Franz

Vranitzky

Chancelier fédéral de la République d'Autriche

Discours prononcé devant l'Assemblée

mercredi, 30 janvier 1991

«II nous appartient aujourd’hui de réaliser les espérances et les attentes que nos peuples ont nourries pendant des décennies: un engagement indéfectible en faveur de la démocratie fondée sur les droits de l’homme et les libertés fondamentales, la prospérité par la liberté économique et par la justice sociale, et une sécurité égale pour tous nos pays.» Monsieur le Président, Madame le Secrétaire Général, Mesdames, Messieurs, ces mots sont extraits de la Charte de Paris pour une nouvelle Europe, que les chefs d’Etat et de gouvernement des trente-quatre pays membres de la CSCE ont signée le 21 novembre 1990 à Paris.

A peine deux mois plus tard, nous sommes de nouveau contraints à confronter nos attentes et nos espoirs à la réalité. Nous sommes obligés de faire face aux ravages de la guerre et de la violence.

Or, après l’annus mirabilis de 1989, les Européens pensaient que la guerre était devenue une éventualité lointaine, et ils découvrent avec émotion et consternation que le nouvel ordre mondial de la paix et la prééminence du droit dans le Golfe ne peuvent être acquis que par la force des armes. Ils n’avaient pas imaginé que seule l’intervention massive de la force militaire pouvait faire obstacle à un agresseur. Certes, la communauté internationale au sein des Nations Unies a enfin su faire preuve de solidarité active, mais elle a été impuissante à empêcher la guerre et ses destructions. La violence reste toujours la violence, même lorsqu’elle a le droit de son côté.

Le sang a coulé dans les pays Baltes et aujourd’hui nous ne savons pas encore s’il s’agit des derniers frémissements du totalitarisme agonisant ou des signes avant-coureurs de nouvelles horreurs. La Communauté européenne élargie à tout le continent n’a donc pas pu éviter le règlement d’un conflit pas la force des armes. C’est encore une source de douleur. Tant que des hommes devront mourir pour la liberté, il n’est pas possible de construire une paix durable. Il ne faut pas que les engagements souscrits à Helsinki et à Paris demeurent lettre morte. Ces engagements lient également l’Union Soviétique à l’égard de ses propres nationalités et de ses républiques. L’un des grands mérites du processus d’Helsinki a été précisément de rendre caduc l’argument de la soi-disant non-ingérence dans les affaires intérieures. Ce principe, il faut que nous y adhérions avec détermination.

Les événements dans le Golfe et dans les pays Baltes ont montré clairement que la sauvegarde de la paix exige des efforts de chaque instant. L’instauration et le maintien de la paix et de la liberté constituent le travail de Sisyphe de toute politique. C’est la tâche la plus délicate, qui doit avoir priorité sur toutes les autres tâches.

Nous sommes parfois enclins à considérer que la paix est une chose naturelle. Prisonniers de nos débats quotidiens, nous oublions trop souvent que la construction européenne a été, à l’origine, une manière d’empêcher la guerre et de consolider la paix. Son noyau, la Communauté européenne du charbon et de l’acier, a été conçu dans le but d’empêcher les Etats participants de disposer à leur guise de leur potentiel économique de guerre. Il faut penser à cet exemple concret quand on réfléchit à l’avenir du continent et du monde.

«L’expérience Europe» a pris plusieurs formes, dont aucune n’est totalement satisfaisante. La coopération des pays industriels dans le cadre de l’OCDE, le Marché unique, le projet d’union politique, l’Espace économique européen, la grande Europe du processus d’Helsinki, la coopération des démocraties pluralistes dans le cadre du Conseil de l’Europe, la coopération transfrontalière des régions – toutes ces institutions ont leur valeur et apportent leur contribution spécifique et irremplaçable à l’unification européenne; toutes ces contributions se complètent et constituent des éléments essentiels d’un seul vaste processus démocratique.

A la fin du vingtième siècle, nous savons qu’en raison de leur nature de plus en plus de questions intéressant la collectivité ne peuvent recevoir de solution purement nationale. Nous en avons chaque jour de nouvelles preuves. Comment pouvons-nous sauvegarder la paix, les droits de l’homme, un environnement sain, une économie prospère, un système de sécurité sociale satisfaisant, si ce n’est en faisant des efforts collectifs? Y a-t-il un autre moyen que la coopération persistante et permanente, à tous les niveaux et par-delà toutes les frontières, de résoudre les problèmes en suspens? Seule la coopération peut éviter le recours aux pressions, à la contrainte et à la force.

Nous travaillons aujourd’hui pour le vingt et unième siècle et nous ne pourrons répondre à ces défis si nous en restons à une vision étroitement nationale, négligeant les atouts inhérents à notre communauté.

Ces deux dernières années, les Européens ont assisté à des bouleversements extraordinaires, qui ont montré que tout ce qu’on croyait figé et apparemment éternel peut se débloquer et se relâcher à un rythme accéléré. Il faut, bien sûr, mettre à profit toutes les occasions et exploiter tous les créneaux; mais sans la volonté de renouveler complètement les théories, sans la détermination individuelle et collective d’adopter une nouvelle vision, les Européens seraient encore aujourd’hui séparés par un rideau de fer, la liberté serait restée un mot vide de sens à l’Est et l’Allemagne n’aurait pas pu se réunifier dans la paix.

Monsieur le Président, on demande souvent aux Autrichiens comment ils conçoivent leur rôle en Europe, et notamment comment ils entendent concilier leur neutralité avec une adhésion à la Communauté économique européenne. L’Autriche a-t-elle l’intention de collaborer à l’unification politique de l’Europe avec toutes ses conséquences? Acceptera-t-elle une politique extérieure commune, une politique de défense commune? Ou bien – comme on l’affirme parfois, heureusement pas très souvent – l’Autriche est-elle l’enfant gâté qui, dans un gâteau, ne prend que les raisins, que le meilleur?

Au Conseil de l’Europe, en particulier, on sait qu’au cours des dernières décennies les Autrichiens se sont efforcés avec ténacité de concrétiser leurs convictions dans la pratique, et que pour l’Autriche la neutralité n’a jamais signifié rester à l’écart. Les droits de l’homme et les libertés fondamentales ignorent la neutralité; la prospérité économique n’est possible que dans une société ouverte et libre. La neutralité n’est pas et n’a jamais été pour nous une fin en soi. Nous ne pratiquons pas l’art pour l’art en politique. La neutralité constitue pour l’Autriche le moyen d’assurer sa sécurité. Il va de soi que, dans un monde bipolarisé et s’agissant d’un petit pays, situé à la charnière de blocs antagonistes, la sécurité devait reposer sur d’autres bases qu’ailleurs dans l’Europe d’aujourd’hui et de demain. La neutralité, et ses aspects politiques et juridiques, n’est pas un concept figé, mais vivant et évolutif.

Sur cette base, nous sommes déterminés, en adhérant à la CEE, à promouvoir les objectifs politiques de la Communauté. Nous sommes conscients que la CEE – comme l’a affirmé Jacques Delors en 1989 dans son discours devant le Parlement européen – est davantage qu’un grand marché et qu’en y adhérant on est lié par une sorte de contrat de mariage.

Les Autrichiens ont toujours considéré que l’Europe ne s’arrête pas à notre frontière orientale. L’Autriche est certes fière de tout ce qu’elle a réalisé, mais elle éprouve aussi de l’humilité devant l’Histoire qui nous a épargné ce qui a fait sombrer nos voisins de l’Est pendant des décennies dans l’esclavage et la pauvreté.

C’est sans doute à cause de cela que nous savons peut-être mieux que d’autres qu’il ne faut pas fermer des portes à la légère, voire les maintenir délibérément fermées. Il ne faut pas que l’Europe de demain soit un club exclusif de membres choisis. Selon l’expression de Jean Monnet, nous ne voulons pas créer une coalition d’Etats, mais une union de peuples. Aucun de nous n’a le droit de se retrancher derrière ses acquis et d’essayer de dissuader ceux qui, pleins de bonne volonté, veulent cheminer avec nous vers l’Europe de demain.

C’est dans cet esprit que je me félicite du débat qu’en tant qu’organe statutairement compétent vous avez consacré ce matin à l’adhésion de la République fédérative tchèque et slovaque au Conseil de l’Europe. Il ne fait aucun doute pour l’Autriche que la Tchécoslovaquie doit être admise dès que possible dans ce cercle. Comme tous les pays d’Europe centrale et de l’Est, la République fédérative tchèque et slovaque devra parcourir un chemin long et ardu. Mais les premiers pas décisifs, c’est le peuple tchèque et slovaque qui les a faits de sa propre initiative et en mobilisant ses propres forces. Pour cela, il mérite notre respect, notre admiration, mais aussi un soutien efficace. Nous avons tout lieu de lui souhaiter la bienvenue parmi nous et d’essayer de franchir les prochaines étapes ensemble.

Monsieur le Président, je voudrais maintenant formuler, quelques remarques à propos de l’Union Soviétique. Les événements tragiques dans les pays Baltes montrent que la liberté et la non-violence ne sont toujours pas des faits acquis dans cette région du monde. Nous avons condamné cette répression, mais nous n’entendons pas pour autant tourner la page. Cette constatation ne doit pas être considérée comme une menace, qui n’est pas de mise, mais il ne faut pas non plus se méprendre sur son sens. Il s’agit de faits manifestes. Dans une Europe où les Etats se rapprochent, chacun doit observer les règles de la maison à l’avantage de tous.

Malgré la consternation et l’émotion que suscite le recours à la force dans les pays Baltes et bien que notre attitude soit parfaitement claire, il faut que nous sachions bien que ce n’est pas en isolant l’Union Soviétique que nous contribuerons à sa démocratisation, mais uniquement en poursuivant le dialogue, en faisant preuve de franchise et en manifestant notre volonté de coopérer.

Je ne nie pas les multiples problèmes politiques et pratiques auxquels se heurte une intensification de la coopération du Conseil de l’Europe avec l’Union Soviétique; mais notre Organisation n’est-elle pas la seule à pouvoir mettre à la disposition de ce pays le large éventail d’expériences qu’exigent dans la pratique une démocratie fonctionnant de manière satisfaisante et une société organisée selon les principes de l’Etat de droit, des relations de tolérance avec les minorités et de respect des droits de l’homme? Qui d’autre que le Conseil de l’Europe est capable d’enseigner les principes de la démocratie pluraliste? Ceux qui montrent aujourd’hui du doigt l’URSS devraient d’ailleurs se rappeler qu’en Europe occidentale aussi le chemin de la démocratie n’a pas toujours été droit et que personne, ni en Europe de l’Ouest ni en Europe de l’Est, n’est à l’abri de l’intolérance, de la violence et de la privation de liberté.

Qui d’autre que le Conseil de l’Europe – c’est du moins mon avis – peut apporter aux Etats d’Europe centrale et de l’Est une aide utile immédiate pour la réforme des systèmes juridiques, l’organisation des administrations locales, la formation aux procédures démocratiques? Le Conseil de l’Europe est d’ailleurs conscient de la mission qui lui incombe. En particulier grâce au dynamisme de son Secrétaire Général, il a réagi rapidement. Pour ces tâches nouvelles, il a cependant aussi besoin de moyens financiers supplémentaires.

L’été dernier, lors de la Conférence des ministres européens de la Justice, la Suisse a annoncé son intention de mettre à sa disposition une contribution pour un compte spécial. La Suisse a invité d’autres Etats à l’imiter. C’est ce que nous faisons actuellement. Je suis heureux de pouvoir vous annoncer aujourd’hui que l’Autriche dégagera cinq millions de schillings autrichiens en faveur du programme Démosthène du Conseil de l’Europe.

Mesdames, Messieurs, ce n’est que maintenant, après la chute du rideau de fer, que commencent à se manifester les grands défis paneuropéens, qu’il faut relever. Je voudrais saisir cette occasion pour mentionner, devant vous qui incarnez une partie de la conscience européenne, plus particulièrement deux problèmes qui revêtent une importance considérable pour notre coexistence: la préservation et – lorsque c’est nécessaire – la restauration d’un environnement sain, et les mouvements migratoires européens.

Nous avons besoin d’une politique de l’environnement responsable – et cela pour tous les Européens! Cette tâche doit dès le début être étroitement liée à la reconstruction économique de l’Europe centrale et de l’Est. Une responsabilité particulière incombe à cet égard aux riches pays industriels d’Europe: ils ont le devoir d’aider l’Est à sortir du cercle vicieux du sous-développement industriel et de la dégradation du milieu naturel. Cela exige la mise à disposition des moyens nécessaires pour la mise en place, dans ces pays, de structures économiques ne nuisant pas à l’environnement, éventuellement par l’intermédiaire d’un fonds européen de l’environnement. Ce type d’investissement contribue également en fin de compte au maintien de la paix, étant donné que le consensus social fondamental requis à cet effet ne peut être obtenu que si l’on supprime les énormes disparités qui existent dans ce domaine.

En octobre, une conférence paneuropéenne de parlementaires s’est réunie sur ce thème à Vienne. Les participants ont demandé instamment au Conseil de l’Europe de s’engager encore davantage dans ce domaine. Ils ont notamment recommandé aux gouvernements de créer un groupe de travail chargé d’élaborer à brève échéance une charte européenne de l’environnement, qui conférerait un cadre international aux tentatives de solution paneuropéenne des problèmes de l’environnement.

En élaborant la Convention européenne des Droits de l’Homme, le Conseil de l’Europe a fait oeuvre de pionnier. Sa Charte sociale constitue un important instrument pour le développement de la protection sociale. Pourquoi ne serait-il pas capable d’aboutir à des résultats analogues dans le domaine de l’environnement?

Un autre défi pour notre société, à relever au plus vite – que nous le voulions ou non – est celui que posent les mouvements migratoires européens Est-Ouest.

Il s’agit d’un problème complexe et explosif qui devient de plus en plus urgent.

L’Autriche s’efforce depuis un certain temps déjà d’obtenir que cette question soit abordée à l’échelon européen. Nous avons demandé avec insistance que ce problème soit examiné au niveau international, conscients du dilemme qui existe entre la volonté d’ouvrir les frontières et le caractère limité des possibilités d’accueil. La conférence ministérielle qui vient de se tenir à Vienne sous les auspices du Conseil de l’Europe a représenté un premier pas dans la voie de la concertation et de la coopération des pays intéressés. Sans méconnaître la dimension mondiale des mouvements migratoires et leurs composantes Nord-Sud, nous sommes néanmoins convaincus que le Conseil de l’Europe est le meilleur forum pour régler les questions en suspens et les problèmes résultant des bouleversements politiques en Europe.

En l’occurrence, il s’agit de mesurer dans quelles limites le rêve d’une liberté totale de circulation est réalisable dans le continent tout entier, compte tenu des structures d’accueil existantes, et de prendre des mesures appropriées, mais aussi de cerner les problèmes économiques et sociaux à l’origine de ces mouvements migratoires. Il importe aussi d’insuffler aux populations concernées suffisamment de confiance en ce qui concerne l’amélioration de ces conditions économiques et sociales, et de leur ouvrir les perspectives d’un avenir digne grâce à une coopération poussée dans ce domaine.

Mesdames, Messieurs, Monsieur le Président, je vous remercie de m’avoir permis d’exposer ici ces quelques réflexions sur des problèmes politiques délicats, qui touchent aux racines de notre système de valeurs. Il n’existe pas de remède miraculeux pour ces problèmes. Je fais cependant confiance à notre capacité à trouver des solutions valables, en faisant preuve de clairvoyance et de persévérance. Comme le prouve ce qui s’est passé l’an dernier, le Conseil de l’Europe peut apporter dans ce domaine une contribution notable. Nous sommes tous concernés et nous avons aussi tous intérêt à ce que ces possibilités soient exploitées. Je vous remercie de votre attention. (Applaudissements)