Recep Tayyip

Erdoğan

Premier ministre de Turquie

Discours prononcé devant l'Assemblée

mercredi, 13 avril 2011

Monsieur le Président Çavuşoğlu, Monsieur le Secrétaire Général du Conseil de l'Europe, M. Jagland, Mesdames et Messieurs les membres de l’Assemblée parlementaire, Mesdames, Messieurs, c’est avec chaleur que je vous salue aujourd’hui.

C’est un plaisir pour moi, de prendre la parole devant l’Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, la plus ancienne enceinte parlementaire des peuples d’Europe.

Mon allocution de ce jour coïncide avec une date lourde de sens pour les relations de la Turquie avec cette Organisation. Il y a 61 ans aujourd’hui, le 13 avril 1950, que la République turque a adhéré au Conseil de l'Europe et, soixante et un ans plus tard, ce 13 avril, j’ai l’honneur d’intervenir devant votre Assemblée, présidée par l’un de mes compatriotes. Je suis là en tant que Premier ministre d’un pays fondateur du Conseil de l'Europe et qui préside actuellement le Comité des Ministres.

Le Conseil de l'Europe, l’Union européenne (...) prouvent la promotion des valeurs universelles vers lesquelles tend le monde entier. Ces organisations sont d'ailleurs enviées par le monde entier.

Depuis sa création, le Conseil de l'Europe a beaucoup fait pour le renforcement de la stabilité démocratique sur notre continent. Je tiens donc à rendre hommage à cette Organisation qui s’est toujours élevée contre toutes les formes de discrimination et qui a toujours expliqué que le respect de la dignité humaine était le pilier commun à toutes nos cultures.

Je salue les membres de cette Assemblée parlementaire, mais également vos prédécesseurs qui ne sont plus là aujourd’hui mais qui, durant ces 61 ans, ont tout fait pour promouvoir les valeurs du Conseil de l'Europe. Aux membres présents, je souhaite plein succès pour leurs débats à venir.

J’ai pris la parole devant cette Assemblée il y a cinq ans sur la question de l’Alliance des civilisations. Aujourd’hui je viens devant vous, alors que vous venez de débattre sur la dimension religieuse du dialogue interculturel. L’initiative de l’Alliance des civilisations a été lancée conjointement par l’Espagne et la Turquie sous l’égide des Nations Unies. En un laps de temps très court, plus d’une centaine de pays sont devenus membres du groupe d’amis de l’Alliance. Cela montre qu’elle a suscité un intérêt mondial. L’initiative de l’Alliance des civilisations, il faut le savoir, a été très importante car elle a comblé une réelle lacune.

Mes chers amis, le monde musulman, le monde chrétien, la façon dont ils se sont regardés au fil de l’histoire, a été, dans une large mesure, façonnée par les croisades menées il y a plus de mille ans. Elles ont toujours été perçues comme un prétexte de diffusion des préjugés, du racisme et de formation de pôles opposés.

Aujourd’hui, il faut voir l’autre dimension des croisades. Elles ont également permis la rencontre de deux cultures, de deux religions, de deux mondes. Ces deux civilisations ont pu exercer des influences l’une sur l’autre. Ce ne fut pas seulement une confrontation mais, surtout, une rencontre. Cette interaction a porté des fruits magnifiques dans les domaines de l’architecture, de l’art, de la science, de la musique. Elle a encore des répercussions dans notre quotidien, dans notre alimentation même. Personne aujourd’hui ne nie l’impact majeur de cette rencontre des civilisations orientale et occidentale.

L’histoire des croisades n’est pas marquée que par des guerres. C’est également l’histoire d’une grande interaction culturelle, de rencontres et de compréhensions progressives de l’autre. Les armées se sont engagées dans des échanges commerciaux de produits, puis de cultures. L’histoire européenne n’est en rien différente de celle que je viens de décrire.

On ne peut interpréter l’histoire sous le seul angle de la guerre, des camps antagonistes, des groupes polarisés. Ceux qui interprètent l’histoire ainsi ne peuvent construire un avenir de paix. Ceux qui ne peuvent effacer des tréfonds de leur mémoire l’histoire des croisades, ne peuvent proposer ni la paix ni la tolérance à leur société, à leur région ou au monde dans son ensemble.

Le Conseil de l'Europe, l’Union européenne sont les preuves les plus claires que l’histoire ne doit pas se voir qu’à travers des antagonismes. Ces organisations prouvent la promotion des valeurs universelles vers lesquelles tend le monde entier. Elles sont d'ailleurs enviées par le monde entier. Elles doivent continuer à montrer la voie à l’humanité, en poursuivant leur travail de promotion de la paix et des valeurs universelles.

Le racisme, l’intolérance, l’intégrisme sont de plus en plus présents en Europe, dans les pays voisins surtout. Je suis malheureux de constater que, au sein de l’Europe, cette polarisation ne fait que s’accentuer. On observe cette situation dans certains pays, même à l’échelon gouvernemental. Certains partis politiques essayent de recueillir des suffrages sur cette base. Cela aggrave plus encore la situation que nous connaissons. Les cercles politiques doivent être prudents et montrer la bonne voie. Il faut à tout prix éviter l’émergence d’une situation aussi dangereuse.

L’oppression des droits et des libertés fondamentales au nom du populisme, pour une élection, serait une très grande injustice qui non seulement porterait préjudice au peuple du pays où cela se produirait, mais aurait aussi un retentissement en Europe et dans le monde entier.

J’attire votre attention sur le fait que la Turquie est le seul pays à avoir adopté la laïcité alors que sa population est majoritairement musulmane. La laïcité est un héritage qui nous vient de la France. Pendant des décennies, elle a été au cœur d’un débat très nourri. Elle a parfois été utilisée comme un moyen d’oppression des libertés. Elle a parfois été considérée comme un obstacle à une plus grande démocratisation. Après des décennies, grâce à nos gouvernements, nous avons réussi à nous sortir de ce débat. Nous avons pu prouver au monde que des concepts comme l’islam, la laïcité, la démocratie pouvaient cohabiter; nous l’avons prouvé en prenant de nombreuses mesures tangibles.

Alors que la Turquie est devenue aujourd'hui un modèle lourd de sens pour sa région, il est ironique de constater que la laïcité est désormais objet de débat en Europe et qu’elle peut même devenir l’occasion de porter atteinte à certaines libertés. Pourtant, à aucun moment de notre histoire et en aucun lieu, l’oppression ou l’intimidation fondée sur la foi, la croyance ou l’identité n’ont porté de fruits. L’intolérance religieuse doit céder le pas à une tolérance illimitée et incontestée.

Je le répète, il est décourageant et dangereux de voir certaines sensibilités religieuses utilisées à des fins politiques. Les valeurs universelles incarnées par le Conseil de l’Europe – la démocratie, la protection des droits de l’homme, la primauté du droit – apparaissent encore plus nécessaires aujourd’hui que jamais. La liberté, les droits, le niveau de vie ne doivent cesser de progresser, comme réclamé partout en Europe et dans le monde.

Le monde ne connaissant presque plus de frontières, il est impossible de constituer des îlots d’ordre ou de stabilité. Nous vivons dans un monde où le capital et les problèmes ne connaissent pas de frontières. Nous ne pouvons vivre dans un monde où seule une partie de la population s’enrichit, tandis que le reste s’appauvrit sans le moindre espoir. Un tel système n’est pas pérenne.

Si l’Europe s’isole et se replie sur elle-même, comment parler de droits, de valeurs et de libertés universelles? Une Europe repliée sur elle-même ressentirait des difficultés au moment d’atteindre ses objectifs, ne serait-ce que pour elle-même. L’Europe d’aujourd’hui ne peut détourner la face; elle doit entendre les appels pour la liberté venus du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord. Affirmer que seul un groupe de personnes mérite la démocratie, de bénéficier des droits fondamentaux ou qu’il est prématuré pour certaines sociétés de connaître cette démocratie est tout aussi dangereux que le racisme.

Qu'il s’agisse des valeurs universelles, d’humanité ou de droits de l’homme, il faut être attentif aux appels du Moyen-Orient et de l’Afrique et apporter notre soutien sans calcul, sans prendre en compte des intérêts particuliers. Nous devons accepter les faits tels qu’ils se présentent pour les êtres humains. Nous ne pouvons nous contenter de contempler dans ces régions les puits de pétrole sans voir la misère humaine. L’idée selon laquelle la démocratie ne peut être introduite au Moyen-Orient a été mise à mal. Tous les arguments en faveur d’une différenciation culturelle ou d’une confrontation des cultures ont été battus en brèche. Les différences religieuses, ethniques ou sectaires sont contraires à l’esprit même des événements qui se produisent dans ces régions. De tels arguments sont contraires à la volonté de ces peuples.

Nous refusons de voir surgir dans notre voisinage de nouveaux conflits et de nouvelles violences. Il importe de protéger la légitimité des mouvements. Pour ce faire, il convient d’éviter toute intervention militaire extérieure autre qu’humanitaire. Nous ne voulons pas d’un nouvel Afghanistan, d’un nouvel Irak au Moyen-Orient, en Afrique du Nord ou au Proche-Orient. Nous ne voulons pas que l’histoire se répète. Ce qui s’est produit en Irak, en Palestine ou en Afghanistan a causé des blessures très profondes dans l’esprit des peuples de ces régions et pose un problème de conscience à l’humanité. Le sens de la justice a cédé le pas à la polarisation. Ce qui s’est produit en Libye et en Palestine doit être en toute conscience jugé à l’aune des valeurs humanitaires.

Il est donc indispensable que les valeurs communes et les normes du Conseil de l’Europe soient partagées avec nos voisins immédiats. Il est normal que le Conseil de l’Europe ait réagi rapidement aux développement les plus récents.

Le Secrétaire Général, M. Jagland, et le ministre des Affaires étrangères turc qui préside le Comité des Ministres se sont rendus en Tunisie. Le contact du Président de l’Assemblée parlementaire a également été très important pour la Tunisie qui cherche à engager un processus de transition démocratique.

Nous pensons que la transition vers la démocratie constitutionnelle en Egypte est de la plus haute importance pour toute la région. Nous approuvons l’idée que le gouvernement soit transmis le plus rapidement possible à un pouvoir civil. Nous savons que les choses ne sont pas aisées. Passer d’un régime autocratique à un régime démocratique peut prendre du temps, mais il importe que les bases soient jetées le plus rapidement possible.

Concernant la Libye, nous soutenons les deux résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies. Elles doivent être mises en œuvre afin de garantir l’intégrité territoriale de la Libye, la prospérité, la sécurité et la paix de son peuple.

De même, nous suivons de très près les développements au Bahreïn. Nous avons de nombreux contacts avec toutes les parties dans la région pour essayer d’apporter une contribution. Nous parlons avec tout le monde. La Syrie, le Yémen et la Jordanie sont également importants au regard de la stabilité régionale. Nous œuvrons pour la prise en considération des mouvements populaires dans ces pays.

Mesdames et messieurs les Représentants, la Turquie peut communiquer avec tous les pays, avec tous les groupes ethniques, avec toutes les parties prenantes de sa région. Elle peut jouer un rôle très important dans la recherche de la paix, comme cela a toujours été le cas.

Pays fondateur du Conseil de l’Europe, nous avons ouvert des négociations d’adhésion avec l’Union européenne. Nous avons des liens traditionnels dans la région et nous continuons à agir pour la paix et la stabilité. En revanche, nous ne prenons pas parti, nous ne défendons pas d’intérêts particuliers. Nous ne cherchons pas non plus à nous donner un rôle spécifique. En matière de politique étrangère, nous avons pour principe de rechercher des solutions de nature à contribuer à la paix et à la stabilité. La Turquie peut créer de réelles conditions de paix et de stabilité. Les principes politiques appliqués par la Turquie à l’occasion des récents événements montrent aussi son importance au regard de l’Union européenne.

L’adhésion de la Turquie à l’Union européenne est vitale, à telle enseigne qu’elle ne peut pas être utilisée dans le cadre de campagnes électorales ou à des fins de politique interne. La Turquie est capable de prendre des initiatives dans de nombreux domaines relatifs à la prospérité et à la sécurité en Europe, au Moyen-Orient, en Afrique du Nord, ainsi que dans le Caucase et les Balkans.

Je veux également vous rappeler que la Turquie a surmonté, avec beaucoup de succès, les conséquences de la crise financière, puisqu’elle a réalisé une croissance de 8,9 % en 2010, devenant ainsi l’économie qui connaît la croissance la plus forte en Europe et parmi les pays de l’OCDE. Notre PIB est de 763 milliards de dollars, ce qui nous classe au 17e rang mondial et au 6e européen. Par ailleurs, sans y être obligés, nous avons répondu à deux des quatre critères de Maastricht.

Voilà qui nous sommes et comment nous nous présentons. Dans ces conditions, comment comprendre que l'on nous empêche d’adhérer à l’Union européenne? La Turquie est un pays fort, qui a toujours manifesté sa volonté de trouver des solutions à toutes choses. Et si elle a besoin de l’Union européenne, l’Union européenne a également besoin d’elle. Ceux qui considèrent que son adhésion serait préjudiciable à leur prospérité ou à leurs ambitions politiques commettent une injustice à l’égard de la Turquie, de l’Union européenne et de leurs propres peuples. Nous souhaitons donc que notre candidature soit traitée équitablement et que les promesses faites soient tenues.

Depuis 2002, la Turquie a réalisé des réformes historiques, notamment dans le domaine de la démocratisation. Notre gouvernement a travaillé très dur et s’est consacré à trois grands domaines: la lutte contre la corruption, la lutte contre la pauvreté et le développement de la démocratie.

En outre, ces dernières années, le gouvernement a veillé à renforcer les libertés dans tous les domaines, de manière juridique très forte. Nous avons décrété une tolérance zéro à l'égard de la torture. De nombreuses questions, qui n’étaient jamais évoquées et dont l’existence était même niée, sont aujourd’hui librement débattues. La liberté d’expression ne connaît plus d’entrave. Récemment, d’aucuns ont prétendu qu’il existait une restriction quant à la liberté d’expression et des médias en Turquie; cela ne reflète pas la réalité. Il est vrai qu’il y a huit ans encore, les médias recevaient des instructions de la part de groupes mafieux ou d'autres groupes non démocratiques, mais aujourd’hui la presse est libre.

Si 26 journalistes se trouvent actuellement en prison, ce n'est pas à cause de leur activité journalistique. J’espère que vous collectez des informations justes et précises sur ces événements. Je sors d’une réunion avec le Secrétaire Général, au cours de laquelle nous avons abordé cette question. Je lui ai demandé d’envoyer ses représentants en Turquie, afin qu’ils puissent constater sur place la réalité de la situation. Si cette mission a lieu, enfin la vérité éclatera sur ces personnes qui sont impliquées dans des actes de crimes organisés.

Monsieur le Président, mesdames et messieurs les députés, les changements qui interviennent font peser une grande responsabilité sur tous les pays européens. Nous devrions être du côté de la démocratie, de la justice, des droits de l’homme et de l’Etat de droit et non pas du côté du conflit, de l’oppression et de la violence.

Je pense que les Etats membres du Conseil de l'Europe et la communauté internationale dans son ensemble formeront un jour une coalition pour défendre ces principes. Je souhaite beaucoup de succès à votre Assemblée parlementaire.

LE PRÉSIDENT (interprétation)

Je vous remercie, Monsieur le Premier ministre, pour votre intervention du plus haut intérêt. Un grand nombre de membres de cette Assemblée ont des questions à vous poser.

Je vous rappelle, Mesdames et Messieurs les parlementaires, que vous disposez d’un temps de parole de trente secondes pour poser votre question.

La parole est à M. Agramunt Font de Mora, au nom du Groupe du Parti populaire européen.

M. AGRAMUNT FONT DE MORA (Espagne) (interprétation)

Monsieur le Premier ministre, quelle est votre position sur le rôle que devrait jouer la Turquie dans le conflit qui émerge dans le Bassin méditerranéen et dans le conflit israélo-palestinien?

M. Erdoğan, Premier ministre de Turquie (interprétation)

De nombreux pays du Bassin méditerranéen disposent d’un grand potentiel historique, et nous devons témoigner de la solidarité les uns envers les autres. Cela implique une coopération entre les Etats membres du Conseil de l'Europe, mais il serait également essentiel que nous coopérions avec les autres pays avec lesquels nous avons des plates-formes communes au sein d’autres organisations internationales et ce afin d’assurer la paix dans la région méditerranéenne.

Les récents bouleversements qui ont eu lieu dans le monde arabe et en Afrique du Nord ont montré l’importance d’une coopération entre pays voisins. D’ailleurs, grâce aux Résolutions 1970 et 1973 des Nations Unies, les pays de la région jouent un rôle extrêmement actif en Libye.

Nous avions proposé que l’Otan prenne la responsabilité de l’intervention, mais l’Union africaine, la Ligue arabe, l’Organisation des pays islamiques ont tous leur rôle à jouer. Le Conseil de la coopération des Pays du Golfe également. Nous ne souhaitions pas retenir l’approche choisie pour l’Irak ou l’Afghanistan; nous voulions que chacun prenne ses responsabilités. C’est ce que nous avons fait dans le cas de la Libye, l’Otan nous ayant conféré certaines responsabilités comme l’organisation de l’aide humanitaire, le respect de la zone d’exclusion aérienne et de l’embargo sur les armements. Telles sont les responsabilités clairement définies qui nous incombent.

Les pays de la Méditerranée, dont la Palestine, veulent s’assurer d’une véritable paix dans la région, qui sera le fondement sur lesquels pourra s’asseoir le développement économique. La Turquie n’a pas pour objectif de prendre une responsabilité de sa propre initiative. Nous ne l’acceptons que lorsqu’elle s’impose et nous continuerons à nous inscrire dans ce processus à l’avenir.

M. GROSS (Suisse) (interprétation)

Monsieur le Premier ministre, nous apprécions que vous défendiez les valeurs européennes comme nous apprécions que votre gouvernement mène pour la première fois des enquêtes sur la partie la plus noire de l’histoire de son pays au cours des vingt dernières années.

Vous avez mentionné la liberté d’expression et de la presse, mais ne craignez-vous que certains, au sein du pouvoir judiciaire, abusent de la possibilité de mener de telles enquêtes pour entraver la liberté d’expression des intellectuels. Ni Orhan Pamuk ni Mme Necla Kelek n’ont jamais rien dit contre l’Etat. Or ils sont sanctionnés et leur liberté d’expression l’est également.

M. Erdoğan, Premier ministre de Turquie (interprétation)

Une procédure judiciaire a été ouverte à l’encontre de M. Pamuk, sans que les poursuites soient menées à leur terme. Cependant, ainsi que vous l’aurez relevé dans mon allocution, les poursuites ne portent pas sur les écrits de ces personnes ou sur leurs propos, mais sur leurs relations avec certains qui complotent en vue d’un coup d’Etat. Parce qu’il y a des preuves documentées, des procédures ont été engagées, sans quoi elles eussent été impossibles. Le pouvoir judiciaire est indépendant et en tant que pouvoir indépendant, il a la responsabilité d’ouvrir des enquêtes. Le processus de détention engagé nous permet de faire la clarté sur cette affaire et c’est le pouvoir judiciaire qui fournira l’information au terme de la procédure.

Nous sommes également préoccupés par les détentions de longue durée, problème qui devrait trouver une solution, le plus rapidement possible.

Earl of DUNDEE (Royaume-Uni) (interprétation)

Compte tenu de l’influence très forte qu’exerce votre pays dans sa zone géographique, compte tenu également de sa candidature pour adhérer à l’Union européenne, pourriez-vous nous en dire un peu plus sur les mesures que votre pays pourrait prendre, par exemple, en association avec la Ligue arabe pour promouvoir la démocratie au Moyen-Orient?

M. Erdoğan, Premier ministre de Turquie (interprétation)

Je demande toujours plus de démocratie, y compris au plan institutionnel.

Le 12 septembre 2010, nous avons organisé un référendum constitutionnel placé sous le slogan «Un progrès pour la démocratie». Dans le cadre de cette démocratie avancée, 26 articles de la Constitution ayant été amendés, la Turquie a pris des mesures. Toutefois cela ne suffit pas et c’est ainsi que, le 12 juin 2011, des élections parlementaires auront lieu, à l’issue desquelles nous procéderons à une réforme constitutionnelle.

À l’occasion de la campagne électorale, nous avons mis l’accent sur la nécessité d’un Etat laïque, démocratique et respectueux de la primauté du droit. Il n’y a pas de place pour la discrimination ethnique ou pour la discrimination à l’encontre de certaines régions ou de certaines religions.

Nous sommes contre le nationalisme et contre toutes les formes d’extrémisme, y compris religieux. Au fil des huit années et demie passées au gouvernement, nous avons engrangé de beaux succès dans ces domaines et la Turquie est en train de vivre une phase de grandes transformations. De nombreux pays de la région se sont engagés dans d’autres formes de dialogue; aujourd’hui, ils nous demandent comment nous avons fait pour accomplir tous ces progrès et nous interrogent sur le modèle du parti AK. Nous leur fournissons des informations sur la façon dont les partis politiques au pouvoir fonctionnent. Nous ne fonctionnons pas seulement en tant qu’organisation centralisée; nous avons des organisations représentant les femmes, les jeunes, et notre parti politique a su s’organiser sur les 780 000 kilomètres carrés que couvre la Turquie.

Nous sommes donc ouverts sur la société. Nous n’entretenons pas le dialogue uniquement grâce aux médias, mais aussi en allant à la rencontre de nos citoyens. En tant que Premier ministre et président de mon parti, je me suis rendu dans toutes les villes turques au moins deux ou trois fois. Je suis auprès de la population, je m’implique.

Nous voulons maintenant transformer nos villes pour qu’elles deviennent plus agréables à vivre, les citoyens devant passer au premier plan de nos préoccupations, les jeunes en particulier. À cet égard, nous développerons les écoles. Telles sont les questions sur lesquelles nous nous concentrons.

Nous sommes également en étroite relation avec nos collègues des Balkans, du Moyen-Orient et bien d’autres encore, avec lesquels nous avons noué des liens étroits de coopération, qui ne cesseront pas. Nous n’agissons jamais sur la base de préjugés; nous nous tournons indifféremment vers les Etats-Unis, la Fédération de Russie, le Royaume-Uni ou les Pays-Bas. Au Moyen-Orient, nous nous tournons vers l’Arabie saoudite et les pays du Golfe. Nous représentons par conséquent un pays qui est à même de parler aux représentants de l’ensemble des pays que je viens de citer. Nous poursuivrons le dialogue auprès de tous les pays pour promouvoir la paix mondiale et régionale.

Mme BRASSEUR (Luxembourg)

Monsieur le Premier ministre, vous venez de vous référer à une organisation de femmes dans votre pays. Or je constate qu’elles sont absentes de votre délégation qui n’en compte aucune. Cela dit, la situation pourra évoluer favorablement à la prochaine session.

Ma question porte sur la liberté de la presse, dont vous avez soulevé l’importance. Or l’ouvrage L’armée de l’imam a été censuré et son auteur, le journaliste, Ahmet Sik, a été arrêté. Je voudrais connaître les raisons de cette censure et de cette détention préventive de l’auteur.

M. Erdoğan, Premier ministre de Turquie (interprétation)

Permettez-moi tout d’abord de remercier celles et ceux qui ont applaudi, car c’est nous que vous applaudissez; et de souligner le fait que la délégation compte bel et bien des femmes, puisque deux ministres femmes m’accompagnent et que des parlementaires, députées de notre parlement, sont ici présentes.

Un point me paraît important, dont j’ai déjà parlé: il est essentiel que les préjugés soient balayés.

À vrai dire, pour revenir à ces confiscations, ce n’est pas moi qui ai donné l’ordre de confisquer cette œuvre. Parmi les journalistes détenus, certains ont écrit des documents qui doivent être examinés par les tribunaux. Ceux-ci jouent leur rôle: ils diligentent des enquêtes et, lors d’une enquête, la situation actuelle est apparue. Dès lors que des informations laissent apparaître un risque, les forces de sécurité ne sont-elles pas appelées à intervenir pour prévenir le crime?

Dès lors que des informations montrent que se prépare un attentat, il est normal que le pouvoir judiciaire intervienne et demande aux forces de police de saisir les pièces à conviction. Ce livre a été trouvé publié sur internet. Je pense qu’il faut voir cela comme des faits. Encore une fois, il n'y a pas eu intervention du pouvoir exécutif, mais bien du pouvoir judiciaire. Nous tenons à l’indépendance de ce dernier. La Turquie ne veut pas d’un judiciaire qui marche main dans la main avec l’exécutif.

M. KOX (Pays-Bas) (interprétation)

Monsieur le Premier ministre, je ne suis pas d’accord avec votre dernier commentaire mais, vous le savez, j’appartiens au Groupe pour la gauche unitaire européenne. Je dois cependant vous féliciter sincèrement du résultat du vote en Turquie et je suis d’accord qu’il faut faire de notre mieux pour nous ranger du côté du changement démocratique.

À ce propos, pourquoi n’avez-vous pas tenu votre promesse d’abaisser le seuil de 10 % lors des élections en Turquie? Ce serait un changement démocratique important. Quand comptez-vous la tenir?

M. Erdoğan, Premier ministre de Turquie (interprétation)

Tout d’abord, je ne m’attendais pas à ce que vous soyez nécessairement d’accord avec tous mes arguments. Je respecte votre point de vue. Je vous rappelle toutefois que j’ai été emprisonné pendant quatre mois. Après ma sortie, nous avons créé notre parti politique, nous avons gagné des élections et, depuis huit ans, nous sommes au pouvoir avec un soutien populaire considérable. C’est le peuple, au bout du compte, qui est le meilleur juge. Puisque c’est au peuple de rendre ce jugement et qu’il nous soutient, il doit bien y avoir quelque chose!

Ce n’est pas mon parti qui a instauré ce seuil de 10 %, qui existait au moment où nous nous sommes soumis à la loi du scrutin. Nous l’avons respecté alors, ce qui montre bien que, en dépit de ce seuil, un parti comme le mien peut être créé et, très rapidement, arriver au pouvoir. Comment est-ce possible? C’est parce que nous ne nous sommes pas rangés à droite ou à gauche. Notre action politique se situe au centre, pour tous les Turcs, pour toutes les composantes de la société turque, pour chacun d’entre eux.

Ici, en France, je vois que les Roms se font expulser. Est-ce là la démocratie? En France, aujourd’hui, il n’y a pas de respect pour la liberté de religion individuelle. Est-ce cela la liberté de religion? Que ceux qui veulent juger la Turquie commencent par se regarder eux-mêmes!

Pour en revenir au seuil de 10 %, le fait de le réduire ou non n’est pas une question de démocratie. Il existe aussi ailleurs en Europe des seuils de 8 ou de 7 %. Pour la stabilité et la sécurité de notre pays, nous avons décidé de continuer à appliquer ce seuil, et le peuple en a été d’accord. Les périodes de gouvernement de parti unique ont été des périodes de développement pour la Turquie, contrairement aux époques où plusieurs partis entraient en coalition. Nous avons besoin de stabilité. Le moment venu, si nous sentons s’exprimer un réel besoin d’abaisser ce seuil, nous consulterons notre peuple. Nous ne vous consulterons pas vous! Nous consulterons donc notre peuple et prendrons une décision en fonction de ce que les Turcs nous diront. S’ils veulent que le seuil soit abaissé, il le sera; s’il doit rester inchangé d’après eux, il restera à 10 %. Ce sera la décision des 74 millions de Turcs.

Je vous demande d’envisager les choses sous cet angle aussi: cela n’a pas été facile pour nous d’arriver où nous sommes aujourd’hui. Nous avons souffert dans le passé et voulons éviter que cela se reproduise. Nous voulons avancer et être un pays exemplaire. Les partis politiques sont nombreux dans notre pays. Aucun parti n’est interdit, chaque citoyen a la possibilité de créer son parti à tout moment et de participer aux élections. Nous ne sommes pas un parti ethnique ni un parti régional, nous sommes un parti qui couvre l’ensemble du territoire et nous nous adressons à tous en Turquie. C’est grâce à ces critères que nous pouvons travailler.

Mme MARLAND-MILITELLO (France) (interprétation)

Monsieur le Premier ministre, la protection des minorités religieuses est malheureusement encore une question d’actualité.

Quelle garantie pouvez-vous apporter pour que toutes les minorités religieuses aient un droit égal d’accès à leurs lieux de culte et à leur expression religieuse ce qui, monsieur le Premier ministre, est le cas en France, contrairement à ce que vous avez dit!

M. Erdoğan, Premier ministre de Turquie (interprétation)

Je vous invite, madame, à venir en Turquie. Sans doute ne suivez-vous pas de très près ce qui s’y passe et vous devez réagir à ce que vous entendez dire.

Vous êtes française mais je crois que vous ne connaissez pas du tout la Turquie. Dans mon pays, en voyant quelqu’un qui ne connaît pas le contexte, on dit qu’il vient de France, pour exprimer qu’il est un peu en décalage. Je vois bien, dans ce contexte, que vous êtes effectivement quelqu’un «qui vient de France»!

L’élection du Patriarche orthodoxe est gérée par le Conseil des prélats, conformément au Traité de Lausanne. Les membres du Conseil orthodoxe doivent être des citoyens turcs; ce n’est qu’à cette condition qu’ils peuvent participer à cette élection et prétendre à un siège.

Nous permettons toujours à ces élections de se dérouler mais j’ai rappelé à M. Karamanlis, l’ancien Premier ministre grec, que les membres du Conseil des prélats devaient demander la nationalité turque afin d’être en conformité avec le Traité de Lausanne. Je l’ai répété plus tard à M. Papandreou et au Patriarche lui-même. À l’heure où je vous parle, les membres du Conseil des prélats sont désormais citoyens turcs. Lorsqu’ils ont souhaité célébrer la messe au monastère de Sumela, nous leur en avons donné la possibilité et trois mille personnes s’y sont rendues en compagnie du Patriarche.

La Turquie a également autorisé, pour nos amis allemands, l’organisation d’une messe chaque année à Tarsus. Par ailleurs, l’Eglise orthodoxe arménienne de Van, qui tombait en ruine, vient d’être rénovée et est aujourd’hui ouverte au culte. Je pourrais continuer longtemps cette liste d’exemples.

Les minorités religieuses présentes en Turquie sont libres d’exercer leurs cultes. Je suis le garant de cette liberté et c’est mon gouvernement qui l’a, le premier, garantie. Personne ne peut donc dire, sous peine d’être profondément malhonnête et irrespectueux, que des individus en Turquie sont privés du droit d’exercer librement leur culte.

M. RUSTAMYAN (Arménie)

À quoi sert le protocole signé avec l’Arménie si l’ouverture de la frontière conduit la Turquie à dicter ses conditions dans la résolution du conflit au Haut-Karabakh? Cette position fait de la Turquie une partie prenante au conflit.

Comment expliquez-vous, par ailleurs, la décision de démonter le monument de Kars, symbole de l’amitié entre nos peuples? Pensez-vous qu’elle aille dans le sens de bonnes relations de voisinage?

M. Erdoğan, Premier ministre de Turquie (interprétation)

Nous avons pris des engagements vis-à-vis de l’Azerbaïdjan, dont les droits ne sauraient être bafoués par l’Arménie. Des mesures doivent être prises pour surmonter le conflit du Haut-Karabakh. Ensuite seulement, nous pourrons ouvrir les frontières. La Turquie a toujours souhaité la participation du Groupe de Minsk à la résolution de ce conflit, avec les Etats-Unis, la France et la Russie.

Il y a, en Turquie, près de 70 000 Turcs d’origine arménienne et 40 000 Arméniens non citoyens turcs qui se trouvent dans le pays sans être enregistrés légalement. Si nous voulions renvoyer ces derniers en Arménie, nous le pourrions, mais nous leur permettons de vivre sur notre territoire. Au moment de la signature du protocole avec l’Arménie, j’ai participé aux discussions et j’ai constaté que la partie arménienne ne prenait pas ses responsabilités concernant sa propre diaspora. Si le Gouvernement arménien agit de manière plus déterminée, nous pourrons alors rouvrir les frontières.

M. IWIŃSKI (Pologne) (interprétation)

La Pologne a entretenu des relations diplomatiques pendant six siècles avec la Turquie, pays avec lequel elle a également eu une frontière commune pendant trois siècles. Je me félicite de votre nouveau rôle sur la scène internationale.

Quelle est votre position sur la question de l’assimilation des migrants?

M. Erdoğan, Premier ministre de Turquie (interprétation)

Je suis opposé à toute assimilation culturelle. C’est pour moi un véritable crime contre l’humanité. Je l’ai dit par le passé et je le répète aujourd’hui.

En revanche, l’intégration est nécessaire et mon gouvernement encourage les Turcs qui vivent en France et en Allemagne à s’intégrer de manière harmonieuse à la vie de leur pays d’accueil et nous demandons à ces pays d’accueil d’accorder à nos ressortissants les mêmes droits qu'au reste de la population.

Pour ce qui concerne les minorités présentes sur le territoire de la Turquie, nous ne souhaitons pas non plus leur assimilation culturelle.

LE PRÉSIDENT (interprétation)

Je dois maintenant interrompre la liste des orateurs.

Je vous remercie vivement, Monsieur le Premier ministre, pour votre allocution et pour les réponses que vous avez bien voulu apporter aux questions qui vous ont été posées.