Leo
Tindemans
Premier ministre de Belgique
Discours prononcé devant l'Assemblée
mardi, 21 septembre 1976
Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, j’ai été très sensible à l’invitation que vous m’avez transmise de prendre la parole devant votre Assemblée. Nous le savons et nous ne pouvons l’oublier, vous avez constitué le berceau de l’Europe.
Vous êtes, fait assez remarquable, né d’un mouvement d’opinion, auquel le Congrès de La Haye, dont Winston Churchill fut le catalyseur, donna son expression.
Vos buts et vos objectifs sont inscrits dans le préambule et dans l’article 1er de vos statuts. Il s’agit de promouvoir les idéaux qui nous sont communs, c’est-à-dire «les valeurs spirituelles et morales qui sont à l’origine des principes de liberté individuelle, de liberté politique et de prééminence du droit sur lequel se fonde une démocratie véritable».
A cette fin, une compétence large vous a été reconnue dans «les domaines économique, social, culturel, scientifique, juridique et administratif et pour la sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales».
Pour réaliser ces objectifs, des institutions ont été mises en place, dont l’élément moteur est constitué par votre Assemblée. En 1949, c’était une véritable révolution que de voir ainsi des parlementaires, indépendants de leur gouvernement, appelés à promouvoir l’unification européenne. Dès le début, vous avez voulu être l’expression de la solidarité européenne en vous organisant non pas en délégations nationales, mais en groupes politiques.
Vous avez eu, dès l’origine aussi, une haute idée de votre mission. Je voudrais, avec votre accord, rappeler quelques-uns de vos hauts faits et esquisser ensuite, dans une deuxième partie, les relations entre votre institution et l’union européenne.
Vos titres de gloire sont nombreux. Il n’est pas possible de les évoquer tous. Permettez-moi d’en mentionner quelques-uns.
D’abord, vous avez constitué et vous constituez encore le pôle d’attraction, et à ce titre le garant, de tous les États respectueux de l’idéal démocratique. A cet égard, gardien vigilant de cet idéal, vous n’avez pas hésité, lorsqu’une junte militaire s’est emparée du pouvoir dans l’un des États membres, à contraindre celui-ci à quitter votre Organisation. Personne ne contestera que vous avez à cette occasion pleinement assumé la mission qui est inscrite en exergue dans votre préambule et que je rappelais il y a quelques instants:
«Promouvoir une véritable démocratie fondée sur le respect des libertés individuelles, des libertés politiques et de la prééminence du droit.»
Refusant de considérer cet idéal comme une simple profession de foi, vous l’avez concrétisé dans une convention dite «Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales». Cet acte unique dans l’histoire du droit international reconnaît force obligatoire aux déclarations d’intention qui figuraient dans la Déclaration des Droits de l’Homme des Nations Unies. Bien plus, il en assure le respect grâce à un organe juridictionnel, qui, se superposant aux organes législatifs et exécutifs des États membres, s’inscrit nettement dans une perspective fédérale.
Le mérite essentiel de la convention européenne est donc de protéger non seulement les États, mais aussi les individus, et de leur fournir un instrument leur permettant de revendiquer devant une instance internationale l’application effective des droits garantis par la convention.
L’importance de cette convention est telle, en tant qu’expression de la conscience de tous les hommes, que les Communautés européennes en ont reconnu les effets. Dans un arrêt célèbre en la matière, l’arrêt Nolde, la Cour de justice des Communautés européennes, après avoir déclaré que celles-ci ne peuvent admettre des mesures incompatibles avec les droits fondamentaux reconnus et garantis par les États, a ajouté que pour la détermination de ces droits il y avait lieu de s’inspirer des traités internationaux sur la protection des droits de l’homme, à la conclusion desquels les États membres ont participé ou auxquels ils ont adhéré.
L’œuvre, sans doute, peut être parachevée. Parachevée, parce que le climat des années 70 diffère de celui qui prévalait au moment où la convention européenne a été signée. L’Europe émergeait, à ce moment, de la deuxième guerre mondiale et était confrontée au problème de la guerre froide. Les auteurs de la convention ont donc ressenti profondément le besoin de doter la civilisation européenne d’un code des droits fondamentaux des peuples.
Mais le rapide développement de la société technologique, scientifique et industrielle a engendré une nouvelle problématique de la protection des droits et des libertés fondamentaux. Les techniques modernes ont multiplié les menaces à l’égard de la vie privée. L’ordinateur, dont on se plaît à vanter universellement les mérites, peut devenir, entre les mains d’autorités sans scrupule, un instrument terrifiant d’investigation et de répression. Plus insidieuses encore peuvent être les méthodes modernes d’interférence sur la personnalité fondées sur certaines techniques psychologiques. Je sais, et je m’en réjouis, que vous êtes préoccupés par ces questions dans la perspective d’établir un équilibre harmonieux entre les libertés individuelles et les exigences de l’ordre social. Sans doute ne faut-il pas exclure qu’au moment où la Communauté sera plus engagée dans le processus d’intégration politique il faille, en raison de sa propre finalité, mettre l’accent sur certaines libertés politiques ou certains droits économiques.
Vous avez ensuite, et c’est un deuxième titre de gloire, constitué le cadre dans lequel ont été élaborées, dans les domaines les plus variés, de nombreuses conventions européennes. Elles ont trait aux affaires sociales, à la santé publique, à l’éducation, à la culture, ainsi qu’aux affaires juridiques.
Je voudrais personnellement en mettre trois en évidence: la Charte sociale européenne, la Convention en matière d’établissement et les conventions relatives à la reconnaissance des diplômes.
La première constitue le complément économique et social de la Convention européenne des Droits de l’Homme. Elle définit les droits sociaux, c’est-à-dire les moyens de mener une existence digne d’une société démocratique, et, pour la première fois à l’échelle européenne, elle s’efforce de faire respecter ces droits grâce à un contrôle international.
La seconde est l’expression de ce souci que nous avons tous d’une plus grande mobilité et d’une plus grande égalité entre les Européens, c’est-à-dire entre des hommes qui partagent un idéal commun. Cette convention assure en effet l’égalité de tous les ressortissants des États contractants tant en ce qui concerne la jouissance et l’exercice de leurs droits civils que la protection de ces mêmes droits.
La troisième vise à assurer une plus grande interprétation au niveau de l’éducation et de l’enseignement. C’est fondamental car si notre génération veut faire l’Europe, le poids de cette œuvre gigantesque reposera sur les générations futures. Ce sont elles qui doivent être imprégnées et marquées par l’idée «européenne».
Il y a enfin – c’est le dernier élément que je voudrais mettre en évidence et qu’il ne faudrait pas minimiser – le fait que le Conseil de l’Europe constitue un forum européen qui par ses débats de haute tenue permet la formation d’une opinion publique européenne. De par l’ampleur de votre compétence vous avez pu être et vous devez rester la chambre de résonance de l’opinion publique et parlementaire européenne chaque fois qu’un problème d’actualité politique exige un débat général.
Après avoir ainsi rappelé quelques-unes des actions du Conseil de l’Europe, je voudrais esquisser les modalités suivant lesquelles une coopération pourrait s’établir entre votre institution et l’union européenne en gestation.
Je crois que nous devons d’abord être conscients que les deux institutions poursuivent des objectifs communs. Il ne saurait être question d’antagonisme ou de rivalité car l’une et l’autre veulent la réalisation d’une union plus étroite entre leurs membres et se proposent comme idéal la sauvegarde des libertés démocratiques Je souscris sans réserve à l’affirmation de votre rapporteur, Mme Gradin, qui a déclaré que «le premier objectif de la politique européenne demeure la cohésion et le rapprochement de tous les États démocratiques de l’Europe».
Sans doute y a-t-il des divergences. Au niveau de l’objectif final d’abord. Comme l’a déclaré votre Président, M. Czemetz:
«Si le Conseil de l’Europe ne peut que promouvoir, sous des formes diverses, une unité fonctionnelle, les Communautés européennes ambitionnent, avec l’intégration supranationale des Six, devenue aujourd’hui des Neuf, de créer un État économique commun et une union politique.»
Divergence aussi au niveau des moyens: vous êtes une institution de coopération, alors que les Communautés européennes appartiennent à la catégorie dite des organisations d’intégration.
Enfin, sur le plan de la stricte arithmétique, cet élément ne doit pas être méconnu, les Communautés européennes rassemblent neuf États et le Conseil de l’Europe dix-huit – mais demain il en comptera dix-neuf.
Je saisis cette occasion pour exprimer toutes mes félicitations au Gouvernement portugais qui affirme sa volonté de participer désormais à la construction d’une Europe démocratique.
Mais nos similitudes et nos différences, loin d’être des éléments de rivalité ou d’antagonisme, doivent bien au contraire être à la base d’une complémentarité et d’une coopération entre nos deux institutions. Cette coopération devrait prendre une double forme. D’abord par les liens qui peuvent se nouer entre les Communautés et certains États du Conseil de l’Europe non membres de celles-ci. Ensuite par une plus grande clarification des relations entre les Communautés et le Conseil de l’Europe en tant que tel.
En ce qui concerne les relations entre les Communautés et certains États du Conseil de l’Europe, nul n’ignore que l’arsenal des modalités de la coopération extérieure des Communautés européennes est varié: accords commerciaux, accords d’association, accords préférentiels, etc.
Sans doute l’association constitue-t-elle la forme la plus étroite de cette coopération. Elle a notamment permis à plusieurs États du Conseil de l’Europe de nouer avec les Communautés des liens particuliers. A cet égard, je voudrais rappeler ce que j’ai dit dans mon rapport et que mon compatriote, M. Leynen, a souligné dans son document introductif. J’ai écrit:
«Il faut prêter une attention particulière aux pays européens qui ont un système démocratique analogue au nôtre. Il convient d’établir avec eux des relations qui permettent de tenir compte de leurs intérêts et de leur points de vue dans la formation de la décision politique de l’Union, comme aussi d’escompter leur compréhension et leur appui pour notre action.»
Et si j’ai ajouté que «l’habitude de cette coopération facilitera, le jour venu, l’adhésion de ceux d’entre ces États qui le souhaiteraient», ce n’est nullement en considérant que l’association constituait une phase transitoire débouchant nécessairement sur l’adhésion.
Je comprends bien que certains États ne veuillent pas compromettre leur neutralité par une adhésion qui implique un engagement politique. Pour eux, l’association ou d’autres formes de coopération doivent constituer le cadre adéquat pour l’établissement de relations particulières avec l’union européenne. Le Conseil de l’Europe pourrait à ce niveau renforcer son action en agissant en tant qu’organe de liaison entre l’union et les autres États, ce qui serait d’ailleurs conforme à sa mission.
En ce qui concerne maintenant les rapports entre les deux institutions, il m’apparaît que quatre idées doivent constituer la base de nos réflexions et de notre action.
Il faut d’abord s’efforcer de délimiter au maximum les compétences respectives de chacune. Il est en effet des matières qui, en raison de leur nature, de leur caractère ou de leur ampleur, se prêtent plus efficacement à une action soit à neuf, soit à dix-huit ou à dix-neuf. Le principe doit être que les problèmes doivent être traités là ou ils se posent et que leur solution doit être recherchée là où elle se révèle la plus adéquate et la plus efficace. Il y a d’ailleurs des problèmes qui dépassent le cadre européen et qui ne rentrent pas dans le domaine de nos compétences respectives. C’est ainsi que vous avez très judicieusement reconnu, à propos du terrorisme international, «qu’étant donné le caractère universel du problème, il n’y a, à long terme, de solution satisfaisante qu’à l’échelle mondiale».
Cette recherche des compétences respectives, qui doit permettre d’éviter des duplications et assurer une plus grande rationalisation des efforts en vue d’unification européenne, vous a amené, et nous devons nous en réjouir, à adopter un plan à moyen terme qui définit les domaines d’activité particulièrement appropriés pour l’action du Conseil de l’Europe.
Mais il subsiste et il subsistera des domaines de compétence concurrents. Ils sont légitimes dans la mesure où les objectifs des Communautés européennes et du Conseil de l’Europe présentent certaines spécificités. Il faudra cependant veiller, par une information réciproque, à ce que les solutions adoptées dans ces domaines concurrents ne présentent pas, au moins au niveau des principes, des contradictions fondamentales.
En deuxième lieu, dans la perspective d’une liaison plus étroite entre nos deux institutions, il ne faut pas exclure la participation en tant que telle des Communautés européennes et demain de l’union européenne à certaines conventions du Conseil de l’Europe. Une percée en ce sens semble avoir été faite puisqu’au terme de longues négociations, le Conseil des ministres de la Communauté et le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe ont marqué leur accord sur une formule prévoyant la participation de la Communauté économique européenne à une convention du Conseil de l’Europe, dans le domaine de la protection des cours d’eau internationaux contre la pollution.
On peut aussi imaginer que dans certains domaines des activités communes soient entreprises qui pourraient prendre la forme d’autorités, d’institutions ou d’agences spécialisées. Ce serait d’ailleurs un retour aux sources. Car c’est votre Assemblée qui, en 1949, a proposé la création «d’autorités spécialisées» dont la compétence serait limitée à certains secteurs strictement déterminés.
Il faut enfin, tout en les maintenant, songer à renforcer et à développer les mécanismes de liaison entre le Conseil de l’Europe et l’union européenne. A cet effet, on peut s’interroger sur l’efficacité de la réunion conjointe des deux assemblées et sur la portée du rapport remis annuellement au Comité des Ministres. Je crois qu’il faut trouver des modes de coopération plus permanents et qui surtout se situent déjà au niveau de la conception.
Je veux conclure qu’à propos du rapport sur l’union européenne, votre Président a, sans ambages, déclaré que:
«Les dix-huit États membres du Conseil de l’Europe, l’ensemble des représentants à l’Assemblée parlementaire – ceux des Neuf aussi bien que les représentants des autres États membres – appuient sans réserve toute initiative propre à renforcer la Communauté. Nous autres membres de l’Assemblée du Conseil de l’Europe – je cite toujours votre Président – considérons que la Communauté européenne doit progresser et remporter des succès. Il y va de l’intérêt de tous.»
Je me réjouis de cette vision clairvoyante et positive que vous avez de la poursuite de l’intégration des Neuf. Celle-ci ne saurait sonner le glas du Conseil de l’Europe qui, je crois l’avoir démontré, a encore bien des missions à accomplir, la première étant de constituer le cadre de ralliement de toutes les familles démocratiques européennes, avec «l’humain» au centre de vos préoccupations.
D’immenses perspectives vous sont donc ouvertes et votre responsabilité reste grande dans un monde dont on a dit qu’il compte encore deux douzaines de démocraties.
Vous devez constituer le lieu de rencontre privilégié de toutes les démocraties européennes, qui ont ensemble des responsabilités communes à assumer au niveau mondial. Notre attachement commun à la démocratie et à son système de valeurs nous impose en effet une coopération en vue de sa défense commune, car isolé, chacun de nos États n’aura qu’un crédit limité.
L’Union européenne et le Conseil de l’Europe ont des fonctions propres, indépendantes mais complémentaires. Chacun dans sa sphère d’activité œuvre pour un même idéal: «une union plus étroite entre les peuples européens». (Vifs applaudissements)
M. LE PRÉSIDENT (traduction)
Je vous remercie beaucoup, Monsieur le Premier ministre. Nous sommes très heureux que vous ayez pris le temps de venir ici et de vous adresser à l’Assemblée.
Nous allons maintenant consacrer un moment aux questions. Mais je voudrais d’abord dire que nous sommes extrêmement heureux que vous écartiez toute possibilité de rivalité entre les deux institutions et que vous êtes favorable à une étroite coopération.
Les Communautés européennes et le Conseil de l’Europe doivent être solidaires. L’Europe doit marcher avec ses deux pieds, pas à pas, un pied après l’autre. C’est la dialectique de la marche humaine. Nous ne demandons aucun engagement spécial de votre part. Vous savez quels sont les problèmes actuels. Nous faisons confiance à votre savoir, à votre sagesse et votre conscience de l’unité de l’Europe démocratique. Merci, une fois encore.
J’invite maintenant les membres à poser de courtes questions au Premier ministre. Je donne, pour commencer la parole à M. Vedovato.
M. VEDOVATO (Italie) (traduction)
Monsieur le Président, plusieurs fois dans cette haute Assemblée des hommes politiques éminents ont appelé de leurs vœux comme absolument nécessaires non seulement un plus grand dynamisme du Conseil de l’Europe en général mais aussi une intensification de la coopération politique entre les Communautés européennes et les autres États démocratiques d’Europe.
Le Premier ministre, M. Tindemans, a reconnu cette nécessité et c’est pourquoi je me permets de lui poser une question en tant qu’auteur du rapport sur l’unité européenne. J’aimerais savoir comment il conçoit une intégration dans les Communautés européennes des pays de l’Europe méridionale, c’est-à-dire la Turquie, la Grèce, le Portugal et, probablement, bientôt l’Espagne. Je vous remercie.
M. Tindemans, Premier ministre de Belgique
Le Traité de Rome comme celui de Paris sont des traités dits «ouverts», c’est-à-dire que tous les pays à régime démocratique situés en Europe et remplissant les conditions prévues peuvent signer ce traité et devenir membres de la Communauté économique européenne.
Je ne peux pas faire maintenant l’analyse de la situation spécifique des pays que vous venez de citer. Mais il va de soi qu’au moment où ces pays remplissent les conditions, ils peuvent devenir membres à part entière, comme les Neuf qui font actuellement partie de la Communauté européenne.
M. RADIUS (France)
M. le Premier ministre de Belgique pense-t-il que l’élection de l’Assemblée des Communautés européennes au suffrage universel direct entraînerait une modification des compétences de celle-ci? Ne pense-t-il pas que les compétences budgétaires de l’Assemblée des Communautés, combinées avec son mode d’élection, transformeront les compétences de celle-ci de pouvoirs délégués en pouvoirs originaires?
Dès lors, n’y aurait-il pas transfert de souveraineté des États membres vers les institutions communautaires?
M. Tindemans, Premier ministre de Belgique
C’est une question extrêmement délicate. Je n’ai pas encore pu prendre connaissance de la décision exacte qui est intervenue hier, lors de la réunion des ministres des Affaires étrangères des Neuf.
J’ai considéré les élections directes comme un fait acquis, puisque à la Conférence au sommet, qui s’est tenue à Paris en décembre 1974, le Président de la République française a lui-même proposé des élections directes au suffrage universel.
Dans mon rapport, je considère donc les élections directes comme étant acquises par les États membres. J’y propose également, comme compétences et comme pouvoirs à octroyer à ce parlement résultant d’élections directes, une faculté d’initiative. Je n’ai pas proposé un pouvoir législatif et ce, pour plusieurs raisons. Comme il n’y a pas encore d’exécutif proprement dit, pas de gouvernement, je voyais mal de quelle façon pouvait fonctionner un parlement ayant des compétences législatives là où il n’y a pas d’exécutif ou de gouvernement pour engager le dialogue, pour canaliser éventuellement les discussions, pour opposer éventuellement l’opinion du gouvernement aux thèses qui se dégagent au parlement.
Bref, dans l’intérêt même de l’institution parlementaire, je n’ai pas cru, à ce moment, devoir proposer un pouvoir ou une compétence législative.
D’autres le font, mais la question n’est pas encore définitivement tranchée. Nous avons, en effet, décidé les élections directes au suffrage universel, mais quant à la compétence de ce parlement, la discussion n’est pas close.
D’autre part – et je fais appel à vos connaissances de l’histoire – un parlement issu d’élections directes développe une dynamique propre et tous ceux qui sont favorables aux élections directes espèrent que le parlement sera le moteur du développement futur de la Communauté européenne.
M. LE PRÉSIDENT (traduction)
Il reste encore six noms sur la liste. Voudriez-vous, s’il vous plaît, m’autoriser à clore dès maintenant la liste des membres qui désirent poser des questions?... Je demande instamment aux membres de bien vouloir rester à leur place après les questions en vue de l’élection du Greffier de l’Assemblée. Il nous faut un quorum pour cette élection. Si nous ne l’avons pas, nous nous trouverons dans une situation extrêmement difficile. Excusez-moi.
La parole est à M. Arne Christiansen.
M. Arne CHRISTIANSEN (Danemark) (traduction)
J’ai éprouvé à vous écouter, aujourd’hui, Monsieur Tindemans, le même enthousiasme qu’à la lecture de votre rapport. J’ai cependant une question moins enthousiaste à vous poser. Pendant votre discours, j’ai reçu un telex de Copenhague selon lequel à l’issue de la réunion du Conseil d’hier, le ministre danois des Affaires étrangères de la CEE a dit dans une déclaration que «les ministres des Affaires étrangères de la CEE ne sont pas disposés à suivre les propositions du rapport Tindemans selon lesquelles les pays devraient coordonner leur politique étrangère et adopter une position commune en ce qui concerne l’adoption de décisions à la majorité».
Je serais heureux d’entendre vos commentaires sur cette question, Monsieur Tindemans.
M. Tindemans, Premier ministre de Belgique
La philosophie de base de mon rapport est la suivante: l’Europe est à la recherche de son identité. La meilleure méthode, à mon avis, c’est de parler d’une seule voix, quels que soient les problèmes de la politique internationale. Si l’Europe s’exprime ainsi, le monde entier saura que l’identité européenne est une réalité.
C’est la raison pour laquelle je propose, dans mon rapport – s’agissant de l’union européenne, on dépasse bien sûr le cadre de la Communauté – que les États membres aient le courage de choisir les domaines dans lesquels ils souhaitent parler d’une seule voix au nom de l’Europe. Je suggère quatre domaines, mais ce n’est là qu’une suggestion. Une fois le choix déterminé à l’unanimité, la logique de la proposition, c’est qu’après une large discussion la minorité éventuelle dans ce domaine s’adapte aux vues de la majorité.
Comme je l’ai expliqué à mes collègues, il ne s’agit nullement d’organiser des votes, mais un débat, comme on le fait au sein d’un gouvernement.
On organise un débat, et une solution se dégage. On se rallie à la majorité qui s’est dégagée au sein de cette assemblée, au sein de ce gouvernement, donc de la réunion des Neuf.
Telle est ma proposition qui, jusqu’ici, n’a pas été acceptée mais, à mon avis, si l’on souhaite réaliser l’union européenne, donc dépasser le cadre de la Communauté – souvenez-vous que dans les années 60 il était toujours question de l’union politique – l’ambassadeur de France à Copenhague, M. Fouchet, avait été chargé de rédiger un rapport sur ce thème et moi-même j’ai été chargé d’établir un rapport sur l’union européenne et, comme vient de le rappeler M. le Président, de définir l’union européenne – je déclare: dans le domaine des relations extérieures, ayons le courage de choisir où et à quelle occasion on veut parler d’une seule voix.
Bien entendu chaque État membre a maintenant le droit d’accepter ou de rejeter cette proposition, mais personnellement je reste fidèle à mon rapport.
M. VALLEIX (France)
Monsieur le Premier ministre, vous avez fait une proposition d’Europe à deux vitesses. Estimez-vous que cette proposition peut permettre de réduire les écarts entre les situations économiques et sociales de nos différents pays ou bien, au contraire, cette proposition ne risque-t-elle pas de transformer des tensions naturelles, au départ, en divergences structurelles qu’une telle formule aggraverait et risquerait de perpétuer?
Estimez-vous enfin qu’en pratique votre proposition ait déjà reçu application, dans quels cas, ou pressentez-vous quelques applications possibles prochaines?
M. Tindemans, Premier ministre de Belgique
Cette question a trait au chapitre 3 de mon rapport qui traite de l’union économique et monétaire.
Le moment est évidemment mal choisi, puisque nous traversons une crise économique et d’inflation, pour parler de l’union économique et monétaire.
Je dois commencer par protester: je n’ai pas proposé d’union européenne à deux vitesses dans mon rapport. Au Congrès du mouvement européen, j’ai pu m’expliquer à ce sujet. Qu’ai-je fait? Dans tous les communiqués publiés depuis 1969, depuis la conférence au sommet de La Haye, il est question d’une convergence des politiques économiques et budgétaires. M. Marjolin, votre compatriote, membre de la commission, appelle, dans son rapport, ces communiqués «des vœux» car jusqu’à présent, dit-il, on n'a absolument rien réalisé dans ce domaine.
Moi, je pars de l’idée suivante: pour obtenir certaine convergence en matière économique et surtout monétaire, il faut une discipline. Pour réaliser donc le début d’une union économique, il faut une discipline budgétaire. Comment peut-on l’obtenir? Il existe déjà un début: c’est l’accord de Bâle qu’on appelle communément le «serpent». Les pays faisant partie du serpent acceptent de se défendre en commun contre les dangers venant de l’extérieur. Je propose d’accepter également une politique interne pour défendre les monnaies des pays qui participent au serpent. Mais je dis: commençons par «communautariser» le serpent, mettons-le dans le contexte de la Communauté. Pour l’instant, le serpent n’a rien de communautaire: la Commission n’assiste même pas aux réunions des pays du serpent.
Communautarisons donc le serpent. Renforçons la discipline. Acceptons même une défense entre les monnaies, non seulement contre les dangers venant de l’extérieur, mais même sur le plan interne. Et là, il existe déjà un début de discipline. C’est sur la base de cette discipline qu’il faut s’appuyer. C’est même une contrainte qui sera nécessaire à l’avenir pour arriver à une union économique et monétaire. Partons de ce qui existe, c’est-à-dire du serpent.
Il va de soi qu’en communautarisant les problèmes monétaires et certains problèmes économiques ou budgétaires, tous les États membres ne sauront pas encore accepter ni suivre tout de suite les mesures décidées en commun étant donné leur situation économique. Mais prenons les décisions ensemble et décidons en même temps quelles mesures les pays qui ne suivent pas tout de suite doivent prendre pour pouvoir rallier plus tard les pays qui déjà sont à même d’accepter une plus grande discipline.
C’est ce paragraphe de mon rapport qui a été mal interprété. On a dit: c’est l’Europe à deux vitesses. C’est le contraire. Moi, je veux communautariser le serpent et donc les problèmes monétaires au lieu de créer deux Europes.
M. CERMOLACCE (France)
Monsieur le Premier ministre, je lis dans votre rapport, au chapitre traitant des crises dans la région européenne, que vous proposez de définir une politique commune et d’agir ensemble dans ce cadre avec les contraintes que cela implique dans tous les cas où des problèmes politiques importants ou de crise surgissent en Europe et dans la région méditerranéenne.
Que faut-il entendre par problèmes politiques importants ou crises surgissant en Europe et dans la région méditerranéenne et des contraintes qui devraient suivre? Faut-il interpréter cela comme un moyen de pression, une menace éventuelle à l’encontre des pays méditerranéens, la France, l’Italie, voire l’Espagne qui, répondant aux aspirations de leurs peuples, se donneraient des gouvernements à participation communiste?
M. Tindemans, Premier ministre de Belgique
C’est une illustration de la réponse que j’ai déjà faite sur l’attitude du Gouvernement danois. Je considère que si l’Europe des Neuf accepte de parler d’une seule voix sur certains problèmes de politique internationale – problèmes qu’elle choisirait à l’unanimité – la logique de cette décision serait d’accepter que la minorité se rallie aux vues de la majorité.
N’est-il pas tout à fait normal et logique, lorsqu’un problème surgit aux portes de l’Europe – et c’est pourquoi je mentionnais la Méditerranée – que l’Europe, pour ce problème-là, adopte une attitude commune? Il est tout de même extraordinaire – je fais allusion à des problèmes qui se sont posés à nos portes – que le monde entier soit intervenu, ait fait connaître son opinion, sauf l’Europe des Neuf, qui n’avait pas d’attitude commune à l’égard du problème qui se posait en Méditerranée.
Je n’en dis pas plus. La contrainte en question consiste pour la minorité au sein des Neuf à s’adapter aux vues de la majorité après un large débat. Telle est la portée exacte du paragraphe que vous venez de citer.
Je n’ai pas songé à des situations particulières, mais seulement à la philosophie générale. Nous devons avoir le courage de choisir les domaines dans lesquels nous voulons parler d’une seule voix. C’est indispensable si nous voulons avoir cette identité européenne à laquelle je faisais allusion. Ayant fait ce choix, nous devons avoir le courage de dire: «Maintenant, c’est à une majorité qu’on décide de l’attitude de l’Europe.» Rien de plus, rien de moins.
M. ILHAN (Turquie) (traduction)
Monsieur Tindemans, votre rapport a fait l’objet de centaines d’articles en Europe et hors d’Europe et il a été le thème de discussions au cours de nombreuses conférences.
Je voudrais à présent poser une question: après toutes ces critiques, je voudrais demander à M. Tindemans s’il a pu apporter certaines modifications à son rapport? Dans l’affirmative, sur quels points? Je voudrais seulement une réponse à titre indicatif si c’est possible.
M. Tindemans, Premier ministre de Belgique
Mes collègues, chefs de gouvernement et le chef de l’État français ont confié l’examen de mon rapport au Conseil des ministres des Affaires étrangères. Ils ont donc demandé à leurs ministres des Affaires étrangères de faire un rapport sur mon rapport avant la fin de cette année. Je dois donc attendre que le Conseil des ministres des Affaires étrangères ait exprimé une opinion avant de pouvoir réagir moi-même.
M. MÉNARD (France)
Monsieur le Premier ministre, votre rapport sur l’union européenne fourmille d’excellentes et nombreuses idées, ce qui m’incite à vous poser une question assez large: quelles sont, à votre avis, les suggestions de votre rapport dont on peut penser qu’elles sont plus ou moins enterrées et qu’elles restent lettre morte et, en revanche, celles dont on peut prévoir qu’elles se traduiront, dans un avenir plus ou moins proche, par des dispositions concrètes?
M. Tindemans, Premier ministre de Belgique
Permettez-moi de vous exprimer mes regrets, mais je ne peux répondre à votre question. J’espère de tout cœur que toutes mes suggestions seront acceptées. Comme je le dis dans mon rapport, si l’on accepte les idées que je formule et que je développe, on assistera à cette mutation qualitative qui, à mes yeux, constituera l’union européenne. Je ne peux encore rien dire; je ne suis ni pessimiste ni optimiste. J’attends de connaître les conclusions de mes collègues.
M. HOFER (Suisse) (traduction)
Monsieur le Premier ministre, vous avez fait preuve de compréhension pour la situation particulière des États neutres. Nous vous en sommes reconnaissants, car il n’en a pas toujours été ainsi dans cette éminente Assemblée. Vous avez dit que les relations avec les pays neutres pourraient être intensifiées. Je crois que c’est aussi ce que nous voulons.
Envisagez-vous des possibilités positives et constructives d’élaborer, dans le cadre de la coopération entre l’Ouest et l’Est, une politique neutre, telle qu’elle est prévue dans l’Acte final d’Helsinki et pensez-vous qu’une politique neutre de ce genre serait aussi dans l’intérêt d’une union européenne?
M. Tindemans, Premier ministre de Belgique
Il m’est extrêmement difficile d’improviser une réponse à une question tellement fondamentale. Il y a plusieurs États neutres. La neutralité de ces États n’a pas toujours le même caractère ni la même motivation: je ne peux donc pas faire aujourd’hui de distinction entre les droits. Puisque vous êtes de nationalité suisse, Monsieur Hofer, vous savez que la tradition veut qu’on ait toujours eu besoin d’une île neutre au centre de l’Europe. Pour beaucoup de raisons, cette fonction et cette neutralité de la Suisse étaient extrêmement utiles pour les autres pays européens.
Comme je l’ai dit, pour donner une identité à l’Europe, à mon avis en tout cas, la meilleure méthode c’est de parler d’une seule voix dans certains problèmes de la politique internationale. Du fait de votre statut de neutralité, il vous sera impossible de vous rallier d’avance à cette opinion que l’Europe éventuellement exprimerait. Cela va de soi. Mais si cette opinion plaisait à votre pays, la possibilité existera toujours de vous rallier à l’opinion exprimée par les Neuf. Cela ne fait pas de doute. Je ne veux donc pas préjuger maintenant l’attitude future qu’adopterait éventuellement votre pays.
M. AUBERT (Suisse)
Monsieur le Président, M. le Premier ministre ayant déjà répondu par avance à la question que je voulais lui poser, je renonce à prendre la parole.
M. LE PRÉSIDENT (traduction)
Je vous remercie. Les questions sont maintenant terminées.
Puis-je, avant de remercier le Premier ministre de Belgique, demander à tous les membres de l’Assemblée de rester à leur place? Vous ne pouvez pas exiger des droits politiques si vous n’êtes pas en mesure d’élire un haut fonctionnaire de l’Assemblée.
Monsieur le Premier ministre, vous avez dit dans votre rapport que l’Assemblée était le berceau des institutions européennes. Il serait presque exact de dire qu’aujourd’hui vous avez apporté le bébé de l’union européenne dans ce berceau. En fait, nous en avons discuté dès avant sa naissance. C’est une bonne chose que nous ayons eu cette occasion de discuter de votre rapport. Je vous remercie d’être venu, d’avoir écouté nos questions, d’y avoir répondu et d’avoir exposé vos vues à l’Assemblée. Je vous remercie beaucoup. (Applaudissements)