Leo
Tindemans
Premier ministre de Belgique
Discours prononcé devant l'Assemblée
mardi, 21 septembre 1976

Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, j’ai été très sensible à l’invitation que vous m’avez transmise de prendre la parole devant votre Assemblée. Nous le savons et nous ne pouvons l’oublier, vous avez constitué le berceau de l’Europe.
Vous êtes, fait assez remarquable, né d’un mouvement d’opinion, auquel le Congrès de La Haye, dont Winston Churchill fut le catalyseur, donna son expression.
Vos buts et vos objectifs sont inscrits dans le préambule et dans l’article 1er de vos statuts. Il s’agit de promouvoir les idéaux qui nous sont communs, c’est-à-dire «les valeurs spirituelles et morales qui sont à l’origine des principes de liberté individuelle, de liberté politique et de prééminence du droit sur lequel se fonde une démocratie véritable».
A cette fin, une compétence large vous a été reconnue dans «les domaines économique, social, culturel, scientifique, juridique et administratif et pour la sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales».
Pour réaliser ces objectifs, des institutions ont été mises en place, dont l’élément moteur est constitué par votre Assemblée. En 1949, c’était une véritable révolution que de voir ainsi des parlementaires, indépendants de leur gouvernement, appelés à promouvoir l’unification européenne. Dès le début, vous avez voulu être l’expression de la solidarité européenne en vous organisant non pas en délégations nationales, mais en groupes politiques.
Vous avez eu, dès l’origine aussi, une haute idée de votre mission. Je voudrais, avec votre accord, rappeler quelques-uns de vos hauts faits et esquisser ensuite, dans une deuxième partie, les relations entre votre institution et l’union européenne.
Vos titres de gloire sont nombreux. Il n’est pas possible de les évoquer tous. Permettez-moi d’en mentionner quelques-uns.
D’abord, vous avez constitué et vous constituez encore le pôle d’attraction, et à ce titre le garant, de tous les États respectueux de l’idéal démocratique. A cet égard, gardien vigilant de cet idéal, vous n’avez pas hésité, lorsqu’une junte militaire s’est emparée du pouvoir dans l’un des États membres, à contraindre celui-ci à quitter votre Organisation. Personne ne contestera que vous avez à cette occasion pleinement assumé la mission qui est inscrite en exergue dans votre préambule et que je rappelais il y a quelques instants:
«Promouvoir une véritable démocratie fondée sur le respect des libertés individuelles, des libertés politiques et de la prééminence du droit.»
Refusant de considérer cet idéal comme une simple profession de foi, vous l’avez concrétisé dans une convention dite «Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales». Cet acte unique dans l’histoire du droit international reconnaît force obligatoire aux déclarations d’intention qui figuraient dans la Déclaration des Droits de l’Homme des Nations Unies. Bien plus, il en assure le respect grâce à un organe juridictionnel, qui, se superposant aux organes législatifs et exécutifs des États membres, s’inscrit nettement dans une perspective fédérale.
Le mérite essentiel de la convention européenne est donc de protéger non seulement les États, mais aussi les individus, et de leur fournir un instrument leur permettant de revendiquer devant une instance internationale l’application effective des droits garantis par la convention.
L’importance de cette convention est telle, en tant qu’expression de la conscience de tous les hommes, que les Communautés européennes en ont reconnu les effets. Dans un arrêt célèbre en la matière, l’arrêt Nolde, la Cour de justice des Communautés européennes, après avoir déclaré que celles-ci ne peuvent admettre des mesures incompatibles avec les droits fondamentaux reconnus et garantis par les États, a ajouté que pour la détermination de ces droits il y avait lieu de s’inspirer des traités internationaux sur la protection des droits de l’homme, à la conclusion desquels les États membres ont participé ou auxquels ils ont adhéré.
L’œuvre, sans doute, peut être parachevée. Parachevée, parce que le climat des années 70 diffère de celui qui prévalait au moment où la convention européenne a été signée. L’Europe émergeait, à ce moment, de la deuxième guerre mondiale et était confrontée au problème de la guerre froide. Les auteurs de la convention ont donc ressenti profondément le besoin de doter la civilisation européenne d’un code des droits fondamentaux des peuples.
Mais le rapide développement de la société technologique, scientifique et industrielle a engendré une nouvelle problématique de la protection des droits et des libertés fondamentaux. Les techniques modernes ont multiplié les menaces à l’égard de la vie privée. L’ordinateur, dont on se plaît à vanter universellement les mérites, peut devenir, entre les mains d’autorités sans scrupule, un instrument terrifiant d’investigation et de répression. Plus insidieuses encore peuvent être les méthodes modernes d’interférence sur la personnalité fondées sur certaines techniques psychologiques. Je sais, et je m’en réjouis, que vous êtes préoccupés par ces questions dans la perspective d’établir un équilibre harmonieux entre les libertés individuelles et les exigences de l’ordre social. Sans doute ne faut-il pas exclure qu’au moment où la Communauté sera plus engagée dans le processus d’intégration politique il faille, en raison de sa propre finalité, mettre l’accent sur certaines libertés politiques ou certains droits économiques.
Vous avez ensuite, et c’est un deuxième titre de gloire, constitué le cadre dans lequel ont été élaborées, dans les domaines les plus variés, de nombreuses conventions européennes. Elles ont trait aux affaires sociales, à la santé publique, à l’éducation, à la culture, ainsi qu’aux affaires juridiques.
Je voudrais personnellement en mettre trois en évidence: la Charte sociale européenne, la Convention en matière d’établissement et les conventions relatives à la reconnaissance des diplômes.
La première constitue le complément économique et social de la Convention européenne des Droits de l’Homme. Elle définit les droits sociaux, c’est-à-dire les moyens de mener une existence digne d’une société démocratique, et, pour la première fois à l’échelle européenne, elle s’efforce de faire respecter ces droits grâce à un contrôle international.
La seconde est l’expression de ce souci que nous avons tous d’une plus grande mobilité et d’une plus grande égalité entre les Européens, c’est-à-dire entre des hommes qui partagent un idéal commun. Cette convention assure en effet l’égalité de tous les ressortissants des États contractants tant en ce qui concerne la jouissance et l’exercice de leurs droits civils que la protection de ces mêmes droits.
La troisième vise à assurer une plus grande interprétation au niveau de l’éducation et de l’enseignement. C’est fondamental car si notre génération veut faire l’Europe, le poids de cette œuvre gigantesque reposera sur les générations futures. Ce sont elles qui doivent être imprégnées et marquées par l’idée «européenne».
Il y a enfin – c’est le dernier élément que je voudrais mettre en évidence et qu’il ne faudrait pas minimiser – le fait que le Conseil de l’Europe constitue un forum européen qui par ses débats de haute tenue permet la formation d’une opinion publique européenne. De par l’ampleur de votre compétence vous avez pu être et vous devez rester la chambre de résonance de l’opinion publique et parlementaire européenne chaque fois qu’un problème d’actualité politique exige un débat général.
Après avoir ainsi rappelé quelques-unes des actions du Conseil de l’Europe, je voudrais esquisser les modalités suivant lesquelles une coopération pourrait s’établir entre votre institution et l’union européenne en gestation.
Je crois que nous devons d’abord être conscients que les deux institutions poursuivent des objectifs communs. Il ne saurait être question d’antagonisme ou de rivalité car l’une et l’autre veulent la réalisation d’une union plus étroite entre leurs membres et se proposent comme idéal la sauvegarde des libertés démocratiques Je souscris sans réserve à l’affirmation de votre rapporteur, Mme Gradin, qui a déclaré que «le premier objectif de la politique européenne demeure la cohésion et le rapprochement de tous les États démocratiques de l’Europe».
Sans doute y a-t-il des divergences. Au niveau de l’objectif final d’abord. Comme l’a déclaré votre Président, M. Czemetz:
«Si le Conseil de l’Europe ne peut que promouvoir, sous des formes diverses, une unité fonctionnelle, les Communautés européennes ambitionnent, avec l’intégration supranationale des Six, devenue aujourd’hui des Neuf, de créer un État économique commun et une union politique.»
Divergence aussi au niveau des moyens: vous êtes une institution de coopération, alors que les Communautés européennes appartiennent à la catégorie dite des organisations d’intégration.
Enfin, sur le plan de la stricte arithmétique, cet élément ne doit pas être méconnu, les Communautés européennes rassemblent neuf États et le Conseil de l’Europe dix-huit – mais demain il en comptera dix-neuf.
Je saisis cette occasion pour exprimer toutes mes félicitations au Gouvernement portugais qui affirme sa volonté de participer désormais à la construction d’une Europe démocratique.
Mais nos similitudes et nos différences, loin d’être des éléments de rivalité ou d’antagonisme, doivent bien au contraire être à la base d’une complémentarité et d’une coopération entre nos deux institutions. Cette coopération devrait prendre une double forme. D’abord par les liens qui peuvent se nouer entre les Communautés et certains États du Conseil de l’Europe non membres de celles-ci. Ensuite par une plus grande clarification des relations entre les Communautés et le Conseil de l’Europe en tant que tel.
En ce qui concerne les relations entre les Communautés et certains États du Conseil de l’Europe, nul n’ignore que l’arsenal des modalités de la coopération extérieure des Communautés européennes est varié: accords commerciaux, accords d’association, accords préférentiels, etc.
Sans doute l’association constitue-t-elle la forme la plus étroite de cette coopération. Elle a notamment permis à plusieurs États du Conseil de l’Europe de nouer avec les Communautés des liens particuliers. A cet égard, je voudrais rappeler ce que j’ai dit dans mon rapport et que mon compatriote, M. Leynen, a souligné dans son document introductif. J’ai écrit:
«Il faut prêter une attention particulière aux pays européens qui ont un système démocratique analogue au nôtre. Il convient d’établir avec eux des relations qui permettent de tenir compte de leurs intérêts et de leur points de vue dans la formation de la décision politique de l’Union, comme aussi d’escompter leur compréhension et leur appui pour notre action.»
Et si j’ai ajouté que «l’habitude de cette coopération facilitera, le jour venu, l’adhésion de ceux d’entre ces États qui le souhaiteraient», ce n’est nullement en considérant que l’association constituait une phase transitoire débouchant nécessairement sur l’adhésion.
Je comprends bien que certains États ne veuillent pas compromettre leur neutralité par une adhésion qui implique un engagement politique. Pour eux, l’association ou d’autres formes de coopération doivent constituer le cadre adéquat pour l’établissement de relations particulières avec l’union européenne. Le Conseil de l’Europe pourrait à ce niveau renforcer son action en agissant en tant qu’organe de liaison entre l’union et les autres États, ce qui serait d’ailleurs conforme à sa mission.
En ce qui concerne maintenant les rapports entre les deux institutions, il m’apparaît que quatre idées doivent constituer la base de nos réflexions et de notre action.
Il faut d’abord s’efforcer de délimiter au maximum les compétences respectives de chacune. Il est en effet des matières qui, en raison de leur nature, de leur caractère ou de leur ampleur, se prêtent plus efficacement à une action soit à neuf, soit à dix-huit ou à dix-neuf. Le principe doit être que les problèmes doivent être traités là ou ils se posent et que leur solution doit être recherchée là où elle se révèle la plus adéquate et la plus efficace. Il y a d’ailleurs des problèmes qui dépassent le cadre européen et qui ne rentrent pas dans le domaine de nos compétences respectives. C’est ainsi que vous avez très judicieusement reconnu, à propos du terrorisme international, «qu’étant donné le caractère universel du problème, il n’y a, à long terme, de solution satisfaisante qu’à l’échelle mondiale».
Cette recherche des compétences respectives, qui doit permettre d’éviter des duplications et assurer une plus grande rationalisation des efforts en vue d’unification européenne, vous a amené, et nous devons nous en réjouir, à adopter un plan à moyen terme qui définit les domaines d’activité particulièrement appropriés pour l’action du Conseil de l’Europe.
Mais il subsiste et il subsistera des domaines de compétence concurrents. Ils sont légitimes dans la mesure où les objectifs des Communautés européennes et du Conseil de l’Europe présentent certaines spécificités. Il faudra cependant veiller, par une information réciproque, à ce que les solutions adoptées dans ces domaines concurrents ne présentent pas, au moins au niveau des principes, des contradictions fondamentales.
En deuxième lieu, dans la perspective d’une liaison plus étroite entre nos deux institutions, il ne faut pas exclure la participation en tant que telle des Communautés européennes et demain de l’union européenne à certaines conventions du Conseil de l’Europe. Une percée en ce sens semble avoir été faite puisqu’au terme de longues négociations, le Conseil des ministres de la Communauté et le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe ont marqué leur accord sur une formule prévoyant la participation de la Communauté économique européenne à une convention du Conseil de l’Europe, dans le domaine de la protection des cours d’eau internationaux contre la pollution.
On peut aussi imaginer que dans certains domaines des activités communes soient entreprises qui pourraient prendre la forme d’autorités, d’institutions ou d’agences spécialisées. Ce serait d’ailleurs un retour aux sources. Car c’est votre Assemblée qui, en 1949, a proposé la création «d’autorités spécialisées» dont la compétence serait limitée à certains secteurs strictement déterminés.
Il faut enfin, tout en les maintenant, songer à renforcer et à développer les mécanismes de liaison entre le Conseil de l’Europe et l’union européenne. A cet effet, on peut s’interroger sur l’efficacité de la réunion conjointe des deux assemblées et sur la portée du rapport remis annuellement au Comité des Ministres. Je crois qu’il faut trouver des modes de coopération plus permanents et qui surtout se situent déjà au niveau de la conception.
Je veux conclure qu’à propos du rapport sur l’union européenne, votre Président a, sans ambages, déclaré que:
«Les dix-huit États membres du Conseil de l’Europe, l’ensemble des représentants à l’Assemblée parlementaire – ceux des Neuf aussi bien que les représentants des autres États membres – appuient sans réserve toute initiative propre à renforcer la Communauté. Nous autres membres de l’Assemblée du Conseil de l’Europe – je cite toujours votre Président – considérons que la Communauté européenne doit progresser et remporter des succès. Il y va de l’intérêt de tous.»
Je me réjouis de cette vision clairvoyante et positive que vous avez de la poursuite de l’intégration des Neuf. Celle-ci ne saurait sonner le glas du Conseil de l’Europe qui, je crois l’avoir démontré, a encore bien des missions à accomplir, la première étant de constituer le cadre de ralliement de toutes les familles démocratiques européennes, avec «l’humain» au centre de vos préoccupations.
D’immenses perspectives vous sont donc ouvertes et votre responsabilité reste grande dans un monde dont on a dit qu’il compte encore deux douzaines de démocraties.
Vous devez constituer le lieu de rencontre privilégié de toutes les démocraties européennes, qui ont ensemble des responsabilités communes à assumer au niveau mondial. Notre attachement commun à la démocratie et à son système de valeurs nous impose en effet une coopération en vue de sa défense commune, car isolé, chacun de nos États n’aura qu’un crédit limité.
L’Union européenne et le Conseil de l’Europe ont des fonctions propres, indépendantes mais complémentaires. Chacun dans sa sphère d’activité œuvre pour un même idéal: «une union plus étroite entre les peuples européens». (Vifs applaudissements)