Karl

Carstens

Président de la République fédérale d'Allemagne

Discours prononcé devant l'Assemblée

mercredi, 26 janvier 1983

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs, je vous remercie beaucoup des paroles cordiales et personnelles par lesquelles vous m’avez accueilli, Monsieur le Président, devant cette haute Assemblée. Je vous remercie tous de l’invitation que le Président de Areilza m’a transmise en votre nom.

Je l’ai acceptée avec beaucoup de joie. Ma visite traduit le respect que nous Allemands éprouvons pour le Conseil de l’Europe. Elle montre que la République Fédérale d’Allemagne a lié son destin à celui de l’Europe libre. Cette conviction est commune à tous les partis représentés au Bundestag. Le Gouvernement fédéral en a fait la règle de conduite de sa politique étrangère. Enfin, ma visite doit aussi témoigner de mon engagement personnel en faveur de l’Europe.

J’appartiens à une génération qui a connu les souffrances et les horreurs de deux guerres. Moi- même et beaucoup de mes contemporains en avons tiré la conclusion, après 1945, que les guerres entres les peuples frères en Europe doivent être exclues une fois pour toutes à l’avenir et que la voie la plus sûre pour sauvegarder la paix en Europe est l’unification européenne.

C’est un grand bonheur pour moi qu’il m’ait été donné de coopérer pendant trente ans à la mise en œuvre de cette idée. Je fus appelé d’abord à être le premier représentant de mon pays auprès du Conseil de l’Europe. C’est à Strasbourg que les Allemands furent à nouveau accueillis, à l’époque, dans la communauté des peuples européens et c’est là que nous avons fait nos premiers pas dans la politique internationale. Au cours des années suivantes, alors que mon travail portait essentiellement sur le domaine des Communautés européennes, je suis resté lié malgré tout au Conseil de l’Europe, aussi bien comme secrétaire d’État aux Affaires étrangères que comme membre du Bundestag. C’est comme Président du Bundestag que j’eus l’honneur, en 1977, de participer à l’inauguration de votre nouveau bâtiment.

L’histoire de la République Fédérale d’Allemagne et l’histoire du Conseil de l’Europe sont étroitement liées. Leur date de naissance commune est le mois de mai 1949. C’est à cette date que fut signé le Statut du Conseil de l’Europe et que fut proclamée notre Constitution, la loi fondamentale de la République Fédérale d’Allemagne.

Les membres fondateurs du Conseil de l’Europe espéraient, en reprenant conscience des origines de la culture européenne, créer les bases d’une Europe libre et unie.

Durant ces années, la volonté d’unification était si forte que les citoyens de différents pays européens se groupèrent et agirent par eux- mêmes. Le Congrès réuni à La Haye en 1948 et où furent élaborées des propositions visant à grouper les États européens, déboucha sur l’idée que l’Allemagne devait être associée, dès le début, à la construction européenne.

C’est dans les rapports entre la France et l’Allemagne, pays voisins, qu’il y avait le plus à faire, que les plus grands efforts étaient nécessaires, comme l’ont compris Konrad Adenauer, le Rhénan, et Robert Schuman, le Lorrain, qui se mirent immédiatement à l’œuvre. Les deux peuples ne se sont pas rendu la besogne facile, et cela a précisément fondé une amitié sur laquelle reposent encore aujourd’hui la stabilité et la continuité de la politique européenne. Il y a quatre jours, les deux pays ont commémoré le Traité de l’Élysée signé en 1963 par Konrad Adenauer et Charles de Gaulle et qui a scellé la réconciliation et donné un cadre institutionnel à leur coopération.

Aujourd’hui, j’exprime ma gratitude à la ville de Strasbourg qui met sa grande tradition culturelle et son expérience politique longue et souvent douloureuse au service de la cause européenne. Je remercie tout particulièrement M. Pierre Pflimlin qui, en sa qualité de maire de cette ville et d’homme d’État français, a acquis de grands mérites au service de l’entente franco-allemande et de l’unification européenne.

Il appartenait aux fondateurs du Conseil de l’Europe de définir ce qu’est l’Europe. Ils ont donné une définition non pas abstraite, mais concrète, en plaçant la défense des droits de l’homme et des libertés fondamentales au centre de cette organisation européenne, la plus ancienne et la plus large. Par-là, ils ont touché l’essentiel de la conception européenne de l’homme. Thomas d’Aquin l’a défini ainsi: «Liber est qui sui causa est.» Est libre quiconque existe pour lui-même. La dignité de l’homme interdit d’en faire un objet. Ce qui est valable pour l’individu l’est aussi pour le peuple qui a le droit de décider lui-même de son devenir.

L’une des grandes réussites du Conseil de l’Europe est d’avoir défendu cette conviction d’une façon toujours claire et efficace. Pour beaucoup, le Conseil de l’Europe est synonyme aujourd’hui de défense des droits de l’homme.

Sur cette base, le Conseil de l’Europe a pu développer le droit des gens qui, somme toute – comme tout droit – doit être au service de l’homme. Dans la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, les États s’engagent en faveur de leurs citoyens. Mais ils font encore un pas de plus, un pas que je serais enclin à qualifier de «révolutionnaire» et d’unique jusqu’à nos jours: ils concèdent à chaque citoyen le droit de s’adresser à une instance supranationale s’il estime que ses droits sont entravés par son propre État.

Ainsi fut brisée la cuirasse protégeant la conception classique de souveraineté qui séparait hermétiquement l’individu de la communauté internationale. Chaque citoyen est devenu sujet de droit international. Il est encourageant de constater que dans tous les domaines de la vie internationale, le destin de l’individu fait de plus en plus l’objet de discussions et d’accords internationaux. L’exemple le plus récent est l’Acte final d’Helsinki.

A côté de sa fonction de gardien des droits de l’homme, le Conseil de l’Europe accomplit un travail important en vue d’harmoniser le droit national de ses États membres. Au cours des trente dernières années, plus de cent accords multilatéraux ont été conclus dans ce but. Ils concernent la circulation des personnes aussi bien que l’entraide judiciaire, l’extradition, les travailleurs migrants ou la protection des données. Par ma propre expérience, je suis à même d’évaluer l’immense travail que cela représente. Il serait quasiment impossible de le remplacer par des traités bilatéraux entre les États membres. On a calculé que cela exigerait bien plus de 20 000 traités de ce genre.

A côté de la sauvegarde des droits de l’homme et de l’harmonisation du droit national des États membres, une grande partie des activités du Conseil de l’Europe portent sur l’action culturelle. Ses expositions, consacrées à des tendances et à des époques artistiques déterminées – roman, gothique, rococo, en dernier lieu la Renaissance – qui ont rayonné sur le continent tout entier, sont exemplaires. Elles permettent de prendre conscience de l’unité de la sphère de vie européenne et refoulent certains mythes et certains préjugés qui existent encore.

C’est certainement la jeune génération qui a le moins de préventions vis-à-vis de l’Europe. Si on lui demandait: «Croyez-vous qu’un collègue français, anglais, belge, etc., de votre âge a les mêmes problèmes que vous?», la plupart des jeunes répondraient à cette question par l’affirmative. Il est donc logique que le Conseil de l’Europe, grâce à son Centre européen de la jeunesse, ait créé un point de rencontre pour les organisations de jeunesse européennes. Les nombreuses invitations qu’il adresse aux organisations de jeunesse en vue d’une visite du Conseil de l’Europe, les incitent à se préoccuper plus fortement et plus consciemment de l’œuvre européenne commune.

Cela comporte avant tout, à mes yeux, un plus grand effort pour apprendre les langues européennes. Là aussi, le Conseil de l’Europe fait du bon travail grâce à ses programmes d’échanges entre les universités. Mais la responsabilité essentielle continue d’incomber aux instances nationales et, en fin de compte, à l’individu. A mon sens, tout étudiant européen devrait connaître au moins deux langues européennes à côté de la sienne.

Le travail quotidien du Conseil de l’Europe – je n’ai pu énumérer que quelques exemples – a peut-être l’inconvénient d’être peu spectaculaire, mais il a le grand avantage d’être tangible et transparent aux yeux de chacun.

Dans la masse de ces activités, l’Assemblée parlementaire, vous-mêmes, Mesdames et Messieurs, êtes le moteur du Conseil de l’Europe. A côté du système nouveau de sauvegarde des droits de l’homme, l’Assemblée parlementaire a été la seconde création de l’époque des fondateurs de l’Europe. Pour la première fois dans l’Histoire, il a été créé une institution internationale formée de parlementaires. Ses membres sont en même temps des parlementaires nationaux et travaillent dans le domaine international. Ils connaissent leur pays et ils ont une expérience internationale. Les avantages de cette combinaison entre un mandat national et un mandat européen sont évidents tant que le mandat européen – comme dans le cas du Parlement de la Communauté européenne – n’absorbe pas toute l’énergie des députés.

Votre Assemblée est le forum de discussion politique le plus large en Europe. Des parlementaires de vingt et un États membres échangent leurs opinions et adoptent des résolutions communes. Je ne partage pas les jugements de ceux qui estiment que des débats et des résolutions n’ayant pas force de loi sont sans effet. Cette opinion repose sur une erreur qui risque d’avoir de graves conséquences pour notre démocratie. Ce serait gravement se méprendre sur la démocratie que de la réduire au vote et à l’application de décisions majoritaires. Cela présuppose, au contraire, que l’on soit prêt à écouter l’opinion d’autrui, à la prendre au sérieux et peut-être même à l’adopter. Et nulle part l’Europe démocratique, avec toute sa diversité et son large éventail d’opinions politiques, ne se fait mieux entendre que dans votre Assemblée. Vos débats sur les grands problèmes de notre temps constituent une contribution importante à la politique européenne et montrent au monde où est la place de l’Europe.

Votre Assemblée, aussi bien que le Conseil de l’Europe lui-même, a conservé son importance même après la création de la Communauté européenne comptant d’abord six, plus tard dix et, nous l’espérons, bientôt douze États européens qui sont tous en même temps membres du Conseil de l’Europe.

Du point de vue de la République Fédérale d’Allemagne et en fonction de ses intérêts, le trait d’union que constitue le Conseil de l’Europe restera nécessaire à l’avenir. Pour nous, tous les membres du Conseil de l’Europe appartiennent à l’Europe. Nous respectons les raisons qui empêchent tel où tel pays d’adhérer à la Communauté européenne. Avec certains d’entre eux, nous sommes liés par des rapports particulièrement étroits, comme l’ont montré ma visite en Suisse et la visite du Président de la République d’Autriche en République Fédérale d’Allemagne qui ont eu lieu, l’une et l’autre, en 1982.

Même après la fondation de la Communauté européenne, le Conseil de l’Europe demeure l’organisation qui comprend presque tous les États libres d’Europe, soit 385 millions d’habitants. Je ne le dis pas seulement du point de vue de l’organisation, mais dans un sens plus profond. Le Conseil de l’Europe garantit également aux citoyens de la Communauté européenne la sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. C’est le lieu qui fait apparaître dans sa plus grande diversité l’unité culturelle et spirituelle de l’Europe.

Mais l’Europe en tant qu’unité spirituelle et culturelle dépasse les frontières des vingt et un membres du Conseil de l’Europe. Pour nous Allemands, c’est là une expérience douloureuse de tous les jours. Nous aspirons à un état de paix pour toute l’Europe qui nous permettra, nous l’espérons, de surmonter la division de notre pays par une libre autodétermination. Dès aujourd’hui, nous nous employons en faveur de l’idéal européen de la dignité humaine, en faveur de la liberté de l’individu dans l’Europe tout entière. Telle était aussi la signification de la signature que nous avons apposée au bas de l’Acte final d’Helsinki. C’est le même objectif que sert la contribution du Conseil de l’Europe à la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe et aux conférences y faisant suite.

L’idée de dignité et de liberté de l’homme, qui constitue à la fois les fondements moraux et les limites du pouvoir, est née en Europe. Mais c’est hors d’Europe, dans la plus vieille démocratie du monde après la Grande-Bretagne, qu’elle a été réalisée de façon constante et convaincante: aux États-Unis d’Amérique qui sont en même temps des alliés de treize États membres du Conseil de l’Europe et qui jouent un rôle décisif pour la sécurité de l’Europe. Je me félicite donc de constater que vous recherchez avec les États-Unis et les autres démocraties d’outre-mer le dialogue entre parlementaires et invitez vos collègues à ce que le Président de Areilza appelle les «conférences de Strasbourg».

Mesdames et Messieurs, l’élan des années d’après-guerre qui renversait des poteaux frontières est passé depuis longtemps. Il menace de tourner en déception. L’Europe était habituée au beau temps de la croissance économique et a du mal aujourd’hui à résister aux vents contraires du présent.

Le chômage, notre problème le plus pressant, a atteint le niveau des premières années d’après- guerre. Il résulte de développements à long terme et ne peut, pour l’essentiel, être surmonté qu’à long terme. Nous Européens, nous ne nous sommes pas adaptés en temps voulu à la nouvelle situation que nous voyions approcher. Aucun État ne peut entièrement se disculper. La voie qui mène à des emplois durables passe par une industrie compétitive. Aussi faut-il que nous renforcions le noyau de l’économie européenne, le marché intérieur créé par la Communauté européenne et par la zone européenne de libre- échange. Mais nous ne saurions nous isoler de l’extérieur.

Il n’est peut-être pas facile politiquement, dans tel cas particulier, de rejeter l’appel à la protection. Mais un retour au protectionnisme empêcherait la modernisation qui s’impose, compromettrait la capacité d’exportation et, en fin de compte, le niveau de vie de tous. Il en va de même des subventions. Si la compétition entre les budgets nationaux remplace la compétition des entreprises, l’Europe tombera au rang d’une région de second ordre dans l’économie mondiale. Le Conseil de l’Europe ne dispose pas d’instruments économiques; mais il est cependant englobé dans cette discussion; et peut-être pouvons-nous en attendre des idées qui ouvrent des perspectives.

Nous ne devons pas négliger toutefois les conséquences sociales, psychiques et, finalement, politiques d’un chômage qui dure longtemps. Nous devons aussi nous rendre compte qu’à côté de la récession au plan mondial, d’autres raisons structurelles ont provoqué le chômage actuel.

Des emplois ont été perdus du fait de l’automatisation et de la rationalisation du processus de travail. Même si de nouveaux emplois sont créés ailleurs, bien souvent, ce n’est pas simultané et leur nombre n’est pas le même. En outre, ils nécessitent dans bien des cas une formation professionnelle différente. Ici, nos pays sont placés devant des questions sérieuses et graves qu’il faut absolument discuter d’une façon approfondie.

Mais la discussion ne devrait pas se limiter à l’économie; elle devrait aussi englober la société, le système social, et poser constamment la question de la justice.

La génération des fondateurs du Conseil de l’Europe juge sur la toile de fond des années de guerre. Dans ce miroir, le présent se détache d’une manière positive. La génération suivante, qui part de l’expérience de la croissance économique et de la prospérité, est portée à juger dans la perspective d’un avenir idéalisé. Considéré sous ce jour, le présent contraste défavorablement.

Mais il y a aussi bien des choses qui lient les générations, avant tout la responsabilité qu’elles portent pour l’avenir – une responsabilité qui dépasse les frontières nationales.

La protection de l’environnement, les technologies nouvelles, l’approvisionnement énergétique, la sauvegarde de la paix et la solidarité avec les pays en développement, tels sont les sujets qui dominent. Ils ne sauraient se limiter à l’échelon national. Les décisions prises dans ces domaines auront des répercussions sur les enfants de nos enfants.

Même s’il existe des divergences d’opinions sur la voie à suivre, il est un point sur lequel les générations tout comme les peuples d’Europe devraient se rencontrer: les idéaux démocratiques sur lesquels repose également le Conseil de l’Europe. La démocratie est ouverte au changement. Elle rejette strictement toute doctrine absolue, toute explication du monde partant d’un seul point, toute utopie ordonnée par l’État. Elle vit avec les contradictions, les imperfections et les erreurs des hommes. Cette modération que la démocratie s’impose à elle-même répond à la tradition européenne: faire confiance au bon sens du citoyen et respecter en même temps sa liberté. La liberté implique l’erreur et la culpabilité, mais aussi la responsabilité de l’homme pour son avenir. Nous, Européens, ne devons jamais oublier que notre avenir dépend de nous, en premier lieu de nous.

Je vous souhaite à tous la force et le courage dont vous avez besoin pour répondre en période difficile à votre lourde responsabilité d’hommes politiques.