Bülent

Ecevit

Premier ministre de Turquie

Discours prononcé devant l'Assemblée

jeudi, 10 mai 1979

Monsieur le Président, Monsieur le Président du Comité des Ministres, Mesdames et Messieurs les membres éminents de l’Assemblée parlementaire et du Comité des Ministres, je tiens pour commencer à vous remercier, Monsieur le Président, de vos très aimables paroles d’introduction et de l’appréciation constructive et objective que vous avez portée sur la position de la Turquie dans le monde et sur la contribution que la Turquie peut apporter à la paix mondiale et au dialogue entre l’Est et l’Ouest et entre le Nord et le Sud.

C’est un honneur pour moi que de pouvoir prendre aujourd’hui la parole devant l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe.

A cet honneur s’ajoutent la joie et la fierté que j’éprouve en songeant que l’occasion qui m’est ainsi offerte coïncide avec le trentième anniversaire de cette importante Organisation. Il s’agit du premier parlement international digne de ce nom, dont l’autorité morale n’a cessé de se renforcer au cours de ces trente années.

Cependant, la démocratie a survécu et survivra en Turquie, car la société turque a déjà dépassé le point de non-retour et le peuple ne se laissera pas détourner de son choix initial.

Permettez-moi, Monsieur le Président, de vous féliciter, vous-même et les membres éminents de l’Assemblée parlementaire, sans oublier toutes les nations démocratiques qui ont contribué à la réussite et au prestige du Conseil de l’Europe.

Je vois en lui le vivant monument de l’attachement des Etats membres à la démocratie et une institution exemplaire qui ne cesse d’œuvrer dans tous les domaines pour enrichir la démocratie et développer les libertés et les droits de l’homme.

La Turquie, dont la démocratie a pratiquement le même âge que celle du Conseil, est fière d’appartenir à cette institution depuis l’année de sa fondation.

Elle est, parmi les pays en développement, le seul où la démocratie n’ait subi aucune éclipse aux cours de ces trois décennies. Ce n’est pas chose aisée que de la maintenir et de la respecter dans un pays aux prises avec les terribles difficultés et handicaps des nations en développement. La tentation est forte, face à ces difficultés, d’emprunter des raccourcis trompeurs qui, sans qu’on s’en rende compte, risquent d’éloigner la société de la voie de la démocratie, une voie qui suppose patience, persévérance et tolérance.

Rien d’étonnant donc à ce que le processus et l’évolution démocratiques aient connu en Turquie des périodes fastes et néfastes; c’est au cours de ces dernières, lorsque le recul des forces économiques et sociales tendait à nous éloigner de la démocratie, que notre appartenance au Conseil de l’Europe a été à plusieurs reprises la boussole qui nous a aidés à maintenir le cap. La meilleure sauvegarde de la démocratie est incontestablement en Turquie — comme dans tout autre pays démocratique — l’attachement du peuple à la liberté, mais c’est notre appartenance au Conseil qui nous a bien souvent empêchés de nous égarer.

Ceci étant, je voudrais surtout consacrer cette allocution aux problèmes que la Turquie connaît depuis quelques années et aux épreuves que la démocratie a connues en raison précisément de ces problèmes.

Je parlerai à ce propos des difficultés que tout pays en développement résolu à atteindre ses objectifs dans un cadre démocratique peut avoir à affronter. En ce sens, les solutions valables apportées aujourd’hui aux problèmes de la Turquie peuvent être une source d’encouragement pour les pays désireux de suivre la même voie.

La Turquie est l’un des pays qui, à notre époque, a connu les transformations les plus rapides. Aussi les problèmes et les conflits dus aux changements et aux transitions ont-ils été marqués par une certaine acuité.

Les mutations qu’a connues la Turquie n’ont pas seulement intéressé l’infrastructure. Elles ont porté en même temps sur l’infrastructure et la superstructure. Parfois même la superstructure a été la première touchée. Les bouleversements suscités par un tel processus de mutation générale et accélérée ont été quelque peu atténués par un régime démocratique qui, tout en permettant au mécontentement causé par les difficultés d’adaptation de s’exprimer, rendait plus difficile encore le maintien de la démocratie.

C’est surtout au cours des trente dernières années que la Turquie a connu une période de développement économique rapide, mais en même temps quelque peu désordonnée et déséquilibrée. A une date plus récente, les contraintes imposées par la crise économique et mondiale des années 70 ont causé un choc à l’économie et à la société.

La Turquie a un taux plutôt élevé de croissance démographique et c’est là un facteur qui a aggravé nos problèmes sociaux pendant cette période de transformation. Les grands centres urbains ont connu un afflux d’immigrants. Ceux de la première génération étaient très satisfaits de leur sort puisqu’ils pouvaient comparer les facilités que leur offraient les villes avec le mode de vie pénible et étriqué qu’ils avaient connu dans les régions rurales attardées. Ceux des deuxième et troisième générations, en revanche, ne trouvaient guère de consolation dans cette comparaison. Ils éprouvaient, dans leur esprit et dans leur cœur, la frustration provoquée par les contrastes qui existent dans les agglomérations urbaines, en particulier lorsque le chômage atteignait un seuil critique.

Les candidats à l’enseignement supérieur ont dans l’intervalle augmenté, alors que les diplômés avaient de plus en plus de peine à trouver des emplois à leur convenance.

Puis il y a eu naturellement cette imposante migration des chômeurs et des chômeurs partiels, notamment en provenance des zones rurales et des régions les plus déshéritées de la Turquie, vers les pays industrialisés de l’Occident. Les gens se trouvaient du jour au lendemain transplantés de leur lointain village d’Anatolie, localité coupée du reste du monde, dans les centres hautement industrialisés et sophistiqués du monde occidental. Tout en ne tardant guère à s’adapter à des cultures, à des milieux et à des modes de vie totalement nouveaux et différents, ils restaient étroitement en rapport avec leurs villes et leurs villages de Turquie. Ils sont devenus des maîtres à penser et se sont faits les avocats de nouvelles valeurs et de nouveaux modes de vie assez exigeants dans leur milieu d’origine, qu’ils visitaient régulièrement ou avec lequel ils correspondaient fidèlement par lettres ou même par bandes magnétiques. Ils sont devenus les tenants d’un changement encore plus accéléré et encore plus radical en Turquie. Il en est parfois résulté des conflits, notamment dans les régions sous-développées du pays, non seulement en raison de niveaux de développement et de milieux culturels nettement différents, mais aussi en raison des différences d’âge. On eût dit qu’en se rendant annuellement au pays ou en correspondant régulièrement avec lui, ils empruntaient un tunnel qui remontait le temps.

Sous l’influence de ces facteurs, au cours des dix ou douze dernières années, les impatients en quête de solutions trop radicales, voire miraculeuses, aux problèmes complexes et multiples d’une société pluraliste en évolution ont éprouvé un sentiment de frustration; les milieux qui souhaitaient recueillir les bénéfices matériels du développement économique rapide, tout en luttant en vain pour empêcher les conséquences sociales, culturelles et politiques inévitables de ce développement économique rapide ont, quant à eux, réagi encore plus vivement, se sentant encore davantage frustrés.

Ces groupes antagonistes aux deux extrémités du paysage politique ne pouvaient espérer atteindre leurs objectifs mal définis et indéfendables dans le cadre du régime démocratique existant ou en tentant de modifier ce régime par des moyens pacifiques. Ils ont donc eu tous les deux recours à la force et il en est résulté une escalade du terrorisme.

Ils ne pouvaient espérer modifier le contexte politique existant par des moyens pacifiques, étant donné que la grande majorité de la population demeure fermement attachée à la démocratie et qu’en Turquie la démocratie bénéficie de solides garanties constitutionnelles et institutionnelles.

Parmi ces garanties, je puis citer le pouvoir judiciaire totalement indépendant avec un système de nomination et de promotion autonome, les hautes cours, dont les membres sont élus, habilitées à abroger des lois et à annuler des décisions administratives, des universités autonomes, une presse libre et une radio et une télévision indépendantes, ainsi qu’un mouvement syndicaliste libre et puissant.

Cet attachement de la population à la démocratie ainsi que ces garanties constitutionnelles et institutionnelles ont permis à la démocratie turque de surmonter la terrible épreuve que constituaient des années de terrorisme ainsi que les graves problèmes économiques et sociaux auxquels nous étions confrontés.

Plus récemment, les troubles au Moyen-Orient, qui ont pris une ampleur nouvelle, et la vacance du pouvoir en Iran ont contribué à accroître l’agitation en Turquie, une partie des impatients et des radicaux de droite comme de gauche ayant cru pouvoir exploiter le nouveau climat régnant dans cette partie du monde pour parvenir plus facilement à leurs fins.

Bien qu’il soit encore trop tôt pour prévoir les conséquences futures, les événements en Iran revêtent une importance historique, dénotant l’aspiration fondamentale du peuple iranien vers une société libre, démocratique et moins dépendante de l’étranger. Ce qui s’est produit en Iran ne peut cependant manifestement pas arriver en Turquie; il existe, en effet, des différences considérables entre les structures politiques et sociales des deux pays voisins, par exemple l’opposition massive en Iran tendait à remplacer un

régime autoritaire par un régime démocratique, tandis qu’en Turquie la démocratie existait déjà et les groupes marginaux opposés au régime voulaient imposer des régimes autoritaires contre la volonté des masses; en Turquie, le développement économique est allé de pair avec les réformes sociales, politiques et institutionnelles qui doivent accompagner le développement, tandis qu’en Iran, ces réformes n’ont pas pu avoir lieu; en Turquie, le laïcisme est profondément enraciné et l’attachement du peuple à la religion a été concilié de manière satisfaisante avec les principes d’un Etat laïc, tandis qu’en Iran cela n’était pas le cas.

La proximité géographique a néanmoins incité plusieurs groupes à tenter de se lancer dans des aventures similaires en Turquie. Si ces tentatives ont échoué, elles ont cependant contribué à une recrudescence de l’agitation et du terrorisme. Ce sont ces circonstances également qui nous ont obligés à décréter la loi martiale dans certaines provinces par mesure de sécurité.

Malgré les différences entre la situation sociale et politique en Turquie et en Iran, de solides liens historiques et culturels unissent les deux pays, et je considère qu’une coopération étroite et fructueuse, qui pourrait et devrait s’instaurer entre les deux pays voisins, serait un gage de stabilité et de progrès au Moyen-Orient dans son ensemble.

Je suis convaincu que fort de son passé historique, le peuple iranien surmontera ses difficultés actuelles et assurera un avenir radieux à son pays. Dans l’intervalle, il est essentiel que l’Iran puisse sauvegarder son unité et son intégrité, c’est indispensable non seulement pour l’Iran mais pour la paix et la sécurité de toute cette région. J’espère donc vivement que toute tentative de rompre l’unité de ce pays sera vouée à l’échec.

L’unité de la nation turque repose sur le fait que les différences ethniques n’entrent pas en compte dans les attitudes traditionnelles et les relations sociales du peuple turc. Dans l’histoire de la Turquie, les conflits ethniques ou religieux ne sont apparus qu’à la suite de provocations extérieures au pays. Durant ces dernières années, et depuis quelques mois surtout, des provocateurs manipulés par l’étranger agissent de nouveau sur le territoire, ces provocations ne sont pas seulement dirigées contre la Turquie, mais contre plusieurs pays de la région. Parfois, des forces opposées rivalisent d’efforts pour provoquer et contrôler les mêmes groupes ethniques ou religieux, dans le but évident d’entretenir les divisions et de diviser plus encore, pour mieux affaiblir et dominer la région et certains des pays qui la composent.

Le Moyen-Orient n’est certainement pas un milieu confortable pour la démocratie, plusieurs gouvernements ou courants politiques et groupes d’intérêts puissants dans le monde s’efforçant constamment de s’immiscer dans les affaires intérieures et extérieures des pays de la région.

L’importance stratégique et les richesses pétrolières de la région sont au moins autant un fardeau qu’un atout pour ces pays et la Turquie est l’un des rares pays de cette région qui doit s’accommoder de cette situation et résister à ces courants de l’extérieur sans avoir l’avantage et les moyens d’action que lui donneraient d’importantes ressources pétrolières.

Dans ces circonstances, il faut constamment rester vigilant pour éviter que les portes et les fenêtres ouvertes d’une société démocratique comme celle de la Turquie ne laissent entrer des courants extranationaux et internationaux divergents qui viendraient perturber davantage encore une situation politique et sociale naturellement confuse et compliquée dans une période ardue d’adaptation et de développement accéléré.

Cependant, la démocratie a survécu et survivra en Turquie, car la société turque a déjà dépassé le point de non-retour et le peuple ne se laissera pas détourner de son choix initial.

J’espère aussi que nous pourrons mettre fin ou réduire prochainement le champ d’application de la loi martiale.

L’efficacité des forces de sécurité intérieure s’est progressivement et régulièrement améliorée et un nombre croissant de terroristes sont appréhendés et jugés. Ces faits devraient tôt ou tard exercer leur effet dissuasif. La paix est déjà revenue dans les écoles et les universités après des années de lutte et d’enseignement interrompu dans bien des établissements. Les heurts avec la population ne se sont plus reproduits depuis les événements tragiques de la fin de l’année dernière.

Nous savons bien sûr que le terrorisme ne peut être supprimé simplement par l’efficacité accrue des forces de sécurité et des mesures prises, tout comme nous savons qu’aucun pays ne peut ni ne doit compter indéfiniment et exclusivement sur l’attachement du peuple à la démocratie, ou sur l’efficacité des garanties constitutionnelles et institutionnelles.

L’ampleur des difficultés économiques rencontrées par la Turquie depuis quelques années provoquerait un malaise social et créerait un terrain propice au terrorisme dans n’importe quel pays. On peut même dire, je crois, que dans très peu de pays, la démocratie pourrait résister à 50 % d’inflation et à 20 % de chômage aussi longtemps que l’a fait la démocratie turque.

Nous devons donc trouver le moyen de sortir de la crise économique, la pire qu’ait connue notre histoire républicaine.

Des erreurs ont été commises dans la structuration et la gestion de l’économie turque, mais il serait injuste de rejeter toute la responsabilité des difficultés actuelles sur ceux qui ont commis ces erreurs. La crise économique mondiale a été un facteur plus important, car la Turquie fait partie des pays en développement pauvres en pétrole de plus en plus coincés entre l’augmentation effrénée des prix du pétrole, d’une part, et celle des prix des biens d’investissement et des produits semi-finis d’autre part — biens que nous devons importer en quantité massive pour faire fonctionner nombre de nos industries et maintenir notre rythme de croissance.

En restructurant l’économie et en exploitant mieux nos ressources naturelles, nous pouvons améliorer considérablement nos ressources en devises, non seulement par des exportations de biens mais aussi par l’exportation de notre technologie vers certains pays de la région et par le tourisme pour lequel la Turquie est privilégiée.

En effet, l’an dernier, alors que nous ne pouvions utiliser que la moitié environ de notre capacité industrielle en raison des coupures d’électricité et de la pénurie des produits importés, nous avons pu augmenter de plus de 30 % nos gains à l’exportation et, pour les trois premiers mois de cette aimée, le taux d’augmentation a atteint 38 %. Récemment, nous avons pu mettre fin aussi à des années de coupures d’électricité quotidiennes en exploitant mieux nos propres ressources naturelles pour la production d’énergie.

La Turquie possède manifestement un potentiel considérable d’accroissement de son autonomie économique et sa situation géopolitique offre également de larges possibilités pour une coopération tripartite qui devrait permettre à l’industrie et à la main-d’œuvre turques d’exploiter fructueusement la capacité technologique sous-employée de certains pays développés et les capitaux sous-employés de plusieurs pays de la région.

La Turquie offre de vastes possibilités aux investissements étrangers, notamment en raison des marchés prometteurs existant dans certains pays de la région et nous sommes prêts à accueillir ces investissements, dans la mesure où ils contribueront à notre développement économique et technologique et à l’équilibre de notre balance des paiements et favoriseront la coopération régionale.

Mais nous avons besoin d’un ballon d’oxygène et d’un peu de pétrole pour remettre en marche notre économie sur une base plus saine et sortir de la crise.

Jusqu’à présent nos partenaires et amis en Occident ont, à de rares exceptions près, assisté à cette évolution en spectateurs passifs voire sympathisants. Après la rencontre de la Guadeloupe, au début de cette année, plusieurs de nos amis ont déclaré que la Turquie avait de toute urgence besoin d’une aide sous forme de crédits importants. Plus de quatre mois se sont écoulés depuis et cette aide «urgente» n’a pas encore été dispensée, encore que récemment certains indices nous aient encouragé à l’espérer pour bientôt peut-être.

La Turquie a été obligée d’affecter aux seules importations pétrolières la quasi-totalité de ses recettes d’exportation au cours de ces quatre mois. Il lui a fallu de surcroît, au cours de cette même période, verser une somme équivalant à la totalité de ses recettes annuelles d’exportation de tabac et de coton — qui constituent ses deux principaux articles d’exportation — à titre d’acompte du remboursement de la dette étrangère.

Certains observateurs occidentaux s’étonnent que l’économie et la démocratie turques puissent encore survivre. Nous ne pouvons toutefois nous empêcher de penser qu’un apport plus substantiel que des manifestations de surprise et de sympathie pourrait et devrait être espéré de nos amis, si tant est que des entreprises communes ou des alliances sont censées garantir la solidarité dans les temps difficiles.

L’année dernière, et cette année notamment, nous avons pris des mesures de stabilisation économique qui présentent de gros risques politiques pour tout gouvernement démocratique. Nous avons pris volontairement ces risques politiques. Nous ne pouvons toutefois nous permettre de prendre des risques sociaux dans une mesure qui aggraverait de façon critique l’agitation dont notre société est déjà la proie.

Dans un pays démocratique qui en est au stade du développement, l’applicabilité sociale de mesures de stabilisation est pour le moins aussi essentielle que leur applicabilité économique.

Dans un tel pays une stabilité statique n’est pas rentable, et, même lorsqu’elle paraît rentable, elle comporte des inconvénients à un moment donné. Il faut que la stabilité soit dynamique et qu’elle imprime une certaine impulsion à la croissance et au développement.

La Turquie en particulier est obligée de maintenir un rythme assez élevé de croissance et d’adopter une stratégie de développement équilibré et sain, pour les raisons suivantes:

— il lui faut sauvegarder sa démocratie tout en mettant son économie sur pied et, à cet effet, elle doit être à même de satisfaire les besoins fondamentaux d’une population croissante dans une société ouverte et libre;

— il lui faut attaquer à la racine les troubles sociaux et le terrorisme en abaissant le taux élevé du chômage et en réduisant l’injustice sociale;

— il lui faut en définitive réduire à des dimensions tolérables l’écart entre elle-même et ses partenaires aux économies très développées, afin de pouvoir poursuivre la collaboration sur une base viable;

— il lui faut accroître rapidement ses recettes en devises afin de pouvoir acquitter ses dettes cumulatives et financer des importations essentielles;

— il lui faut élargir et renforcer l’infrastructure de son économie, qui est difficilement à même de supporter plus longtemps le poids de son industrie;

— il lui faut enfin maintenir dans une mesure viable sa capacité défensive dans une région en proie aux différends, aux troubles et aux incertitudes.

Comme je l’ai déjà dit, la Turquie dispose d’un potentiel économique suffisamment important pour avoir une chance de réaliser une stabilité dynamique dans ces conditions, et à l’avenir nos relations avec l’Occident seront inévitablement, et malgré nous, influencées par la mesure dans laquelle la Turquie pourra compter sur l’appui de ses alliés et partenaires, dans les efforts qu’elle déploie pour surmonter ses difficultés économiques actuelles tout en exécutant un tel programme de stabilisation et de développement.

Par «inévitablement» je veux dire que la Turquie n’entend pas relâcher ses liens avec ses partenaires du fait d’un choix politique, mais que des facteurs économiques pourraient en eux-mêmes affaiblir ces liens. De fait, les difficultés engendrées par la pénurie de devises fortes, à laquelle la Turquie a dû faire face ces dernières années en maintenant son volume d’échanges avec l’Occident, ont d’ores et déjà eu pour conséquence de modifier sensiblement la composition de ses relations commerciales extérieures, l’éloignant quelque peu de ses partenaires occidentaux.

Une telle évolution gênerait évidemment nos efforts pour franchir successivement les stades de notre association avec la Communauté économique européenne, compte tenu notamment du fait que certains pays membres ont tendance à opposer des difficultés à une association juste et viable avec la Turquie.

Chez certains du moins de nos alliés et partenaires occidentaux, la tentation de tirer parti des difficultés économiques de la Turquie semble l’emporter sur la volonté de l’aider à résoudre ses difficultés économiques immédiates et critiques. D’aucuns semblent vouloir profiter de ces difficultés pour imposer à la Turquie certaines politiques ou certaines stratégies restrictives de développement.

Une telle tentation s’explique en particulier — et peut-être essentiellement — par les préoccupations qu’a causées à certains de nos alliés et partenaires occidentaux la réévaluation à laquelle la nation turque a procédé dans le domaine de ses relations internationales et notamment régionales, afin de mieux s’adapter à l’évolution mondiale ainsi qu’aux exigences géographiques et historiques.

Comme vous l’avez dit, Monsieur le Président, la Turquie est à la fois en Europe et en Asie et elle a des racines historiques dans certaines régions d’Afrique.

La Turquie est un Etat laïc et sa population est en grande partie musulmane.

Elle est située au carrefour de l’Orient et de l’Occident au sens à la fois géographique et culturel du terme.

Elle est également située au carrefour du Nord et du Sud au sens géographique et socio-économique du terme.

A une époque où tous les pays du monde sont de plus en plus soudés les uns aux autres, où les distances entre l’Est et l’Ouest rétrécissent à tous égards et où la volonté de combler l’écart entre le Nord et le Sud s’affirme avec plus de vigueur, la Turquie est appelée à remplir certaines fonctions d’une portée universelle.

Un pays jouxtant l’Union Soviétique et géographiquement proche des pays socialistes d’Europe de l’Est, dont plusieurs faisaient avec elle partie jusqu’à une date récente d’un seul et même Etat, un pays ainsi placé ne saurait feindre d’ignorer le rapprochement de plus en plus marqué entre l’Est et l’Ouest et le passage de la guerre froide à la détente. Il ne saurait demeurer indéfiniment à la traîne de ses alliés et partenaires occidentaux en ce qui concerne la normalisation de ses relations et le développement de la coopération économique avec les pays de cette région.

Il faut au contraire penser qu’il se doit au premier chef de contribuer au processus de détente et de rapprochement car c’est là, en cette ère nucléaire, le seul espoir ouvert sur l’avenir de l’humanité.

Il est donc injuste de mettre en doute les intentions de la Turquie puisqu’elle prend des mesures en ce sens, surtout si l’on songe aux multiples initiatives déjà prises au fil des années par nombre de ses alliés et partenaires occidentaux.

La Turquie est également un pays à population en majorité musulmane et elle a des liens historiques étroits avec les pays islamiques et arabes dont plusieurs faisaient avec elle partie jusqu’au début du siècle du même Etat où nous vivions sur un pied de parfaite égalité et où les différences ethniques comptaient fort peu.

Il est donc pour le moins aussi injuste de se demander si la Turquie a l’intention de se détourner de l’Occident parce qu’elle a cherché à consolider ses liens et à élargir sa coopération avec les pays islamiques et arabes; cela apparaît encore plus injuste si l’on considère que de nombreux pays de l’Ouest se sont évertués à en faire autant.

Au lieu d’exprimer ou d’entretenir des doutes ou des pensées aussi anachroniques, nos alliés et partenaires de l’Ouest devraient se demander quelle action la Turquie, avec sa situation géopolitique et son patrimoine historique, peut engager en faveur de la détente, du rapprochement Est-Ouest en général, du dialogue Nord-Sud et de rapports mieux équilibrés avec l’ensemble du Moyen-Orient.

Les problèmes du Moyen-Orient qui, de toute évidence, préoccupent vivement le monde entier, ont été rendus inutilement compliqués et explosifs pour la bonne raison que la possibilité n’a pas été donnée aux pays de la région d’essayer de les régler entre eux pacifiquement. Lorsqu’on laisse les problèmes d’une région aussi importante internationalement traîner en longueur et s’envenimer, plusieurs pays extrarégionaux finissent par s’en mêler et les problèmes se compliquent encore car les propres problèmes et aspirations de chaque puissance étrangère viennent s’ajouter en l’aggravant à une situation déjà complexe.

Cette constatation, ainsi que notre désir de vivre en paix avec tous nos voisins, a incité mon gouvernement à prendre sans plus tarder des mesures pour améliorer les relations tendues entre la Grèce et la Turquie et ouvrir la voie à une solution de l’affaire chypriote.

En ce qui concerne les problèmes fondamentaux du Moyen-Orient, à savoir la question israélo-arabe et le sort du peuple palestinien, la recherche de solutions pacifiques et satisfaisantes et d’un accord global serait grandement facilitée si les pays de la région eux-mêmes étaient en mesure de prendre l’initiative et si la priorité était donnée aux droits et aspirations légitimes du peuple palestinien.

Il est évidemment essentiel que les initiatives prises en vue de trouver des solutions ne le soient pas dans le seul intérêt des pays de la région mais témoignent d’un sens des responsabilités à l’égard du reste du monde. En effet, toute mesure irresponsable décidée à la légère dans une région stratégiquement importante pourrait fort bien provoquer une confrontation dangereuse entre les grandes puissances malgré les efforts louables déployés par ces puissances pour éviter une telle confrontation.

Ces efforts, de la part des Etats-Unis d’Amérique et de l’Union Soviétique, ont une importance capitale pour l’humanité et j’espère que la ténacité dont ont fait preuve ces deux grandes puissances pour assurer la réussite des négociations SALT II marquera une étape importante dans la prévention d’une catastrophe nucléaire.

Je sais bien, évidemment, que les accords et arrangements SALT doivent, pour être vraiment efficaces, s’accompagner d’une réduction de la tension et des armements dans toutes les parties du monde stratégiquement importantes.

La sécurité européenne, vue sous cet angle, est absolument capitale; c’est pourquoi j’espère qu’un arrangement plus global que celui envisagé dans les pourparlers sur la réduction mutuelle et équilibrée des forces sera conclu ultérieurement.

Dans ce monde en évolution rapide et en cette ère de détente, la nature, les valeurs et les possibilités de l’association de la Turquie avec les pays démocratiques de l’Occident ne devraient pas être jugées en fonction de la volonté de celle- ci de continuer à jouer le rôle d’un garde-frontière solitaire brandissant encore la bannière de la guerre froide du passé et toujours doté en grande partie des armements de la guerre de Corée ou même de la seconde guerre mondiale.

Une telle attente serait une contradiction dans les termes, elle serait en contradiction avec notre époque de changement; cela reviendrait à oublier le rôle que la Turquie peut et doit jouer aux échelons régional et international au service de la paix mondiale, d’un ordre économique plus juste et mieux équilibré, ainsi que de la diffusion des principes et valeurs de la démocratie et de la liberté.

J’aimerais en terminant, Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs, rappeler que les liens de la Turquie avec les pays démocratiques de l’Occident sont plus durables que ceux créés par une simple association formelle. Ce lien traduit la ferme détermination du peuple turc de faire vivre la démocratie et de défendre la démocratie envers et contre tous. Si la Turquie peut prouver qu’une telle détermination est viable, si elle peut prouver qu’elle est viable politiquement, socialement et économiquement, pour un pays en développement, beaucoup de choses dans le monde pourraient s’en trouver changées.

C’est à cause de ce lien durable et essentiel que la Turquie attache un grand prix à son appartenance au Conseil de l’Europe — une institution qui, à ses yeux, représente la volonté collective des Etats membres de sauvegarder et rajeunir sans cesse la démocratie et de propager toujours plus loin les vertus et valeurs du mode de vie démocratique.