Milo
Đukanović
Président du Monténégro
Discours prononcé devant l'Assemblée
mercredi, 22 septembre 1999
C'est un honneur pour moi que d'avoir été invité par le Président de P Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Lord Russell-Johnston, à venir à Strasbourg et à m’adresser à cette éminente Assemblée.
Je considère cette invitation comme un hommage à la politique menée par l’Etat du Monténégro, qui suit avec fermeté et détermination une voie démocratique et pro-européenne.
Je tiens à saisir cette occasion pour vous remercier tous de l’intérêt, de la compréhension et du soutien que vous avez exprimés vis-à-vis des processus démocratiques mis en œuvre dans notre république. L’ordre du jour de cette partie de session, les documents établis pour le débat d’aujourd’hui et les réunions bilatérales très constructives que j’ai eues aujourd’hui avec les hauts fonctionnaires de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe et du Comité des Ministres en portent également témoignage.
L’invitation que j’ai reçue reflète également, à mon sens, le grand intérêt porté non seulement à l’application du programme monténégrin de réformes démocratiques et économiques, mais aussi à la situation et aux relations internes de la Yougoslavie, en liaison avec le grave problème du Kosovo et l’état de la région. C’est également un encouragement adressé à toutes les forces démocratiques de notre pays et de la région troublée des Balkans. En outre, je considère cette invitation comme une preuve de la volonté de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe et de ses organes d’apporter une contribution encore plus marquée aux efforts de l’Union européenne, des Etats-Unis, de la Russie et de l’ensemble du monde démocratique pour aider, grâce au Pacte de stabilité pour l’Europe du Sud- Est, à une reconstruction durable de la région et à son intégration accélérée dans l’ensemble européen. Ce n’est pas, en effet, le seul avenir des Balkans qui est en jeu, mais l’avenir de l’intégration européenne et de l’intégration d’ensembles encore plus vastes.
Au vu de ces considérations, j’aborderai brièvement toutes ces questions.
La situation du Monténégro est stable, malgré tous les risques politiques, les problèmes économiques et sociaux, les diverses pressions exercées par le régime de Belgrade, les événements funestes survenus dans le pays et au-delà de ses frontières. A la suite du conflit du Kosovo et de l’intervention de l’Otan, le mouvement démocratique du Monténégro s’est renforcé. L’intention de M. Milosevic était, bien sûr, toute autre: après avoir plongé le pays dans un conflit avec l’alliance militaire la plus puissante qui soit, aux lins de conserver un pouvoir sans limite, il entendait profiter de la situation créée par l’étal de guerre et écraser le gouvernement démocratique de notre république. Il serait très long d'énumérer toutes les actions de déstabilisation menées secrètement ou ouvertement, ainsi que la propagande militaire, politique et économique, les pressions militaires et autres tirées de l'arsenal du régime dictatorial de Belgrade, et dont beaucoup sont toujours exercées actuellement en vue d'ébranler la démocratie au Monténégro.
J'espère vivement, néanmoins, que le pire est derrière nous. Le projet démocratique d’une société civile et multiethnique, fondé sur des réformes économiques, le renforcement des liens avec les forces démocratiques de Serbie, le rétablissement des relations avec les Etats nouvellement créés dans la région de l’ex- Yougoslavie et la coopération avec les voisins les plus proches, ainsi que l’ouverture aux ensembles régionaux, européens et transatlantiques, ont prouvé sa vitalité et la justesse de la voie de développement choisie, au seuil du nouveau millénaire. La garantie de la stabilité du Monténégro a réveillé l’espoir de notre peuple, libérant en lui une énergie positive, presque visible maintenant à l’œil nu.
Pendant la crise yougoslave, le Monténégro a été, durant une décennie, une oasis de paix et d’harmonie interethnique et, ces deux dernières années, un îlot de démocratie et également d’espoir, un lieu qui, dans cette région, a fait entendre la voix de la raison. Le Monténégro a été un havre de paix pour tous ceux qui fuyaient la guerre en Croatie, en Bosnie, au Kosovo, à savoir les Serbes, les Monténégrins, les musulmans, les Albanais, les Rom... A certains moments, les réfugiés et les personnes déplacées représentaient plus de 20 % de la population du Monténégro. Aujourd’hui, nous en avons encore quelque 70 000, dont des réfugiés de Croatie et de Bosnie. A une époque de nationalisme rampant dans toute la Yougoslavie, le Monténégro a préservé l’harmonie interethnique et la tolérance religieuse.
Les Albanais et les musulmans qui vivent au Monténégro, avec les Monténégrins et tous les autres, considèrent le Monténégro comme leur propre Etat. Lors des élections législatives qui ont été organisées au mois de mai de l’an dernier, et qui ont donné lieu à la formation d’une coalition et d’un gouvernement multiethniques, ils ont accordé leur suffrage aux partisans d’un développement démocratique du Monténégro plutôt qu’à leurs partis ethniques respectifs. C’est là pour nous un précieux capital politique et la garantie d’un avenir sûr.
Un tel cadre politique est la condition préalable indispensable à la réforme économique et sociale globale que nous menons dans le cadre du processus de transition, dans des conditions presque impossibles. Outre qu’il rencontre tous les problèmes caractéristiques des pays d’Europe de l’Est qui mettent en œuvre ce processus, le Monténégro fait partie d’un Etat qui, depuis sa création, se trouve dans une situation d’isolement international presque total, exposé constamment à des risques de guerre à sa porte, et subissant, à l’intérieur, une série de sanctions que Belgrade continue d’appliquer. En outre, le Monténégro a reçu une part infime de l’assistance internationale qui est normalement fournie aux pays en transition. La situation donne encore plus de prix aux résultats que nous avons réussi à obtenir dans notre processus de réforme.
La transformation du système de propriété progresse bien, même si ce n'est pas au rythme qui était prévu et qui aurait été souhaitable. Ce processus s'accélérera avec le prochain lancement d'un programme de privatisations massives, tandis que des conseillers internationaux compétents ont été choisis pour régler la situation des plus grandes et plus importantes entreprises d’Etat, qui seront vendues grâce à un appel d’offres international. Nous coopérons étroitement avec le British Know How Fund, le US/AID et d’autres partenaires internationaux intéressés. Une coopération similaire est également en place pour mener à bien la réforme du système judiciaire et de l’administration publique, et beaucoup d’efforts sont déployés pour réformer le système éducatif. En outre, dans la mesure de ses moyens, l’Etat accorde une attention toute particulière à la dimension sociale du processus de réforme.
Malheureusement, ces efforts ne sont pas soutenus par une aide internationale concrète et appropriée. Nous apprécions vivement le soutien politique de tous les acteurs clés de la communauté internationale, qui est également essentiel pour le succès de notre projet démocratique. Nous sommes, bien sûr, reconnaissants pour toute l’assistance concrète que nous avons reçue jusqu’à présent. Toutefois, il semble impossible de trouver un moyen de permettre au Monténégro de sortir du cercle vicieux dans lequel il se trouve et dont il n’est pas responsable. Le renforcement des processus d’intégration fait passer au second plan la question de la souveraineté des Etats et des frontières. Mais, lorsque l’apport d’une aide concrète au Monténégro est envisagée, notamment par l’administration européenne, ce sont précisément ces éléments qui sont mis au premier plan. On nous explique alors que le Monténégro n’est pas un sujet de droit international, qu’il fait partie intégrante d’un Etat souverain et nous subissons finalement des sanctions qui sont totalement imméritées. Au lieu de se poser la question logique de savoir pourquoi on a initialement imposé des sanctions au Monténégro, on met des mois à prendre une décision sur la procédure à suivre pour lever ces sanctions.
Tout cela affecte directement l’opinion publique au Monténégro – de moins en moins enthousiaste à l’idée de vivre dans le cadre d’une union avec la Serbie – et fait le jeu du régime de Belgrade – renforçant leur message de propagande selon lequel le monde entier est hostile aux Serbes et aux Monténégrins. Elle pense, en effet, que la communauté internationale met tout le monde dans le même sac, que l’on soit constructif ou querelleur.
L’Europe et le monde développé semblent ne pas avoir tiré de leçons de la longue crise yougoslave. Il est bien plus productif et efficace et, surtout, bien moins coûteux, d'apporter une aide et un appui qui serviront d’exemple positif, comme ce serait le cas au Monténégro, que d’éteindre des incendies tels que ceux de la Bosnie et du Kosovo. Qui plus est, le Monténégro ne demande pas la charité. Il propose des projets rentables pour des co-entreprises, avec une infrastructure législative adéquate, qui peuvent avoir des répercussions positives, non seulement dans toute la Yougoslavie, mais bien au-delà. Nous espérons que le Pacte de stabilité pour l'Europe du Sud-Est – qui a reçu le plein aval de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, ce dont on s'est réjoui lors du Sommet de Sarajevo – fera preuve, dans le cadre de sa stratégie, d'une altitude plus positive cl plus constructive à l’égard de cette approche.
Parallèlement à la mise en œuvre de son programme de réforme économique et démocratique, le Monténégro, Etat de la même fédération que la Serbie, veut contribuer de manière constructive et responsable à la stabilisation de la situation dans le pays. C’est ce qui a motivé notre gouvernement dans l’adoption d’une plate-forme jetant les bases d’une nouvelle relation avec la Serbie. Toute question de coût mise à part, au cours des dix dernières années, les relations qui représentaient les principaux points de friction et sources de conflits sanglants dans la zone de l’ex-Yougoslavie ont été résolus, ou surmontés d’une manière ou d’une autre. Je pense aux relations entre la Serbie et la Croatie, mais aussi à la Bosnie, à la Slovénie, au statut de la Macédoine.
Le Kosovo est désormais entré dans une phase d’après-conflit. Le seul problème restant est celui des relations entre la Serbie et le Monténégro, avec leur lourd passif, notamment historique. Notre gouvernement, animé par le souci de se montrer responsable et par une vision stratégique du développement démocratique, souhaitant vider les abcès qui pourraient conduire à de nouveaux conflits dans les Balkans, a décidé – guidé principalement par la nécessité de préserver les intérêts nationaux, économiques et globaux de nos citoyens – de présenter à la Serbie une proposition visant à fixer les relations mutuelles et à résoudre les tensions politiques entre Belgrade et Podgorica de manière pacifique et civilisée.
La plate-forme s’appuie sur trois grands principes: une égalité pleine et entière de tous les Etats membres de l’Union, la démocratisation et l’européanisation, et enfin une coopération totale avec la communauté internationale. La plate-forme propose un nouveau cadre, conformément aux normes européennes en matière de défense, dans la sphère monétaire, dans le système fiscal, douanier et du commerce extérieur, et en matière de politique étrangère. Le document du Gouvernement du Monténégro a été présenté au début du mois d’août au Gouvernement de la Serbie et au Parlement monténégrin, et a été diffusé aux niveaux national et international. Il a été immédiatement envoyé à tous les acteurs clés de la communauté internationale, notamment au Président de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe.
Nous sommes au regret de constater que jusqu’ici, notre proposition n’a pas obtenu de réaction positive de la part de la Serbie. Les réponses sont soit formelles et manquant de sérieux, soit indirectes, sous forme de propos malséants accusant le Monténégro de visées séparatistes, mais aussi attisant la division cl la désunion par le biais de leurs partisans au Monténégro, par un blocus économique ci par d'autres méthodes de ce genre, que nous ne connaissons malheureusement que trop bien. Une partie de l'opposition démocratique en Serbie a compris la teneur de notre initiative, mais son influence reste insuffisante dans ce pays.
Nous avons fait part de notre proposition à toutes les structures politiques de la Serbie, pas uniquement au Gouvernement de Belgrade. Il ne s’agit pas là d’un ultimatum, mais d’une initiative honnête et responsable visant à prévenir la désintégration de cette troisième Yougoslavie. En effet, après la suspension de la Constitution par le dictateur de Belgrade, après le déni de la volonté électorale des citoyens du Monténégro et après une manipulation totale des instances fédérales pour conserver au pouvoir une dictature, aujourd’hui, la Fédération ne fonctionne pratiquement plus. Et c’est cela qui fait que de plus en plus de gens, au Monténégro, sont persuadés qu’il ne peut y avoir d’union viable avec la Serbie.
Le Monténégro, et en particulier nos jeunes, n’est pas prêt à prendre dix ans de retard supplémentaires dans son développement parce qu’une mauvaise politique est suivie au niveau fédéral. En même temps, le régime de Belgrade fait en réalité tout son possible pour expulser le Monténégro de la Yougoslavie, tout en jetant officiellement le blâme sur le gouvernement démocratique de notre république. Si Belgrade ignore notre initiative, le Monténégro a, de par sa Constitution, le droit d’adopter un statut constitutionnel différent. Mais il n’abandonnera certainement pas sa voie démocratique et pro-européenne, car c’est là la seule voie d’avenir pour l’ensemble des Balkans. Plus vite Belgrade se rendra à la raison, mieux ce sera pour la Serbie, pour le peuple serbe et pour tous les citoyens de ce pays, qui, à long terme, seront ceux qui devront payer la facture de la politique désastreuse de leur dirigeant.
Pendant longtemps encore, les relations en Yougoslavie resteront, dans une large mesure, déterminées par le grave problème du Kosovo, auquel il faut trouver une solution qui respecte la résolution du Conseil de sécurité de l’Onu, dans les limites territoriales de la Serbie et de la Yougoslavie, grâce à une large autonomie et avec les normes les plus exigeantes en matière de droits de l’homme, ainsi qu’avec d’autres institutions démocratiques.
Malheureusement, nul ne peut être satisfait de la manière dont, jusqu’à présent, la communauté internationale a joué son rôle au Kosovo. Il n’était peut-être pas raisonnable d’attendre de meilleurs résultats au cours des premiers mois. Aujourd’hui, la Kfor et l’administration civile sont confrontées, au Kosovo, à des actions violentes d’Albanais qui se vengent de l’extrémisme serbe. Dans un cas comme dans l'autre, le dénominateur commun est le fascisme. Les épreuves que traversent en ce moment les Serbes, les Monténégrins cl les autres communautés non albanaises sont le résultat des atrocités perpétrées par les forces serbes, qui ont mis la province à feu cl à sang pendant la guerre, puis se sont mises à l'abri fort loin, laissant leurs compatriotes payer pour leurs exactions.
Bien entendu, tout ceci ne saurait et ne doit pas justifier les crimes que commettent des extrémistes albanais au Kosovo, et ne peut pas justifier non plus que l’inefficacité de la communauté internationale continue. Je suis convaincu qu'il est impératif aujourd’hui que la communauté internationale préserve à tout prix le caractère pluriethnique du Kosovo, car c’est là la pierre angulaire de la reconstruction de toute la région, dans l’esprit du Pacte de stabilité, et de son avenir. Dans le cas contraire, nous serions confrontés à des conséquences imprévisibles et à une incertitude quant à l’évolution de la situation dans les Balkans, ce qui remettrait en question la médiation de la communauté internationale et, je le crains, jusqu’à l’avenir même de l’Europe.
J’aimerais profiter de cette occasion pour rappeler une fois de plus combien il est important que le Pacte de stabilité pour l’Europe du Sud-Est soit mis en œuvre de manière pluridimensionnelle, c’est-à-dire qu’il serve non seulement les Balkans, mais aussi la paix et la stabilité du continent. La reconstruction économique des Balkans est une condition sine qua non pour améliorer la situation générale de la région, pour l’avenir de tous les peuples et tous les Etats de cette région qui a toujours connu des troubles. L’Europe ne peut escompter se développer en toute sécurité si les Balkans restent le prototype d’une région «à la traîne», au passé chargé de haine. A mon sens, il n’est pas exagéré de dire que l’Europe accomplit en ce moment son examen de passage pour son avenir dans les Balkans.
Certes, il incombe aux peuples de la région de prendre leurs responsabilités, mais ils sont incapables de dépasser tous les antagonismes et les graves déséquilibres et retards économiques sans la main secourable de l’Europe et du monde développé. Si l’on n’instaure pas d’économie de marché, avec ses institutions et ses règles, si l’on n’adopte pas une saine pratique commerciale et si l’on n’encourage pas l’esprit d’entreprise, si l’on ne suit pas au niveau de l’Union européenne une stratégie étatique, conçue avec les entités internationales développées, si l’on n’encourage pas l’influx d’investissements privés et si l’on ne promeut pas la coopération, notamment économique, entre les pays des Balkans et l’Union européenne, les Balkans resteront les Balkans. Mais l’Europe ne sera plus la même. Je pense que le monde développé en a pris conscience et que cette prise de conscience s’est traduite par le Pacte de stabilité pour l’Europe du Sud-Est. Le Monténégro voit dans sa mise en œuvre une chance unique pour son projet démocratique.
Enfin, j’aimerais terminer en disant combien je suis heureux cl reconnaissant que le Monténégro figure à nouveau en bonne place dans les documents du Conseil de l’Europe préparés pour cette session parlementaire. Je voudrais également dire combien je soutiens l’engagement du Conseil de l’Europe d’ouvrir un bureau à Podgorica. Je suis heureux et reconnaissant que le soutien aux politiques démocratiques de mon pays s'exprime de manière adéquate sous la forme d'une demande d'assistance économique immédiate et plus généreuse en faveur du Monténégro. Je pense enfin que la description de la situation en Serbie et au Kosovo, qui est donnée dans les documents, reflète la réalité. L'assistance et l'appui aux forces démocratiques en Serbie, ainsi qu'aux citoyens de cc pays, apportés par la communauté internationale, sont cruciaux pour l’avenir du Monténégro et donc également pour la sécurité et la stabilité de la région.
J’espère que mon exposé a contribué à compléter, en partie du moins, le puzzle de vos impressions et de votre compréhension de la réalité et de la politique au Monténégro et en Yougoslavie. J’espère aussi vous avoir donné quelques pistes possibles pour sortir de la crise dont notre pays souffre depuis de nombreuses années.
Je suis prêt à répondre aux questions que vous poserez à l’occasion du débat et à vous fournir les informations et les éclaircissements que vous pourriez souhaiter recevoir.
Je vous remercie de votre attention.
LE PRÉSIDENT (traduction)
Merci, Monsieur le Président, pour ce discours. Les applaudissements qu’il vient de recueillir traduisent bien l’appréciation de l’hémicycle. Nous serons heureux de vous réentendre plus tard pour réagir au débat et détailler certaines de vos positions.