Carl

Bildt

Premier ministre de Suède

Discours prononcé devant l'Assemblée

jeudi, 1 octobre 1992

Merci, Monsieur le Président, de ces aimables mots de bienvenue. Le Conseil de l’Europe occupe une place particulière dans l’esprit de nombreux Suédois – et surtout de nombreux politiciens suédois. Comme vous l’avez souligné, beaucoup de représentants éminents de différents partis politiques suédois ont passé une partie intéressante et fructueuse de leur carrière dans cet hémicycle qui, depuis longtemps, constitue un lien essentiel entre la vie politique suédoise et la vie politique européenne.

Le Conseil de l’Europe incarne les principes les plus élevés de la tradition et des idéaux politiques occidentaux et européens. Au fil des ans, il a été le symbole et, en esprit comme en fait, a su être le garant de la démocratie, des droits de l’homme et de l’État de droit. Puisque je parle ici dans la citadelle de ces principes fondamentaux, il est tout naturel que je me penche sur leur relation avec la question, plus vaste, de la construction européenne.

Pendant quarante ans, le Conseil de l’Europe n’a réuni qu’un groupe privilégié de nations. Durant les décennies marquées par une division artificielle de l’Europe, les dictatures socialistes de l’autre côté du rideau de fer n’avaient, à son égard, que méfiance et mépris. Il en allait tout différemment pour les populations de cette région. Lorsqu’elles ont été en mesure d’exprimer leur préférence, elles se sont ralliées aux idéaux que vous représentez tous, ici, à Strasbourg.

L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe joue aujourd’hui un rôle important en surveillant le développement des pays qui aspirent à adhérer à l’Organisation.

La Suède se réjouit de voir que les candidats sont nombreux, et elle espère qu’ils rempliront les conditions nécessaires pour entrer au Conseil le plus rapidement possible. Nous sommes particulièrement heureux de voir que deux de nos voisins immédiats de l’autre rive de la mer Baltique – l’Estonie et la Lituanie – seront probablement admis au Conseil au début de l’année prochaine. J’espère que notre troisième voisin balte – la Lettonie – ne tardera pas à les rejoindre. Nous souhaitons également que le dialogue et la coopération, engagés entre le Conseil de l’Europe et la Fédération de Russie, permettent à ce pays européen immense, et qui reste important, de devenir membre de notre Organisation dès que les conditions seront réunies.

L’Estonie et la Lettonie occupent parmi les États européens une place unique et tragique, et nous devons tous en avoir conscience au moment où nous nous préparons à accueillir leurs représentants dans cet hémicycle en qualité de membres à part entière de l’Assemblée.

Les trois États baltes ont été les seuls États européens, faisant partie de la Société des Nations en 1939, à ne pas recouvrer leur souveraineté après la guerre. En perdant leur indépendance, ils ont aussi perdu le pouvoir de décider de leur avenir et de présider à leur destin; le contrôle de l’immigration qui, au cours des dernières décennies, été jugé vital par chacun des États représentés ici, leur a notamment échappé. En tant que républiques soviétiques et éléments de l’Empire soviétique, l’Estonie et la Lettonie ont été soumises à un afflux massif d’émigrants russes, notamment dans les années 50 et 60.

Comme nous le savons tous, il est arrivé souvent au cours de l’histoire tragique de l’Europe qu’un peuple ou un État envahisse le territoire traditionnel de ses voisins. Mais, au cours de ce siècle, jamais, sauf dans le cas de l’Estonie et de la Lettonie, aucun État dont la souveraineté bénéficiait de la reconnaissance internationale n’a été occupé et colonisé par l’immigration au point que les peuples estonien et letton ne sont pas sûrs de pouvoir continuer à représenter une majorité solide, voire même une majorité tout court, dans leurs propres États.

A l’heure où les Estoniens et les Lettons ont enfin recouvré leur indépendance, il est assez compréhensible qu’ils ne veuillent pas accorder immédiatement et automatiquement la nationalité de leur pays à tous les immigrés arrivés pendant l’occupation, surtout quand ceux-ci refusent de renoncer à la nationalité de leur pays d’origine, qui est aujourd’hui la Fédération de Russie. Pour comprendre cette attitude il faut se souvenir que l’immigration faisait partie d’une politique d’occupation délibérée, ayant de profondes implications pour l’avenir de ces nations.

D’ailleurs, lorsqu’on regarde les faits, on est amené à constater que les Estoniens se sont montrés plutôt généreux. Les conditions fixées dans ce pays pour l’obtention de la nationalité sont tout à fait libérales dans une optique européenne. Il est, en effet, plus facile à un ressortissant russe de devenir estonien que de devenir suédois. Quant à la loi lettone sur la nationalité, elle est encore à l’étude.

La situation des immigrés russes d’Estonie et de Lettonie qui demeureront étrangers quelque temps encore – dans une certaine mesure parce que tel est leur souhait – pourrait certes être améliorée, notamment en ce qui concerne la possibilité de participer pleinement à la vie économique. Toutefois, dans l’ensemble, ces populations jouissent aujourd’hui de plus de droits que nombre de communautés d’immigrés dans d’autres États européens. Ainsi, les pouvoirs publics financent des écoles russophones, selon les mêmes règles que celles appliquées aux autres écoles. De plus, la Constitution estonienne accorde aux non-ressortissants le droit de vote aux élections locales. Je rappellerai que cette question a animé bien des controverses dans certains grands pays d’Europe occidentale.

Le point de vue des immigrés russes vivant dans ces pays est, bien entendu, tout différent. Ils n’ont jamais eu vraiment l’impression de s’expatrier quand ils se sont installés en Estonie ou en Lettonie. Ils ne se considèrent pas comme des immigrés et, à certains égards, ils ont raison. La plupart n’ont personnellement joué aucun rôle dans le choix des politiques de l’ancien régime soviétique, politiques qui les ont plus ou moins obligés à quitter la Russie pour se fixer dans des pays qu’ils considèrent aujourd’hui comme leur patrie – l’Estonie ou la Lettonie. A bien des égards, ils sont victimes de la barbarie du système soviétique. Aujourd’hui, ayant perdu le statut qui les plaçait sur un pied d’égalité avec les Estoniens et les Lettons dont ils étaient les compatriotes dans l’Empire soviétique, ils sont déçus et ils se sentent en insécurité. Les gouvernants devront faire preuve de beaucoup d’adresse pour résoudre ces problèmes. Une telle situation fait partie de l’héritage tragique que les empires expansionnistes laissent généralement derrière eux quand ils finissent par s’effondrer, comme cela est toujours le cas.

Je suis certain que nos voisins baltes continueront à s’occuper de ces problèmes dans le plein respect des préceptes du droit international en général et de la Convention européenne des Droits de l’Homme en particulier. Le Conseil de l’Europe a joué un rôle important en atténuant les tensions récentes dans les républiques baltes. Les rapports de la commission des questions politiques constituent des exemples d’analyse objective, qui contribuent à dissiper les malentendus éventuels. Il est utile de rappeler aux gouvernements et à la population des États baltes que leur politique en matière de droits de l’homme est observée attentivement par les communautés internationale et européenne. Il est utile également de rassurer les Russes d’obédiences politiques différentes en leur disant que les communautés internationale et européenne sont, et continueront à être à l’écoute de leurs doléances.

Je suis persuadé que le retrait, si longtemps ajourné, des anciennes troupes soviétiques installées sur leur territoire incitera nos voisins baltes à accorder une attention plus grande aux besoins des Russes vivant parmi leurs populations. Une telle attitude serait, en tout cas, politiquement sage et juste envers les Russes en tant qu’individus.

Je n’ai pas mentionné la situation en Lituanie, où les immigrés russes représentent tout au plus 10% de la population. Cette proportion peut paraître importante dans la perspective européenne plus large, mais elle est au moins trois fois plus faible qu’en Estonie et en Lettonie.

Le brusque effondrement des régimes totalitaires en Europe centrale, orientale et du Sud-Est, et la désagrégation de l’Union Soviétique ont fait apparaître au grand jour la nécessité urgente d’instaurer la démocratie, les droits de l’homme et l’État de droit. Ils ont aussi démontré une fois de plus l’attachement des populations à ces idéaux.

L’extension et le renforcement de ces droits et de ces idéaux en Europe sont l’un des grands enjeux politiques de notre époque. Le Conseil de l’Europe a ici une contribution essentielle à apporter en participant à la mise en place et au maintien des institutions démocratiques. Ce faisant, il peut jouer son rôle dans l’établissement des bases d’un véritable ordre de paix, de sécurité et de stabilité dont nous aurons tous besoin dans l’avenir.

A cet égard, je tiens à rendre hommage à la promptitude et à la compétence avec lesquelles l’Assemblée parlementaire relève les défis et saisit les occasions créées par la disparition du clivage Est-Ouest. Je sais que votre Président, M. Martinez, ainsi que son prédécesseur, mon collègue et compatriote, M. Anders Björck, ont pris une part active à la création du statut d’invité spécial. Cette innovation, intervenue à point nommé, permet aux parlementaires d’États non membres d’entretenir des contacts utiles et d’acquérir une expérience concrète de la manière dont fonctionne la démocratie parlementaire à l’européenne.

La chute du communisme en Europe et la nouvelle communauté de valeurs laissent augurer un renforcement du rôle du Conseil de l’Europe. Tout en poursuivant ses tâches traditionnelles, il s’est hissé à la hauteur d’une nouvelle mission: l’encouragement et l’aide à la mise sur pied d’institutions démocratiques, et à la consolidation des droits de l’homme dans les pays européens en voie de réforme. Sa compétence incomparable dans ces domaines, et dans un certain nombre de domaines connexes, fait du Conseil de l’Europe, à cet égard, le principal «centre de logiciel» de la démocratie et le défenseur des droits de la personne.

Sans un bon fonctionnement des institutions démocratiques et sans un authentique respect des droits de l’homme, il n’y aura ni paix ni stabilité en Europe. Il fut un temps où il était impossible d’évoquer ces deux sujets en Europe sans mentionner la liberté, la démocratie et les droits de l’homme. Il fut même un temps où, dans certains pays, parler de liberté était considéré comme un affront à la cause de la paix. Cette époque est révolue et doit le rester. Il ne faut jamais oublier que la cause de la liberté et celle de la démocratie sont inséparables de celles de la paix et de la stabilité. En l’absence de démocratie et de respect des droits de l’homme, il n’y a ni paix ni stabilité. C’est sur ce consensus européen que nous allons bâtir la nouvelle paix européenne durable.

Comme je l’ai souligné, le Conseil de l’Europe a ici un rôle déterminant à jouer. Il a été mentionné spécifiquement à cet égard dans la Charte de Paris et il a été mentionné au Sommet d’Helsinki de la CSCE, notamment à propos de la dimension humaine, ce qui représente un pas important vers l’établissement d’une relation institutionnelle entre la CSCE et le Conseil de l’Europe. C’est là un objectif que mon pays, la Suède, s’est employé sans relâche à promouvoir.

Dans le contexte de la crise yougoslave, il est apparu nécessaire, récemment, d’organiser un certain nombre de missions de la CSCE. L’expertise du Conseil de l’Europe devrait et pourrait être mise à contribution dans certaines de ces missions. Par ailleurs, il existe une proposition spécifique de création d’un tribunal pénal international chargé d’examiner les crimes manifestes contre l’humanité auxquels nous assistons dans cette région. Cette proposition, dont est saisie actuellement la Conférence internationale sur l’ex-Yougoslavie, se situe sur un terrain sur lequel le Conseil de l’Europe pourrait, de concert avec la CSCE, fournir une importante contribution.

La Suède a proposé qu’on demande au Conseil de l’Europe de mettre en œuvre, le cas échéant, le programme de soutien de la CSCE à ses nouveaux membres. Je constate avec satisfaction que les décisions du Sommet d’Helsinki prévoient des actions communes de la CSCE et du Conseil de l’Europe en ce sens.

On a dit à juste titre que la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales est le joyau qui orne la couronne du Conseil de l’Europe. Nous pouvons être fiers d’être partie à cet instrument unique, à ce mécanisme précis et perfectionné de protection des droits de l’homme qui est sans équivalent dans le monde. Les experts européens les plus éminents siègent à la Commission et à la Cour européennes des Droits de l’Homme. Nous devons tout mettre en œuvre pour sauvegarder et développer cette inestimable protectrice de ces droits.

Je fais cette remarque en pensant à la réputation de la Suède, qui est considérée par tous comme une démocratie authentique et un pays vraiment respectueux des droits et des libertés de la personne. Or, nous avons nous-mêmes été étroitement protégés par ces mécanismes et les pratiques, les lois et les décisions prises dans notre pays ont elles-mêmes été critiquées par les organes de Strasbourg. J’en suis heureux. Même les pays respectueux des droits et des libertés fondamentales ont besoin de garde-fous dans certains cas; il importe en effet qu’aucun État, même démocratique, n’ait jamais la possibilité de bafouer les droits des individus. Les institutions qui sont en place ici sont une émanation essentielle de la Convention européenne des Droits de l’Homme, qui est elle-même indispensable au fonctionnement de notre société.

Les droits de l’homme recouvrent un large éventail de questions fondamentales. L’effondrement du communisme a fait apparaître une série de problèmes entièrement nouveaux. L’un de ces problèmes, qu’on a dernièrement inscrit d’urgence à l’ordre du jour européen, est celui de la protection des minorités. En Europe, pendant la guerre froide, la sécurité était dominée par les questions militaires, stratégiques et géopolitiques. Les tensions restaient à l’état latent, mais elles n’avaient pas disparu. Dans la nouvelle Europe, nous assistons à la résurgence d’un nationalisme sûr de lui et parfois agressif dans ses formes extrêmes les plus horribles. La situation dans l’ex-Yougoslavie illustre la profondeur et l’ampleur de ce conflit. Il faut que les démocraties européennes assument leurs responsabilités en contribuant à la création de structures capables d’endiguer le flot du nationalisme agressif. Fort de son rôle spécial et irremplaçable dans le domaine des droits de l’homme, le Conseil de l’Europe devrait redoubler d’efforts pour explorer les moyens susceptibles d’assurer la protection des minorités dans toute l’Europe.

Il me semble possible et nécessaire de faire un pas de plus. Les communautés immigrées qui se sont établies depuis la fin de la guerre dans de nombreux pays européens réclament certainement notre attention. La Charte de Paris pour une nouvelle Europe comporte un article sur les travailleurs migrants, dont nous avons à cœur, tous ensemble, de protéger et de promouvoir les droits. N’est-il pas de notre devoir de garder à l’esprit cet engagement? Peut-être le Conseil de l’Europe, parallèlement aux efforts qu’il déploie pour étudier des moyens de protéger les minorités qui peuvent faire valoir des droits historiques d’établissement dans différents pays, pourrait-il aussi consacrer une part de sa réflexion aux problèmes des immigrés, plus récents dans tous nos pays européens. Je songe ici non seulement aux travailleurs migrants, mais aussi aux personnes de différentes catégories qui ont quitté leur pays au cours des dernières décennies, et à toutes celles qui, dans les prochaines années, iront, pour une raison ou une autre, bâtir leur avenir dans un pays autre que leur pays d’origine. Beaucoup rencontrent des problèmes qui devraient retenir davantage notre attention car ils occupent une place essentielle dans l’ordre du jour politique européen.

Dans l’important discours qu’il a prononcé, au mois de mai, devant l’Assemblée, le Président Mitterrand a proposé une réunion des chefs d’État et de gouvernement des pays membres du Conseil de l’Europe. Une réunion à un niveau élevé est un défi mais aussi une occasion qui fait naturellement naître l’espoir de résultats concrets. Il ne faut pas que cet espoir soit déçu. Je propose que nous mettions en place, dès que cela sera possible, un comité préparatoire permettant de mieux assurer le succès d’une réunion qui amènera à des résultats concrets. Une telle réunion pourrait être également l’occasion pour le Conseil de l’Europe de définir son rôle dans la nouvelle architecture institutionnelle qui se dessine sur notre continent. Dans une Europe en mutation rapide, les défis à relever sont nombreux et nous devons réfléchir à l’avenir des différentes institutions européennes dans le nouveau paysage politique auquel nous sommes confrontés.

La pièce maîtresse, la force d’entraînement, le moteur et le cœur de la construction d’un ordre européen de paix et de sécurité sera évidemment la Communauté européenne, qui se transforme aujourd’hui progressivement en une union économique et monétaire, et élabore peu à peu une politique étrangère et de sécurité commune, grâce à laquelle elle sera mieux à même de résoudre, d’atténuer et de traiter un grand nombre de problèmes et de tensions que nous rencontrerons lors des futurs échanges de vues. Mais la Communauté européenne, pour importante qu’elle soit, ne suffira pas. Dans le contexte économique plus large, l’accord EEE – accord sur l’Espace économique européen – définit une ère d’intégration économique de grande envergure entre les pays de la Communauté européenne, ceux de l’AELE (Association européenne de libre-échange) et les autres pays qui mettront en place des économies de marché analogues à celles des membres actuels de l’AELE. Faire entrer à l’AELE les nouvelles économies de marché stables reviendrait à les intégrer à l’Espace économique européen.

Un élément essentiel de la nouvelle Europe est toujours, bien entendu, la CSCE, qui définit ce qu’on pourrait appeler l’espace sécuritaire européen. Elle a un large mandat, qui consiste à promouvoir la sécurité et la coopération parmi un très grand nombre de pays, et s’étend jusqu’à des régions qui ne sont pas traditionnellement considérées comme faisant partie de l’Europe.

Les critères de participation ne sont pas excessivement rigoureux mais tous les pays de la CSCE sont unis dans leur recherche de la sécurité sur la scène européenne au sens large. Nous avons besoin d’une série d’institutions qui interagissent efficacement et qui s’entraident dans l’accomplissement des tâches des différentes nations et identités au cours du processus de la reconstruction européenne. Les nations partageraient alors et seraient à même de relever les nouveaux défis de l’intégration européenne et d’adhérer aux valeurs européennes authentiques et fondamentales. Mais certains pays ne sont pas encore prêts pour cela, ni en mesure d’adhérer à la CSCE.

Le Conseil de l’Europe a une vocation paneuropéenne à cet égard. Partie prenante à l’ordre sécuritaire européen, il devrait continuer d’œuvrer dans les domaines où il possède une compétence et une expérience particulières. Il définit ce qu’on pourrait appeler l’espace démocratique européen. Il précise et affine l’espace démocratique de l’Europe qui est essentiel à la sécurité de notre continent.

Examinons les possibilités qui s’ouvrent au Conseil de l’Europe. Les adhésions se multiplient et de nombreux candidats attendent leur tour. Il est impératif que le Conseil de l’Europe continue d’ouvrir ses portes à ces pays, mais sans abaisser ses normes ni ses exigences car elles sont l’essence même de sa fonction dans la nouvelle Europe qui se dessine.

Nous sommes à un tournant de l’Histoire de notre Europe. La vieille Europe – l’Europe de la guerre froide, des murs et des barbelés – a disparu, pour ne jamais reparaître. La nouvelle Europe n’a pas encore pris forme. Nous traversons une période de transition entre quelque chose que nous connaissions mais n’aimions pas et quelque chose qui reste encore à bâtir. Il existe des tensions, des points d’interrogation et des problèmes, liés pour beaucoup aux incertitudes que comporte la construction d’un nouvel ordre européen. Nous en avons eu un exemple manifeste en Europe occidentale au cours des dernières semaines, avec les turbulences apparues sur les marchés financiers, qui nous obligent à nous interroger sur un grand nombre de plans et de perspectives définis par les dirigeants politiques. Ce problème, qui préoccupe nos dirigeants occidentaux, est révélateur de la situation actuelle de l’Europe. Autrefois, on pouvait cacher les faiblesses sociales et économiques derrière une barrière de règlements et de restrictions. Il n’en est plus ainsi. Nous reconnaissons la force de ce type d’ordre européen. Nous avons ouvert nos économies et les personnes, les biens, les services et les capitaux circulent et traversent les frontières librement. Mais nous ne sommes pas encore parvenus à mettre sur pied l’union économique et monétaire qui nous apporterait la stabilité dans la situation d’immense liberté que nous avons tous décidé d’instaurer.

De nombreux problèmes sont dus à l’état de transition d’un système à un autre. Plus la transition sera longue, plus les problèmes seront profonds. Certaines tensions sont inévitables dans les communautés restreintes où les coutumes sont les mêmes depuis des décennies, voire des siècles. L’afflux soudain de populations, issues de différents pays et de différentes cultures, ne peut qu’engendrer des tensions.

De la rencontre entre des cultures, des expériences et des idées naîtra quelque chose de nouveau, de plus riche et de meilleur. Toutefois, et les grands titres des journaux européens en témoignent, les risques de voir ce progrès dégénérer en destructions et en tensions sont évidents, de même que le danger de saper ce que nous devrions construire. Il incombe d’autant plus aux politiciens européens que nous sommes de défendre nos valeurs d’ouverture, d’humanité et de respect de chaque personne, quel que soit son pays d’origine ou sa religion.

Nous entrons dans une Europe à l’intérieur de laquelle il deviendra de plus en plus normal de traverser librement les anciennes frontières. En Europe centrale, orientale et du Sud-Est, les tendances politiques rouges ou brunes risquent de refaire surface. Le nationalisme agressif est souvent le dernier bastion des forces communistes qui essaient de sauvegarder quelques perspectives d’avenir. Les risques sont réels si l’intégration européenne ne progresse pas. Elle seule nous permettra de combattre les manifestations du nationalisme occidental et d’empêcher l’Europe de retomber dans les problèmes, les tensions et peut-être même dans les conflits du passé.

J’ai toujours été un Européen convaincu et le suis plus encore depuis quelques années. Je suis persuadé que seule une coopération plus étroite entre nous tous permettra de résoudre les problèmes auxquels nous serons confrontés. Les dernières années nous l’ont démontré de la façon la plus claire. Nous devons travailler ensemble. Faute de quoi, les problèmes du passé risquent de revenir nous hanter.

Dans le processus de construction de nouvelles structures pour la nouvelle Europe, le Conseil de l’Europe a une importance essentielle. Il dirige, et doit diriger son attention sur les problèmes pratiques mais doit aussi toujours se rappeler qu’il est le noyau même de l’intégration européenne. Cette institution a été créée au lendemain de la guerre, sous l’impulsion d’hommes d’État comme Winston Churchill. Elle est donc antérieure aux nombreux événements survenus en Europe occidentale depuis la guerre. Le Conseil définit et redéfinit l’idéal de la démocratie européenne et il a, aujourd’hui, l’occasion d’étendre à l’ensemble de l’Europe la démocratie et les droits dont il est le défenseur. Telle est la tâche qui l’attend. C’est une tâche essentielle pour l’édification de l’Europe future.