Recep Tayyip
Erdoğan
Premier ministre de Turquie
Discours prononcé devant l'Assemblée
mercredi, 28 juin 2006
M. Erdoğan est heureux d’être présent aujourd’hui devant l’Assemblée parlementaire dans le cadre de l’Alliance des civilisations. Un programme d’action a été soumis aux Nations Unies dont on attend des démarches concrètes sur le plan de l’éducation, de la jeunesse et de l’intégration. Le Conseil de l’Europe peut y apporter ses valeurs.
Le Premier ministre met l’accent sur l’unité dans la diversité et la pluralité dans l’unité. Tout est basé sur l’expérience de la coexistence pacifique. Le principe du pluralisme que défend également le Conseil de l’Europe est lui aussi important pour sauvegarder la paix. Les sociétés européennes se composent de plusieurs ethnies, ce qui pose parfois problème à la suite de malentendus. Les institutions européennes doivent renforcer la compréhension mutuelle et la tolérance. La plupart des grandes villes européennes comptent de 10 à 25 % de citoyens de confession musulmane. Ces chiffres montrent l’importance qu’il y a à maintenir un environnement pacifique qui favorise l’intégration. Les problèmes posés par l’immigration n’ont rien à voir avec l’islam, mais sont dus à la marginalisation de certaines communautés au sein de la société. Ce n’est pas la haine qui permettra de résoudre ces problèmes. Il convient de trouver des instruments qui permettront d’intégrer ces communautés à la société. Ce défi n’est pas impossible à relever si des efforts sincères sont entrepris de part et d’autre.
Il faut diffuser la culture de la tolérance, tendre la main aux plus faibles, voir le monde comme une maison commune, former les jeunes à la coexistence pacifique. Chaque société doit partager ses valeurs avec les autres. Il faut commencer par comprendre pour encourager ensuite ces valeurs à se développer au sein de la société. L’Alliance des civilisations poursuit ces buts. Elle laissera ainsi un monde pacifique aux générations futures.
En Turquie, plusieurs cultures et religions ont existé au cours de l’histoire. En tant que Premier ministre de la Turquie et en tant que représentant des fondateurs de l’Alliance des civilisations, M. Erdoğan se dit prêt à contribuer à ces efforts. Il existe en Europe une géographie des droits et des valeurs. L’Union européenne et le Conseil de l’Europe en sont les exemples. L’Assemblée parlementaire, étant l’expression démocratique du Conseil de l’Europe, a une responsabilité importante puisqu’elle travaille pour un monde plus libre et plus prospère qui n’existera qu’en fonction d’une reconnaissance mutuelle des droits et des libertés fondamentales. Le Premier ministre de la Turquie se félicite de l’occasion qui lui a été donnée de parler devant l’Assemblée parlementaire et remercie chaleureusement le rapporteur. Il attend avec impatience le débat qui va s’ouvrir et se réserve la possibilité d’intervenir à la fin de celui-ci. Bien que partageant certaines options reprises dans le rapport, le Premier ministre ne peut marquer son accord avec l’ensemble du document, mais il pense que le débat contribuera à clarifier certaines différences.
La liberté d’expression est la base même de la vie moderne. Elle est le fondement de toute société démocratique. M. Erdoğan souhaite défendre cette liberté, mais il n’oublie pas que la loi internationale lui reconnaît des exceptions, à commencer par la protection des droits et des libertés des autres.
La Convention sur les droits politiques et civils des Nations Unies, en son article 18.3, ainsi que la Cour européenne des Droits de l’Homme reconnaissent que la liberté d’expression est limitée par le respect des droits d’autrui, sans quoi elle constitue une incitation à la haine raciale et, partant, un encouragement au terrorisme. L’expérience amère de l’Histoire l’a enseigné aux hommes. Pour preuve récente, la crise internationale suscitée par les caricatures de Mahomet.
Au vrai, droits de l’homme et respect des valeurs religieuses se renforcent mutuellement. Ils sont les deux piliers d’une société ouverte et libre reposant sur le respect de la loi et le fondement d’un monde pacifique. La crise des caricatures a révélé l’existence d’une fracture culturelle et religieuse entre le monde musulman et le monde occidental depuis le 11 septembre 2001, une fracture que les extrémistes des deux bords exploitent. L’extrémisme constitue une menace pour la paix et le bonheur des sociétés. Or, il progresse dans le monde musulman et en Occident; le terrorisme commis au nom de la religion et celui commis au nom de l’islamophobie s’alimentent mutuellement.
Avec M. Zapatero, l’orateur a lancé une initiative, l’Alliance des civilisations, visant à étudier ces événements de façon rationnelle. Chaque société a des valeurs sacrées qui lui sont propres – la religion, la culture, la tradition – et qui ne doivent être en aucun cas attaquées. En pratique, la liberté s’arrête toujours à celle des autres. Les dirigeants politiques ont aujourd’hui la responsabilité historique d’éviter le choc des civilisations en posant comme préalable le respect des différences. Après la fin de la guerre froide, il faut désormais construire un nouvel ordre mondial fondé sur des valeurs communes. La liberté d’expression ne saurait être confondue avec la liberté d’insulter. La démocratie, en vérité, est non seulement un régime de libertés, mais aussi un régime de tolérance et de compromis. En conséquence, elle est pluraliste et multiculturelle. Cette pluralité peut menacer les libertés et générer la haine. Il est donc nécessaire de construire un système où les libertés peuvent coexister sans violence. Ce système est la coexistence volontaire. Comment protéger les libertés dans un monde où règnent l’islamophobie et l’antisémitisme? L’islamophobie doit être considérée comme un crime contre l’humanité au même titre que l’antisémitisme.
Au Proche-Orient et en Turquie, la démocratie est passée par la libération de l’individu du dogme religieux. Mais aucune société n’est supérieure à une autre. Il n’existe pas de modèle unique, et les différences culturelles et religieuses sont source, de richesse pour l’humanité. Il est donc primordial de promouvoir la tolérance en révisant les manuels d’histoire et de religion, afin que les enfants apprennent dès leur plus jeune âge à respecter l’autre. Lors de la dernière réunion des membres de l’Alliance des civilisations qui s’est tenue à Dakar, un programme d’action a été mis au point en ce sens. Il devrait être adopté lors de la prochaine réunion qui aura lieu en novembre en Turquie. Il s’agit de viser les communautés d’immigrés en Europe, et de les sensibiliser par des actions éducatives et médiatiques au respect des différences. Sans ignorer certains aspects politiques – le conflit israélo-palestinien, l’accroissement des inégalités mondiales et les crises dans certaines parties du monde –, il faut préférer une approche pragmatique. Une fois les problèmes identifiés, il faut agir concrètement.
Si l’on est déterminé à maintenir la paix dans le monde et la coexistence des peuples, que l’on agisse. Si l’on souhaite alimenter le terreau fertile du terrorisme, il suffit de se croiser les bras. L’Alliance des civilisations permettra de prendre des mesures concrètes. Le Conseil de l’Europe soutient cette initiative; qu’il en soit remercié.
LE PRÉSIDENT (traduction)
Merci, Monsieur Erdoğan. Etant donné que vous êtes l’un des instigateurs et des coprésidents de l’Alliance des civilisations, je vous remercie tout particulièrement pour votre contribution à notre débat. Je propose à présent de donner la parole aux présidents des groupes politiques, puis je vous donnerai l’occasion de répondre. Nous poursuivrons ensuite notre débat. Comme je l’ai indiqué en début de séance, la discussion sera interrompue brièvement vers 11 h 15 pour vous donner la possibilité de répondre aux présidents des groupes politiques.
La parole est à M. Van den Brande, au nom du Groupe du Parti populaire européen.
M. VAN DEN BRANDE (Belgique) (interprétation)
remercie le rapporteur, qui a abordé un sujet difficile. Il remercie également M. Erdoğan pour sa présence et déplore que M. Zapatero, coprésident de l’Alliance des civilisations, n’ait pu participer au débat. Le discours du Premier ministre de la Turquie est encourageant, au moment où commence la procédure de suivi. En tant que démocrate-chrétien, M. Van den Brande considère que l’individu ne se conçoit que dans la société. Tout homme, toute femme peut avoir des idées, les exprimer et, ce faisant, les verser au débat. La liberté d’expression est donc un droit existentiel, conquis au prix des pires difficultés en Europe. Comme on le sait, pendant des siècles, de nombreux individus ont été sacrifiés sur l’autel des relations entre l’Etat et l’Eglise. Ce bien durement conquis doit être défendu, et il n’est pas de compromis possible sur la liberté d’expression.
Cela étant, il reste à déterminer comment cette liberté peut être conciliée avec le respect des croyances. Pour ce qui le concerne, l’orateur ne peut admettre une évolution qui confinerait la religion à la sphère privée, comme si elle ne pouvait contribuer à l’amélioration des sociétés.
(L’orateur poursuit en anglais) (Traduction) Je tiens à souligner que la question ne relève pas au premier chef de la législation ou de décisions de justice, mais des comportements et du respect de la dignité humaine et de la tolérance. Etant donné que le Premier ministre a prononcé un long discours, je terminerai ici mon intervention, non sans avoir souligné auparavant que le respect mène à la liberté et que la liberté mène au respect. Nous sommes donc favorables à ce rapport, sur lequel nous avons toutefois présenté quelques amendements parce que nous pensons qu’il faut rendre compatibles entre eux les droits et les valeurs fondamentales. Et cela ne pourra être fait qu’en modifiant les comportements.
LE PRÉSIDENT (traduction)
Merci, Monsieur Van den Brande. Je ne puis vous accorder, ni à vous ni à un autre membre de l’Assemblée, davantage de temps parce qu’un orateur invité est en droit de s’adresser à nous aussi longtemps qu’il le souhaite et que les membres de l’Assemblée disposent chacun de quatre minutes pour s’exprimer. La parole est à Mme Bargholtz, au nom de l’Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe.
Mme BARGHOLTZ (Suède) (traduction)
Merci, Monsieur le Président. Au nom de l’Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe, je tiens à féliciter Mme Hurskainen pour cet important rapport fort bien rédigé qui, comme elle l’a elle-même indiqué, vient à point nommé. Les caricatures de Mahomet, qui, à l’origine, ont été publiées dans un journal danois, non seulement ont suscité de vives réactions dans le monde entier, mais ont également donné lieu, dans certains pays, à des manifestations. Mon groupe politique partage le point de vue exprimé dans le rapport selon lequel la liberté de pensée, de conscience, de religion et d’expression est une exigence fondamentale de toute société démocratique. Cette liberté doit toutefois permettre un débat ouvert sur les questions touchant à la religion et aux croyances. Elle doit également aller de pair avec le respect des différentes croyances religieuses, même si elles ne sont pas partagées par tous. Le droit d’avoir ses propres croyances religieuses est un droit de l’homme fondamental. «Je hais vos idées, mais je me ferai tuer pour que vous ayez le droit de les exprimer», a dit Voltaire. Voilà qui exprime bien, à mon sens, ce que liberté d’expression veut dire.
Le conflit autour des caricatures danoises a clairement fait apparaître le problème. Si elles ont été ressenties comme très humiliantes par beaucoup de musulmans, ce n’est pas uniquement parce qu’elles étaient affreuses, mais aussi parce que l’islam interdit toute reproduction du Prophète. Je n’éprouve aucune sympathie pour ceux qui se moquent délibérément des croyances religieuses d’autrui, mais j’éprouve la même antipathie pour les croyants qui, se référant à la Bible ou à d’autres textes religieux, blessent et humilient d’autres personnes. Il y a eu récemment en Suède une telle affaire, qui a fait couler beaucoup d’encre. Elle concernait un prêtre qui, au cours d’un sermon, avait tenu, en se référant à la Bible, des propos offensants à l’encontre des homosexuels. Traduit en justice, il a toutefois été acquitté par la Cour suprême qui s’était fondée sur la Convention européenne des Droits de l’Homme.
Les caricatures de Mahomet ont été publiées légalement dans la presse. Et même s’ils les jugent offensantes, les gouvernements ne doivent pas en interdire la publication. Le droit de faire de l’humour à propos de la religion fait également partie du droit à la liberté d’expression. Il ne s’agit pas là uniquement d’un droit de l’homme, mais d’un principe fondamental de la société. Si cette liberté est menacée, il faut la défendre sans réserve, et cela doit être accepté par tous les gouvernements.
Dans un pays libre, les gens doivent pouvoir écrire un discours dans le cadre de la législation existante. Certaines demandes ont été faites en vue de limiter la liberté d’expression pour ce qui concerne les questions religieuses. C’est ainsi, par exemple, que M. Kofi Annan, Secrétaire général des Nations Unies, a suggéré aux pays occidentaux de modifier leur législation de sorte à interdire les attaques contre les symboles religieux. Les limites exactes de la liberté d’expression doivent, bien entendu, être examinées au sein des différents groupes religieux. Comme beaucoup d’autres, je suis convaincue de l’importance et de l’utilité d’un dialogue respectueux et constructif entre tous. Promouvoir et renforcer la liberté d’expression est certainement le moyen le meilleur et le plus sûr d’éviter les conflits.
M. MARGELOV (Fédération de Russie) (traduction)
Je suis né dans un pays qui avait le communisme pour seule religion. Le hasard a fait que, du temps de la guerre froide, j’ai passé mon enfance dans des pays musulmans – en Tunisie et au Maroc. Aujourd’hui, je vis dans un pays pluriethnique où l’on pratique le christianisme, l’islam, le bouddhisme et le judaïsme. Et puisque en Fédération de Russie ont toujours coexisté de nombreux groupes ethniques avec leurs cultures, leurs traditions et leur religion, on ne saurait parler à son propos de «choc de cultures». Mais il est certains signes révélateurs qui font apparaître qu’elle suit la tendance générale aux conflits interethniques et interreligieux.
Alors que, selon les experts les plus optimistes, le monde se trouverait à la veille d’une nouvelle ère de guerres de Religion et de conflits ethniques, d’autres affirment qu’il y est déjà entré. Quoi qu’il en soit, l’avant-garde est déjà en marche et on assiste à une escalade de la violence pour des motifs religieux et ethniques. Il n’existe pas de plans opérationnels pour ces conflits; et on ne peut pas non plus tracer de lignes de démarcation claires pour ce qui concerne ces phénomènes. Les lignes de l’intolérance réciproque courent le long des rues et s’étendent jusque dans les immeubles de nos villes. Elles divisent des régions, traversent les continents et les frontières officielles des Etats. Elles apparaissent partout où les gens sont divisés entre «les nôtres» et «les étrangers», en fonction du Dieu qu’ils prient, de la langue qu’ils emploient pour s’adresser à lui, de la couleur de leur peau et de la forme de leurs yeux.
La ligne de démarcation entre «amis» et «ennemis» est extrêmement ténue, comme on a pu l’observer tant lors des émeutes qui avaient éclaté dans les banlieues françaises qu’au moment de la publication des caricatures danoises qui ont engendré l’indignation du monde musulman. La discorde s’insinue dans toutes les communautés religieuses; et la communauté musulmane ne fait pas exception. L’attitude des intégristes musulmans à l’égard des «infidèles» est tout simplement davantage visible que l’intolérance plus discrète des chrétiens d’extrême droite à l’égard des non-chrétiens. L’image belliqueuse de l’islam est due au fait que bon nombre des auteurs d’actes terroristes sont de confession musulmane.
Il est troublant de constater qu’il existe, chez les extrémistes religieux et nationalistes, une méchanceté inacceptable. Des synagogues sont régulièrement incendiées en Europe. Et il n’est pas facile de construire une mosquée dans certaines régions de la Fédération de Russie. La vie de la population chrétienne d’Egypte laisse beaucoup à désirer. Dans les villes européennes, on assiste à des manifestations néonazies et antisémites. Dans les rues, des personnes de couleur sont persécutées. Les affrontements entre jeunes reflètent de plus en plus les chocs interethniques. Et certains hommes politiques prêchent ouvertement la haine raciale.
Toutefois, en Europe, les divisions fondées sur la religion et l’origine ethnique sont incompatibles avec les traditions culturelles actuelles, qui incluent l’ouverture à des idées différentes, le multiculturalisme et la tolérance à l’égard d’autres modes de vie, d’autres coutumes et d’autres croyances. C’est cela qui fait «la force tranquille» de l’Europe; et c’est cette force qui stimule l’intérêt et la sympathie à l’égard de l’Europe chez les personnes venant d’autres continents. Ici, au sein de l’Assemblée parlementaire, les représentants de différents pays et de différentes confessions travaillent de concert et tiennent des débats constructifs sur les grandes questions d’actualité. Ce qui prouve bien que Edmund Burke avait raison de dire que le jour viendra où chaque Européen se sentira chez lui où que ce soit sur le continent.
Des parlementaires, des experts compétents et respectés, des représentants d’organisations non gouvernementales et des chefs spirituels des communautés religieuses devraient prendre part au dialogue interculturel et interreligieux. L’Europe est prête pour cela.
M. LUND (Danemark) (traduction)
Il ne peut y avoir de société démocratique en l’absence du droit fondamental à la liberté d’expression. Sans liberté d’expression, point de démocratie. Sans liberté de pensée, point de démocratie. A cet égard, Mme Bargholtz a prononcé un discours fort inspirant.
Lorsqu’on n’est pas d’accord, il faut engager un débat démocratique. On ne peut interdire aux autres d’exprimer des points de vue qu’on désapprouve. Ainsi, je suis en droit, aujourd’hui, d’insulter tout le monde, mais je ne le ferai pas. Est-ce à dire que ma liberté d’expression est limitée? Non, bien sûr. Je suis, par exemple, libre de critiquer le fait que la Turquie n’a pas reconnu le génocide arménien de 1915, qu’elle occupe la partie nord de Chypre et qu’elle a perpétré un génocide contre les Kurdes. Je suis en droit d’émettre des critiques, et j’exercerai ce droit. S’agissant de liberté d’expression, ce qui importe, c’est d’engager le dialogue avec ceux qui ont un point de vue politique différent du mien.
Les résolutions doivent être vues à la lumière de ce qu’on a appelé «la crise des caricatures». Je me réjouis de ce que mon groupe politique m’ait donné la possibilité de présenter l’autre visage du Danemark. Le concert de protestations à l’encontre du Danemark est le signe incontestable que le pays et l’Occident doivent impérativement modifier leurs politiques. Les protestations doivent être vues dans le contexte du climat politique général ainsi que dans celui de la politique que mènent les pays occidentaux à l’égard du monde musulman. Et ces caricatures ne sont rien d’autre que la goutte d’eau qui fait déborder le vase.
Au fil des ans, les idées xénophobes ont pris une place de plus en plus importante dans le débat public au Danemark et dans beaucoup d’autres pays européens. Comme d’autres pays européens, le Danemark est aujourd’hui connu comme hostile à l’égard des immigrés et des réfugiés. C’est dans ce contexte qu’il faut voir la publication, par le journal danois Jyllands-Posten, des douze caricatures du Prophète Mahomet. Le Premier ministre Rasmussen et le gouvernement auraient dû se démarquer clairement de l’objectif déclaré des caricatures, qui visaient à insulter les musulmans, sans remettre en question la liberté d’expression inaliénable du Jyllands-Posten. Une telle démarche aurait peut-être permis de désamorcer la crise, mais elle n’aurait pas éliminé les problèmes politiques fondamentaux qui l’ont rendue possible. C’est pourquoi la conduite des pays occidentaux constitue la toile de fond des protestations massives des musulmans.
Il faut traiter avec respect les personnes originaires des autres parties du monde, qui ont d’autres convictions politiques et religieuses. Et, pour parvenir à un tel respect, il est besoin notamment de dialogue et de solidarité. Nous demandons qu’il soit rapidement mis fin à l’occupation de l’Irak. De nouvelles mesures efficaces doivent être prises en vue de garantir le droit du peuple palestinien d’avoir son propre Etat. Il faut modifier les règles du commerce mondial de sorte que les pays les plus pauvres, au nombre desquels on compte quelques pays musulmans, puissent améliorer leurs chances de se développer en toute indépendance. C’est pourquoi le respect, le dialogue et la solidarité doivent se traduire par la prise de mesures dans de nombreux domaines. Car la question dépasse le cadre de la liberté d’expression et le respect des croyances religieuses. Je vous remercie.
M. JURGENS (Pays-Bas) (traduction)
Je me dois de déclarer un intérêt personnel pour la question qui nous occupe. Car, si je suis socialiste, je suis également catholique et spécialiste en droit constitutionnel.
C’est avec une grande conscience professionnelle que Mme Hurskainen a soulevé une question de droit constitutionnel: en cas de conflit entre deux droits de l’homme, lequel doit prévaloir? En l’occurrence, il s’agit d’un conflit entre le droit à la liberté d’expression et le droit à la liberté de religion. Il n’est pas facile de répondre à cette question. La liberté de religion ne met pas les croyances religieuses à l’abri de la critique. Il faut rejeter avec détermination toute revendication dans ce sens.
Ainsi faut-il faire preuve d’une grande prudence lorsqu’on évoque l’adoption de lois visant à rendre le blasphème illégal. Si je déclare en public qu’un Dieu tout-puissant qui permet que soient commises des atrocités telles que l’Holocauste est un Dieu terrible, je ne blasphème pas. Je ne fais que formuler une critique d’ordre religieux. Et la critique est une bonne chose. Je pense, bien entendu, à la critique normale. Les déclarations insultantes faites dans l’intention d’inciter à la haine à l’encontre de certains groupes peuvent déjà faire l’objet de poursuites pénales. Cela aussi, c’est une bonne chose. Mais – et là, c’est le chrétien qui parle – il ne devrait y avoir de protection particulière pour les croyances religieuses par rapport à d’autres convictions profondes telles que l’humanisme philosophique, les principes rationnels des Lumières, voire le socialisme démocratique.
Non seulement l’amendement no 2 donne une interprétation erronée de la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme, mais – et je le répète, c’est le chrétien qui parle – il place, de manière inacceptable, la foi en Dieu au-dessus d’autres convictions en indiquant que les publications à caractère blasphématoire ne relèvent pas de la liberté de la presse. La démocratie, c’est encourager le débat et non interdire la tenue d’une partie du débat.
Je tiens à féliciter Mme Hurskainen pour ce rapport fort équilibré qui appelle à une analyse plus approfondie de cette question délicate. Je regrette que la plupart des nombreux amendements déposés par mes coreligionnaires du groupe chrétien-démocrate auront pour effet de rompre l’équilibre du rapport en soulignant inutilement les limites évidentes à la liberté d’expression. C’est pourquoi mon groupe politique invite instamment l’Assemblée à rejeter ces amendements.
LE PRÉSIDENT (traduction)
Merci, Monsieur Jurgens. J’inviterai à présent M. Erdoğan, Premier ministre de la Turquie, à réagir, s’il le souhaite, aux propos qui viennent d’être tenus.
M. Erdoğan, Premier ministre de Turquie (interprétation)
commence par remercier les orateurs dont il respecte les propos. Chacun combat pour renforcer le respect de la liberté d’expression. La question essentielle est de savoir s’il faut la limiter ou non. Pour le Premier ministre, il faut définir ce qu’est exactement la liberté d’expression. Toute société pose des limites qui sont définies en termes de civilisation, de culture. Il reprend les termes employés par le porte-parole du PPE – «le respect mène à la liberté et la liberté mène au respect» – et montre l’importance de ce propos.
Concernant la liberté de religion, il est évident qu’il faut pouvoir écrire et parler librement à ce sujet. Mais il convient de distinguer les critiques et les insultes.
M. Lund a demandé le droit d’insulter. Encore faut-il définir ce qu’on entend par insulte. Dire que les Turcs se sont rendus coupables d’un génocide vis-à-vis des Arméniens ne constitue pas une insulte. Si les faits sont étayés, cela constituera une vérité historique, sinon cela prouvera la faiblesse de l’argument. Il convient d’établir une différence entre le Gouvernement turc et le Gouvernement ottoman. Les Turcs d’aujourd’hui désirent laisser cette question aux historiens.
Le respect des diverses cultures est ce qui fera le respect de l’Europe, a dit M. Margelov. Le Premier ministre turc l’en remercie. Face au phénomène de l’immigration ou aux crises comme celle qui a pris naissance au Danemark, la Turquie a réagi différemment d’autres sociétés, empêchant des conséquences plus graves. Il y a là un enseignement à retenir.
M. Jurgens a dit que, en laissant se produire l’Holocauste, Dieu a commis une erreur. Effectivement, Dieu ne peut autoriser un génocide. Il faut aimer ce qui a été créé car toute créature vivante est l’œuvre du créateur divin.
LE PRÉSIDENT (traduction)
Monsieur le Premier ministre, je vous remercie pour cette réponse franche et directe. Je remercie également les porte-parole des groupes politiques pour leurs contributions. Les observations que vous venez de formuler montrent que cette Assemblée est un forum de débat et de dialogue franc et ouvert. Nous n’éludons aucune question et j’espère sincèrement que nous poursuivrons nos travaux, dans un esprit constructif, afin de définir, pour l’avenir, une approche commune fondée sur nos valeurs communes. Merci beaucoup.