Gaston
Thorn
Premier ministre du Luxembourg
Discours prononcé devant l'Assemblée
jeudi, 27 janvier 1977
Monsieur le Président, permettez-moi de vous remercier pour vos paroles amicales et trop aimables. Sur les statistiques, nous nous entretiendrons plus tard, en privé, pour essayer de rectifier le tir et d’ajuster les chiffres que vous avez cités aux réalités de l’heure.
Quant au problème qui vous préoccupe – qui nous préoccupe tous – Mesdames, Messieurs, je pense qu’il est symptomatique, peut-être vaudrait-il mieux dire symbolique, qu’un des premiers sujets que vous abordiez dans ce magnifique et nouvel hémicycle concerne l’évolution des institutions démocratiques. Pour l’inauguration de vos nouveaux locaux, aucun thème ne pouvait être plus approprié que celui-là, pour un nouveau lancement, pour un nouveau départ.
C’est pour moi, certes, une tâche redoutable que de prendre la parole dans ce débat, non seulement parce que le sujet est d’une importance capitale, mais aussi parce qu’il a été traité d’une façon exhaustive par la Conférence sur l’évolution des institutions démocratiques en Europe, qui s’est tenue en avril 1976.
Toutes les facettes du problème ont été examinées lors de cette conférence, à laquelle je n’ai pas eu l’avantage de participer et qui s’est déroulée en présence de rapporteurs de renom dans le monde universitaire. Mon collègue et néanmoins ami, le docteur Garret FitzGerald, a été bien plus prudent que moi, lui qui a choisi de faire son magistral exposé tout au début de vos travaux, avant d’y avoir participé.
Si néanmoins j’accepte de courir aujourd’hui le risque de contribuer à vos discussions et d’y participer, c’est que je me suis rendu compte, en parcourant le rapport des délibérations de la conférence, que toutes les questions n’ont pas encore trouvé de réponse et que certaines divergences d’opinions subsistaient.
Les brèves remarques du modeste praticien de la politique que je suis sur le plan national et sur le plan international, comme vous tous également, Mesdames, Messieurs, pourront, je l’espère, servir à éclairer un peu quelques aspects de ces problèmes.
Ce faisant, il est normal et prudent pour moi de me cantonner dans des considérations plus générales d’une part, et de me concentrer par ailleurs sur l’expérience particulière de la Communauté européenne, que je connais plus intimement après près de onze années d’appartenance au Parlement européen et plus de huit années de participation aux travaux du Conseil des ministres.
Je pose, dès lors, une première question, peut-être choquante pour certains, mais fondamentale: vaut-il la peine de défendre et de propager les institutions démocratiques existantes et telles que nous les connaissons? Sans prétendre donner maintenant une définition complète de ce que j’entends par de telles institutions, je tiens à en souligner les deux aspects – et les deux seuls – qui me paraissent en constituer les caractéristiques indispensables.
Il y a d’une part la participation des citoyens à la gestion des affaires publiques, participation directe et plus généralement par l’intermédiaire d’élections libres; d’autre part le respect des libertés et droits fondamentaux.
Il n’existe plus dans le monde qu’une trentaine de démocraties effectives, du moins quand on pense qu’elles doivent fonctionner comme des démocraties parlementaires, et la majorité de ces démocraties – du moins quant au nombre des pays – sont représentées dans cette salle. Il est frappant de devoir se rappeler ces faits. Or nous constatons à l’échelle mondiale que presque tous les pays – hors cette salle et hors les démocraties parlementaires – souscrivent, tout au moins sur le papier, aux principes démocratiques, au respect même des droits de l’homme, et érigent en façade des représentations populaires.
Plus que toute démonstration théorique, une telle émulation, pour superficielle qu’elle puisse être, prouve l’excellence de notre système. Le fait même de se réclamer, avec plus ou moins de fierté même, d’une démocratie simplement de façade, doit nous encourager dans cette voie. Et cependant il serait faux d’en tirer un motif d’orgueil. La démocratie telle que nous la concevons est, en effet, un système complexe; apparemment de nos jours elle paraît être un produit de luxe qui exige un niveau élémentaire de développement économique, de développement social et, disons-le franchement, aussi de développement culturel, pour pouvoir fonctionner.
Je comprends donc personnellement très bien que de jeunes États confrontés avec de très sérieux, voire même de très graves problèmes de sous-développement, préfèrent utiliser dans un premier temps, selon des voies qui leur paraissent moins dispendieuses, les maigres ressources en hommes éduqués, donc utilisables pour servir la chose publique. Un système de parti unique notamment semble devoir assurer une plus grande cohésion au démarrage et permettre d’utiliser pour des tâches productives immédiates les forces qui, en régime démocratique, seraient en grande partie absorbées par la dialectique pluraliste inhérente à la démocratie parlementaire.
Dans ces États en voie de développement, il y a, certes, des dirigeants qui se fourvoient et se laissent attirer par les mirages du pouvoir absolu plutôt que par un souci pragmatique d’efficacité. Je suis convaincu cependant, et j’en ai parlé souvent aux dirigeants et à des amis d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine, que la plupart de ces dirigeants voient l’avenir de leur pays dans une perspective de liberté et de démocratie. Il est donc essentiel pour eux, pour les nombreux pays qui aspirent à plus de liberté, à la démocratie, que subsiste, au moins dans les pays qui peuvent se le permettre, donc dans les nôtres, un vigoureux modèle de démocratie susceptible aujourd’hui, demain surtout, de leur servir d’exemple.
Il importe surtout que nous prouvions notre solidarité avec eux. Voulons-nous propager, avons-nous intérêt même à vouloir propager, notre système? se demandent certains. Oui, répondrai-je, nous voulons propager notre système démocratique dans le monde parce que nous sommes intimement convaincus que c’est le meilleur possible, que c’est un idéal digne d’être partagé avec d’autres. En restant passifs, d’ailleurs, et indifférents nous susciterions des doutes à cet égard, ce qui reviendrait inéluctablement à favoriser l’emprise de régimes dont nous combattons l’idéologie et dont je me permets de rappeler qu’ils sont aussi totalitaires que tentaculaires.
Mais si nous avons l’ambition légitime d’exporter la démocratie, nous devons en tout premier lieu aider et contribuer à créer les conditions indispensables à sa survie, c’est-à-dire apporter une aide efficace au développement des pays du tiers monde.
J’espère, Monsieur le Président, que les événements qui se sont déroulés sur la scène économique mondiale ces dernières années auront enlevé à tous l’illusion que nos pays pourront contribuer et continuer encore longtemps à constituer un îlot de richesses indifférent à la misère qui l’entoure.
En ce qui concerne les institutions démocratiques chez nous, la conférence préparatoire que vous avez tenue l’année dernière et le débat que vous avez engagé à l’Assemblée ont pris le problème à sa base. Vous avez parlé, en effet, de l’éducation; vous avez parlé de l’information, des groupes de pression et d’autres forces extraparlementaires. Je ne puis avoir la prétention de toucher à tous ces aspects. Je me propose donc, avec votre permission, de concentrer mes remarques sur le fonctionnement actuel de ces institutions.
J’ai été frappé par un sous-titre du rapport d’information transmis à votre Assemblée, qui se lit comme suit: «contrôle du pouvoir politique par les parlements».
Permettez-moi de dire, en prenant quelques risques, qu’une telle formulation me semble révélatrice d’un état d’esprit qui classe le parlement peut-être au-dessus, peut-être au-dessous, de l’exercice effectif du pouvoir dans l’État, mais en tout cas en dehors et loin de l’exercice de ce pouvoir. Je dirai, en voulant choquer, que c’est ou trop ou trop peu.
Dans une analyse sceptique, parler du contrôle du parlement serait déjà trop dire. En effet, dans cette hypothèse n’est-il pas vrai qu’après des élections qui se tiennent dans la plupart de nos pays normalement tous les quatre, cinq ou six ans il se forme une majorité – normalement si tout se passe bien; sur cette base les états-majors des partis désignent les membres des gouvernements. Ceux-ci reçoivent alors plus ou moins automatiquement l’investiture du parlement – lisez «l’investiture de la majorité» – lequel parlement enregistrera par la suite les budgets et les lois qui lui seront présentés.
Dans une telle hypothèse, certains parlements – il en existe hélas! – sont vraiment réduits à très peu de chose et souvent ce sont les états-majors des partis qui mettent un terme à la vie gouvernementale avant même que les parlements s’en chargent.
La formulation utilisée par le document d’information dit, au contraire, trop peu si l’on va au fond des choses. Ce sont, en effet, les personnes élues par la population qui sont de ce fait devenues les vrais détenteurs de la légitimité. Us ne sauraient gouverner eux-mêmes, nous le reconnaîtrons tous, c’est-à-dire exercer le pouvoir quotidien, parce qu’un grand nombre de fonctions ne peuvent être exercées au niveau des gouvernements de nos pays que par un cercle relativement restreint capable de traiter les affaires dans le détail, et aussi, convenons-en, avec la discrétion nécessaire, tout en prenant des décisions qui doivent être rapides.
L’aspiration de base, la définition des grandes lignes et la vigilance sur le respect des principes fondamentaux doivent cependant toujours et devront toujours rester des prérogatives du parlement. Ce n’est que si nous sauvegardons ainsi une véritable participation des parlementaires à l’exercice du pouvoir ou si nous y revenons enfin que nos démocraties resteront viables à moyen et surtout à long terme.
Quant à moi, je tiens pour essentielle une telle participation au pouvoir, non seulement de la part des parlements, mais également d’autres niveaux moins élevés. Il importe, en effet, que les instances multiples qui décident d’aspects plus ou moins importants de notre avenir soient sous le contrôle direct ou indirect des personnes concernées.
La décentralisation peut être horizontale, et le Conseil de l’Europe a joué un tel rôle de pionnier en cette matière qu’il est inutile de souligner dans cette enceinte l’impact des pouvoirs locaux, qu’il s’agisse des régions ou des communes. Un phénomène plus nouveau, par contre, est l’emprise croissante des nombreux groupements fondés sur les unités professionnelles, qu’il s’agisse des syndicats de travailleurs, des chambres d’agriculture, d’industriels, d’artisans ou de quelques autres organismes.
J’apprécie positivement, comme vous tous, cette évolution qui permet plus facilement à chacun de dire son mot sur les sujets qui le concernent le plus directement, à condition toutefois – il doit encore être permis de le souligner – que ces groupements eux-mêmes ne servent pas simplement de masses de manœuvre à des personnalités plus ou moins ambitieuses, mais soient réellement démocratiques aussi bien dans leur représentativité que dans leur fonctionnement.
Une limite nécessaire s’imposera toujours. Il importe que ces groupements particuliers restent subordonnés aux décisions des instances publiques à caractère général qui sont les seules pour lesquelles l’intérêt commun est le critère prédominant de leur action.
Monsieur le Président, le rapport soumis à votre Assemblée accorde une place importante à l’information, notamment au difficile problème de l’aide à la presse écrite. A mon avis, ces questions touchent vraiment au cœur de la matière.
Il est, en effet, illusoire d’attendre de nos populations qu’elles marquent de l’intérêt pour nos institutions démocratiques si elles ne disposent pas des connaissances, donc des informations nécessaires, voire indispensables.
Or, une information suffisante ne peut être donnée, nous le savons tous, que grâce à l’existence d’une presse écrite, et même d’une presse écrite diversifiée.
Mon pays, le Grand-Duché de Luxembourg, est plus ou moins idéalement situé sur le plan géographique, pour capter un grand nombre de chaînes de télévision. Si je ne me trompe, sur huit chaînes, une seule, la luxembourgeoise précisément, est privée, voire commerciale.
Cette position géographique privilégiée nous donne accès, disons-le, à une exceptionnelle variété de présentation nationale et enrichit ou paraît enrichir ainsi la masse des informations auxquelles nous avons accès.
Pourtant, la télévision présente deux caractéristiques qui, par opposition, font précisément ressortir les qualités propres indispensables à la presse écrite. D’abord, par sa nature même, la télévision est amenée à couvrir un pays entier, à exposer de façon plus ou moins monopolistique un point de vue global qui ne peut tenir compte de la grande variété interne de chaque pays. Voilà une faiblesse. Ensuite, sa technique est celle de l’image instantanée qui se prête mal à l’approfondissement, souvent à la réflexion, aux commentaires substantiels à la fois des causes et des effets.
J’en conclus, quant à moi, à l’absolue nécessité de sauvegarder dans tous nos pays l’existence de journaux nationaux et locaux multiples, libres et attrayants, qui fourniront ensemble et en complément avec les moyens audio-visuels le support informatique indispensable qu’exige le bon fonctionnement d’institutions démocratiques.
Cette participation, sur laquelle j’insiste à nouveau, des femmes et des hommes européens à la vie de leurs institutions démocratiques et, en tout premier lieu, une participation active de leurs représentants, les parlementaires élus, est tout spécialement nécessaire pour ce qui concerne notre Europe.
M’adressant, oserai-je dire, à la plus ancienne, ou plutôt à l’aînée des assemblées parlementaires européennes, au sein de laquelle le plus grand nombre de pays sont représentés, il me tient à cœur de souligner l’apport que votre Assemblée, comme d’autres assemblées européennes, a fourni à la construction de l’Europe.
Monsieur le Président, bien que votre Assemblée n’ait que des compétences dites consultatives, ses avis inspirés par l’intérêt commun européen ont toujours été d’une très grande utilité pour les gouvernements et plusieurs des plus importantes réalisations du Conseil sont dues précisément à vos initiatives.
Comment pourrai-je m’exprimer autrement, alors qu’un très court laps de temps seulement j’ai eu l’honneur d’appartenir à cette Assemblée?
Demain, le colloque entre parlementaires et ministres nous permettra d’engager à nouveau un de ces dialogues que j’espère stimulant, au moins sur le plan gouvernemental.
Cependant, Monsieur le Président, de nouveaux progrès devront être réalisés sur le plan du parlementarisme européen, pris dans son ensemble.
Un premier pas dans la bonne direction vient d’être accompli avec la décision concernant l’élection au suffrage universel direct pour notre Communauté européenne. Bien que cette décision ne concerne tout au moins à l’heure actuelle que neuf des pays représentés dans cette Assemblée, je suis certain, Monsieur le Président, que vous ne verrez aucune objection à ce que je consacre maintenant une partie de mon exposé à ce sujet.
Je ne puis cacher mon étonnement extrême devant les remous et les discussions, pour ainsi dire théologiques, que l’idée de cette élection européenne a suscités dans plusieurs pays au cours de son cheminement, de son élaboration, et surtout après que la décision eut été prise.
Honnêtement, Mesdames, Messieurs, qu’y a-t-il de si étrange à vouloir mettre en œuvre, plus de dix-huit ans après, un engagement librement contracté dans un traité international reconnu valable par tous les parlements des pays membres de la Communauté? Et encore cette mise en œuvre se fera-t-elle selon des modalités laissant plus de place aux compétences nationales que cela n’était prévu à l’origine.
Je ne peux qu’exprimer l’espoir que le débat en cours servira la cause européenne, au moins par l’attention qu’il attire sur ces élections européennes.
A mon avis, deux questions sont essentielles.
Il s’agit premièrement de savoir si l’on veut l’Europe. Personnellement, je réponds oui avec toute ma conviction fondée sur une constatation simple. Dans le monde d’aujourd’hui, les rapports de forces et les relations sont tels qu’aucun, je dis bien hélas aucun pays européen, ne peut sauvegarder tout seul une personnalité et une souveraineté qui ne seraient rien que de pure façade. (Applaudissements)
Certes je reconnais qu’il est plus facile au représentant d’un petit pays d’admettre cette évidence qu’à ceux qui pensent pouvoir assurer les destinées grandes ou moyennes de l’Europe.
Néanmoins, Mesdames, Messieurs, les faits sont tels que seule une Europe unie, permettez-moi de le dire, pourra assurer la permanence de notre richesse morale, de notre richesse matérielle, et garantir précisément la diversité qui fait l’originalité irremplaçable de nos pays.
Chaque pays peut avoir la prétention légitime de proposer une politique pour l’Europe, de proposer des changements de société fondamentaux s’il les juge nécessaires. Mais exiger de garder les mains libres pour y procéder tout seul, c’est, à mon humble avis, se livrer à de dangereuses illusions et surtout s’exposer au risque très grave de ne rien pouvoir réaliser sur le plan national tout en empêchant toute action sur le plan européen.
L’appel incantatoire à la souveraineté nationale ou, plus exactement, à la souveraineté exclusivement nationale, appuyé sur une argumentation fascinante, mais qui ressemble dangereusement à une pétition de principe, ne changera absolument rien aux réalités du vingtième siècle.
Nos nations composant la Communauté ne pourront s’épanouir pleinement qu’à l’intérieur d’une Europe communautaire, et l’Europe communautaire elle aussi a besoin de souveraineté pour vivre. Il ne s’agit plus d’accepter cette Europe européenne telle que l’on nous l’a décrite il y a pas mal d’années, mais de savoir si nous la voulons vraiment démocratique. Ma réponse, comme la vôtre, je l’imagine, ne saurait être que positive. Or, cela présuppose des progrès de démocratisation pris au niveau européen.
A l’heure actuelle, les ministres qui prennent les décisions en commun ne sont responsables que chacun isolément, et uniquement devant leur parlement national. Comment peut-on, comment pouvez-vous, comment pourrais-je sanctionner l’immobilisme en l’absence de lignes directrices cohérentes? Pourrait-on plus ou moins légitimement faire des reproches à n’importe quel ministre national alors que les décisions nécessitent le concours de ses huit collègues, puisque les décisions essentielles se prennent à l’unanimité?
Franchement, nous voyons de plus en plus que même le Conseil européen, c’est-à-dire le Conseil au niveau des chefs d’État et de gouvernement, répugne aux décisions et nous glissons ainsi progressivement, force nous est de le constater, vers une Europe qui n’est plus dirigée, mais simplement administrée ou gérée.
J’espère qu’au moins la nouvelle commission assumera pleinement le rôle de conception et de proposition que lui assignent les traités et placera ainsi les gouvernements devant leurs responsabilités. Un parlement élu, fort de sa légitimité démocratique et conscient de l’intérêt commun, pourra, je le pense, apporter une nouvelle impulsion. La pression des électeurs sera une chance pour l’Europe de trouver enfin son second souffle. Tant de projets ambitieux ont été mis de côté ces dernières années, qu’il s’agisse de l’union économique et monétaire, ou, plus récemment, du sort qu’a réservé le dernier comité européen au rapport de M. Tindemans!
Il est indispensable de sortir de l’ornière. L’élection européenne est, sinon la dernière, du moins à court terme la seule chance, même incertaine, d’y parvenir.
Déjà, nous voyons que les partis politiques sont en train de se constituer à l’échelle européenne. Les fractions politiques formées dans votre Assemblée comme au Parlement européen ont prouvé que les affinités idéologiques peuvent et doivent surmonter les barrières nationales. Je suis donc optimiste à cet égard et je m’attends, par l’intermédiaire des partis politiques européens, à voir l’électeur de base introduit, ou réintroduit, dans un jeu politique dont il a été trop longtemps absent. Or, cet électeur, n’est-ce pas justement lui que chacun d’entre nous représente et pour lequel nous devons tous travailler? J’exprime, à cet égard, l’espoir que les adversaires d’une élection directe, en bons démocrates qu’ils sont, eux aussi, assumeront, demain, leur rôle à l’intérieur du système en acceptant les règles de façon que les options offertes à l’électeur européen soient parfaitement claires.
Qu’en sera-t-il des compétences du Parlement élu? Les moyens dont il dispose actuellement et ceux qu’il recevra sur le plan budgétaire permettent au Parlement d’occuper une place importante dans la Communauté européenne. Néanmoins, à l’heure actuelle, les parlementaires sont exclus – vous le savez mieux que quiconque – de nombreux domaines qui ne sont pas de leur compétence sur le plan international et qui échappent depuis longtemps au contrôle parlementaire national. C’est là, vous en conviendrez comme parlementaires, une situation malsaine dont nous devions nous préoccuper depuis longtemps et dont nous nous préoccupons très sérieusement.
Il est vrai, Monsieur le Président, que la question d’un accroissement de compétences n’est pas posée actuellement, qu’elle ne le sera pas d’ici à l’élection et il serait donc vain de vouloir la discuter, voire la préjuger.
Connaissant mes collègues parlementaires et fort de ma propre expérience parlementaire européenne, je suis sûr, toutefois, que ce problème sera soulevé en temps opportun. A ce moment-là, l’obstacle principal, toujours invoqué, contre un véritable élargissement des pouvoirs d’un Parlement européen, à savoir son insuffisante législation ou légitimation démocratique, tombera. Une discussion pourra s’engager sur des bases saines. Il appartiendra alors à chaque gouvernement de la Communauté de prendre une nouvelle fois ses responsabilités. Avec vous-mêmes, Mesdames et Messieurs, qui avez été désignés au sein de vos parlements nationaux, je partage la conviction qu’une désignation au second degré n’est nullement une tache sur un mandat démocratique européen et cela ne pourrait l’être dans une assemblée interparlementaire.
Néanmoins, comme l’élection directe permet, d’une façon générale et péremptoire, d’écarter toute question, toute discussion à cet égard, aussi mal-fondée soit-elle, ce souci commun pour la cause européenne qui est nôtre nous amène, vous comme moi, à la considérer, je l’espère, comme un grand progrès.
Pour ce qui est des compétences – et comment pourrait-on parler de l’évolution de nos parlements sans parler de leurs compétences – un mot de prudence me semble indiqué en conclusion de ce bref exposé: dès à présent, quel que soit l’objectif poursuivi et quelle que soit l’impatience de ceux qui ont attendu trop longtemps – et je me range parmi ceux-là – il serait néfaste d’essayer de déranger brusquement l’équilibre des institutions existantes. Pendant longtemps encore, sur le plan européen les pouvoirs principaux appartiendront aux gouvernements nationaux. Cela ne saurait changer trop rapidement. Le Parlement élu faillirait à sa mission s’il voulait se lancer dans une politique de coups de tête intempestifs en recherchant la confrontation avec l’exécutif pour le plaisir de la confrontation. Seul un équilibre harmonieux – c’est là-dessus que repose notre démocratie parlementaire – qui s’établira progressivement et qui s’ajustera constamment lui permettra de répondre à l’espoir que les Européens convaincus placent en lui. C’est précisément cet équilibre qui nous faisait défaut jusqu’à présent.
Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, vous qui appartenez à l’Assemblée du Conseil de l’Europe, toujours consultative, bien qu’elle ait décidé de s’appeler autrement, vous savez, par une longue expérience, que la mesure et la discussion patiente mènent souvent plus vite au résultat que les votes comminatoires. Il sera toujours utile pour les parlementaires élus dans la Communauté européenne, qui s’engageront dans une expérience toute nouvelle, de tirer les leçons qui se dégagent de l’histoire de la première des assemblées parlementaires européennes.
Monsieur le Président, vous m’excuserez d’avoir parlé si longuement de problèmes touchant, diront certains, en tout premier lieu l’autre organisation européenne, celle que je ne veux pas appeler concurrente, mais qui est complémentaire de la vôtre. Si je l’ai fait, c’est parce que les neuf pays membres de la Communauté européenne appartiennent tous au Conseil de l’Europe. Nous sommes tous dans le même bateau. Certains parmi nous peuvent aller plus vite et plus loin que d’autres. Mais il y a, je persiste à le croire, unité de direction et non pas rivalité. Je suis sincèrement convaincu que tout renforcement, que tout effort de démocratisation de la Communauté dite aujourd’hui des Neuf, est aussi dans l’intérêt de l’Europe plus vaste, de l’Europe du Conseil de l’Europe et donc de la démocratie, simplement parlant. Celle-ci, à son tour, grâce à l’expérience accumulée pendant près de trente ans et grâce à la richesse, grâce à la diversité d’opinions que comporte son grand nombre de membres, doit jouer un rôle particulièrement utile de guide et de conseillère.
C’est dans cet esprit, Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, que je conçois la coopération des organisations européennes dans l’intérêt d’une Europe plus vitale et pour la consolidation des principes de liberté et de démocratie qui sont la raison d’être de votre travail et du nôtre. (Applaudissements)
M. LE PRÉSIDENT (traduction)
Je vous remercie beaucoup, Monsieur le Premier ministre, de votre exposé. Aucune des personnes présentes dans cet hémicycle ne pourrait penser qu’il a été trop long. Nous sommes très heureux d’entendre un homme d’État qui est un politicien expérimenté, qui a les deux pieds sur terre et qui n’en demeure pas moins un idéaliste. C’était un exposé équilibré et nous en avons besoin. Comme le Conseil de l’Europe, avec ses dix-neuf États membres, constitue un pont entre les Neuf et le reste de l’Europe, nous avons besoin de cette coopération et de l’esprit dont vous venez de donner une preuve à l’Assemblée. Nous vous remercions très sincèrement.
Je crois savoir, Monsieur le Premier ministre, que vous êtes disposé à répondre aux questions et j’en ai deux. La première est de M. Valleix.
M. VALLEIX (France)
Monsieur le Premier ministre, permettez-moi tout d’abord de dire l’intérêt très particulier que j’ai porté à votre commentaire concernant l’élection du Parlement européen au suffrage universel et combien j’ai été attentif également à vos observations concernant le maintien naturel des pouvoirs de l’Assemblée demain, par rapport à ce qu’ils sont aujourd’hui et au-delà de ce «coup de tête», dites-vous. Je pense que vous avez tout à fait raison et je souhaite que, dans cette même appréciation des choses, les attendus du Conseil constitutionnel français, qui ont certainement été retenus dans votre réflexion, puissent être également entendus dans les mois qui viennent.
Cela étant, de grâce, Monsieur le Premier ministre, ne nous amenez pas à choisir entre l’Europe démocratique et l’Europe européenne. Je souhaite que cette Europe démocratique soit européenne, ou que l’Europe européenne ne cesse pas d’être vraiment démocratique.
Ma question est la suivante: quelle portée attribuez-vous à la mise en œuvre fictive du calendrier de réformes démocratiques proposé par M. Suarez, Premier ministre espagnol, mise en œuvre qui a commencé notamment le 10 septembre 1976? Après le référendum du 15 décembre dernier, après les mesures de libéralisation récemment prises, comme la suppression des juridictions d’exception et de la police politique, après la tenue en Espagne même de divers congrès, de réunions de différents partis politiques, y compris de l’opposition, pensez-vous que peut être considéré comme clairement engagé le processus de démocratisation de l’Espagne? Estimez-vous enfin que, si les élections se déroulent en mai ou juin 1977 conformément aux règles démocratiques, dans des conditions telles notamment que l’ensemble des partis politiques puissent réellement faire campagne, une demande d’adhésion de l’Espagne au Conseil de l’Europe pourrait être favorablement accueillie?
M. Thorn, Premier ministre du Luxembourg
Si vous souhaitez, Monsieur le Président, que je réponde aux différentes questions une à une, je le veux bien.
Je réponds d’abord à l’honorable parlementaire que je n’ai pas ma boule de cristal sur moi. Je ne saurais donc lui dire exactement ce que nous réserve l’avenir. Je dirai simplement que jusqu’à présent je crois que, même si certains auraient souhaité que le processus de démocratisation aille plus vite, nous ne pouvons que nous féliciter de ce qui s’est passé jusqu’à tout récemment en Espagne – je fais abstraction de ces derniers jours. L’Espagne est en marche vers la démocratie et cela s’est bien mieux passé qu’on ne pouvait le craindre. Nous avons assisté ces derniers jours à un soubresaut inquiétant, mais qu’il ne faut pas exagérer. Dans l’intérêt même de la démocratisation, il faut faciliter le processus. Quand on voit qu’opposition et gouvernement se sont associés pour un appel au calme, on ne peut qu’espérer, dans des enceintes comme celle-ci, que le processus de démocratisation est – pour paraphraser une phrase illustre – en marche et qu’il faut l’accentuer, le favoriser et non le contrarier. Ne m’en veuillez pas si je ne vais pas plus loin. Mais je crois que, après le référendum de l’année dernière, si l’évolution que nous avons connue alors se maintient, l’Espagne, après des élections générales – puisque c’est la condition essentielle – pourra demander son adhésion soit à votre Assemblée soit à d’autres assemblées plus restreintes, où on pourra la juger sur son mérite économique ou sur le mérite plus concret de sa demande.
Personne dans cette enceinte ne pourra, je crois, ne pas se féliciter du progrès qui s’est fait en si peu de temps, après que la démocratie a été mise en sommeil pendant quarante années en Espagne. Espérons que chacun pour soi et tous ensemble nous ferons tout pour favoriser ce processus.
M. DELORME (France)
Monsieur le Président, je vous remercie pour votre brillant exposé, et comme je ne suis pas devin, moi non plus, je ne savais pas que vous répondriez par avance à un certain nombre de questions que je souhaitais poser.
Tout de même, je me permets de répéter ce que M. Valleix a évoqué tout à l’heure, à savoir que le Conseil constitutionnel français a bien reconnu la constitutionnalité de l’élection du Parlement européen au suffrage universel. Il a toutefois bien précisé qu’il ne donnait son accord que si ce Parlement européen respectait strictement les compétences prévues dans le traité.
Vous, dont l’expérience est reconnue par tous les membres de cette Assemblée, vous qui êtes vraiment l’homme expérimenté de l’Europe, pensez-vous que le futur parlement ne sera pas tenté de modifier et d’élargir ses compétences?
C’est peut-être au devin que je pose la question, mais c’est sans doute un sujet que nous serons appelé à traiter dans l’avenir.
M. Thorn, Premier ministre du Luxembourg
Monsieur le Président, en répondant à l’honorable M. Delorme, je suis partagé entre deux sentiments: celui de l’homme de gouvernement que je suis – du moins en ce moment – et celui de répondre avec le tempérament de parlementaire.
Comme homme de gouvernement, je vous répondrai, Monsieur Delorme, qu’à chaque jour suffit sa peine.
Nous allons, je l’espère, élire le prochain Parlement européen au suffrage universel direct.
Vous m’avez fait trop d’honneur en parlant de mon expérience, disons d’une relative longévité politique, c’est tout. J’ai participé au Parlement européen depuis ses débuts en 1958 et j’ai voulu depuis toujours que, conformément au traité, il soit élu au suffrage universel direct.
On a posé la question: va-t-on l’élire? Va-t-on lui donner plus de pouvoirs? Quand il s’agissait de l’élire, on estimait qu’il convenait de lui donner plus de pouvoirs. Quand la question se posait de lui donner davantage de pouvoirs, on répondait qu’il fallait d’abord l’élire.
Est-ce vraiment erratique ou erroné de penser qu’il fallait commencer par l’un ou par l’autre? Comme nous avons plus facilement trouvé l’accord de commencer par l’élection, ne pensez-vous pas qu’il vaudrait mieux commencer par l’élection et réserver l’autre débat pour plus tard?
Jusqu’à preuve du contraire, je pense que dans cette Assemblée il n’y a que des parlementaires convaincus, qui désirent cette élection. C’est pourquoi j’estime qu’il ne faudrait pas renforcer les troupes de ceux qui s’y opposent par des arguments qui, du moins pour le moment, sont déplacés du point de vue stratégique.
Vous parlez des compétences et vous me demandez ce qui se passera demain. Eh bien, j’espère que demain comme aujourd’hui et comme hier, comme tout parlement élu, il sera le dépositaire de la volonté populaire et saura prendre les pouvoirs qui reviennent de droit à l’électorat.
M. BOUCHENY (France)
Monsieur le ministre, vous avez tracé de la situation un tableau aux couleurs les plus roses. Pourtant des informations revêtant un caractère extrêmement grave concernant l’Europe des Neuf ont été fournies récemment pour l’ensemble de l’Europe.
Il s’agit de questionnaires remis à des fonctionnaires de la Communauté, qui se trouvent privés des droits les plus élémentaires. Ces questionnaires portent atteinte à la liberté d’opinion politique, au droit au déplacement, à la vie privée et font appel à la délation.
Ces faits ont suscité une grande réprobation et je voudrais poser cinq questions en m’étonnant, Monsieur le Premier ministre, que vous n’ayez même pas abordé le sujet dans votre exposé.
Premièrement, quelles sont les mesures prises par la Communauté européenne de Bruxelles pour faire cesser ces pratiques antidémocratiques?
Deuxièmement, quelles sont les mesures prises pour assurer la liberté des fonctionnaires contre les entreprises des ennemis de la liberté?
Troisièmement, la CEE a-t-elle l’intention de supprimer le soi-disant bureau de sécurité qui est un véritable organisme d’inquisition et de chasse aux sorcières?
Quatrièmement, pouvez-vous faire état des garanties qui ont été apportées afin que cessent les écoutes téléphoniques dénoncées depuis 1970, et nous assurer que ces écoutes téléphoniques exercées à l’encontre des fonctionnaires n’ont pas lieu?
Cinquièmement, enfin, dans le questionnaire remis aux fonctionnaires allemands travaillant pour la CEE il est fait état de la fidélité à une Constitution. S’agit-il de la notion de future constitution européenne et à partir de quels postulats cette constitution serait-elle considérée comme l’aboutissement et la forme achevée de la démocratie en Europe?
M. Thorn, Premier ministre du Luxembourg
Que de questions, Monsieur Boucheny!
Vous prétendez que je vois la vie en rose, et il est rare que l’on m’adresse pareil reproche. Pour ma part, je dirais plutôt que vous la voyez en rouge (Sourires); c’est une affaire de couleur, nous n’en discuterons pas.
Vous vous étonnez de ce que, dans mon exposé, je n’aie même pas abordé ce sujet. L’un de nous doit se tromper. Je croyais, en effet, qu’il m’appartenait de traiter aujourd’hui d’un problème particulier qui préoccupe cette Assemblée, celui de l’évolution des parlements. Je n’avais pas à répondre aux critiques que certains partis, à l’intérieur de pays membres de la CEE, adressent, légitimement ou non, à l’exécutif communautaire. Monsieur Boucheny, tel n’était pas l’objet de mon exposé.
Quant au questionnaire qui aurait été remis à certains fonctionnaires de la Communauté, je vous indique très sincèrement, en mon âme et conscience, que je n’en ai jamais eu connaissance. Je n’en ai entendu parler qu’il y a environ une heure et demie lorsque l’on m’a communiqué dans les couloirs le document que vous avez fait circuler.
On me dit que de tels questionnaires, et j’en ai eu confirmation lors de mon récent voyage en Tchécoslovaquie, circulent dans de nombreux pays, notamment sur les droits de l’homme!
Je ne sais pas de quelle façon les uns et les autres sont amenés à y répondre, devant des juges d’instruction ou autres! Nous n’en sommes heureusement pas là.
Votre question, Monsieur Boucheny, s’adresse à la Communauté européenne qui n’est pas redevable devant cette Assemblée. Il sera nécessaire qu’elle y réponde parce qu’il faut bien faire justice de telles accusations. Ce sera le rôle soit du Président de la Commission des Communautés européennes, soit du Président en exercice qui est, comme vous le savez, mon ami M. Roy Jenkins.
Quant à moi, je vous promets que je m’emploierai à ce que toute la lumière soit faite et qu’une réponse vous soit apportée avec toutes les données nécessaires.
J’espère, probablement en accord avec vous Monsieur Boucheny, que partout en Europe, partout où quelqu’un se réclame de la démocratie on y réponde aussi ouvertement et avec la même bonne foi.
M. BOUCHENY
Je ne reprendrai la parole qu’un bref instant, Monsieur le Président.
Monsieur Thorn, j’avoue que je m’étais trompé en indiquant que vous voyiez les choses en rose. En réalité je crois que vous avez tiré le rideau noir sur cette question et que vous vous refusez à faire en sorte que les choses soient éclaircies.
Vous m’avez seulement répondu que je voyais la vie en rouge. Vous avez oublié que le rouge est la couleur du soleil qui apporte la clarté, ce qui est une bonne chose!
Vous avez également choisi un biais en parlant de la Tchécoslovaquie. Vous êtes un homme politique suffisamment avisé pour connaître les positions que nous avons adoptées sur cette question. C’est pourquoi votre réponse me déçoit énormément car ce n’est pas en allant à Prague que l’on réglera le problème de la liberté des fonctionnaires à Bruxelles.
M. Thorn, Premier ministre du Luxembourg
Comme c’est son droit, l’honorable parlementaire a fait une déclaration. Il n’attend pas de réponse à une déclaration.
M. LE PRÉSIDENT (traduction)
J’ajouterai qu’après tout il existe, au sein de la Communauté, une Cour de justice à laquelle on peut s’adresser. Tous les pays membres de la Communauté font partie du Conseil de l’Europe. Huit des pays membres de la Communauté ont le droit de recours individuel. On peut également s’adresser à la Cour européenne des Droits de l’Homme. La voie est donc ouverte à tous ces égards.
La question suivante est posée par M. Minnocci.
M. MINNOCCI (Italie) (traduction)
Monsieur le ministre, dans votre long et exhaustif exposé, vous avez parlé de façon détaillée des prochaines élections directes du Parlement européen auxquelles vous attachez une grande importance bien qu’elles ne concernent pas directement le Conseil de l’Europe. J’attache moi aussi une grande importance à ces élections directes du Parlement européen. Je voudrais donc vous demander si vous pensez que ces élections auront bien lieu à la date prévue. Je vous pose cette question étant donné que, souvent, des délais fixés par la Communauté des Neuf n’ont pas été respectés.
Je voudrais également vous demander, Monsieur le ministre, si, au cas où cette date ne serait pas respectée, vous croyez, comme moi, que cela porterait atteinte à la crédibilité de la construction de l’Europe des Neuf.
M. Thorn, Premier ministre du Luxembourg
Monsieur Minnocci, nous sommes, vous et moi, des hommes politiques. Qui peut dire avec la dernière des assurances ce qui est sûr, ce qui est acquis, ce qui est certain, jusqu’au jour où cela se réalise? Nous avons pris une décision, nous avons prévu qu’elle deviendrait réalité à une date qui se situe vers le milieu de l’année 1978... Qui peut dire ce qui se produira d’ici là?
Je vous dirai très objectivement, et avec la plus intime conviction, que tout ce qui s’est passé ces derniers mois au sein de la Communauté et au niveau du Conseil des ministres me fait considérer avec plus d’optimisme la possibilité de cette élection. J’éprouvais de sérieuses craintes après les réserves émises par certains pays, mais depuis les points de vue se sont rapprochés. Je ne voudrais pourtant pas paraître naïf et affirmer qu’il n’y a plus aucun doute sur la date indiquée, mais au fil des mois, des semaines, les divergences s’effilochent. Il y a de moins en moins de problèmes et nous devenons tous de plus en plus optimistes.
Subsidiairement, tout à fait subsidiairement, j’ajoute que, si par impossible quelque retard se produisait – retard technique, je l’espère, et non politique – je pense qu’il n’apporterait pas un changement de qualité, qu’il ne se traduirait pas par une autre orientation politique et qu’il s’agirait tout au plus de quelques difficultés de mise au point.
Je crois que la voiture est sur les rails, que les divergences s’amenuisent entre les gouvernements et que tout se passera comme nous l’espérons les uns et les autres.
Un retard substantiel et pour des raisons politiques porterait une grave atteinte, non pas à la crédibilité d’un Conseil, non pas à la crédibilité d’une Europe communautaire, mais à la crédibilité de certains gouvernements et à la volonté politique de faire l’Europe.
M. NESSLER (France)
Monsieur le Premier ministre, sur bien des terrains, nous nous sommes rencontrés et vous m’accorderez cette grâce que ma conviction européenne rejoint souvent la vôtre.
Je vous ai toujours dit que les institutions européennes actuelles tiraient leur légitimité du suffrage universel, fût-il indirect; et si nous siégeons depuis un certain nombre d’années, que ce soit au Conseil de l’Europe, au Parlement européen ou à l’Assemblée de l’Union de l’Europe occidentale nous avons constamment le droit de nous exprimer au nom de nos électeurs.
Le problème que je pose – et je ne suis pas sceptique de nature – qui m’a toujours inquiété car je redoutais pour l’œuvre que nous avons entreprise un pas de clerc irrémédiable, c’est que si nous parlons en tant qu’élus – et nous en avons, en tout cas certains d’entre nous, une certaine habitude – il faut savoir comment réagira le corps électoral dans les pays d’une certaine étendue. Je pense à mon pays, à la Grande-Bretagne, à l’Italie, à la République Fédérale d’Allemagne. Je redoute, Monsieur le Premier ministre, je vous l’ai déjà dit personnellement, je le répète, une abstention massive, un désintérêt éclatant, permanent, de l’opinion publique. S’il est vrai que par une propagande massive nous pourrions pour la première élection européenne obtenir un coefficient de participation suffisant, je ne suis pas persuadé que dans l’avenir nous ne risquons pas de mettre en cause les destinées mêmes de l’Europe.
Telle est la question que je voulais vous poser. Il y a en vous de l’idéalisme, il y a en moi peut-être un excès de réalisme, mais c’est un problème qui m’a toujours préoccupé et que je pose ouvertement devant l’Assemblée du Conseil de l’Europe.
M. Thorn, Premier ministre du Luxembourg
A toutes les questions introductives de M. Nessler, je répondrai spontanément par l’affirmative, c’est-à-dire à tous les points de rencontre que nous avons trouvés l’un et l’autre au long de notre carrière de parlementaire et d’homme politique.
Quant à la question essentielle, qui est au centre du débat, qu’il vient de poser, nul mieux que M. Nessler ne comprendra combien je suis gêné pour y répondre puisque, quand il s’agissait de passer à l’élection directe du Parlement européen, la grande question était de savoir si nous pourrions trouver un mode d’élection unique.
A ce moment-là, certains gouvernements, plus que d’autres – je le dis sans aucun esprit polémique – ont souhaité que la première élection européenne se fasse d’après le mode d’élection national. Chaque pays procédera donc à cette élection suivant les conditions qu’il souhaite. Pour les uns le vote sera obligatoire, pour les autres il ne le sera pas.
Vous apercevez dans quelles conditions gênantes vous me placez. D’après la législation de mon pays, le vote sera obligatoire pour cette élection européenne. Dans votre pays, Monsieur Nessler, il sera facultatif.
Je ne crois pas que par votre question vous me demandiez d’abandonner mes conceptions nationales ou de condamner celles de votre pays.
Bien sûr, on pourrait hâtivement tirer certaines conclusions de la prochaine consultation électorale européenne. Je crois qu’il ne faudra pas le faire, il faudra considérer qu’il s’agit d’une innovation, d’une nouvelle procédure, qu’on ne connaît pas les pouvoirs, et il ne faut pas d’ores et déjà être hantés, nous, Européens, par cette idée que nous ne devons pas accréditer, qu’une certaine abstention lors de cette première élection, au-delà ou au-dessous d’un certain coefficient, pourrait revêtir une signification. Nous ne servirions pas l’Europe en pensant de la sorte.
Répondant en mon nom strictement personnel – et n’y voyez aucune critique – j’estime qu’il vaudrait mieux que chacun se prononce, défendant – ne le concevez qu’ainsi – ma législation nationale, je préfère le vote obligatoire. Comme noblesse oblige, démocratie aussi oblige, quitte à ce qu’on dise – passez-moi le terme vulgaire – «zut» à certains moments, mais qu’au moins tous les quatre ou cinq ans on réponde à un appel démocratique.
Je souhaite qu’à une prochaine étape, nous arrivions tous à ce mode d’élection plus ou moins commun qui ne permette pas – pas à vous, pas à moi, mais à des adversaires de l’idée européenne – de tirer des conclusions qui seraient injustifiées ou fausses.
M. NESSLER
Excusez-moi de reprendre la parole.
A la suite de cette tentative d’interprétation, le Président Pompidou avait en France posé la question sous forme de référendum et cela avait abouti à une abstention massive. Personnellement, j’avais déposé devant l’Assemblée nationale française une proposition de loi qui s’inspirait de la législation luxembourgeoise et tendait à ce que les électeurs qui négligent leur devoir électoral soient pour un temps – c’était une sanction morale et non une sanction civique – rayés des listes électorales. Cette proposition n’a pas eu de succès dans mon propre Parlement.
Dans certains pays, et non seulement dans le mien, nous risquons de courir à une aventure dont j’ignore les conclusions. Nous nous plaçons probablement sur un terrain identique mais avec des préoccupations différentes.
Lord DUNCAN-SANDYS (Royaume-Uni) (traduction)
Je désire exprimer au Premier ministre mon admiration et ma gratitude pour tout ce qu’il a accompli en faveur de la cause européenne au cours des années. Nous apprécions tous son action. Je crois qu’il conviendra que l’Europe ne peut rester immobile. Le processus d’intégration doit avancer, sinon il reculera.
Je partage entièrement son opinion selon laquelle nous devons nous concentrer désormais, en ce qui concerne le Parlement européen, sur des élections au suffrage direct. Nous ne devons pas permettre que ce processus soit retardé par une discussion sur l’élargissement des pouvoirs du Parlement. Ces pouvoirs seront automatiquement élargis, à mon avis, lorsque les membres seront directement élus.
Je poserai au Premier ministre une question relative au Conseil des ministres, car nous ne nous préoccupons pas seulement du Parlement européen, mais aussi de la Communauté dans son ensemble. A l’heure actuelle, le pouvoir appartient au Conseil des ministres. Pouvons-nous espérer que des mesures seront prises afin d’élargir, sinon les pouvoirs, du moins l’influence du Conseil des ministres et, en même temps, celle de la Communauté.
Le meilleur moyen d’y parvenir est, selon moi, de renforcer le processus de coordination de la politique étrangère, car je suis fermement convaincu – et je suis certain que le Premier ministre partage mon point de vue – que l’Europe doit parler d’une seule voix ou elle restera ignorée.
M. Thorn, Premier ministre du Luxembourg
Je vous remercie Mylord, des paroles aimables que vous avez eues à mon égard.
J’espère que, effectivement, nous ferons bien des progrès en matière procédurale. Nous savons tous que la querelle de l’exécutif bicéphale est passée de mode, que le pouvoir est détenu par le Conseil des ministres même, s’il l’exerce en rapport, dans une certaine mesure, ou en présence et avec la participation de la Commission.
Je ne peux répondre à votre question de façon optimiste. Le Conseil des ministres, au cours des trois dernières années, n’a pas réussi, c’est le moins que je puisse reconnaître, à accroître son efficacité, c’est un fait. Il existe actuellement une volonté des uns et des autres, même de tous, de progresser. On parle, comme vous venez de le faire, de progrès en matière de coopération politique. Qu’est-ce que cela signifie? Cela signifie que tout le monde participe à des réunions internationales et se trouve placé en face de problèmes mondiaux, d’où l’absolue nécessité pour l’Europe de parler d’une voix, d’avoir une politique commune. Il importe moins de prendre des décisions communes dans le moindre détail que d’avoir une analyse commune, des objectifs communs; et je crains que ce ne soit pas – ne m’en veuillez pas quand je dis cela – servir la cause de l’Europe par un pragmatisme mal compris. Je crois que tous ceux qui parlent de se rapprocher de cette vue en coopérant n’arrivent pas à remplir leur mission. Arrive un moment où, après une analyse commune, un échange de vues en commun, il faut trouver – surtout quand on n’est pas deux ou trois, mais que l’on est six, neuf, peut-être demain dix ou onze – certaines procédures contraignantes pour arriver à des décisions communes. Sinon nous risquons d’avoir des échanges de vues de plus en plus nombreux et concordant sur un certain nombre de situations, mais dans des situations critiques l’Europe ne parlera pas d’une voix commune.
Nous pourrons alors nous gargariser de chiffres et de statistiques, dire qu’à 100 questions posées par les Nations Unies, 82 fois nous avons répondu d’une façon commune, mais nous devrons attendre que nos adversaires nous répondent que les 18 fois où ce n’était pas le cas, il s’agissait de questions importantes, ou encore que pour les 82 positions communes, la moitié des participants s’étaient réfugiés dans l’abstention. Vous voyez ce que je veux dire.
Sans doute l’Europe coopère depuis longtemps. Et l’Europe des Neuf – et certainement demain aussi celle des Dix-sept, des Dix-huit ou des Dix-neuf – verrait la situation de la même façon. Mais le jump, le saut de qualité à faire, c’est une analyse commune pour arriver à une synthèse commune, à des décisions communes et à une action commune, en renonçant les uns et les autres à des clientèles plus ou moins privilégiées.
Lord DUNCAN-SANDYS (traduction)
En remerciant le Premier ministre de sa réponse, je reconnais que nous ne sommes pas parvenus au stade où nous pourrions avoir une politique étrangère commune; mais les gouvernements des États membres ne pourraient-ils pas au moins s’engager à se consulter mutuellement avant de prendre des décisions importantes en matière de politique étrangère?
M. Thorn, Premier ministre du Luxembourg
Répondant à la question de l’honorable parlementaire, je dirai très franchement que telle est mon intime conviction et que chacun des représentants gouvernementaux a accepté sa thèse. J’espère que cela se traduira demain dans les faits.
M. PÉRONNET (France)
Monsieur le Premier ministre, je voudrais vous dire à mon tour combien les milieux français européens vous portent estime et admiration pour l’œuvre inlassable que vous accomplissez chaque jour en faveur de la construction européenne.
Ma question sera brève. Dans la perspective d’une Assemblée européenne élue au suffrage universel, ce dont nous nous réjouissons, comment concevez-vous l’avenir, la finalité, les attributions de l’autre Assemblée européenne qui nous préoccupe, c’est-à-dire l’Assemblée Consultative du Conseil de l’Europe?
M. Thorn, Premier ministre du Luxembourg
Monsieur Péronnet, rarement un ami m’aura posé une question aussi empoisonnée. (Sourires)
Je vous répondrai qu’il appartient au Conseil de l’Europe, à votre Assemblée, voire au Comité des Ministres, qui se réunit en ce moment, hélas en mon absence, de définir sa voie.
Nous avons, me semble-t-il, réalisé quelques progrès ces derniers mois, car d’après ce que j’ai constaté aujourd’hui même, c’est un des rares Conseils où tous les pays étaient représentés au niveau ministériel, à une seule exception, je crois.
Il s’est produit ce que vous et moi espérions il y a quelques mois, un regain d’intérêt, non seulement dû à l’inauguration demain des nouveaux bâtiments, mais pour le Conseil de l’Europe. Et tous en cette période d’après Helsinki et d’avant Belgrade, entre deux élargissements de la Communauté des Neuf, nous sentons le besoin, surtout à un moment où, hélas, il n’y a pas d’approfondissement ni de renforcement de la Communauté des Neuf, d’ouvrir le dialogue. Cette Assemblée était à la base au fondement même de la Communauté des Neuf. Nous savons que pour longtemps la Communauté ne pourra, pour des raisons inhérentes à telle ou telle constitution, englober tous les pays représentés dans votre Assemblée. Mais nous pensons que l’Europe démocratique et politique au moins doit avoir son représentant et que l’Europe géographique va au-delà de cette Assemblée. Il faudra donc toujours pour être, je n’ose pas dire un noyau, mais un cercle plus restreint de la Communauté de cette Europe démocratique plus large, y compris les neutres, que cette Europe géographique représente un autre cercle plus large, que des rapports existent.
Je crois, Monsieur Péronnet, que l’Assemblée du Conseil de l’Europe saura être dans ce domaine comme dans d’autres, avec certaines initiatives, l’Assemblée qui, si elle s’empare de ses possibilités et si elle a le courage d’oser dans ce domaine, pourra nous ouvrir bien des portes et jeter beaucoup de ponts vers l’avenir.
M. LE PRÉSIDENT (traduction)
Je vous remercie, Monsieur le Premier ministre. Votre exposé a été pour nous aujourd’hui une occasion rare. Nous avons eu une franche discussion et entendu le ministre d’un de nos États membres nous parler ouvertement. Nous lui sommes reconnaissants d’avoir quitté le Comité des Ministres pour consacrer une part de son temps à l’Assemblée. (Applaudissements)