Boris
Tadić
Président de la Serbie
Discours prononcé devant l'Assemblée
mercredi, 26 janvier 2011

Monsieur le Président, monsieur le Secrétaire Général, Mesdames et Messieurs les membres de l’Assemblée parlementaire, excellences, mesdames et messieurs, je voudrais, avant de commencer, exprimer toutes mes condoléances à la délégation de la Fédération de Russie au lendemain du terrible attentat de Moscou, que nous condamnons fermement.
C’est un honneur et un plaisir de m’adresser à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, la plus ancienne des organisations politiques paneuropéennes. Vous incarnez la conscience du continent et vous restez le champion incontesté, pour ce qui concerne la promotion des libertés individuelles, l’Etat de droit, les droits des minorités, les droits des personnes et l’intégration.
Il y a trois mois, en Serbie, nous avons fêté le dixième anniversaire du rétablissement de la démocratie. Cela fait en effet dix ans que le peuple serbe a mis un terme à une épouvantable décennie. Ce chemin parcouru n’a pas été facile, mais nous avons su jeter les bases d’une société respectueuse de tous les principes que vous avez embrassés et pour lesquels vous agissez. Nous envisageons donc les dix années à venir avec optimisme. Après avoir réalisé de tels progrès, nous sommes certainement capables d’en faire beaucoup plus encore.
Quels sont, dès lors, les défis que mon pays, notre région et l’Europe doivent relever? Les réponses à cette question sont interdépendantes, mais tout à fait claires.
Le premier défi est notre mise en conformité avec les normes de l’Union européenne, afin que la Serbie et ses voisins puissent adhérer à l’Union le plus rapidement possible. Le deuxième défi, sur lequel je reviendrai assez longuement est le processus de convalescence de la région, qu’il nous faut poursuivre. Le troisième défi est la nécessité d’examiner avec attention les menaces qui pèsent actuellement sur nos démocraties et les mesures à prendre ensemble pour éviter toute dérive.
Notre objectif stratégique, Mesdames et Messieurs, est d’adhérer à l’Union européenne. Je suis personnellement convaincu que mon pays est sur la bonne voie. D’ici quelques jours, le Premier ministre de la Serbie répondra au questionnaire de la Commission européenne. Ensuite, nous espérons vraiment faire acte de candidature et ouvrir les négociations.
La Serbie, pays test pour les Balkans, considère qu’elle peut apporter une contribution au progrès de toute la région. Toutefois, son développement ne s’est pas fait de façon uniforme. Il existe notamment des divergences sur la façon dont nous nous considérons nous-mêmes et dont nous considérons nos voisins. Certains continuent à raisonner en termes de différences, de désaccords, ou de disparités, qu’ils soient d’ordre politique, économique ou culturel.
Pour notre part, nous voyons les choses différemment. Nous voulons promouvoir l’harmonie dans notre pays, dans notre région et entre cette dernière et l’Union européenne. Ce n’est pas une tâche facile, mais nos objectifs sont clairs et nous sommes pleinement conscients de l’importance de nos engagements. Nous voulons vraiment dépasser le cadre de nos frontières pour créer les conditions d’une adhésion de l’ensemble de la région à l’Union européenne.
Dans ce contexte, permettez-moi de m’exprimer assez longuement sur ce que j’ai appelé «le processus de convalescence», que l’on pourrait également appeler «le processus de réconciliation».
Il est clair que les Balkans ont accompli de nombreux progrès. Les relations que nous entretenons entre nous ont atteint un degré de confiance et de compréhension jamais atteint depuis vingt ans. Y compris sur les sujets les plus difficiles, nous avons su mettre au point des modus operandi inédits.
Il faut comprendre les implications de cette situation. Le moment est venu pour nous, en tant que responsables politiques de la région, de croire en ce nouvel élan de confiance sur lequel nous devons nous appuyer. Il nous faire en sorte, autant que possible, de résoudre nous-mêmes les dernières questions en suspens. Plus nous nous en montrerons capables, plus nous aurons confiance, et moins nous serons dépendants sur le plan psychologique et politique de certains dei ex machina étrangers concernant la protection de nos intérêts individuels.
Notre région doit prendre en main sa destinée. Nous devons nous entraider pour nous doter de capacités propres à résoudre nous-mêmes nos problèmes. Ce sera l’épreuve de vérité. C’est ainsi que nous démontrerons que nous pouvons être des partenaires fiables et utiles dans l’Union européenne.
Je crois que la Serbie a accompli de grands progrès. Pour la Serbie, la réconciliation est une priorité politique parce qu’il s’agit d’un impératif stratégique et moral.
Voilà pourquoi nous continuerons à coopérer sans réserve avec le Tribunal de la Haye et à traquer les deux deniers fugitifs incriminés, y compris Ratko Mladić. Nous les arrêterons et les extraderons comme nous l’avons déjà fait à quarante-quatre reprises au cours des années écoulées.
J’appelle maintenant votre attention, Mesdames, Messieurs, sur l’état de nos relations bilatérales avec la Croatie. Elles se sont améliorées quand bien même nous portons un jugement différent sur les événements du conflit de 1991 à 1995. Mais nous sommes réconfortés par les discours conciliants et les gestes d’apaisement du Président Ivo Josipović et du Premier ministre Jadranka Kosor, avec lesquels j’ai noué des relations de travail intenses. Notre réunion récente à Vukovar a grandement favorisé le processus de réconciliation. De même, le Président Ivo Josipović a participé à ce processus en prononçant au Parlement de la Bosnie un discours dans lequel il a exprimé ses regrets pour les souffrances infligées à la Bosnie par la politique croate menée sous la présidence de Franjo Tudjman.
La reprise des discussions sur le marquage de la frontière après sept ans d’interruption constitue également une étape primordiale. Nous espérons que cela nous permettra de démontrer notre bonne volonté et de faire des percées sur d’autres dossiers, tels que le retour des réfugiés serbes, la question des disparus, la restitution des propriétés ou les pensions.
Ce qui se passe entre la Serbie et la Croatie doit encourager la Bosnie-Herzégovine. Nous sommes partisans de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de la Bosnie-Herzégovine. À ce titre, nous voulons contribuer à la mise en place d’un gouvernement qui respecte les droits comme les intérêts des deux entités et des trois nations constitutives de la Bosnie-Herzégovine. Ce sera un test pour la région qui devra prouver sa maturité.
Si les élus de Bosnie-Herzégovine parvenaient à un consensus, éventuellement avec une contribution extérieure, sans que pour autant «l’extérieur» dicte son programme, la région démontrerait que les progrès peuvent être pérennes en Bosnie-Herzégovine.
J’ai tenu à rendre hommage aux victimes de Srebrenica. Mon voyage a suscité un débat enflammé dans mon pays sur les erreurs du passé. Au mois de mars dernier, le Parlement de la Serbie a adopté une déclaration historique sur Srebrenica, condamnant sans la moindre ambiguïté les crimes de guerre. J’ai, pour ma part, exprimé mes plus sincères condoléances et ai présenté mes excuses aux familles des victimes musulmanes bosniaques.
Notre position est tout aussi claire sur le Kosovo. Nous ne reconnaîtrons pas la déclaration unilatérale d’indépendance de notre province du Kosovo et Métochie. Nous voulons toutefois nouer un dialogue avec Priština. Depuis que la communauté internationale a dit et redit que le dialogue est la seule solution possible, notre porte est ouverte. Nous voulons discuter dans un climat de confiance permettant aux deux parties de mieux comprendre les préoccupations de leur interlocuteur respectif. Plus rapidement nous engagerons nos discussions, plus rapidement nous trouverons une solution globale.
Le dialogue doit permettre une réconciliation historique entre Serbes et Albanais dans toute la région. Ce n’est pas un jeu à somme nulle: il ne peut y avoir d’un côté, les gagnants, de l’autre, les perdants. Je demande donc à toutes les parties de faire preuve d’imagination. Nous devons éviter de créer des obstacles qui entraveront le dialogue. Des forums, tel le vôtre, peuvent contribuer à jeter les bases d’un dialogue sur des questions difficiles. La neutralité du Conseil de l’Europe a été très bénéfique à toutes les communautés de notre région. Je vous invite à continuer à éviter toute action qui pourrait être source de division sur des questions controversées, comme la candidature éventuelle du Kosovo au Conseil de l’Europe.
Aucune de nos nations ne vit dans un seul pays. C’est pourquoi un processus de réconciliation doit s’engager dans chacun d’eux. Bien entendu, chaque pays doit pouvoir marquer sa différence et ses minorités s’exprimer et préserver leur identité. Mais chaque pays et ses minorités doivent être responsables. Le processus d’élargissement européen devrait marquer et consolider ce principe fondamental.
La Serbie a créé 19 conseils nationaux des minorités. Ils ont été élus au suffrage direct en 2010. Ce ne sont pas de simples entités destinées à être consultées, elles ont des pouvoirs exécutifs dans de nombreux domaines touchant à la préservation de l’identité des minorités, que nous voulons toutes inclure. Je suis très fier de nos efforts destinés à inclure les Roms, l’une des minorités les plus vulnérables d’Europe.
Mesdames, Messieurs, nos sociétés démocratiques sont gravement menacées par la criminalité organisée, menace aussi mortelle que le cancer l’est pour nos corps. À l’heure de la mondialisation, nous constatons une évolution qualitative et quantitative de ces sociétés criminelles qui cherchent à manipuler les libertés qu’offrent nos sociétés démocratiques. La sophistication et l’ampleur de ces réseaux criminels ne laissent pas d’inquiéter, d’autant qu’ils s’adaptent aux changements de manière étonnante.
Ces sociétés criminelles ne veulent pas vivre en marge ou en parallèle de la société légale. Bien au contraire, elles cherchent à prendre le pouvoir, elles recrutent pour ce faire dans les milieux officiels, elles détournent la politique de son objet, elles corrompent l’économie, elles appauvrissent les citoyens honnêtes. Ce sont elles qui droguent notre jeunesse, détruisent les vies d’un nombre considérable de jeunes femmes, volent les organes humains. La criminalité organisée pervertit notre société. Le phénomène est constaté à l’échelle mondiale et commence à toucher l’Europe.
Pour contaminer l’ensemble du continent, la criminalité organisée essaye d’utiliser notre région comme point d’entrée. À moins que nous luttions ensemble contre cette menace terrible, mon pays verra ses aspirations menacées. Voilà pourquoi je vous demande de travailler avec nous pour éradiquer ce fléau.
Dans notre région, nous devons nouer une alliance stratégique contre la criminalité organisée. J’espère que tous les pays des Balkans occidentaux feront de cette lutte une priorité, car nous le devons à nos citoyens, à nos voisins au sein de l’Union européenne et aux générations futures.
La Serbie fera tout ce qui est en son pouvoir. Nous maintiendrons le cap jusqu’à ce que nous triomphions de la criminalité organisée. Les services de sécurité de mon pays ont deux grands objectifs: débusquer Ratko Mladić et triompher de la criminalité organisée.
À cette fin, nous coopérons avec un grand nombre de pays, souvent avec grand succès.
C’est dans cet esprit que j’ai pris note du rapport que vous avez approuvé hier sur un sujet très préoccupant: l’enquête sur les allégations de traitement inhumain et de trafic illicite d’organes humains au Kosovo. Mon pays et moi-même partageons les conclusions de votre rapport sur ces crimes abominables qui ne peuvent qu’épouvanter tous ceux qui ont adhéré aux principes et valeurs du Conseil de l’Europe. Et ces crimes justifient les préoccupations dont je faisais état il y a un instant.
Permettez-moi de rappeler ici la gravité des crimes que vous avez dénoncés dans votre rapport et la résolution que vous avez adoptée. Vous indiquez qu’à partir de 1998, des chefs de l’armée de libération du Kosovo ont créé un puissant syndicat criminel qui s’occupait de trafic de drogue, d’armes et de traite des êtres humains. Ce groupe était connu sous le nom de «Groupe de Drenica». Le rapport précise que ses leaders sont les principaux responsables du sort de plusieurs centaines de Serbes et d’Albanais kidnappés par l’UÇK, que les victimes de rapt ont été enfermées dans des camps de détention secrets dans la proche Albanie où nombre d’entre elles furent abattues. Pire encore, le rapport affirme que l’on pratiquait des interventions chirurgicales sur les victimes serbes, tout particulièrement, afin de prélever leurs organes destinés à être vendus sur le marché noir international.
Il faut absolument éviter que ces allégations sur ces crimes absolument épouvantables soient occultées. Les auteurs doivent rendre des comptes. Il faut traduire en justice ceux qui ont financé ces crimes et ceux qui les ont commis au plan local. Je remercie l’Assemblée parlementaire d’avoir engagé une première démarche permettant de faire toute la lumière sur ce qui s’est passé dans ces camps de détention secrets de l’armée de libération du Kosovo. En tant que Président de la Serbie, je lance un appel pour qu’une enquête complète et indépendante soit conduite sur ces questions, par une équipe disposant d’un mandat international et responsable au plan international. Il faudra notamment pour cela mettre en place sans retard un programme efficace de protection des témoins.
Aucune institution ne peut aujourd’hui prétendre disposer d’un mandat ou de compétences lui permettant de mener une enquête aussi vaste. Votre résolution le rappelait. Ceux qui mèneront l’enquête devront être responsables devant une autorité unique. La désignation et la mise en place d’une telle autorité ne doit souffrir aucun retard. On a pu mettre en place des structures similaires dans le passé, on peut certainement le refaire aujourd’hui.
Si cela n’était pas fait, de nombreux Serbes pourraient croire qu’il existe deux règles: une règle pour les Serbes, une règle pour les autres. Si certaines affaires étaient classées plutôt que jugées selon l’identité des victimes et de leurs familles, cela pourrait laisser croire qu’on légitime le «deux poids, deux mesures» et certaines activités criminelles.
Mesdames et Messieurs, c’est à dessein que j’ai conclu sur un avertissement, car nous ne pouvons pas nous reposer sur nos lauriers. Les atrocités commises en temps de guerre, ou juste dans l’après-guerre, et la criminalité organisée peuvent saper les fondements de nos démocraties et menacer l’existence de nos enfants. Je ne vous en ai donné qu’un exemple. Hélas, je pourrais en citer bien d’autres. On ne peut se contenter de confier l’examen de telles questions à quelque comité technique. Si nous abordons la question avec passion et sans crainte, nous triompherons. Sinon, dans quelques année nous pourrons, torturés par le remords, nous dire, ici même: «Si seulement, nous avions fait quelque chose!».
Dans notre entourage, nous connaissons tous des victimes, des personnes qui ont subi des crimes. Mais je suis convaincu que nous avons aujourd’hui la possibilité de cohabiter dans un monde caractérisé par la concorde, la sécurité et la prospérité. Soyons à la hauteur des circonstances et accomplissons avec succès la mission historique qui est la nôtre.
Merci de votre attention.