

Régime politique, Etat et société ayant été des années durant les aspects d’un même bloc monolithique, ceux qui réclamaient un changement de régime politique devaient forcément confondre ces trois réalités. Voici quelles ont été les principales conséquences de cette confusion:

Premièrement., affaiblissement alarmant de la capacité d’autodéfense de l’Etat et de la société;

Deuxièmement, le radicalisme du débat politique et le recours à la revendication systématique qui sapait non seulement les fondements du régime politique mais démantelait aussi l’Etat et la société;

Troisièmement, l’impossibilité d’arriver à une confrontation entre les partis politiques au sein d’un régime de concurrence et de légitimité accepté par tous.

Tout ceci s’ajoutait au grave problème de devoir gouverner sans pouvoir se référer à une norme constitutionnelle ni à un cadre juridique adapté à l’ensemble des revendications non satisfaites. Il nous fallait donc, sans basculer dans le vide, réaliser la transformation de l’ancien édifice en continuant de l’occuper, en reconstruire les structures et en même temps expédier les affaires courantes et normales dans une société en évolution.

Telles étaient les données du problème avec lesquelles il nous a fallu compter, car nous étions convaincus qu’au fil des jours un savant dosage de prudence finirait par s’imposer et que réalisme et modération deviendraient très vite – comme ce fut le cas – la dominante du régime politique espagnol.

Les Espagnols recherchaient ainsi une solution pacifique, qui prendrait appui sur les institutions de l’Etat, que la Couronne favoriserait et qui n’exclurait aucun citoyen ni aucune force politique démocratique. Je crois que la monarchie, institution étrangère au conflit civil qui divisait les Espagnols et, comme telle, arbitre neutre parfaitement étranger à l’affrontement historique des forces politiques, a contribué de façon décisive au succès de l’opération.

En d’autres termes, je crois que c’est parce que l’Espagne est une monarchie qu’elle a pu réaliser ce genre d’opérations. Inversement, on ne saurait nier que le profond attachement du peuple espagnol à Leurs Majestés le roi et la reine et la sincérité avec laquelle l’opération a été menée à terme ont indiscutablement contribué à consolider l’institution monarchique.

Monsieur le Président, ce processus a été le fruit de l’effort de l’ensemble des Espagnols. Ce fut pour moi un honneur de le diriger et c’en est un que d’avoir aujourd’hui l’occasion de vous l’exposer. Mais il me faut redire que si l’Espagne a connu cette extraordinaire transformation, c’est grâce au pouvoir modérateur de la Couronne, instance suprême de l’unité de la nation et garante des droits fondamentaux de l’homme; c’est grâce à la maturité du peuple espagnol dont la pondération et le sens de l’équilibre se sont révélés fondamentaux au moment de reconquérir la souveraineté et d’agir comme source unique de la légitimité; et c’est enfin grâce à la responsabilité des partis politiques représentés au Parlement qui ont su, dans les moments les plus difficiles, s’unir pour se faire avant tout les serviteurs de l’intérêt national.

Monsieur le Président, la Constitution que vient d’approuver le peuple espagnol établit que l’ordre politique et la paix sociale ont pour fondements le respect de la dignité de l’homme et les droits inviolables qui lui sont inhérents.

Cette déclaration solennelle s’inspire d’une attitude bien précise de respect des droits de l’homme, tant en politique intérieure qu’en politique extérieure.

Nous entendons que ces postulats soient l’objet d’un respect universel parce qu’il ne saurait exister de véritable détente sans que soit garanti le respect des droits et des libertés de l’homme, fondement et ultime objectif de la paix. A cet égard, dans sa politique en matière de droits de l’homme, le Gouvernement espagnol s’est fixé une ligne de conduite inspirée des principes suivants:

– la violation persistante des droits fondamentaux de l’homme doit être condamnée, où qu’elle se produise;

– la suppression manifeste des droits fondamentaux de l’homme, où qu’elle se produise, constitue une menace pour la paix;

– les Etats ne sauraient échapper à leurs responsabilités internationales en alléguant qu’il s’agit d’une question relevant exclusivement de leur compétence nationale car la protection des droits de l’homme est une question qui transcende le plan interne et national pour s’inscrire dans un cadre international;

– en conséquence, le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures, consacré par l’Acte final d’Helsinki et scrupuleusement respecté par mon Gouvernement, ne saurait être invoqué pour empêcher la communauté internationale d’examiner les violations graves des droits fondamentaux de l’homme;

– nous estimons que pauvreté, famine et misère constituent, elles aussi, de graves atteintes aux droits de l’homme et nous croyons que la notion de droits de l’homme ne saurait conserver son sens traditionnellement restreint (droits civils et politiques) mais qu’elle doit atteindre à une dimension nouvelle pour englober le développement des droits économiques, sociaux et culturels;

– pour assurer la protection de ces droits, il faut à tout prix perfectionner les mécanismes institutionnels de garantie et de contrôle dont dispose la communauté internationale car la question des droits de l’homme ne saurait demeurer à la merci de critères sélectifs à caractère subjectif.

Fidèles à ces principes, nous avons, en avril 1977, signé et ratifié les Pactes internationaux conclus sous l’égide des Nations Unies, et relatifs l’un aux droits économiques, sociaux et culturels et l’autre aux droits civils et politiques; nous avons appuyé la création d’un Haut-Commissaire pour les droits de l’homme et demandé que, lorsque les circonstances l’exigent, les Nations Unies puissent constituer et envoyer des missions pour enquêter sur les éventuelles violations des droits de l’homme.

Dans le cadre du Conseil de l’Europe nous avons, ces derniers mois, signé la Charte sociale européenne et la Convention européenne relative au statut juridique du travailleur migrant, laquelle s’efforce de protéger les droits des hommes et des femmes qui, parce qu’ils travaillent hors de leur pays, ont précisément besoin d’une protection accrue. Enfin, nous avons signé la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales; le Gouvernement vient de décider de l’adresser aux Cortes pour ratification immédiate et reconnaissance de la compétence de la Cour européenne.

Dans ce domaine des droits de l’homme, je me dois d’exprimer le souci manifesté par mon Gouvernement à propos du terrorisme, forme la plus odieuse et la plus brutale d’atteinte au droit fondamental de l’homme à la sûreté et à la vie.

La satisfaction générale et l’espérance qui ont présidé à l’évolution vers des institutions libres et démocratiques – évolution dont le peuple espagnol fut le protagoniste – se voient assombries par la fréquence des actions terroristes qui accablent le citoyen et menacent de rompre la stabilité de la vie politique, si laborieusement conquise pourtant.

L’Espagne pense que pour lutter contre le terrorisme, il faut, à côté des mesures politiques, juridiques, sociales et policières que prend chaque pays, mettre au point une stratégie globale. Seule, cette stratégie permettra de mener l’indispensable action commune, diplomatique et internationale, sans laquelle les efforts individuels des Etats demeureraient stériles.

Comme le précise bien l’excellent rapport de M. Tabone soumis à la réflexion de l’Assemblée par la commission des questions politiques, la principale caractéristique du terrorisme aujourd’hui est qu’il joint au perfectionnement de son organisation l’appui de groupes internationaux, d’où la difficulté de le réprimer uniquement par l’action de l’Etat directement affecté.

Il existe déjà suffisamment d’exemples qui témoignent de l’authenticité historique de cette affirmation pour qu’il n’y ait plus de doute sur l’impérieuse nécessité de parvenir d’urgence à une coopération internationale à cet égard.

Outre les traités et conventions qu’a signés l’Espagne dans ce domaine, nous suivons avec un intérêt tout particulier les contacts et les réunions d’experts en la matière, et singulièrement le rapport présenté à cette Assemblée, les débats qu’il a suscités ainsi que les recommandations adoptées qui permettent d’espérer que tous les pays européens vont agir en commun.

Des institutions libres et démocratiques, ouvertes aux transformations qu’exigent l’évolution historique ou les nouvelles conceptions idéologiques ou philosophiques, ôtent toute justification aux actions terroristes.

L’institution d’un espace judiciaire européen et l’instauration, dans cet espace, d’une étroite coopération des polices, les réunions périodiques des ministres de l’Intérieur ainsi qu’une organisation internationale permanente de lutte contre les actions terroristes perpétrées par des groupes armés, sont des moyens indispensables pour extirper vite et bien ce mal dont nous souffrons, tous.

Mais qu’il soit bien clair au demeurant que l’Espagne n’hésite pas lorsqu’il s’agit de défendre son unité politique, le droit à la vie de ses ressortissants et la prééminence du droit. Il est clair aussi que si le terrorisme provoque souffrances et victimes, il ne remportera jamais de victoire politique. Donc, nous ne céderons pas et nous continuerons à défendre les institutions démocratiques avec toute l’énergie nécessaire et sans la moindre hésitation.

Monsieur le Président, je rappelais tout à l’heure, au début de mon discours, l’acte de foi de l’Europe vis-à-vis de l’Espagne qui a permis de faire entrer rapidement l’Espagne démocratique au Conseil de l’Europe. Or précisément, la foi et l’espérance ont été les moyens qui nous ont permis de supprimer les obstacles qui paraissaient infranchissables. Continuons à aller de l’avant et à nous mesurer avec encore plus d’espérance à des objectifs nouveaux car seule la conviction que nous sommes capables de réussir tout ce que nous nous proposons nous garantit que nous pourrons réaliser notre dessein.

Je sais bien qu’il est difficile de conserver si longtemps autant d’espoirs, au milieu de tant de difficultés. Mais si l’effort n’est pas constant, l’espoir ne deviendra jamais réalité.

L’histoire est toujours le fait de l’homme. Il n’existe pas de prémonition irréversible et l’on ne saurait admettre une conception mécanique de l’évolution des sociétés humaines. L’avenir se forge par l’effort des peuples, par le travail, les sacrifices et parfois même la souffrance des hommes. L’homme est et sera toujours le maître de son temps. Voilà pourquoi nous avons cru à l’efficacité du processus espagnol. Nous y avons cru parce que nous avions foi en nous-mêmes, parce que nous voulions construire nos lendemains dans l’espérance, et que nous étions disposés à surmonter les déceptions et à souffrir nombre de blessures et d’incompréhensions. Voilà pourquoi aussi nous avons foi en l’homme européen qui peut déverser toutes ses énergies dans l’immense réservoir de culture et de civilisation construit par nos peuples et alimenter ainsi le rêve d’une grande Europe.

Voici les grands axes de la politique européenne de l’Espagne, dans sa dimension multilatérale qui ne dédaigne pas pour autant les rapports bilatéraux:

Premièrement, le Conseil de l’Europe, organe de contrôle de la démocratie et foyer d’échange des idées politiques entre les pays qui partagent les mêmes idéaux et prétendent établir des règles d’action communes;

Deuxièmement, les Communautés européennes, en qui l’Espagne voit la pièce maîtresse du processus de l’unification de l’Europe;

Troisièmement, la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, qui aura lieu à Madrid en 1980 et dont nous saisissons l’importance.

Il faudrait, d’un point de vue commercial, ajouter à cela l’accord récemment signé avec les pays de l’AELE.

Du point de vue de la sécurité, l’Espagne participe à la défense de l’Occident par le traité d’amitié et de coopération signé en 1976 avec les Etats-Unis.

L’Espagne trahirait par ailleurs son essence historique si elle ne lançait pas un appel solennel à la reconnaissance par l’Europe du rôle de premier plan que doivent jouer aujourd’hui les peuples de la Méditerranée et du monde hispano-américain.

Nous voulons poursuivre une politique de fraternelle coopération et de respect mutuel avec ce monde auquel l’Espagne a été, durant des siècles, politiquement unie, auquel elle est liée aujourd’hui par l’esprit et la culture et sans lequel on ne pourrait comprendre ce qu’elle est. Nous croyons que c’est en se rapprochant des peuples hispano-américains que les Espagnols trouveront au sein de l’Europe à laquelle ils appartiennent, les racines de leur originalité.

D’autre part, l’Espagne ne conçoit pas l’Europe sans sa dimension méditerranéenne, sans le développement en Méditerranée d’une politique européenne fondée, à notre avis, sur la détente, la paix et la coopération entre les Etats riverains dans l’optique suivante:

– intensifier toute action favorisant les intérêts communs, particulièrement la lutte contre la pollution, les échanges humains, l’aménagement des ressources de la mer, etc.;

– intensifier la coopération de façon à réduire les déséquilibres entre les rives nord et sud, dans des domaines comme les matières premières, les produits industriels, le tourisme, les échanges commerciaux, etc.;

– créer un mécanisme complémentaire de sécurité des pays riverains.

Il y a des moments où il faut choisir et l’Espagne a choisi la solidarité européenne. Par notre entière participation aux diverses institutions européennes, non seulement nous partagerons cet effort de solidarité mais nous exigerons aussi de renforcer l’intégration pour que l’Europe ne soit plus la moyenne des compromis nationaux mais la résultante d’un effort et d’une réflexion menés en commun.

Je voudrais enfin en appeler à l’Europe des idées et des sentiments pour l’exhorter à empêcher que l’Europe des intérêts ne ronge ses possibilités et ne coupe les ailes de ses espérances.

Ce n’est que dans la mesure où nous pourrons créer un réseau cohérent d’idées, de sentiments et d’intérêts, qu’ils soient d’ordre économique, politique ou stratégique, que l’Espagne comprendra que sa foi en l’Europe répond bien à la vérité profonde de l’Europe.

L’Europe à laquelle nous croyons est l’Europe des libertés. Elle suppose un modèle de société que nous voulons libre et pluraliste et elle exige que ses divers Etats concertent bien leurs politiques. Car, si l’on estime l’Europe trop grande pour que ses éléments y vivent totalement unis, je pense néanmoins qu’elle est trop petite pour qu’ils y vivent complètement séparés.

(Vifs applaudissements)