Marc
Forné Molné
Chef du gouvernement d'Andorre
Discours prononcé devant l'Assemblée
jeudi, 26 septembre 1996

Je tiens à vous remercier, Madame Fischer, Présidente de cette Assemblée, pour vos paroles au sujet de la principauté d’Andorre, notre pays, ainsi que pour votre constante lutte en faveur de la paix et des droits de l’homme au sein de cette Assemblée.
(L’orateur poursuit en catalan) (Traduction) En ce jour particulier, tout juste deux ans après l’approbation par cette honorable Assemblée de l’adhésion de la principauté d’Andorre au Conseil de l’Europe, c’est un grand honneur pour moi d’être parmi vous, au sein de ce prestigieux hémicycle, pour se souvenir d’un moment si important pour tous les Andorrans.
Le chemin que nous avons parcouru au cours de ces deux années a été long et intense, grâce à l’activité parlementaire des députés andorrans, à la présence de la représentation permanente d’Andorre, à la tâche du juge et du tout nouveau commissaire au sein de la Cour européenne des Droits de l’Homme, de la présence de nombreux experts et professionnels de l’administration andorrane aux réunions du Conseil de l’Europe, entre autres.
Depuis l’adoption de la Constitution en 1993, notre pays a dû assumer de profonds et d’importants changements, tant au niveau législatif qu’au niveau politique et institutionnel.
L’étroite collaboration qui est mise en œuvre grâce aux différents services du Conseil de l’Europe, que je tiens à remercier pour leur coopération, nous est une aide précieuse.
L’Andorre est, comme vous le savez déjà, un pays très particulier doté d’une spécificité économique, humaine et géographique. Cette situation est due à divers facteurs historiques et conjoncturels du système international actuel; elle est comparable, par exemple, à celle des pays ayant des configurations similaires tout en demeurant différents, comme Saint-Marin, le Liechtenstein ou Malte.
La coopération et la participation sont des éléments essentiels pour la vitalité et l’efficacité de cette Organisation. Nul ne doit oublier que la vie du Conseil de l’Europe est le reflet de la capacité de réaction qu’ont les nations qui le composent. Le monde et l’Europe particulièrement ont beaucoup changé depuis 1989. Cette Assemblée en est la preuve visible, puisqu’en quelques années elle a accueilli quatorze pays, sans compter les nouveaux pays observateurs.
L’interdépendance et la mondialisation des courants et des tendances ont unifié le monde dans lequel nous vivons, au point qu’aucun conflit, aucun danger ni aucune injustice ne peuvent nous être indifférents. L’extrémisme violent et agressif, la détérioration de l’environnement, l’insécurité citadine dans les grandes métropoles européennes, les guerres et les conflits ethniques et religieux, que l’on mélange souvent, sont des soucis qui constituent des préoccupations fondamentales de notre société et qui restent pour les pouvoirs publics des défis difficiles à relever.
Les commissions de cette Assemblée sont un cadre de travail, de réflexion et d’information sans pareil, grâce à leurs rapports et aux exposés où se font jour les expériences vécues et la neutralité des opinions extérieures des parlementaires présents.
Partager les savoirs, la richesse, l’expérience et les responsabilités pour favoriser le développement démocratique des pays qui restructurent leurs institutions depuis 1989 ou qui sont nouvellement indépendants est une tâche constante du Conseil de l’Europe, malgré ses maigres moyens humains et économiques. Cette enrichissante relation directe permet la participation pleine et authentique de tous les pays afin d’atteindre la liberté, la solidarité et le respect des droits de l’homme en Europe.
Nous sommes tous conscients du fait que les menaces les plus graves pour la paix et le futur de l’Europe ont changé au cours de ces dernières années. La chute du mur de Berlin a révélé au grand jour les forces réprimées pendant longtemps en raison de la rivalité entre les deux blocs. Les conflits qui surgissent actuellement sont essentiellement le résultat de l’oppression vécue pendant plus de cinquante ans de rêve de liberté.
Chaque nation a essayé de s’adapter à un nouveau milieu social, économique, institutionnel et politique, en accord avec son passé historique et avec sa conscience nationale actuelle. Les destins n’ont pas toujours été tranquilles. On se souvient de la différence profonde qui existe entre la séparation «de velours» des Républiques tchèque et slovaque, et les difficultés rencontrées pour trouver un compromis politique à la question nationale au sein des territoires de l’ex-Yougoslavie.
La tâche de notre Organisation demeure encore immense, afin de préciser les positions, de permettre un forum ouvert de discussions et de trouver des solutions de compromis. En outre, la longue expérience pédagogique des fonctionnaires présents et la volonté de conciliation des parlementaires engagés sont des facteurs indispensables pour atteindre la stabilité si prisée dans notre continent.
Madame la Présidente, Mesdames et Messieurs les parlementaires, l’Europe n’est pas un espace ayant une interprétation unique des réalités. Ce continent, à la différence de grands espaces comme l’Amérique du Nord, n’a pas et n’aura jamais une langue unique. Notre richesse provient de la pluralité de langues, de cultures et de coutumes de l’ensemble européen. Nous sommes un continent polyglotte et cette réalité, loin d’être une entrave, doit s’ériger comme notre force. Cette différenciation interne est un des caractères géopolitiques des plus importants et durables. Nous abritons quarante-trois langues et trois alphabets – latin, grec et cyrillique.
Le catalan est la seule langue officielle de l’Andorre. Il progresse grâce à la dynamique économique des régions voisines de la principauté.
Les récentes indépendances et la reconnaissance internationale des pays de l’Europe centrale et orientale ont donné une impulsion à la réhabilitation de langues nationales d’origine finlandaise, comme l’estonien, ou d’origine balte, comme le letton ou le lituanien. La langue particulière, outil de communication administratif, économique et de transmission de la mémoire, devient le fondement de la nation en tant que culture spécifique.
L’Europe a d’immenses ressources dont elle doit savoir tirer profit. Parallèlement à la renaissance des langues et des cultures réprimées ou oubliées, elle développe l’usage des langues véhiculaires comme l’anglais ou l’allemand en Europe centrale, et doit soutenir l’énorme richesse de communication du français et de l’espagnol dans de nombreuses parties du monde.
Notre devoir est de mettre en valeur ces réalités et de les transformer en facteur de progrès. La création du Centre de Graz, pour la promotion et pour l’apprentissage des langues vivantes en Europe, est une illustration de cette volonté partagée au sein du Conseil de l’Europe. Il s’agit là d’un terrain très connu pour les Andorrans, sur lequel nous nous sentons fort à l’aise. Nos enfants choisissent parmi trois systèmes scolaires publics ayant comme base d’apprentissage soit le catalan, soit le castillan, soit le français. Ils ont la possibilité d’apprendre chacune des deux autres langues, aussi bien dans l’établissement choisi que de façon spontanée, dans la rue. En outre, l’anglais leur est enseigné en tant que quatrième langue. Du reste, ils côtoient et se familiarisent avec cette autre langue latine qu’est le portugais, langue qui est parlée par une partie importante de la communauté andorrane. Nous avons aussi la chance que la langue catalane soit la plus proche de l’italien, puisque ses racines latines ont reçu moins d’influences étrangères du fait de son isolement séculaire.
L’Etat andorran, dès la reconnaissance internationale de ce qu’il a été sept siècles durant – un Etat indépendant – a reçu la mission de faire connaître au sein de toutes les institutions internationales cette langue qui est commune à dix millions d’Européens. L’Andorre peut justement accomplir cette mission de façon ouverte et sans exclusion, de manière fraternelle avec les grandes langues voisines que nous cultivons et que nous apprécions aussi.
Mais il ne faut pas oublier que notre langue, chez nous, est devenue minoritaire dans bien des domaines, en raison de la force démographique de l’immigration et des médias de langue espagnole. Lorsqu’on nous demande de ratifier la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales, il est bien évident que bon nombre de ceux qui l’ont conçue ne pouvaient pas imaginer qu’il existe des Etats européens dont l’une des minorités est celle des nationaux. Il nous faut y réfléchir tous ensemble; parfois les lieux communs et les clichés habituels ne tiennent pas compte de certaines situations.
Mesdames et Messieurs, la diversité linguistique est un des aspects de la particularité européenne.
Cependant, c’est l’originalité géographique, historique et géopolitique, dont la principauté d’Andorre est un vif exemple, qui demeure la caractéristique du poids des années et des siècles d’expériences humaines au sein de notre continent. La diversité fait partie de notre patrimoine. L’expérience de pays comme le Liechtenstein, Saint-Marin, Malte, Chypre ou le Luxembourg nous montre que l’espace qui nous entoure est pluriculturel. Chaque lieu témoigne de sa spécialité et de son itinéraire. L’identité de pays comme l’Andorre, qui vivent au milieu d’Etats plus vastes, est une garantie de la richesse qu’offre la démocratie internationale. Préserver l’histoire, les coutumes, la culture et la tradition des sites européens n’est pas synonyme de conservatisme, mais c’est tout le contraire! Ainsi, l’intelligence de l’avenir européen nécessite une grande cohésion, un dialogue et une confrontation des expériences de l’ensemble des Etats situés en Europe.
A ce propos, les contacts bilatéraux et multilatéraux entre les différents pays sont très importants, au travers desquels chacun peut parler selon des données qui lui sont propres, sans se soucier de critères comparatifs, démographiques, sociaux, économiques ou géographiques. Le grand défi des Européens est peut-être de rendre possible la fraternisation de cultures aussi différentes que sont celles de l’Extrême-Orient et de l’Occident américain. Nous pouvons le relever car nous avons parcouru un long et difficile chemin d’apprentissage de la tolérance et de connaissance de la culture d’autrui.
Cela est, plus ou moins, ce que cette Organisation s’efforce de faire depuis quarante-sept ans pour la protection des droits de l’homme.
Nous parlons d’une des valeurs fondamentales de l’Europe comme de l’humanité tout entière, de droits qui touchent des domaines aussi divers que les droits sociaux et économiques, la liberté de la presse ou la protection de la société civile.
Il existe ainsi différents instruments pour sensibiliser et contrôler les Etats membres. Nous pouvons entre autres remercier la Commission et la Cour européennes des Droits de l’Homme, qui accueillent les requêtes individuelles et personnelles des citoyens des pays qui ont signé et ratifié la Convention pour la sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales.
Je voudrais souligner aussi l’importance des autres textes de grande valeur, comme celui de la Convention pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants, que la principauté d’Andorre vient de signer. Il faut ajouter que, bien avant son abolition officielle, la peine capitale n’a plus été appliquée en Andorre depuis 1944.
Parmi les droits dont nous parlons, la liberté d’expression, de circulation et de représentation sont les conditions nécessaires pour que quiconque puisse jouir des initiatives à caractère politique, social et économique. Ces droits sont une garantie pour la démocratisation d’un Etat et des individus qui le composent.
Chaque individu qui vit dans un espace donné a un certain nombre de droits et de devoirs. La société est en elle-même un cadre de codes et de paramètres dans lequel se reconnaissent les personnes qui y prennent racine. Ainsi, il est erroné de penser que les droits individuels sont contraires au besoin de la collectivité ou aux procédures pour prendre des positions collectivement.
Dans ce sens, je me permets de rappeler ce qui a été confirmé lors de la Conférence mondiale des droits de l’homme qui s’est tenue à Vienne en juin 1993: «Tous les droits de l’homme sont universels, indivisibles et interdépendants et sont reliés entre eux» – déclaration et programme d’action, paragraphe 5. Les tâches menées à terme grâce à un travail de fond par les membres de cette Organisation en sont une excellente illustration. Mais il reste encore beaucoup à faire.
Ma foi en une Europe unie et différente ne doit pas nous faire oublier qu’à deux heures d’avion de Strasbourg il existe des peuples qui souffrent de la guerre. La tragédie ne doit pas nous être étrangère et nous devons multiplier nos efforts afin de conserver notre héritage et de travailler à un avenir sûr et paisible.
Fort heureusement, la principauté d’Andorre a pu jouir de la paix et de la stabilité pendant plus de sept cents ans. Lors de la signature des premiers pariages, la sentence arbitrale, considérée en quelque sorte comme une pré-Constitution, les deux coseigneurs s’ordonnèrent mutuellement et ordonnèrent au peuple la démolition de toutes les fortifications. Cela eut lieu au XIIIe siècle et, à présent, si vous visitez l’Andorre, vous ne trouverez aucune forteresse. Nos monuments les plus prisés sont de simples églises et chapelles romanes aux portes toujours ouvertes. Ne cherchez ni murailles, ni restes de remparts; il n’en subsiste que quelques pierres. Lundi même, à l’Assemblée des Nations Unies, j’ai exprimé mon vœu que toutes les grandes, moyennes et petites puissances surarmées imitent un jour ces admirables ancêtres andorrans, pionniers du pacifisme le plus authentique, ceux-là mêmes qui l’ont rendu possible en commençant par l’élimination des armes.
Malheureusement, même dans cette partie de l’Europe qui jouit de la paix depuis tant d’années, le spectre de la crise du travail submerge les gouvernements et plonge les citoyens dans le doute quant au futur, au maintien du bien-être et de son étendue à toutes les classes sociales, à tous les âges.
C’est par rapport à ce droit fondamental – le droit au travail – que nous tendons le plus à l’échec, malgré quantité d’efforts louables, malgré nos formules plus ou moins adéquates et nos bonnes intentions. Il y a moins de travail et il va falloir mieux le distribuer.
Si nous réfléchissons froidement aux problèmes qui s’accumulent sur le continent africain, bien proche du sud européen, il nous faut être assez lucide pour accepter la responsabilité européenne dans le possible développement de ces terres malmenées, d’abord en raison de la colonisation extérieure, ensuite en raison des formes les plus diverses de despotisme intérieur.
Je me demande si je puis ajouter quelque chose, devant vous tous, qui n’ait déjà été dit ou répété dans cette Assemblée. Je ne sais si les paroles ont toutes la force pour laquelle elles ont été créées.
Mais, des montagnes d’Andorre déjà couvertes des premières neiges jusqu’à cette plaine du centre de notre continent, nous partageons une idée que Charlemagne avait lancée à la manière de son temps, par la force des armes, la conception d’une Europe qui s’élargit et constitue un exemple pour le reste du monde, à la manière d’aujourd’hui, par le moyen du dialogue, de la connaissance des différences et du désir de paix, de liberté et de tolérance.
Ainsi soit-il pour les années à venir. (Applaudissements)