François
Mitterrand
Président de la République française
Discours prononcé devant l'Assemblée
jeudi, 30 septembre 1982
Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les parlementaires, Mesdames et Messieurs, c’est, pour le Président de la République française, un honneur de venir s’exprimer aujourd’hui devant l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, ici à Strasbourg.
Strasbourg, ville symbole à bien des égards, symbole de la réconciliation, non seulement entre les peuples allemand et français, mais aussi de tous les peuples de l’Europe réunis par la volonté de sauvegarder les libertés fondamentales et les droits de la personne humaine.
Après tant de guerres qu’on appelle «civiles», l’Europe a retrouvé sa raison d’être en devenant l’Europe de la liberté. C’est ce projet qu’incarne le Conseil de l’Europe, dont on sait qu’il est – vous venez de le rappeler, Monsieur le Président – l’une des plus anciennes organisations européennes et qu’il reste aujourd’hui celle de ces organisations qui regroupent le plus grand nombre d’Etats. Ce projet s’exprime dans le Statut même de l’Organisation puisque les Etats membres y proclament leur attachement inébranlable «aux valeurs spirituelles et morales qui sont le patrimoine commun de leur peuple et qui sont à l’origine des principes de liberté individuelle, de liberté politique, et de prééminence du droit sur lequel se fonde toute démocratie véritable».
Ces valeurs spirituelles et morales s’incarnent tout particulièrement, je puis le dire, dans votre Assemblée, Monsieur le Président, et c’est pour moi un vrai plaisir que d’y être accueilli par vous. J’ai pu vous connaître à Paris lorsque vous y représentiez votre pays et je sais le rôle que vous avez joué dans la réinsertion de l’Espagne dans la communauté des nations libres et démocratiques d’Europe occidentale.
En vous, permettez-moi non seulement de saluer celui qui représente brillamment son pays, mais aussi de rendre hommage à l’homme d’Etat européen.
A l’Assemblée parlementaire que vous présidez, je viens apporter, Mesdames et Messieurs les parlementaires, le témoignage de l’estime et de la considération – j’allais dire de la confiance – de la France. Il s’agit d’un lieu privilégié d’échanges de vues entre des femmes, des hommes très informés et qui ont choisi de demander à leur Parlement de venir siéger ici pour y défendre quoi, sinon une cause qui leur est chère, puisqu’ils mobilisent à cet effet une large part de leur temps et de leurs réflexions.
Ce faisant, vous agissez aussi conformément à une vocation définie pour votre Assemblée dès 1949 en donnant corps et expression aux aspirations des peuples de l’Europe, afin de fournir aux gouvernements le moyen de rester constamment au contact avec l’opinion publique européenne.
C’est souvent ce qui est le plus difficile car, si vous représentez ici des peuples qui partagent une même conception de la démocratie, de la liberté des droits de l’homme, comment faire communiquer ce choix, parfois même cette vocation, qui correspond à la vocation la plus profonde de l’homme civilisé, à l’ensemble de ceux qui relèvent aujourd’hui de vos juridictions, mais qui font aussi l’histoire contemporaine et que tant de débats déchirent?
Il est essentiel que, sur des questions internationales comme les relations Est-Ouest ou du Moyen-Orient, par exemple, ou bien d’autres encore, vous fassiez entendre votre voix.
C’est pourquoi très utiles, à mes yeux, sont les débats engagés sur des problèmes tels que la violence sous toutes ses formes, les conséquences sur l’homme du développement des sciences et des techniques. Je pense en particulier à la conférence que vous avez tenue l’an dernier à Helsinki, aux manipulations génétiques, à la lutte contre la drogue, pour laquelle votre Assemblée a su s’adjoindre le Groupe de réflexion Georges Pompidou, désormais officiellement rattaché au Conseil de l’Europe.
Je veux rendre hommage à la contribution que vous avez apportée au rapprochement des législations nationales.
Les grandes conventions du Conseil de l’Europe, celles qui ont été considérées à juste titre par l’opinion, et en tout cas par l’opinion responsable, comme des étapes marquantes de la construction européenne, ont presque toujours été conçues par cette Assemblée.
Je pense à la Charte sociale européenne, à la Convention culturelle, à bien d’autres initiatives dans des domaines aussi divers que l’insertion des réfugiés et des migrants, la jeunesse, la coopération entre collectivités locales.
Je pense aussi et peut-être surtout à la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, dont Pierre-Henri Teitgen soumettait à vos prédécesseurs, il y a trente-trois ans, la première ébauche. Que la première convention adoptée par le Conseil de l’Europe dès 1950 ait été la Convention européenne des Droits de l’Homme ne relève pas du hasard.
Je ne me risquerai pas devant vous, qui êtes à l’origine, de préciser l’importance et la richesse de ce traité. Permettez-moi d’en souligner cependant l’aspect le plus fondamental. La convention européenne ne se contente pas d’énumérer un ensemble de droits, elle les garantit immédiatement à toute personne relevant de la juridiction des Parties contractantes. Elle établit un système international de protection collective de ces droits, procédure unique en son genre, qui peut fonctionner à l’initiative des Etats comme des particuliers.
Ainsi, le droit qui, lorsque j’étais étudiant, s’appelait encore le «droit des gens», mérite vraiment son nom et retrouve ses lettres de noblesse. L’individu, jusqu’alors isolé, ignoré dans les rapports entre Etats, devient une personne, un citoyen dans la communauté des nations européennes.
Je rappellerai, vous le comprendrez, que plusieurs Français ont joué un rôle décisif dans l’élaboration de cette convention. Même si l’on ne peut oublier que mon pays est, un peu trop longtemps, resté en marge, ce temps est maintenant révolu. La France est au rendez-vous des libertés selon une tradition plusieurs fois séculaire. Elle n’éprouve pas seulement le sentiment du devoir accompli, comme si désormais elle avait rempli toutes ses obligations – quel pays pourrait le dire? – mais elle sait qu’elle va devoir assumer des responsabilités nouvelles parce que les libertés de l’individu sont fragiles et qu’en matière de droits de l’homme il n’y a jamais d’acquis définitif.
Que de fois ai-je répété dans mon pays: «Ne l’oubliez jamais, la liberté est une conquête.»
Le combat pour les droits de l’homme a été longtemps un combat pour des textes. Et aujourd’hui que les textes nationaux et internationaux existent, c’est un combat pour leur application, un combat pour que nul ne soit exclu de leur bénéfice, ni le travailleur du tiers monde immigré dans un pays plus développé, ni le membre de ce quart monde où l’on est pauvre et illettré de génération en génération, ni le nomade qui tient à conserver les traditions du voyage, ni l’ancien délinquant qui cherche à se réinsérer, ni le handicapé, ni les personnes âgées trop souvent délaissées.
II nous faut examiner les causes économiques, culturelles, psychologiques des rejets qui marginalisent tant de personnes et faire en sorte que l’Etat de droit soit une société pour tous.
Eh bien, oui! La France est décidée à soutenir les efforts entrepris au service des droits de l’homme. A cet égard, je sais que des travaux sont en cours pour améliorer, renforcer les deux instruments essentiels existant en ce domaine: la Convention européenne des Droits de l’Homme et la Charte sociale européenne.
Pour ce qui concerne la convention, il s’agit d’améliorer le fonctionnement du système de contrôle et, surtout, d’étendre les droits de garantie. Pendant trop longtemps les droits de l’homme ont été envisagés plus sous l’angle de leur défense que sous celui de leur extension.
Dans sa Déclaration sur les droits de l’homme du 27 avril 1978, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a décidé d’accorder la priorité à l’élargissement de la liste des droits individuels, particulièrement, vous le savez, dans les domaines social, économique et culturel.
Voilà qui rejoignait des préoccupations que j’avais eu, là où j’étais, l’occasion d’exprimer souvent. Car l’ultime question à laquelle nous devons répondre est bien celle-ci: quelle place pouvons-nous reconnaître à l’individu face à l’Etat, face à la société? L’individu, chaque personne, devant les mouvements, les organisations, les ensembles, les abstractions, l’individu, valeur, richesse irremplaçable et, je l’espère, inaliénable.
Car les droits de l’homme forment un ensemble, et prendre conscience de leur complémentarité paraît indispensable.
Dans nos pays, nous avons trop tendance à considérer que les droits sociaux et économiques résultent naturellement du progrès économique. Or, il n’en est pas ainsi: la crise actuelle est là pour nous le rappeler.
Dans les organisations dont l’Europe s’est dotée, comme dans les Etats qui la composent, la concertation entre partenaires sociaux s’impose à tous. En tout cas, telle est ma conviction, et j’aimerais que l’Europe dans ses différentes enceintes, donnât l’exemple et l’élan.
Que serait cette Europe privée de ses droits économiques et sociaux? Là aussi, la liberté est une conquête.
Je sais que vous en êtes, ici, dans cette Assemblée, conscients, puisque vous avez souhaité dans l’une de vos résolutions qu’un statut particulier fût précisé dans ce domaine. C’est dans cet esprit, à mon sens, que peut être conçue l’actualisation de la Charte sociale, instrument complémentaire et indispensable de la convention sur les droits.
Le Conseil de l’Europe m’apparaît comme un élément essentiel à la réflexion que nous devons mener pour coordonner nos efforts – nous, Etats, gouvernements, parlementaires, partenaires sociaux – afin d’améliorer, de corriger, des disparités économiques et sociales, d’enrayer autant qu’il est possible le fléau du chômage, menace pour nos démocraties.
Croyez-le, la France œuvrera en tout cas pour parvenir à de tels résultats.
Car ce qui est en jeu n’est rien d’autre que le plein épanouissement de l’homme dans sa dignité. Et c’est au nom de cette dignité que le Parlement français a, sur proposition du Gouvernement, conformément aux directives que j’avais moi-même lancées, aboli la peine de mort. Je me réjouis à l’idée que dans peu de temps – enfin, je l’espère – une norme nouvelle établissant l’abolition de cette peine sera inscrite dans la Convention européenne des Droits de l’Homme.
Cet exemple nous rappelle que le respect de la dignité de chaque être humain suppose une évolution considérable des esprits. Les droits s’apprennent; leurs pires ennemis sont l’ignorance et l’intolérance. C’est pourquoi je pense que c’est avec raison que, dans sa déclaration du 14 mai 1981, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a rappelé que l’intolérance était une menace mortelle pour la démocratie.
Nous nous efforçons, dans chacun de nos pays, de mettre en œuvre ces principes. Ce n’est pas toujours très aisé, selon les circonstances. Mais enfin, comme on l’a rappelé, nous voulons tous – ou nous le voudrions – vivre dans une démocratie vivante. Je m’y suis efforcé dans mon propre pays, celui qui a l’honneur et la joie de vous recevoir, notamment en venant vous rejoindre sans perdre d’autre temps, en accordant notre signature à l’ouverture du recours individuel. Il n’y a pas si longtemps le ministre des Affaires européennes et le Garde des Sceaux se trouvaient parmi vous à ce sujet.
Je me permettrai de vous rappeler qu’ont été récemment supprimées toutes les juridictions d’exception répressives et qu’a été instauré un Etat de droit que je crois sans précédent, aussi bien sur le plan politique, par l’abolition de la Cour de sûreté, que sur le plan militaire – en temps de paix – par la suppression des tribunaux militaires; que nous avons effacé de notre droit toute trace de responsabilité collective; que nous ne voulons plus de responsabilité pénale en raison de discrimination dans les mœurs, que nous voulons et que nous avons déjà restitué au juge son plein pouvoir d’appréciation, tandis que nous avons entamé la réforme de notre Code pénal autour de quelques idées centrales dont je citerai celles-ci: l’instauration de la responsabilité pénale des personnes morales – les ententes, tout ce qui choque les mœurs et la loi, qui peut se trouver parfois à l’abri de l’abstraction des personnes morales – des sanctions aux infractions à l’intérêt collectif, et je pense en particulier aux crimes commis contre l’environnement, aux pollutions maintenues envers et contre tout; le contrôle par les tribunaux de l’exécution des peines, rendant au judiciaire ce qui lui appartient, sans parler, bien entendu, de la lutte contre les crimes, tous les crimes, et particulièrement ceux qui relèvent des organisations systématiques sans frein, sans autre considération qu’un fanatisme profond, que la haine des autres.
Nous avons, certes, à l’égard des propositions retenues ici même, et même, je crois, à l’initiative de la France, marqué des réserves. En effet, certaines dispositions doivent être corrigées, mais nous n’en restons pas moins désireux de voir les pays d’Europe, dans cette Assemblée ou dans les autres, se mettre d’accord sur ce qui pourra servir au développement des libertés, à la sauvegarde des vies et des biens face au terrorisme international.
Mais, pour cela comme pour le reste, encore faut-il une nouvelle impulsion politique.
La récente proposition du Gouvernement autrichien, relative à la tenue d’une conférence des ministres chargés des droits de l’homme, va dans ce sens, et les autorités françaises l’examinent avec sympathie.
Il est essentiel de préserver dans ce domaine l’unité de l’Europe démocratique. La convention européenne doit demeurer le code commun pour tous ces Etats. Nous détenons ensemble un patrimoine dont la sauvegarde et le développement, pour être durables, ne peuvent qu’être homogènes. Et la tâche qui reste à accomplir est si lourde, si difficile, qu’elle n’ôtera rien, cependant, à son aspect le plus exaltant.
Vous imaginez – nous tous qui sommes engagés dans nos pays, par le jeu de la démocratie, dans des combats très astreignants qui s’inspirent de nos convictions et qui, parfois, peuvent nous donner le sentiment de nous attarder sur des plans qui ne correspondent pas au meilleur de nous-mêmes – vous imaginez, dis-je, comme il est important de donner une signification plus profonde à ces actes pour justifier sa propre vie. L’action menée dans ces enceintes répond à ce besoin.
Le Conseil de l’Europe, cette Assemblée, Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les parlementaires, vous le savez, s’attache à développer la coopération entre les Etats membres afin de rapprocher, d’améliorer les législations nationales dans le domaine social. J’en ai dit un mot tout à l’heure; j’y reviens.
Beaucoup de travail a été accompli, certes, depuis 1949, mais on oublie parfois que la richesse de votre Organisation est le fruit d’une pratique constante du dialogue sous toutes ses formes. Dialogue politique, à l’évidence.
Mais c’est aussi là une enceinte, peut-être unique, de relations qui partage le même idéal de liberté, de démocratie politique, de primauté du droit, qu’il faut considérer dans son évolution historique et dans sa finalité.
Que signifieraient des droits et des principes de droit public qui s’appliquent à l’individu, selon les termes traditionnels de notre droit – que j’ai étudié pendant longtemps, comme beaucoup d’entre vous – que signifierait cette définition de la démocratie politique dont on retrouve les termes exprimés dans la magnifique Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, en particulier parmi d’autres grands et beaux textes, si ces droits étaient vidés de substance par le seul fait que, dans le déroulement de la vie sociale et des structures économiques, ces principes inscrits sur le fronton des bâtiments publics n’entraient, en fait, à aucun moment dans la vie quotidienne de ceux qui sont censés en être protégés?
C’est cette vie, pour des millions et des millions de femmes et d’hommes qui peuvent se dire libres et protégés et qui travaillent trop, pour leur santé physique et morale, ou pas assez, par la grave rupture du chômage, sans utilisation organisée, donc laissée à leur libre choix, la mise à la disposition de leur temps libre, la conception de leur travail comme outil et instrument de leur vie et non pas leur vie comme instrument de leur travail. Et le droit des femmes, et le droit des enfants, maintenant qu’apparaît pour les personnes âgées une capacité nouvelle d’éveil jusqu’à l’achèvement. Et, comme on le disait tout à l’heure, les marginalisations, les groupes minoritaires jusque dans leur culture.
Que signifierait vraiment ce qui ne serait devenu que de grands mots si la démocratie politique ne se muait à travers le temps – et il n’y a plus de temps à perdre – en démocratie économique et sociale. Et renversons les termes de cette définition: que serait la démocratie ou ce qui se proclamerait démocratie économique et sociale et qui aurait, laissé, abandonné, au passage, la démocratie politique? Ni dans un cas, ni dans l’autre – avec naturellement des différences de valeur car la démocratie politique reste la base indispensable – on ne pourrait dire qu’on a bâti une société de droit.
La primauté du droit concerne, ai-je dit, les domaines les plus divers, des grandes choses à celles qui peuvent paraître plus modestes et qui touchent cependant à la pratique. Je pense en particulier à cette coopération transfrontalière des collectivités et autorités territoriales. Cela peut paraître bien mince ou bien circonstanciel par rapport à tout ce qui vient d’être dit, et pourtant c’est un grand progrès que d’avoir pu ou que de pouvoir, à l’heure actuelle c’est enjeu, parvenir à ratifier tous ensemble des dispositions de ce genre. Car qu’y a-t-il de plus politique, dans le bon sens du terme, que d’encourager une meilleure distribution des pouvoirs entre l’Etat et les autorités locales et de permettre à celles-ci de coopérer par-delà des frontières?
L’ensemble de l’Europe démocratique, je le répète, assume une responsabilité politique à l’égard du monde extérieur. Il faut en avoir conscience, et il y a des initiatives: celles de votre Président et de votre Assemblée qui a elle-même entrepris le dialogue avec les autres démocraties pluralistes dans le monde. Ce dialogue devra se concrétiser par une conférence des démocraties parlementaires en automne 1983 à Strasbourg et s’inscrire dans la logique du rôle statutaire du Conseil de l’Europe.
Ces Etats forment, on l’a répété mais c’est utile à savoir, pour que cela pénètre les consciences, la majorité au sein du groupe trop peu nombreux, et souvent en recul, des démocraties dans le monde. De ce fait, un rôle particulier incombe au Conseil de l’Europe. Il est naturel, il est même nécessaire qu’il trouve d’abord son expression concrète sur le plan parlementaire. Simultanément, au Comité des Ministres, l’adoption de positions communes sur des événements qui se produisent sur la scène politique mondiale prend une place de plus en plus importante, évolution dans la nature des choses que je ne saurais qu’approuver.
Dans la conjoncture internationale actuelle, servir d’abord de point de rencontre aux familles de l’Europe pour sa construction; au sein de votre Conseil, les Etats membres, les représentants de l’Association européenne de libre-échange, de l’Alliance atlantique, ceux des Etats neutres, ceux des Etats non alignés ont tous des points communs, en dehors de toute politique des blocs qui représente une autre face de notre vie contemporaine et qui n’engage pas tous ceux qui participent à ces travaux.
C’est un incomparable capital d’expériences diverses, d’engagements respectifs, de vision du monde à partir du même point de ralliement où se retrouvent tous ceux qui croient à une certaine forme de civilisation héritée de nos traditions. Il ne s’agit pas, bien entendu, de façonner et d’imposer des politiques communes, mais il s’agit de confronter les points de vue que j’évoquais, d’arriver à un consensus, afin que cela se traduise et se diversifie à travers tous les canaux de la coopération internationale. Cela vaut pour les relations Est-Ouest comme pour les relations Nord-Sud, et pour bien d’autres encore qui pourraient être localisées. Par exemple, sur le plan des relations Est-Ouest, bien entendu il faut essayer de renouer l’indispensable dialogue.
Seulement, on ne peut renoncer à la défense des principes, particulièrement celui de la liberté de l’homme. Tout en ne partageant pas, pour ce qui me concerne, les conceptions politiques des pays de l’Europe de l’Est, je ne peux m’empêcher de penser – même s’il m’arrive de faire des réserves sur certaines politiques de l’Europe de l’Ouest – qu’en tout cas la sauvegarde commune passe, pour une part morale et surtout matérielle, par certains canaux, notamment le désarmement, donc par le dialogue et la négociation, sans jamais abandonner la rampe de sécurité qui s’appelle les droits de l’homme.
Certaines activités du Conseil de l’Europe se prêtent à une telle coopération. Elles seraient bénéfiques à l’Europe tout entière.
Parlons des relations Nord-Sud. Le Chancelier fédéral d’Autriche, mon ami Bruno Kreisky, avait, le 5 mai 1976, dans un discours devant votre Assemblée à propos des implications et des nécessités pour l’Europe, qui découlent du dialogue Nord-Sud, suggéré la «création, sur le plan politique, d’une institution comparable à l’OCDE, au sein de laquelle auraient lieu des échanges de vues politiques analogues à ceux auxquels procèdent les pays membres de l’OCDE dans le domaine économique».
Et il avait estimé «que le Conseil de l’Europe pourrait examiner cette idée qu’un tel organe pourrait se réunir sous ses auspices». Votre Assemblée est en passe de réaliser ce projet. Je l’en félicite.
Le Comité des Ministres ne pourrait-il, au niveau gouvernemental, permettre aux gouvernements de l’Europe démocratique représentée au Conseil d’engager précisément les ouvertures nécessaires et des échanges réguliers sur la responsabilité politique de l’Europe dans les relations Nord-Sud, sur une action éventuelle dans le cadre des organisations directement concernées.
Vous voyez le spectacle: les Etats industriels en arrêt, les pays en voie de développement, et surtout parmi les plus pauvres, en chute libre, des surendettements, des désordres de toutes sortes, des espèces de ruptures ou de retour, par nécessité, au rapport des forces antérieur.
Imaginez le dommage pour le monde tout entier, le déséquilibre d’où naîtront les drames prochains et futurs et puis, surtout, quel manquement au devoir fondamental qui nous incombe!
Presque tous les pays ici rassemblés ont longtemps exalté la puissance du sentiment national – et ils ont eu raison – qui a tant contribué à façonner l’âme de nos peuples, souvent pour le meilleur, et, ils n’avaient alors plus raison, parfois pour le pire. Et pourtant, nous ne sommes pas une simple addition géographique – ce n’est, en tout cas, pas comme cela que je le ressens – de peuples juxtaposés. Ma génération est née pendant la première guerre mondiale et a combattu pendant la deuxième. Nous avions vingt ans. Quel spectacle était le nôtre! Considérez l’image de l’Europe en 1939 et ce qui s’en est suivi. Des deuils, des chagrins, des ruptures, des vies fauchées, voilà ce que nous avons connu, vous, nous, pas tous, beaucoup, beaucoup trop!
Eh bien!, j’ai beaucoup admiré les hommes illustres qui, alors même que cette deuxième guerre mondiale n’était pas encore finie, concevaient déjà la reconstruction de l’Europe à partir de ce que l’histoire et la géographie laissaient pour embryon de l’Europe dans sa réalité géographique et historique.
Je me souviens –je l’ai souvent rappelé parce que j’en tire quelque orgueil – que, bien que fort jeune à l’époque, j’ai participé au premier congrès européen de l’histoire, à La Haye – deux ans après que mon pays eut recouvré la liberté – me retrouvant coude à coude avec tant d’autres, des espérances dans le cœur et avec la volonté de réussir. J’avais, il est vrai, vécu un peu dans la familiarité de Jean Monnet, dont je suis le compatriote au niveau de nos villages, et je devais devenir peu après le collaborateur direct, au sein du Gouvernement, de Robert Schuman. Je n’étais pas de sa formation politique, mais je me suis flatté souvent d’être de sa formation spirituelle dans ce qu’elle avait d’universel.
Oui, ce n’est pas simplement une juxtaposition de peuples étrangers l’un à l’autre. A plusieurs époques –je ne recommencerai pas cette histoire, on la connaît par cœur – l’Europe a existé sur bien des plans: celui de l’art, celui de la foi, celui de la recherche, celui de la raison. Les réformes et les contre-réformes ont été vécues ensemble par nos peuples. Les grands mouvements libéraux ou les mouvements contre-révolutionnaires ont habité la plupart de nos pays dans les mêmes moments historiques du dix-neuvième et du vingtième siècle. Nous avons le même terreau, où nos racines ont poussé.
La création du Conseil de l’Europe, après la catastrophe répétée de ces deux guerres mondiales, a témoigné de cet élan vital. Je pense que vous éprouverez vous-même, comme moi, la nécessité, en ce lieu privilégié, de retrouver, comment dirai-je, la convivialité européenne autour de la table commune de l’histoire et de la culture, de retrouver en même temps l’inspiration politique qui balaie les obstacles mineurs, pour imaginer l’histoire du temps présent, l’histoire du temps futur.
L’ouverture sur les autres cultures est dans la nature de nos peuples. J’aimerais me garder de toute forme de mondialisme un peu diffus, parfois anesthésiant. Je n’ai rien contre cette vue des choses, qui s’imposera un jour ou l’autre; mais je crois profondément qu’il faut préserver la spécificité des cultures, notamment protéger les cultures minoritaires, dans chacun de nos pays, pour autant qu’elles ne heurtent pas les chances du maintien profond des communautés nationales.
Enfin, puisque nous supposons qu’une même famille est ici réunie, on pourrait parler des absents; après tout, ils font, eux aussi, partie de l’Europe; nous ne pouvons réduire notre continent aux seuls signataires des traités et des conventions dont vous assurez la bonne application. L’histoire nous souffle une autre définition plus riche, plus diverse, mieux accordée à la mosaïque européenne. Comment effacer deux millénaires de culture? Comment oublier que ce qu’on appelait «Europe centrale» a partagé avec notre pays des phénomènes de civilisation aussi réels que le gothique, la Renaissance, la Réforme, le romantisme, enfin l’explosion de la modernité? Comment peut-on parler, ici à Strasbourg, de littérature européenne contemporaine sans évoquer Kafka, de musique en gommant Bartok, d’esthétique en oubliant Loukatz, de théâtre en ne citant pas Ionesco! Et quel meilleur exemple donner que Marie Curie, polonaise et française à la fois!
Pour rester elle-même et s’épanouir, la culture européenne se doit de n’oublier aucun aspect de son patrimoine ni de ses virtualités. Et par quel chemin pouvons-nous réaliser ces grandes espérances? Par tous les chemins que nous avons inlassablement parcourus depuis plus d’un millénaire. Que nos étudiants, nos chercheurs, nos créateurs soient conscients d’avoir en commun leurs universités, leurs laboratoires, leurs bibliothèques, leurs salles de concerts, leurs musées, et qu’ils sachent que tout ce qui leur est offert est à préserver, à vivifier, sous peine de périr.
Notre culture ne devrait pas connaître de frontières, et pourtant est-il bien sûr que nous mettions pleinement en pratique cette règle fondamentale? Songeons qu’autour de l’an 1500, une soixantaine d’universités parsemaient l’Europe. Certaines d’entre elles étaient à ce moment-là en place depuis plusieurs siècles déjà: Paris, Montpellier, Bologne, Padoue, Oxford, Cambridge, Salamanque, Valladolid. Il faudrait en citer une quinzaine d’autres en plein développement, en Allemagne, en Italie, ne pas oublier, aux quatre coins de l’Europe, Aberdeen, Coimbra, Budapest, Cracovie, Upsal. Tous ces pôles de recherche ne vivent et ne se développent à l’époque que par l’intensité de leurs échanges, tous organisés à partir de la présence auprès de chaque grande université d’un collège des nations où se retrouvaient les étudiants originaires d’un même pays, dont le cycle d’études est souvent un long parcours sur notre continent. Comment ne pas évoquer ici Erasme de Rotterdam, dont la carrière résume l’Europe d’alors, Paris et l’Angleterre, Bologne, Venise, Padoue, l’Angleterre à nouveau et Bâle?
Que d’autres exemples, qui permettraient de retrouver exactement chacun des points géographiques et culturels représentés ici par chacun d’entre vous! Certes, la répartition du savoir n’est plus la même aujourd’hui; d’autres voyages sont nécessaires. Mais est-il toujours souhaitable que nos chercheurs traversent l’Atlantique? Bien entendu, qu’ils le fassent peut être excellent. Il ne s’agit pas non plus de fermer cette voie; mais enfin est-il toujours souhaitable que l’on traverse l’Atlantique alors que l’on pourrait trouver en Europe le moyen de bien féconder vos recherches? La question mérite d’être posée sans préjugé. Tous ces brevets, toutes ces licences, recherchés bien loin alors que la vraie richesse n’est ni les licences ni les brevets, mais les cerveaux. Il serait peut-être sage de songer à garder les cerveaux de l’Europe en Europe et, pour cela, d’offrir un champ suffisant pour leurs capacités de recherche et d’expression. Personnellement, je serais tenté de vous proposer de mettre en place à travers l’Europe un réseau de centres de recherche à partir de pôles d’excellence destinés à intensifier les échanges entre universités, laboratoires, grandes écoles et instituts.
Si l’Europe de la culture est un élément de résistance à tous les alibis commerciaux de la culture – commercialisation également souvent nécessaire, à condition qu’elle ne prime pas, car les inventions de l’esprit, quand elles sont accaparées par les intérêts marchands, sont parfois condamnées aux pires simplifications – nos lieux d’enseignement perdraient leur signification, leur raison d’être, si nous n’étions pas capables, de marquer l’espace audio-visuel, pour reprendre l’expression de M. le Président. Les heures de plus en plus nombreuses passées à utiliser ces instruments pourraient devenir un temps mort, un temps meurtrier, si nous ne pouvions pas introduire nos initiatives, nos identités, c’est-à-dire nos programmes, comme nous imprimons nos livres. Bref, l’Europe peut être frappée de pollution sonore et visuelle par insignifiance.
Et quand je dis qu’il y a urgence, c’est que les machines et ceux qui les vendent n’attendent pas: on est pressé de nous séduire. Sommes-nous aussi pressés d’être ainsi achetés à bon compte? C’est toute la question.
Que l’on me comprenne bien: mon interrogation est un appel à l’imagination, non pas à la contrainte. Si l’on songe à ce qu’a représenté l’imprimerie pour la Renaissance, n’oublions pas qu’une alliance doit être trouvée entre les anciens et les nouveaux moyens de communiquer, et que la responsabilité de l’Europe est spécialement engagée. La réponse est en nous-mêmes; nous devons la rechercher avec confiance.
J’ai noté ici quelques lignes d’un grand poète dont j’étais l’ami jusqu’à son dernier jour. Je pense à Saint-John Perse lorsqu’il écrivait:
«Quand la violence eut renouvelé le lit des hommes sur la terre,
Un très vieil arbre à sec de feuilles reprit le fil de ses maximes
Et un autre arbre de haut rang montait déjà des grandes veines souterraines,
Avec sa feuille magnétique et son chargement de fruits nouveaux.»
Eh oui! La civilisation européenne forme un tout. Il est important que ce message nous vienne d’un grand poète européen né loin d’ici, du côté de l’Amérique, et qui avait compris la valeur des espaces, la puissance des senteurs, dans le message de l’homme.
Enfin, il n’y a pas une Europe des Dix ni une Europe des Vingt et un, même s’il y a des assemblées à dix et des assemblées à vingt et un. Il vaudrait mieux ne pas considérer ces communautés comme rivales, bien qu’européennes l’une et l’autre. Elles sont différentes par leur vocation, par leur composition, par leurs mécanismes; elles ont leur rôle propre, leurs travaux doivent s’enrichir mutuellement.
Je connais, à cet égard, les préoccupations de votre Secrétaire Général, M. Karasek, à qui je voudrais rendre un hommage chaleureux et lui rappeler le plaisir que j’ai eu de le recevoir il n’y a pas si longtemps au Palais de l’Elysée.
Qu’on me permette de saisir cette occasion pour saluer aussi un homme pour lequel j’ai beaucoup d’estime: je pense à Georges Spénale, qui présida l’Assemblée des Communautés européennes et anima également l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, et à qui j’adresse, comme cela de loin, un salut amical.
Mais plaçons-nous au niveau qui est le vôtre, dans la dimension la plus large.
Il faut faire entendre votre message au monde. Chargé d’histoire, l’homme européen ne finira pas de conquérir son identité. Il vient de loin, il lui reste à parcourir une si longue route! Il subit encore en divers endroits, en divers pays, la contrainte, la séparation, les ruptures, l’injustice, les effets de la crise partout.
Rassemblons ce que nous avons de meilleur pour faire face aux épreuves, pour savoir que nos richesses sont en nous-mêmes, autour de nous, dans notre sol, mieux encore, dans notre esprit, que la première règle qui ensemencera tous les sols, c’est celle dont nous parlons depuis le début, la raison même de ma visite ici, indépendamment de ce que je vous devais: que chacun agisse selon sa conscience!
Voilà, Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les parlementaires, ce que je souhaitais vous dire ici, à Strasbourg.
J’exprimerai maintenant ma joie de votre présence dans mon pays, je veux vous dire à quel point je suis sensible, accueilli par vous, de pouvoir vous accueillir aussi, à la suite de plus de trente années. Je suis, aujourd’hui, bénéficiaire de votre hospitalité; elle m’a fourni une grande occasion de ma responsabilité politique. Mais ce n’est pas tellement mon objet que de louer votre action, même si je l’ai fait. Je cherche à exalter la grandeur de l’Europe par le meilleur d’elle-même.
(M. le Président de la République française reprend place à son fauteuil sous les applaudissements prolongés de l’Assemblée.)