Heinz

Fischer

Président de la République d’Autriche

Discours prononcé devant l'Assemblée

mercredi, 9 avril 2014

Madame la Présidente de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, je tiens à vous remercier pour ces paroles de bienvenue, si aimables, et pour toutes ces mots sympathiques que vous avez eus à propos de l’Autriche. Je pourrais vous retourner le compliment, retourner le compliment à votre pays, le Luxembourg, pour ce qui est de son rôle et de son engagement en faveur de l’Europe. C’est vrai, je reviens avec plaisir au Conseil de l’Europe et dans cet hémicycle où je siégeais dans les années 1980. Je venais souvent ici et j’apprécie toujours énormément le Conseil de l’Europe; cela n’a pas changé, depuis vingt-cinq ans. Par ailleurs, beaucoup des questions discutées au sein du Conseil de l’Europe, telles les questions constitutionnelles ou celles de l’évolution démocratique de nos sociétés, des droits fondamentaux et des droits de l’homme, des droits des minorités, celles, encore, liées à la politique extérieures, m’ont toujours particulièrement intéressé en tant que parlementaire autrichien.

En fait, toutes ces questions sont inextricablement liées. Il en va des valeurs européennes. Il en va de notre vision commune de l’être humain. Il en va de la construction d’une société fondée sur la paix, la dignité humaine et la primauté du droit. Il en va de l’éthique dans la politique. Cela nous confronte à cette si difficile question: comment peut-on éviter que la maxime selon laquelle la fin justifierait les moyens ne s’applique en politique et dans la société? S’il est très tentant de s’en remettre à ce précepte, cela ne mène généralement pas à de bons résultats, et ce n’est pas un hasard si Arthur Koestler, Manès Sperber Leszek Kolakowki et d’autres grands auteurs ont traité ce thème dans leurs œuvres.

Madame la Présidente, l’Autriche a adhéré au Conseil de l’Europe le 16 avril 1956, il y a 58 ans, à une semaine près. Aucune de ces 58 années de participation aux travaux du Conseil de l'Europe n’a été une année perdue – bien au contraire. Depuis, l’Autriche est toujours restée très engagée – et elle l’est de plus en plus – au sein du Conseil de l'Europe. Cet engagement est le fruit de notre propre histoire et de la conviction que le réseau multilatéral et intergouvernemental instauré après la seconde guerre mondiale constitue un véritable fondement de la paix en Europe. Le multilatéralisme actif, si vous me permettez de le nommer ainsi, est l’un des piliers de la politique extérieure autrichienne et Vienne est un lieu approprié pour les institutions internationales qui se consacrent à la coopération internationale.

« Il est assez facile de fermer des portes, mais une fois qu’elles sont fermées, il est beaucoup plus difficile de les rouvrir »

Etre membre du Conseil de l'Europe nous a également permis d’améliorer notre système juridique et judiciaire, car la Convention européenne des droits de l’homme a, comme vous le savez, valeur constitutionnelle en Autriche, ce qui n’est pas, je crois, un fait très répandu au sein des Etats européens. C’est ainsi que chaque nouvelle génération de juristes en Autriche apprend que ladite Convention fait partie de notre droit constitutionnel, pesant ainsi de tout son poids dans notre culture juridique.

Ainsi que Mme la Présidente a eu la gentillesse de le rappeler, notre intérêt et notre engagement au sein du Conseil de l'Europe ont donné trois Secrétaires Généraux autrichiens au Conseil de l'Europe et deux Présidents autrichiens de l’Assemblée parlementaire. Président de l’Assemblée de 2002 à 2006, M. Peter Schieder fut toute sa vie un grand défenseur du Conseil de l'Europe auquel il était extrêmement attaché. Nous avons été amis pendant plus de 50 ans. Il nous a malheureusement quittés à l’automne dernier.

Mesdames, Messieurs, permettez-moi de profiter de cette occasion pour aborder quelques thèmes importants et certains des résultats obtenus grâce aux relations étroites entre l’Autriche et le Conseil de l'Europe.

Tenu à Vienne en 1993, le premier Sommet du Conseil de l'Europe a permis de confirmer la politique d’ouverture et l’élargissement du Conseil de l'Europe après les événements survenus en 1989 et les années suivantes. Il a permis d’insister sur des points forts qui restent au cœur des préoccupations de cette institution jusqu’à aujourd’hui: la protection des minorités avec la Convention-cadre et la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, la lutte contre le racisme, contre la xénophobie, contre l’antisémitisme grâce à la création de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance.

L’engagement autrichien en Europe s’exprime dans le programme de travail de notre sixièmeprésidence du Comité des Ministres. C’est d’ailleurs une période extrêmement active et intéressante pour nous. En se fondant sur les trois piliers du Conseil de l'Europe, nous nous penchons sur des questions telles que la lutte contre la traite des êtres humains, la protection de la liberté d’expression, les droits de l’homme sur internet, la lutte contre les violences aux femmes.

La traite des êtres humains est malheureusement l’un des plus grands fléaux de notre société actuelle. Et en Europe, le phénomène est omniprésent. Il s’agit de l’exploitation sexuelle, mais également de l’esclavage moderne, dont les victimes sont souvent des mineurs. C’est un sujet qui a été abordé à Vienne au mois de février dans le cadre d’une conférence organisée avec l’OSCE. Il y a été traité de la prévention, des poursuites pénales, de la protection des victimes. Elle a insisté également sur la coopération internationale, indispensable pour lutter contre un tel fléau.

La liberté d’expression est fondamentale pour la démocratie. Les journalistes ont un rôle clé à jouer lorsqu’il s’agit d’informer l’opinion publique. Certains les aiment, d’autres moins, voire pas du tout, mais quoi qu’il en soit, une démocratie ne peut exister sans un paysage médiatique ouvert. La Cour européenne des droits de l’homme relève à juste titre que les journalistes sont les gardiens de notre société. Mais ils ont besoin de règles, de protection, de soutien et d’un code déontologique. C’est la raison pour laquelle nous avons consacré au mois de décembre un débat sur la protection des journalistes, au terme duquel nous avons transmis des recommandations au Secrétaire Général. La protection des droits de l’homme et des règles fondamentales de la démocratie sur internet est un thème actuel, qui marque nos débats et qui intéresse l’Europe d’une façon générale, notamment dans le cadre de campagnes électorales.

Autre thème qui me semble fondamental: la lutte contre les violences faites aux femmes. Le Conseil de l'Europe a élaboré la Convention d’Istanbul et a créé un cadre qui dépasse les frontières de l’Europe. L’entrée en vigueur de la convention nécessite que dix pays l’aient ratifié. Or, seuls six pays l’ont fait à ce jour. J’appelle donc les gouvernements et les parlements des autres Etats membres à la ratifier. D’autres processus de ratification sont nécessaires et, là où ils ont déjà été engagés, il faut les accélérer et les mener à leur terme, afin que la convention puisse rapidement entrer en vigueur.

Je dresserai maintenant un constat encourageant. Je suis absolument opposé à la peine de mort. Au début du XXe siècle, la peine capitale était en vigueur dans quasiment tous les Etats européens. Je suis donc particulièrement fier qu’au début du xxie siècle, la peine de mort ait été abolie dans tous les pays membres de l’Union européenne et dans la majorité des pays membres du Conseil de l'Europe. Selon le dernier rapport d’Amnesty International, aucune peine de mort n’a été exécutée en Europe en 2013. Je félicite donc le Conseil de l'Europe pour les efforts produits en la matière qui montrent que des résultats tangibles sont possibles dès lors que l’on s’engage suffisamment. C’est là un grand encouragement à poursuivre ces efforts dans d’autres domaines. Dans tous les cas, notre objectif est de veiller à que nous parvenions à obtenir au-delà des frontières européennes au XXIe siècle ce que nous avons obtenu en Europe au XXe siècle.

La situation en Ukraine intéresse tout particulièrement le Conseil de l'Europe depuis le mois de novembre dernier.

Le 29 novembre 2013, lors du Sommet de Vilnius, l’accord d’association entre l’Ukraine et l’Union européenne aurait dû être signé. Cinq jours auparavant, le Président ukrainien alors en place, M. Ianoukovitch, s’était rendu en visite officielle en Autriche. Nous nous étions entretenus à plusieurs reprises, une de nos rencontres ayant duré plus de quatre heures. Je dois dire que son discours était assez confus, voire contradictoire. S’il considérait, pour sa part, la situation comme très difficile, je ne peux pas non plus affirmer que le climat qui régnait dans les capitales de l’Union européenne dans les semaines et mois qui ont précédé la date prévue de la signature de cet accord était particulièrement encourageant à l’égard de l’Ukraine et que l’on ait véritablement insisté sur la nécessité de signer rapidement cet accord d’association, bien au contraire. Jusqu’à la dernière minute, la signature a été assortie de nouvelles conditions, certains Etats faisant de la libération de Ioulia Timochenko une condition préalable.

Aucune aide financière ou économique substantielle, au-delà de cet accord, n’a été envisagée à ce moment-là. Je pense donc que des erreurs ont été commises, erreurs qui ont d’ailleurs été abordées de manière assez franche lors de la réunion des ministres des Affaires étrangères de l’Union européenne à Athènes, il y a quelques jours.

On connaît la suite des événements… Ce qui est certain, c’est que le comportement de la Russie en Crimée est contraire au droit international, comme l’a constaté la Commission de Venise.

En la matière, je partage les déclarations qui ont été faites par le Secrétaire général des Nations Unies ou par le Secrétaire Général du Conseil de l'Europe. C’est également avec beaucoup d’intérêt que j’ai écouté les commentaires de ces hommes d’Etat très expérimentés – qui appartiennent à une autre génération – que sont Helmut Schmidt, Valéry Giscard d’Estaing ou Henry Kissinger. Ils ont parlé du climat et de l’historique de cette crise. Ils partent du principe – et je suis d’accord – qu’il ne doit pas s’agir avant tout d’essayer de rallier ce pays au camp de l’Union européenne ou à celui de la Fédération de Russie.

Vous connaissez certainement la pièce de Brecht Le Cercle de craie caucasien. Une Ukraine démocratique et stable aurait un rôle important de passerelle à jouer entre l’Union européenne et la Russie. C’est d’ailleurs dans ce sens qu’il aurait fallu œuvrer par le passé. C’est toujours envisageable, même si pour certains une Ukraine dont la Constitution prévoirait une certaine décentralisation, une protection des minorités, une Ukraine qui participerait au dynamisme de l’Europe grâce à des relations économiques et sociales et qui aurait de bonnes relations avec la Russie reste une utopie.

Permettez-moi de citer le philosophe polonais Leszek Kolakowski que j’aime beaucoup. Il a dit que l’existence d’une utopie en tant qu’utopie était une condition absolument indispensable pour que cette utopie cesse un jour d’en être une et puisse devenir réalité.

Alors, l’objectif que tous les pays européens entretiennent de bonnes relations avec la Fédération de Russie et que celle-ci entretienne des relations marquées par la stabilité, la paix et la confiance avec tous les pays européens, ne doit pas rester une utopie. Cela doit devenir petit à petit, une réalité et c’est une mission commune à nous tous.

C’est la raison pour laquelle nous devons nous pencher sur les préoccupations et les problèmes de tous les pays concernés par ce conflit. Lorsqu’on veut résoudre des questions politiques complexes et difficiles, il faut savoir considérer le problème dans la perspective de l’autre partie. Or la tentative de faire rapidement de l’Ukraine un membre de l’Otan démontre qu’il nous manque cette capacité à envisager un problème dans la perspective de l’autre partie. Le Président Obama, lors d’une conférence de presse le 26 mars dernier, a dit clairement que la Géorgie et l’Ukraine n’allaient pas, dans un avenir proche, devenir membres de l’Otan.

La Russie doit elle aussi essayer de considérer les problèmes de l’Ukraine dans la perspective de l’Europe et de l’Union européenne et tenir compte de cette perspective. Toute tentative de la Russie de déstabiliser l’Ukraine est totalement inacceptable.

Permettez-moi d’ailleurs de faire une remarque sur le vote qui aura lieu demain concernant le réexamen des pouvoirs de la délégation de la Fédération de Russie et l’éventuelle suspension de certains droits de cette délégation. Je pense que les enceintes multilatérales comme le Conseil de l'Europe représentent un véritable pilier pour la coexistence pacifique et le dialogue en Europe. Le dialogue est nécessaire pour résoudre des conflits, mais pour cela il faut maintenir des possibilités de le mener. Il est facile de fermer des portes, en revanche, il est plus beaucoup plus difficile d’essayer de les rouvrir quand elles ont été fermées. Je vous demande donc de tenir compte de ce point de vue lorsque vous voterez demain.

Avant de conclure, je dirai quelques mots sur le conflit au Proche-Orient. La semaine dernière, le président israélien Shimon Peres, qui a plus de 90 ans, s’est rendu en visite d’Etat en Autriche. C’est un homme d’Etat extrêmement expérimenté, il occupe des hautes fonctions depuis 50 ans, il est lauréat du Prix Nobel de la paix et il est une véritable autorité. Nous avons bien entendu discuté de l’évolution de la situation au Proche-Orient et du processus de paix entre Israël et les Palestiniens. Et je le crois quand il dit qu’il appelle de ses vœux la paix sur la base d’une solution des deux Etats, comme je le crois lorsqu’il dit qu’il donne sa chance à une telle solution. Je suis trop vieux pour être pessimiste, m’a-t-il dit.

Mais quelques heures après que Shimon Peres eut ainsi affiché son optimisme, le processus de négociation s’est de nouveau enlisé. L’Europe, avec de nombreux alliés, doit donc s’engager avec encore plus d’énergie pour que ce processus de paix nous mène sur une voie prometteuse. La construction de colonies dans les territoires palestiniens est contraire au droit international et il faut y mettre un terme, tout comme aux attaques de roquettes contre Israël.

Les Palestiniens comme les Israéliens doivent comprendre qu’ils doivent renoncer à certaines de leurs exigences. Car ce conflit a des conséquences bien au-delà du Proche-Orient. Beaucoup d’énergie a été consacrée à ce processus de paix et il serait dommage qu’il échoue.

En guise de conclusion je rappellerai que l’année 2014 est une année marquée par de nombreuses dates historiques: 100 ans depuis le déclenchement de la première guerre mondiale, 75 ans depuis le déclenchement de la seconde guerre mondiale et 25 ans depuis la chute du Rideau de fer. Profitons de toutes ces dates historiques pour montrer que nous sommes capables de tirer les enseignements de l’histoire.

A cette occasion, nous nous rendons compte à quel point beaucoup de réalités de l’Europe étaient encore considérées comme des utopies il y a 40 ou 50 ans. Nous avons donc réalisé des progrès réels et tangibles. Cela nous encourage à poursuivre nos travaux pour essayer de résoudre petit à petit des problèmes qui nous paraissent insolubles aujourd’hui.

Le Conseil de l’Europe célébrera le 5 mai prochain son 65e anniversaire; je souhaite que ses travaux soient couronnés de succès, dans notre intérêt à tous.

Je vous remercie de votre attention.

LA PRÉSIDENTE (interprétation)

(En allemand) Monsieur le Président, je vous remercie très sincèrement pour cette allocution impressionnante et engagée.

(Poursuivant en anglais) Plusieurs de mes collègues souhaitent vous poser des questions. Nous commençons par les porte-parole des groupes politiques, auxquels je rappelle qu’ils ont 30 secondes pour poser leur question – une question, et non un commentaire.

M. DÍAZ TEJERA (Espagne), porte-parole du Groupe socialiste (interprétation)

Merci, Monsieur le Président, de ce que vous avez dit, de ce que vous êtes, de votre trajectoire. Et merci de cet appel à l’utopie!

Le pouvoir militaire impose des annexions, le pouvoir financier impose des crises, le pouvoir technologique surveille des millions de personnes, et les réactions politiques et parlementaires à ces impositions de fait sont souvent bien tardives. Monsieur le Président, comment pouvons-nous défendre plus efficacement les droits de l’homme au nom de toutes les personnes que nous représentons dans cette auguste Assemblée?

M. Fischer, Président de la République d’Autriche (interprétation)

Il y a des questions que l’on pose en quelques secondes, mais auxquelles il faudrait toute une vie – du moins toute une vie politique – pour répondre.

En matière de droits de l’homme, à moyen terme, nous avons réalisé de véritables progrès. La Déclaration universelle des droits de l’homme disait bien ce que devait être l’objectif commun des êtres humains. Son article premier – «tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits» – m’a, en son temps, beaucoup impressionné. Je l’avais fait inscrire au-dessus de l’entrée du Parlement autrichien lorsque je présidais cette institution. Ainsi, chacun de ceux qui y pénètrent voient inscrit devant eux ce grand principe humain.

Reste à le faire vivre dans la réalité. Aucun pays au monde ne peut prétendre l’avoir entièrement fait. Bien sûr, les droits de l’homme ne sont pas respectés partout dans la même mesure. Il existe d’ailleurs une certaine concurrence entre pays à ce sujet. Aux Nations Unies, on fait aujourd’hui plus d’efforts pour les droits de l’homme qu’il y a trente ans. Une instance y est d’ailleurs spécifiquement consacrée aux droits de l’homme. Mais, au bout du compte, c’est aussi à titre individuel que nous sommes appelés à assumer cette responsabilité: chaque personne, chaque parti, groupe ou mouvement doit le faire.

Ne nous leurrons pas: en politique, on doit souvent procéder à des arbitrages sans toujours pouvoir se déterminer en fonction des seuls droits de l’homme. C’est un problème auquel nous sommes confrontés: il n’existe malheureusement pas de recette miracle pour une entrée en vigueur au 1er janvier prochain!

Je ne peux donc que m’associer à tous ceux qui estiment que les droits de l’homme sont importants et qui souhaitent les défendre.

M. A. FISCHER (Allemagne), porte-parole du Groupe du Parti populaire européen (interprétation)

Merci, Monsieur le Président, de vos propos sur les droits de l’homme et du soutien que vous apportez au Conseil de l’Europe. Je vous aurais interrogé sur l’Ukraine et la Russie si vous n’en aviez pas parlé vous-même. Mais puisque nous parlons des droits de l’homme, que pouvons-nous, à votre avis, faire ensemble pour que les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme soient mieux entendus?

M. Fischer, Président de la République d’Autriche (interprétation)

Pour moi, un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme est comme le sifflet de l’arbitre: il faut le respecter! C’est un principe immuable. Dans certains cas, dont j’ai pris note, d’aucuns estiment pouvoir passer outre. Toutefois, dans une démocratie développée comme l’Autriche, la France ou la Suède, par exemple, ce n’est pas envisageable et ces personnes restent marginales. Si elles persistent, elles s’exposent à des critiques justifiées et devront répondre de leur position devant les électeurs. Cela entraîne évidemment moins de problèmes dans des systèmes moins démocratiques. Mais le caractère incontestable des arrêts des instances suprêmes, en particulier de la Cour européenne des droits de l’homme, doit faire consensus ici, comme au Parlement européen d’ailleurs. Il y a des lignes rouges que personne n’a le droit de franchir.

Mme BULAJIC (Serbie), porte-parole de l’Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe (interprétation)

Merci, Monsieur le Président, de votre intervention très complète et très franche.

Vous le savez, nous avons de longues discussions sur les droits de l’homme dans la période de crise que nous vivons. Comment relever les défis auxquels nous sommes confrontés, notamment à propos de la crise ukrainienne? Quelles mesures concrètes pourriez-vous suggérer afin de passer de l’utopie à la réalité?

M. Fischer, Président de la République d’Autriche (interprétation)

Si c’est au Président fédéral de l’Autriche que vous posez la question, voici ce que je puis vous répondre. Tout d’abord, nous sommes très actifs dans toutes les instances où l’Autriche est représentée, notamment à l’Union européenne et au Conseil de l’Europe. Nous prenons part aux efforts de la communauté des Etats démocratiques afin de peser utilement sur la situation et d’aider à trouver des solutions raisonnables, soucieuses du droit international.

Il me paraît également essentiel de disposer d’une base économique saine. Car la cohésion sociale, le respect des plus faibles et des plus vulnérables sont essentiels à la stabilité d’une société.

Deuxièmement, l’Autriche a engagé un dialogue bilatéral avec des représentants de l’Ukraine au plus haut niveau. On nous a demandé si nous étions disposés à fournir des informations à l’Ukraine, à la faire bénéficier de notre expérience en matière de neutralité. C’est un domaine où notre contribution est peut-être particulière. L’Autriche a proposé son aide aux autorités d’Ukraine dans le domaine juridique. La présidente de notre Cour suprême, qui vient de prendre sa retraite, s’est rendue en Ukraine pendant quelques jours pour des discussions sur la création de meilleures bases légales. Ce sont des efforts que nous pouvons faire à un niveau bilatéral mais aussi comme Etat membre de l’Union européenne et du Conseil de l’Europe.

M. VILLUMSEN (Danemark), porte-parole du Groupe pour la gauche unitaire européenne (interprétation)

Je vous remercie pour votre approche du conflit ukrainien qui me semble très sage.

Que pouvons-nous faire, assemblée parlementaire, pour contribuer à une solution au conflit en Ukraine? Comment obtenir une désescalade? Comment le Conseil de l’Europe peut-il contribuer à la solution?

M. Fischer, Président de la République d’Autriche (interprétation)

D’après mes informations et mes observations, le Conseil de l’Europe a déjà contribué ces derniers mois à la recherche d’une solution. Le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe s’est rendu à plusieurs reprises en Ukraine, notamment avec le ministre autrichien des Affaires étrangères. Pour l’Ukraine c’est un soutien.

C’est aussi l’occasion de rappeler certains principes fondamentaux. Il est important de proposer la sécurité aux Ukrainiens, de les soutenir. Il faut aussi attirer leur attention sur les problèmes, les dysfonctionnements. Ils doivent être attentifs aux minorités de leur pays, aux spécificités linguistiques. Il leur faut une constitution tenant compte des particularités de l’Ukraine. L’ouest de ce pays, il y a une centaine d’années, appartenait à l’Autriche. Il est très différent de la partie orientale. Une constitution doit en tenir compte.

Avec la Russie, Etat membre du Conseil de l’Europe, il faut avoir un langage clair. D’expérience, je sais que les Russes comprennent un discours franc car c’est très souvent celui qu’ils tiennent eux-mêmes. Les canaux de communication doivent absolument rester ouverts. Je l’ai expliqué dans mon allocution.

Le Conseil de l’Europe est dans ce processus. Il le sera d’autant plus si sa position est claire sur les droits de l’homme, la prééminence du droit, tout en maintenant la possibilité de dialoguer franchement avec l’autre partie en renonçant à tout opportunisme.

M. FOURNIER (France)

Le Conseil de l’Europe, dont l’Autriche assure actuellement la présidence du Comité des ministres, et l’Union européenne, ont pour point commun d’être fondés sur la primauté du droit et de promouvoir la démocratie et les droits de l’homme.

Pour autant, l’Union européenne souffre depuis plusieurs années d’une crise de confiance de la part des citoyens. Selon vous, de quels atouts du Conseil de l’Europe, l’Union européenne pourrait-elle s’inspirer pour relancer son projet politique?

M. Fischer, Président de la République d’Autriche (interprétation)

La création du Conseil de l’Europe est intervenue rapidement après la fin de la guerre, en 1949. L’idée a pris corps avant le début du processus d’intégration en Europe. A l’époque l’événement était sensationnel.

Après deux ou trois ans de présidence, j’ai cherché à savoir à quel moment un président autrichien avait fait sa première visite officielle en dehors de l’Autriche. Karl Renner, premier président de 1945 à 1950, n’a jamais quitté l’Autriche. M. Körner, président de 1950 à 1957 n’a jamais quitté l’Autriche. Le troisième, M. Schärf, s’est rendu en visite officielle en Belgique dans les années 60 pour l’Exposition universelle.

Après 1945 il y a eu un véritable repli. Le Conseil de l’Europe a permis l’ouverture. Il a suscité l’intérêt pour d’autres pays et pour le dialogue avec les autres. C’est un précurseur de l’intégration européenne, du Parlement européen qui existait au début de façon embryonnaire. Cette époque nous paraît très lointaine. Les choses ont beaucoup évolué. Le Conseil de l’Europe doit protéger les droits de l’homme avec ses conventions. Il compte plus de membres que l’Union européenne, 47 contre 28. Il travaille aussi dans des régions où l’Union européenne n’est pas présente. Le Conseil de l’Europe est un pionnier avec ses valeurs.

M. CLAPPISON (Royaume-Uni) (interprétation)

Monsieur le Président, vous avez évoqué la peine de mort. Nous venons d’apprendre son application au Pakistan à un couple de chrétiens qui aurait blasphémé. La liberté de religion est-elle menacée dans beaucoup trop d’endroits dans le monde aujourd’hui? Les Etats membres du Conseil de l’Europe ne doivent-ils pas souligner que la liberté d’expression est un droit de l’homme essentiel? Nos gouvernements ne devraient-ils pas se saisir de cette question avec des pays comme le Pakistan où la persécution est claire?

M. Fischer, Président de la République d’Autriche (interprétation)

La liberté de religion est un droit fondamental, je suis absolument d’accord. À Heiligenkreuz j’ai fait un discours dans une école religieuse allant dans ce sens. J’ai rappelé que l’Autriche, comme beaucoup d’entre vous le savent certainement, a été le premier pays d’Europe, il y a 102 ans, à reconnaître l’islam au même titre qu’elle a reconnu le christianisme et le judaïsme. Dans ce domaine, l’Autriche a été pionnière.

Le Centre international «Roi Abdallah Ben Abdelaziz pour le dialogue interreligieux et interculturel» a récemment ouvert ses portes à Vienne avec le soutien de l’Arabie saoudite et de l’Espagne.

Quant au cas que vous venez d’évoquer, je le condamne absolument. Quel que soit le pays, la liberté de religion est un droit humain inaliénable.

M. SOBOLEV (Ukraine) (interprétation)

Je tiens à vous remercier, Monsieur le Président, pour votre soutien à l’égard de mon pays dans sa lutte contre l’occupation russe.

L’Autriche a été le premier pays à arrêter un oligarque russe parmi les plus corrompus, M. Firtash, à Vienne. Pendant ce temps, M. Poutine a permis à M. Ianoukovitch et à ses complices, après qu’ils aient participé au massacre d’innocents, de se cacher sur le territoire russe. Que peut faire le Conseil de l’Europe?

M. Fischer, Président de la République d’Autriche (interprétation)

Je vous remercie pour vos aimables paroles sur la position de l’Autriche à l’égard de la crise ukrainienne. Dans mon allocution, j’ai tenté de vous exposer clairement notre position: nous appuyons les solutions pacifiques sur la base du dialogue.

Quant à l’affaire Firtash, je rappelle que l’Autriche est liée par des accords avec les Etats-Unis, or ils nous ont demandé de leur livrer cet oligarque russe. Notre justice examine actuellement si les conditions sont réunies pour son extradition. Le Gouvernement et le Président autrichiens n’interviennent évidemment pas dans ce type de décision.

Des décisions judiciaires sont également nécessaires dans le cas de M. Ianoukovitch. Si une demande d’extradition est déposée par un pays, la justice russe sera obligée de statuer et le Conseil de l’Europe pourra formuler un avis sur la procédure judiciaire en cours. En tout état de cause, une action extra-judiciaire ne serait pas adaptée. Il nous faut respecter la primauté du droit.

M. SZABÓ (Hongrie) (interprétation)

Le processus d’intégration a marqué, pour les pays de l’Europe centrale et orientale, la victoire de la démocratie. Ce processus doit se poursuivre pour les Etats des Balkans orientaux. Malheureusement, de plus en plus de voix s’y opposent, chez les eurosceptiques, les extrémistes, les nationalistes et les antidémocrates en particulier. Quels sont les risques pour l’Europe d’après vous?

M. Fischer, Président de la République d’Autriche

Je pense qu’il est très important de parler aussi des Balkans occidentaux. L’année 2013 a été une année de grands progrès dans cette région. La Croatie est devenue membre de l’Union européenne et la Serbie a accompli des avancées sensibles. Le Président serbe s’est rendu en Autriche il y a trois semaines et nous a fait très bonne impression. Le processus avec le Kosovo se poursuit. L’Albanie devrait signer un accord d’association avant l’été avec l’Union. Le Monténégro a montré la voie dans ce domaine. La Bosnie, en revanche, nous préoccupe, si je puis m’exprimer ainsi. Des élections y sont prévues, certes, mais le processus politique se trouvera paralysé jusqu’à l’automne. Néanmoins, de manière générale, la région des Balkans occidentaux progresse.

L’intégration européenne est un refus du nationalisme. La Déclaration des droits de l’homme affirme l’égalité entre les hommes. Tout parti nationaliste qui manifeste une arrogance à l’égard des autres nations et qui propage des idées de haine mériterait de retourner au xxe. De tels discours continuent de se faire entendre en tirant les vieilles ficelles national-populistes, mais ils se heurtent à certaines limites, en France et en Autriche notamment, car une majorité claire fait barrage à l’extrémisme. Certes, il peut y avoir quelques défaites, mais je ne crois pas en l’avenir européen de ces mouvements nationalistes. Je suis convaincu que dans une dizaine ou une vingtaine d’années, ces errements idéologiques seront mieux gérés que cela n’a été le cas dans le passé. Je suis un optimiste.

M. IWINSKI (Pologne) (interprétation)

Monsieur le Président, vous n’êtes pas simplement un grand homme d’Etat. Vous êtes également un savant et un érudit. Que pensez-vous de la neutralité autrichienne comparée à celle de la Suède ou de la Finlande?

M. Fischer, Président de la République d’Autriche

L’Autriche, la Suède et la Finlande ont beaucoup discuté, au début des années 1990, après la chute du mur de Berlin, pour savoir si elles pouvaient adhérer à l’Union européenne en tant que pays neutres. Dans ces trois pays, la question a été débattue de façon extrêmement approfondie. Je me souviens de débats avec nos collègues suédois et finlandais, notamment Iugmaz Karlsson et Paavo Lipponen.

Nous avons décidé d’adhérer à l’Union européenne en tant que pays neutres. Toutefois, la Suède et la Finlande se considèrent comme des pays non alignés. L’Autriche s’en tient quant à elle à ce statut de pays neutre, auquel n’ont été apportées que quelques modifications. La loi qui régit notre neutralité est entrée en vigueur en octobre 1955. Ce texte très court précise simplement que l’Autriche est un pays neutre, que nous n’acceptons pas de troupes étrangères sur notre territoire et que nous n’adhérons à aucune alliance militaire. A l’époque où nous avons adhéré à l’Union européenne, nous avons insisté sur le fait que notre neutralité devait être maintenue. Toutefois, nous avons adopté quelques dispositions constitutionnelles nous permettant de participer à la politique européenne en matière de sécurité.

Ces règles ont fait leurs preuves. Aux alentours de l’an 2000, les deux principaux partis – le Parti socialiste et le Parti populaire – sont entrés en conflit sur cette question. Les négociations visant à former une coalition gouvernementale ont été très difficiles, car les chrétiens-démocrates voulaient que figure dans le programme du gouvernement une phrase précisant que l’Autriche se réservait la possibilité de devenir membre de l’Otan, ce que les sociaux-démocrates refusaient. Depuis cette époque, la doctrine de l’Autriche en matière de défense fait de nouveau l’objet d’un consensus entre tous les partis représentés au parlement: l’Autriche reste un pays neutre qui peut toutefois, comme je vous le disais, participer activement aux politiques européennes d’intégration.

En Finlande, au contraire – vos collègues finlandais pourront vous le dire mieux que moi –, il y a régulièrement des débats sur une adhésion éventuelle du pays à l’Otan. Il en va de même en Suède. En ce qui nous concerne, nous avons choisi notre voie, laquelle est d’ailleurs acceptée par la population autrichienne. Si nous organisions un référendum pour savoir si l’Autriche devait renoncer à sa neutralité, une grande majorité se prononcerait en faveur de son maintien.

LA PRÉSIDENTE (interprétation)

Monsieur le Président, je vous remercie…

M. GAUDI NAGY (Hongrie) (interprétation)

Je veux poser ma question!

LA PRÉSIDENTE (interprétation)

Nous devons malheureusement arrêter nos travaux à 13 heures.

Monsieur le Président, je vous remercie très sincèrement au nom de tous mes collègues pour votre discours et pour les réponses que vous avez apportées aux questions. Vous nous avez ainsi permis de bénéficier de votre grande expérience.