Edouard

Herriot

Ancien Président du Conseil Français et Président provisoire de l’Assemblée consultative

Discours prononcé devant l'Assemblée

mercredi, 10 août 1949

Mes chers collègues, aux termes de l’article 3 de l’arrangement conclu, le 5 mai 1949, entre les signataires du Statut du Conseil de l’Europe, la Commission Préparatoire, instituée par cet arrangement, avait reçu mandat de «désigner le Président provisoire de la réunion inaugurale de l’Assemblée, jusqu’à l’élection par celle-ci de son Président, étant entendu que le Président provisoire ne pourra être, en aucun cas, membre de l’Assemblée, durant sa première session». J’ai été informé que, au cours de sa séance du 12 juillet, la Commission Préparatoire avait bien voulu, à l’unanimité, me désigner pour cette haute fonction. Mon premier devoir, impérieux et agréable, est de remercier, en leur adressant mon salut, les dix gouvernements qui se sont associés pour me conférer un tel honneur, voulant peut-être récompenser ainsi un vieux parlementaire français qui n’a cessé, malgré les déceptions brutales des événements, de travailler au rapprochement des peuples, ainsi qu’en fait foi le projet de protocole présenté, en 1925, à la Société des Nations.

(Applaudissements.)

A cette date et plus tard, j’ai eu l’honneur d’être le confident d’Aristide Briand, dont la figure si généreuse ne peut pas manquer d’être évoquée en cet instant.

(Nouveaux applaudissements.)

Il est le premier qui ait exposé l’idée d’un rapprochement pareil à celui-ci et, bien que ce détail n’ait guère que la valeur d’une curiosité historique, la fédération européenne a eu à Genève deux réunions.

Sous l’autorité de ce grand nom, je vous salue avec émotion, mes chers collègues, et, dans vos personnes, j’adresse mon salut à vos pays. C’est une erreur selon moi de croire que le rapprochement international doive naître d’une réduction de l’idée de patrie. Les sentiments élevés se complètent au lieu de se contredire. Le meilleur citoyen est celui qui, d’abord, se montre profondément attaché à sa famille, et c’est parce qu’il se sentira profondément dévoué à sa propre nation qu’il respectera sincèrement le génie des autres peuples tel que l’ont formé la nature et l’histoire.

De cette richesse d’âme qui concilie au lieu d’opposer, vous avez parmi vous, mes chers collègues, le meilleur exemple. A ce titre, vous me permettrez d’offrir notre commun hommage à celui envers qui tout être libre a contracté une dette, à mon illustre ami M. Winston Churchill (vifs applaudissements) qui a montré à quel point pouvait se tendre l’énergie humaine puisque, en des heures tragiques, il a porté sur ses épaules tout le poids d’un monde à sauver. Sa pensée est à l’origine du mouvement qui nous réunit.

Votre Statut vous confie le mandat de «donner corps et expression aux aspirations des peuples de l’Europe et de fournir aux gouvernements le moyen de rester constamment en contact avec l’opinion publique européenne». Il ne s’agit à aucun degré d'organiser ou de préparer une alliance militaire; il est seulement question de «sauvegarder et de promouvoir les idéaux qui sont le patrimoine commun des Membres participants».

Nous ne déclarons la guerre à personne; quoi que l’on puisse prétendre, notre réunion ne dirige de pointe agressive contre personne. «Toutes les portes – a dit M. le Ministre Schuman – sont ouvertes vers l’est vers tous ceux qui, aujourd’hui, s’abstiennent d’être avec nous.»

Nous voulons simplement nous associer pour défendre les deux plus grandes acquisitions de la civilisation humaine: la liberté et le droit. La liberté, pour laquelle tant d’hommes se sont sacrifiés et qui veut qu’au sein de toute organisation collective l’individu conserve l’autonomie de sa conscience, sa personnalité politique et morale; le droit, qui, par des règles consenties, limite les intérêts et les privilèges de chacun.

On ne nous dira pas que c’est une entreprise chimérique. Déjà, vers la fin du XVIIIe siècle, sous l’influence de plusieurs Anglais, Italiens et Français, un puissant courant de libéralisme traverse tous les pays de l’Europe.

Voltaire, dans ses dialogues et entretiens philosophiques, défend plaisamment la nécessité de ce qu’il appelle l’entraide.

«Supposez, nous dit-il, que deux vieux cardinaux se rencontrent à jeun et mourant de faim sous un prunier; ils s’aideront à monter à l’arbre pour en cueillir les fruits.»

Les souverains les plus inclinés au despotisme, une Catherine II, un Joseph II accueillent les réformes qu’inspire ce renouveau. La Révolution de 1848 provoque un grand élan de fraternité. Mais plus que jamais, aujourd’hui, le rapprochement de l’Europe nous paraît urgent.

La logique des faits, autant que le devoir moral, nous impose, mes chers collègues, ce rapprochement.

On l’a dit bien des fois, mais c’est une vérité qu’il faut répéter pour la faire entrer dans la conscience publique: le problème que vous allez avoir à traiter est, pour l’Europe, un problème de vie ou de mort.

Déjà, en 1920, un professeur de la Sorbonne Albert Demangeon, dans son livre sur le Déclin de l’Europe montrait le déplacement du centre de gravité mondial, du fait des conflits armés, de la création de nouvelles routes, de la formation de nouveaux capitaux, de la généralisation du régime industriel.

Le monde a terriblement évolué. Les deux guerres mondiales, par les sacrifices immenses qu’elles ont coûtés à l’Europe en hommes et en argent, ont brusquement accentué ce déplacement de valeurs.

L’Europe qui absorbait des matières premières pour les réexporter sous forme de produits fabriqués, se trouve aujourd’hui encerclée par des nations jeunes qui se sont adaptées elles-mêmes à la vie industrielle, qui restreignent leurs achats, posent pour nous la question du prix de revient et nous commandent une transformation de notre Statut.

Dans ses Regards sur le monde actuel, Paul Valéry reproche à notre continent de n’avoir pas su ordonner à des fins européennes le reste du monde, de n’avoir su faire que du passé, de s’être perdu en querelles de villages, de clochers, et de boutiques.

«Les misérables Européens», écrit-il, «ont mieux aimé jouer aux Armagnacs et aux Bourguignons que de prendre sur toute la terre le grand rôle que les Romains surent prendre et tenir pendant des siècles dans le monde de leur temps... L’Europe sera punie de sa politique: elle sera privée de vins, de bière, de liqueurs et d’autres choses encore...»

Cette prophétie date de 1917. L’Europe, selon Valéry, avait développé à l’extrême la liberté de son esprit, créé un capital de lois et de procédés très puissant; sa politique cependant demeurait empirique et sommaire.

Rendons-nous en bien compte: du fait du plan Marshall, nous vivons actuellement dans un régime artificiel, dans une euphorie provisoire.

Les chiffres des échanges entre les Etats-Unis et l’Europe ont une valeur dramatique. Ils s’expriment en dollars qui ne sont pas exactement comparables, puisque, depuis 1938, les Etats-Unis ont subi une dévaluation à la suite de la grave crise économique de 1929, plus une augmentation considérable du prix des marchandises, comme conséquence de la guerre.

Ces chiffres sont cependant intéressants, parce qu’ils marquent le déséquilibre des échanges commerciaux.

Les ventes européennes aux Etats-Unis se chiffrent pour la moyenne des années 1926-1930, à 1.200 millions de dollars, en 1938, à 600 millions de dollars; en 1948, à 1 100 millions de dollars.

Les achats européens aux Etats-Unis, pour les mêmes périodes, représentent 2 200 millions de dollars, 1 300 millions et, pour 1948, 4 800 millions de dollars.

Avant la guerre, l’Europe était en mesure de combler le déficit des échanges commerciaux par d’autres ressources que ses exportations vers les Etats-Unis. Aujourd’hui, elle ne peut plus le faire.

A une telle situation, il faut, de toute urgence, chercher des remèdes.

On a dit – et c’est vrai – que les récentes expériences tentées pour rapprocher l’économie de divers pays n’avaient guère été encourageantes.

De ces échecs, on a fourni diverses explications. La vraie raison, selon moi, de ces déceptions, c’est que le problème a été traité dans le cadre des institutions actuelles, sous la loi de leurs divergences.

Aristide Briand l’a dit avec force, dans son discours du 5 septembre 1929 à la Société des Nations. «C’est à la condition de se saisir eux-mêmes du problème et de l’envisager d’un point de vue politique que les gouvernements parviendront à le résoudre. S’ils le laissaient sur le plan technique, ils verraient devant eux tous les intérêts particuliers se dresser, se coaliser, s’opposer.» Pour dominer et réduire tant de difficultés, il faut un corps politique, une volonté politique, une action politique. C’est la raison et c’est le sens de votre réunion.

Elle représente donc, mes chers collègues, un intérêt historique de première grandeur. Il s’agit pour vous de réussir, par un effort général, dans un domaine où tant d’efforts partiels ont échoué.

Votre programme présente de nombreux aspects: sociaux, intellectuels, juridiques, administratifs. Comme il est essentiel que les masses populaires s’intéressent à vos travaux, vous tiendrez sans doute à y réserver une part essentielle aux questions sociales, à toutes celles qui touchent au relèvement de la condition ouvrière.

Il vous appartiendra de dire si vous entendez provoquer un premier débat sur les buts de votre réunion. De nombreux problèmes s’offriront à votre discussion: organisation de grands travaux européens, réorganisation du commerce ou, dans l’ordre intellectuel, cette question de l’équivalence des titres universitaires qui préoccupe gravement notre jeunesse. Mais c’est vous-mêmes qui devrez décider l’ordre et le caractère de vos travaux.

Je dois m’arrêter et ne pas entreprendre sur ce qui sera l’œuvre de votre Bureau.

J’ai le devoir cependant d’aborder une question entre toutes délicate.

En ce qui concerne l’Allemagne, le mieux est de nous expliquer honnêtement. M. Bevin a récemment abordé ce problème devant la Chambre des Communes avec sa coutumière sagesse. Sur ce grave sujet, nous sommes partagés entre deux sentiments. Nous connaissons bien la contribution immense que l’Allemagne a fournie à la science, aux lettres, aux arts, à tous les progrès. Elle a donné au monde Emmanuel Kant et son projet de Paix perpétuelle, Kant le défenseur des Droits de l’homme qui a écrit cette admirable phrase: «La politique doit plier le genou devant la morale». Goethe donne l’exemple d’une intelligence dépassant et dominant les frontières. Au bruit même du canon d’Iéna, Hegel nous enseigne que l’esprit, la science, la civilisation doivent triompher des fatalités du monde, de ses préjugés et de la servitude humiliante du passé. Pour célébrer la fraternité humaine, Beethoven compose une œuvre éblouissante dont la force d’émotion ne s’est pas épuisée. Si l’Allemagne était fidèle à ces hauts exemples, avec quel empressement nous travaillerions avec elle à l’organisation d’une Europe libérale!

Mais, représentants et, dans une certaine mesure, responsables de nombreuses vies humaines, nous éprouvons l’angoisse de voir réapparaître certaines idéologies fondées sur le culte de la force, sur le «droit du poing», qui, à plusieurs reprises, ont provoqué, dans une proportion inconnue jusque-là, des massacres, des tortures, des exécutions, des déportations, l’horreur des chambres à gaz et ont fait de nombreuses victimes dont beaucoup de familles européennes portent le deuil. Il appartiendra donc à l’Allemagne elle-même de répondre à une question qui pose pour nous un problème encore bien plus moral que politique.

Et maintenant, vous allez, mes chers collègues, commencer vos travaux. Vous aurez d’abord à vous organiser. Le Conseil et l’Assemblée de l’Europe devront être une création continue. Dès maintenant, vous savez que vous voterez à titre individuel, sans aucune pression, ce qui est conforme à la conception de la liberté et du droit. Toute création, même la naissance d’un enfant, comporte un risque; toute création est un acte de foi. L’Assemblée européenne sera ce que la fera votre volonté. Elle a l’honneur de se réunir à Strasbourg, au pays d’où s’est envolée la Marseillaise, dans cette chère ville au cœur fidèle dont le corps a été si souvent martyrisé mais qui n’a jamais laissé violer son âme, sur les bords du Rhin, «ce fleuve qui se souvient», comme disait Barrés. Jadis, nous venions ici comme en cachette, pour échanger à voix basse, avec des amis des encouragements et des espérances. Quelle fierté d’y voir aujourd’hui, librement réunie, cette illustre Assemblée à qui le destin de l’Europe est commis.

Ce sera, mes chers collègues, le plus grand honneur de ma vie de vous avoir présidé un jour. J’espère vous avoir fait sentir la ferveur de mon hommage à vos personnes et, par vous, à vos patries. En vous quittant, je demeurerai en pensée parmi vous, assuré que vous travaillerez de tous vos courages, à réaliser, pour votre part, le plus haut idéal qui ait jamais été proposé à toutes les convictions, à toutes les croyances: «Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté!»

(Vifs applaudissements.)