Edward
Fenech-Adami
Premier ministre de Malte
Discours prononcé devant l'Assemblée
vendredi, 28 septembre 1990

Monsieur le Président, je vous remercie des paroles aimables que vous avez prononcées à l’égard de mon Gouvernement, de mon pays et de moi-même.
«En adhérant au Conseil de l’Europe, mon pays se sent comme quelqu’un qui rentrerait chez lui après une longue absence.» C’est par ces mots que mon prédécesseur, le Premier ministre de Malte, Etat qui venait d’accéder à la souveraineté, commença son premier discours devant cette Assemblée, le 4 mai 1965.
En développant le thème du «retour à la maison», M. Borg-Olivier aborda deux aspects de ce processus qui, aujourd’hui, vingt-cinq ans plus tard, occupe une place encore plus fondamentale dans nos préoccupations, à savoir, d’une part, «la volonté de ne négliger aucune occasion d’améliorer les relations entre l’Europe de l’Est et l’Europe de l’Ouest», et, d’autre part, «la dimension méditerranéenne de l’Europe».
Il est clair qu’aujourd’hui il m’appartient de restituer ce thème à la lumière des changements historiques qui sont en cours. Je me réjouis profondément que le nom de Malte se soit trouvé associé à un moment important et symbolique de l’amorce d’un processus qui apparaît chaque jour davantage comme une nouvelle ère de coopération entre les superpuissances, naguère rivales, de l’Ouest et de l’Est; tout comme en 1945, on avait fini par associer le nom de Yalta – non sans raison, d’ailleurs – à la division de l’Europe en deux systèmes et sphères d’influence antagonistes.
Mais, auparavant, permettez-moi, Monsieur le Président, en ce 25e anniversaire de l’adhésion de Malte au Conseil de l’Europe, de souligner à nouveau toute la pertinence de la déclaration de mon prédécesseur établissant un lien entre la souveraineté maltaise recouvrée et le sentiment de notre appartenance à l’Europe. Pour reprendre les termes de M. Borg-Olivier, «Ici, au Conseil de l’Europe, nous nous sentons vraiment chez nous, en compagnie d’autres membres de la famille qui partagent nos conceptions et notre philosophie fondamentales.»
Si un patriote maltais comme M. Borg-Olivier pouvait se sentir parfaitement à l’aise ici, à Strasbourg, au siège du Conseil de l’Europe, et s’il pouvait se sentir pareillement chez lui dans tout milieu culturel ou toute manifestation sociale pouvant sans hésitation être qualifiée de typiquement européenne; si, enfin, les gens qui nous rendent visite à Malte, en provenance de la plupart des régions de l’Europe, se sentent chez eux dans notre île, eh bien, c’est en partie grâce à l’héritage des chevaliers de Saint-Jean.
C’est ainsi qu’un groupe de personnes, fins connaisseurs en matière d’art, qui participaient à l’un des itinéraires baroques organisé par le Conseil de l’Europe, s’étant interrogés sur ce qui faisait la spécificité de Malte en tant que lieu du baroque, parvinrent à la conclusion suivante: c’est le fait que notre île rassemble sur un petit espace toute la gamme des expressions et variétés nationales du style baroque qu'on trouve dans l’Europe entière, depuis le baroque d’Europe centrale jusqu’au baroque portugais.
La présence, à Malte, des dialectes artistiques nationaux d’un langage figuré à l’échelle de l’Europe entière est certainement due en partie à l’origine paneuropéenne de l’ordre qu’on désigne comme étant celui des chevaliers de Malte.
Les éminents experts européens, dont chacun a trouvé, dans notre microcosme insulaire, comme l’étincelle de son propre pays et de sa culture nationale, ont également fait observer que le signe distinctif de l’art produit par les artistes maltais est sa capacité de fondre synthétiquement, plutôt qu’éclectiquement, en un tout cohérent les éléments originels de l’inspiration importée de chaque milieu culturel européen.
La créativité avec laquelle ils ont remodelé les signes d’origine européenne communique aux visiteurs en provenance d’Europe un sentiment – celui d’être «chez soi» – analogue au sentiment que ressent tout Maltais qui séjourne dans un authentique foyer de culture européenne.
Ce 25e anniversaire de notre adhésion au Conseil de l’Europe a été marqué par notre démarche tendant à obtenir la qualité de membre à part entière de la Communauté européenne, ce qui, nous l’espérons, scellera et renforcera encore notre participation à la construction de la nouvelle Europe, d’une Europe de l’avenir, qui s’étendra non seulement de l’Atlantique à l’Oural, mais aussi de l’Arctique à la Méditerranée.
En tout état de cause, la perspective de devenir membre à part entière de la Communauté, loin de réduire l’estime que nous portons aux tâches spécifiques du Conseil de l’Europe, et notre engagement en faveur de leur réalisation, ne fait que les augmenter. Nous sommes convaincus que ces tâches spécifiques ont pris une importance encore plus grande avec le développement de la Communauté.
Je tiens tout d’abord à souligner le rôle du Conseil dans le domaine de la politique sociale, illustré plus particulièrement par l’élaboration de la Charte sociale européenne. Il existe, me semble-t-il, un risque non négligeable de voir la politique sociale éclipsée et désorganisée par l’attention que la Communauté doit nécessairement accorder aux questions économiques et politiques. On a beaucoup parlé, ces dernières années, d’une crise de l’Etat providence en Europe. Mais cette crise n’apparaît pas uniquement, ni même essentiellement, comme un reflet des concepts de bien-être social, mais aussi, et peut-être encore davantage, comme un reflet de la crise de l’Etat-nation.
De même, les nombreux propos qu’on tient au sujet du passage de l’Etat providence à une société providence semblent refléter une prise de conscience: on se rend compte que ce qui réduit le rôle de l’Etat-nation ce n’est pas seulement la création d’institutions supranationales ou internationales plus efficaces, mais aussi l’importance croissante d’institutions sociales non étatiques et d’autres groupes privés. Certains de ces groupes sont, eux aussi, internationaux et ils incluent non seulement des associations philanthropiques et religieuses, mais aussi – hélas – des réseaux sur le modèle de la Mafia.
C’est pourquoi, à l’occasion d’une conférence européenne sur la politique sociale – d’ailleurs très réussie – que le Gouvernement maltais, en liaison avec le Conseil de l’Europe, avait accueillie à Malte, je me résolus à poser à l’assemblée des experts venus de toute l’Europe, y compris des pays d’Europe de l’Est, la question suivante, quelque peu brutale: «Lorsque l’Europe (ou du moins la Communauté européenne) aura, en l’an de grâce 1992 ou à une autre date, réalisé un maximum d’union économique, mais sans être parvenue à l’union politique – si ce n’est dans des proportions minimes – qu’adviendra-t-il de la politique sociale? Les idéaux sociaux qui ont inspiré l’Europe dans les années passées pourront-ils survivre à la consolidation d’un marché commun en l’absence de toute autorité politique commune?»
La Communauté s’est construite sur une base économique. On n’a vu émerger aucun centre politique doté de quoi que ce soit qui ressemble, de près ou de loin, à l’autorité d’un Etat, et ce, en dépit des pressions et des initiatives croissantes en faveur d’une plus grande coopération dans le domaine politique.
En revanche, les problèmes sociaux, avec la culture et les droits de l’homme, sont les grands domaines de compétence du Conseil de l’Europe. On formule, ici, des propositions novatrices concernant la création d’institutions à un niveau européen plus large que celui de la Communauté; je songe, par exemple, d’une part aux propositions de M. Havel concernant la sécurité européenne, et d’autre part à ce qu’on pourrait appeler le «paquet» de questions dans le cadre d’Helsinki.
Est-il possible d’envisager que le Conseil de l’Europe élabore une forme nouvelle de cadre institutionnel, afin d’aider ses pays membres à produire une politique sociale cohérente? Voilà ce que je me demande.
Il faudrait que cette nouvelle forme soit, en premier lieu, adaptée à un continent qui progresse vers un marché économique intégré, mais qui est encore dépourvu d’autorité politique centrale.
En deuxième lieu, il faudrait que cette nouvelle forme tienne compte du fait que les nations européennes, considérées individuellement, s’efforcent actuellement de se transformer pour passer de l’Etat providence à la société providence; c’est-à-dire qu’elle reconnaisse que l’Etat n’est qu’un protagoniste – certes majeur – parmi d’autres en matière de développement social et de protection sociale, et qu’il est nécessaire de mettre à contribution toute une série d’autres acteurs.
Il apparaît, en troisième lieu, qu’étant donné que les mesures sociales sont conditionnées par les possibilités économiques, et que la situation économique d’un Etat, quel qu’il soit, est, aujourd’hui, conditionnée par des facteurs internationaux, le nouveau cadre institutionnel devrait être conçu de manière à tenir compte du fait qu’aucun Etat ne peut, désormais, forger une politique sociale dans une autonomie totale par rapport aux autres Etats auxquels il se trouve lié d’une manière ou d’une autre.
Il s’ensuit – si l’on regroupe ces trois considérations – qu’au niveau européen une politique sociale ne pourrait être élaborée efficacement par une institution telle qu’un comité restreint de représentants étatiques. Elle nécessite manifestement un réseau de participants beaucoup plus souple et beaucoup plus complet. Il est nécessaire de trouver une formule institutionnelle originale, si l’on veut véritablement ancrer la solidarité sociale sur toute l’étendue du continent européen. Cela ne pourra se faire par la voie ordinaire, celle de la législation internationale. Mais la conception d’une telle formule devrait être l’occasion d’une mise en commun des expériences des pays européens, ceux de l’Ouest comme ceux de l’Est, ceux du Nord comme ceux du Sud.
Je pense que la promotion d’un tel instrument de politique sociale serait pour le Conseil de l’Europe une excellente façon de célébrer la fin de l’après-Yalta, une période de quarante-quatre ans, où le monde était polarisé autour de deux étranges centres d’intérêt: le dollar et le matérialisme dialectique.
Les travaux du Conseil de l’Europe n’ont pas été inutiles pour aider à surmonter cette division. Mais, comme je l’ai déjà évoqué en parlant d’une Europe non seulement de l’Atlantique à l’Oural, mais aussi de l’Arctique à la Méditerranée, et comme les événements actuels ne cessent de nous le rappeler, il existe également une division entre le Nord et le Sud qui menace de s’aggraver et non de s’atténuer au cours des prochaines années que les futurs historiens pourraient bien intituler «après-Malte».
Même si elle le souhaitait, l’Europe ne pourrait se permettre d’ignorer ce qui se passe le long de son littoral méridional. Elle est invitée à préparer un nouvel avenir à la fois sur sa façade méridionale et sur sa façade orientale. Aucune des deux ne peut être négligée.
Ce n’est ni le lieu ni le moment, Monsieur le Président, de parler longuement de la menace plus immédiate qui pèse sur le golfe Persique. Je ne mentionnerai que les souffrances qu’elle cause, non seulement à ceux qui vivent dans la région, mais aussi à tous ceux qui, comme Malte, avaient des relations amicales et prospères tant avec l’Irak qu’avec le Koweït. L’Irak devenait rapidement un de nos importants partenaires commerciaux; le Koweït apportait des investissements à nos projets de développement d’infrastructures.
On ne peut s’empêcher de ressentir quelque amertume en observant – ce qui est en soi très excitant – l’accord sans précédent entre les deux superpuissances qui étaient ennemies hier, quand on pense à la crise à propos de laquelle s’établit le consensus.
La solidarité de Malte avec les avis et les décisions de l’Europe et des Nations Unies nous permettra d’accepter sans hésiter les sacrifices relativement lourds qui nous sont demandés et nous prendrons toutes les mesures nécessaires pouvant contribuer à réduire les difficultés immédiates et les dangers actuels.
Mais, même si nous vivons des moments critiques, il ne faut pas détourner totalement notre attention d’un ensemble de questions de fond: du rôle du pétrole dans les relations économiques complexes entre les pays producteurs et les pays consommateurs du monde développé et du monde en développement aux questions apparentées du choix des sources d’énergie avec leurs dimensions écologiques et politiques ainsi qu’économiques; des autres problèmes brûlants du Proche-Orient, la Palestine et Israël, le Liban et Chypre aux thèmes plus généraux du patrimoine commun de l’humanité, des espaces extraterritoriaux et de la transcendance éventuelle des facteurs qui amènent les hommes à oublier qu’ils sont tous frères.
D’ailleurs, il se peut même qu’une recherche plus approfondie, avec des perspectives à long terme, sur les antécédents de nos problèmes les plus évidents apporte de meilleures solutions que si nous nous concentrons uniquement sur ce qui fait les manchettes de nos journaux; c’est M. Havel qui expliquait à cette Assemblée comment le fait d’imaginer ce que pourrait être un lointain avenir lui a permis ainsi qu’à ses compagnons de détention de ne pas perdre espoir jusqu’au moment où l’heure d’un changement radical est arrivée. C’est dans cet esprit et avec cet espoir que nous pourrions maintenant tourner à nouveau nos regards vers l’ancien monde méditerranéen, berceau de notre culture européenne.
Comme vous le savez, les Européens sont encore majoritaires parmi les peuples riverains de la Méditerranée. Mais, dans quelques années, ces peuples seront composés pour les deux tiers d’habitants de pays musulmans de l’est et du sud du Bassin méditerranéen. On constate de surcroît un vaste déplacement de population de la campagne vers les villes. Les pressions s’accumulent au point qu’il y a risque d’explosion. Et l’Europe ne peut pas réagir en dressant simplement des barrières le long de ses frontières.
La seule solution porteuse d’espoir consiste à exporter les chances de prospérité. On n’y arrivera évidemment pas en entretenant des rêves irréalistes fondés sur des notions politiques dépassées. Il faut inventer de nouveaux modes de coopération, de nouveaux types de réseaux de relations, de nouvelles formes d’entreprises mutuellement profitables, y compris les entreprises privées, travaillant en collaboration avec les Etats et les organisations internationales. La priorité doit être accordée aux initiatives scientifiques, technologiques et culturelles, ce qui veut dire qu’elles relèvent des principaux domaines de préoccupation du Conseil de l’Europe.
Malte peut à sa façon, j’en suis convaincu, jouer un rôle particulier dans ce processus. Nous avons montré que nous étions prêts et aptes à contribuer à la mise en place de réseaux fonctionnels pan méditerranéens de coopération. L’approche «fonctionnelle» est celle que les pères fondateurs de la Communauté européenne ont adoptée, convaincus qu’elle conduirait finalement à l’union politique. Mais il serait irréaliste et peut-être même peu souhaitable de caresser ce rêve pour l’ensemble du Bassin méditerranéen. Ce rêve n’est d’ailleurs nullement sous-jacent à la mise en place de ces réseaux fonctionnels. Il est facile d’en faire abstraction dans la création d’institutions strictement fonctionnelles axées sur la mer et vouées à la coopération entre les pays européens et les autres pays riverains de la Méditerranée.
La création de ces institutions n’a pas nécessairement à répondre au souci de créer ou d’exalter un super-Etat. Elle se justifie par elle-même. Elle peut intervenir malgré la persistance de profonds désaccords politiques. En disant cela, mon propos n’est évidemment pas de minimiser la tragédie' que représentent les conflits actuels ou de laisser entendre que leur solution urgente m’indiffère.
J’attire simplement l’attention sur les enseignements de l’expérience. Et, de fait, il a été possible de créer des institutions régionales méditerranéennes, tel le Centre régional de lutte d’urgence contre la pollution marine, fondé à Malte en vertu de la Convention de Barcelone, avec la participation de tous les pays méditerranéens, y compris la Libye et Israël, à la seule exception de l’Albanie, qui ne restera peut-être plus longtemps déterminée à se tenir à l’écart. De telles institutions ne présentent de danger pour aucun Etat, et sont avantageuses pour tous.
De surcroît, comme elles sont axées sur la mer, elles ne sont pas en concurrence et ne font pas double emploi avec la Communauté européenne ou toute autre institution multinationale, mais viennent les compléter. Il n’est d’ailleurs pas impossible qu’elles se révèlent être une contribution majeure au travail en profondeur nécessaire pour surmonter les conflits dont cette région est encore la proie, ainsi que pour tisser un nouveau réseau de relations euro-méditerranéennes.
L’histoire de ces relations est marquée par une curieuse alternance de périodes de dialogue intensif et de périodes de relâchement. Des propositions sont actuellement formulées dans différentes enceintes internationales, comme la proposition de créer une version centrée sur la Méditerranée du processus et des mécanismes d’Helsinki, voire un conseil ou un forum méditerranéen pour l’examen régulier et systématique des problèmes et projets communs aux pays riverains de la Méditerranée, qu’ils soient ou non européens.
Toute démarche qui a des chances de renforcer la communication et la compréhension dans cette région doit être accueillie avec satisfaction. Il est d’ailleurs possible que les initiatives prises dans les domaines qui figurent parmi ceux dont le Conseil de l’Europe se préoccupe plus particulièrement – le développement social et la culture – se révèlent les plus fructueuses.
En conclusion, je voudrais dire que Malte se sent suffisamment chez elle en Europe et suffisamment confiante dans son identité européenne pour ne pas hésiter à se proposer comme base ou poste avancé pour toute initiative de dialogue et de coopération.
J’espère que les résultats en seront aussi positifs dans la perspective d’un développement durable en Europe et dans le monde qu’a été concluante notre expérience récente de pays hôte de réunions consacrées au dialogue.
Peut-être – et je dis cela alors que me reviennent en mémoire des souvenirs très précis du contexte dans lequel s’est tenu le Sommet de Malte – le soleil brillera-t-il de son éclat normal dans notre partie du monde. (Applaudissements)