Felipe

Gonzalez

Président du gouvernement d'Espagne

Discours prononcé devant l'Assemblée

jeudi, 27 septembre 1990

Monsieur le Président, mesdames et messieurs les parlementaires, je tiens à renouveler au président Björck, que j’ai eu le plaisir de recevoir à Madrid il y a quelques mois, ainsi qu’à vous tous, mes remerciements pour l’aimable invitation qui me permet de prendre la parole devant cette Assemblée à l’occasion du débat qu’elle consacre à la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, Assemblée dont la composition, bien que restant fondée sur la réunion des parlementaires du Conseil de l’Europe, tend à regrouper tous les participants au processus d’Helsinki.

C’est la troisième fois que j’ai l’honneur de m’exprimer devant les parlementaires du Conseil de l’Europe. En octobre 1977, avec d’autres représentants du peuple espagnol élus, comme moi, lors des premières élections libres tenues en Espagne depuis 40 ans, je suis intervenu pour affirmer notre volonté de doter mon pays d’une constitution pleinement démocratique, garantie des libertés et conforme aux principes et aux normes de la Convention européenne des Droits de l’Homme. Je me rappelle encore avec émotion la recommandation de l’Assemblée, favorable à l’entrée immédiate de l’Espagne au Conseil de l’Europe, avant même l’adoption de sa Constitution. Peut-être ce souvenir prend-il aujourd’hui un caractère d’actualité au moment où des pays comme la Hongrie, la Pologne, la Tchécoslovaquie et la Yougoslavie frappent aux portes de l’Organisation.

A la veille de l’adhésion de l’Espagne à la CEE, alors que j’étais déjà président du Gouvernement, je suis revenu devant cette Assemblée en janvier 1984. J’ai souligné à cette occasion que nous, Espagnols, avions réussi à asseoir les bases d’une coexistence pacifique dans la liberté, qui nous a permis depuis lors de montrer notre volonté indéfectible d’entrer dans une Europe solidement unie sur la base à la fois de principes communs acceptés par nous tous et d’institutions auxquelles nous participons ou voulons participer.

J’ai également réaffirmé que l’Europe existe et que le vrai problème est de savoir comment l’unifier dans sa diversité. Pour moi, en effet, les institutions européennes étaient, et sont, protagonistes d’un processus dans lequel l’important, je dirais même l’essentiel, est l’objectif commun du bien-être des Européens et l’affirmation de l’identité de l’Europe.

Monsieur le Président, l’Assemblée à laquelle je m’adresse aujourd’hui est très différente de celle que j’ai connue: en effet, y prennent part en qualité d’invités spéciaux des parlementaires des pays de l’Europe centrale et orientale. Assistent également au présent débat des parlementaires de presque tous les Etats participant au processus d’Helsinki.

Ce changement est un fidèle reflet des événements qui continuent de marquer les relations internationales, de la «Table ronde» de Pologne jusqu’à la chute du mur de Berlin, avec ses conséquences de toutes sortes pour l’Europe et le reste du monde.

Je me suis demandé à quoi était due cette nouvelle invitation. Je crois que, plus qu’à moi, on a pensé au pays qui, il n’y a pas si longtemps, est passé, en douceur, d’une dictature à un régime de liberté, et qui est parvenu simultanément à s’ouvrir au monde et à adhérer aux institutions européennes.

J’ai dit plus d’une fois que je ne crois pas qu’il existe «un modèle» espagnol au sens propre du terme. L’Histoire est en train de nous montrer que chaque pays, lorsqu’il est confronté à la réalité, essaye de trouver lui-même des solutions à ses problèmes. De surcroît, l’Espagne a dû opérer fondamentalement une transition politique. Nos nouveaux invités – qui seront bientôt nos compagnons de route – sont, qui plus est, confrontés à la tâche difficile de transformer également leur économie, étant entendu qu’ils s’apprêtent à compter sur l’aide des autres mais sans oublier que ce sont eux-mêmes qui devront fournir l’effort principal.

Je ne crois pas qu’il existe – je le répète – un «modèle espagnol»; en revanche, je me risquerai à parler d’un précédent espagnol, qui peut être utile à d’autres dans la mesure où ils pourront s’inspirer de ses réussites et éviter ses erreurs. S’il y a une chose que la transition espagnole peut apporter, peut-être peut-on la résumer en disant que c’est la quête du consensus au sein de toutes les forces en présence, la volonté de surmonter les affrontements et le renoncement à toute tentation de vengeance. Tourner la page et écrire ensemble un nouveau chapitre: tel fut, tout simplement, le secret de la transition espagnole.

Monsieur le Président, sur notre continent en pleine mutation coexistent diverses institutions dont aucune ne peut prétendre monopoliser le concept d’Europe. Il est inévitable que se produisent des chevauchements de compétences entre les diverses institutions, et que surgissent des zones d’ombres entre les unes et les autres. Le débat qui s’est ouvert il y a quelques mois, et qui se poursuit actuellement, devrait contribuer à clarifier les idées.

Le coup d’accélérateur de l’Histoire dont nous sommes actuellement les témoins et aussi, d’une certaine manière, les protagonistes, se reflète dans le contexte communautaire, lequel progresse à pas de géant vers l’union économique et monétaire et l’union politique; et il se reflète également au Conseil de l’Europe, comme le montre bien la composition actuelle de l’Assemblée.

Dans la nouvelle configuration européenne qui est en train de se dessiner, le Conseil de l’Europe, parmi les autres institutions, peut et doit jouer son rôle, dans les limites qui lui sont propres.

Il est possible que Churchill, lorsqu’il a pour la première fois utilisé l’expression «Conseil de l’Europe», songeait à l’Europe que nous avons appelée «occidentale». Il est possible, même, que le Conseil se soit initialement considéré comme un organe de défense, au sens positif du terme: défense des valeurs démocratiques, de la prééminence du droit, du pluralisme politique, des droits de l’homme.

Mais il est incontestable que le choix de l’appellation «Conseil de l’Europe» était heureux. Jamais on n’a parlé de «Conseil de l’Europe occidentale», bien que les valeurs reconnues dans cette partie de l’Europe fussent celles que le Conseil incarne et défend. Aujourd’hui, avec la disparition des systèmes imposés depuis la guerre à l’autre moitié de l’Europe, le Conseil est sur le point de devenir véritablement le Conseil de l’Europe, de toute l’Europe.

Notre Conseil a contribué notablement à renforcer la démocratie et à tisser une trame de relations de coopération de caractère intergouvernemental, indispensable pour l’unité du continent. Cette importante contribution doit se poursuivre, alors que nous sommes en train de jeter les bases de ce qu’on a fini par appeler «la nouvelle architecture européenne».

Le premier élément grâce auquel le Conseil peut contribuer à enrichir la réalité européenne actuelle est sa valeur de référence. Le Conseil de l’Europe a été à la fois un phare et un facteur de légitimation pour les démocraties naissantes ou en évolution.

Utilisant la terminologie communautaire, on pourrait qualifier le Conseil de l’Europe de «douane de la démocratie» dans la mesure où il est le gardien des droits de l’homme et un espace de coexistence et de participation. Ce rôle, il l’a joué en 1977 pour l’Espagne, mais également, un peu avant, pour la Grèce et le Portugal. Il le joue aujourd’hui pour les sociétés d’Europe centrale et orientale, dont l’intégration dans l’Organisation, que souhaite résolument l’Espagne, doit être un élément de stabilité pour ces pays et pour l’Europe dans son ensemble. La référence qu’il constitue n’est pas, en particulier à l’époque actuelle, un élément lointain et théorique, mais une réalité immédiate garante de la coopération et de l’apprentissage et de la concrétisation d’aspirations génériques; ces inspirations se reflètent dans les conventions et les autres normes qui sont l’apanage du Conseil de l’Europe.

Je me souviens avoir dit, en 1977, à propos de l’Espagne, que ce qui garantit le caractère démocratique d’une nation ce n’est pas le texte même de la Constitution, mais la volonté des démocrates qui défendent et mettent en œuvre cette Constitution. J’ai insisté sur le fait que la volonté de tout un peuple de défendre sa démocratie est plus importante que la Constitution en elle-même. Je suis

convaincu que, dans le contexte de l’adhésion des pays qui en font la demande,. le Conseil de l’Europe pourra mesurer la volonté résolue et irréversible de toutes les forces politiques d’instaurer un régime de liberté, mieux encore que l’application des texte écrits. Je ne demande pas que l’on «baisse la barre», mais que l’on applique le critère général avec générosité et dans la perspective de l’avenir.

Le deuxième élément de la contribution du Conseil de l’Europe à la «nouvelle architecture européenne» est sa dimension parlementaire. Je suis heureux de souligner ici, devant cette Assemblée, que le Conseil de l’Europe a déjà effectué un travail extraordinaire pour surmonter la division de l’Europe. L’octroi du statut d’invité spécial à des parlementaires de la majorité dans les pays d’Europe centrale et orientale est un facteur très important sur la voie du rapprochement entre les deux Europe. A cet égard, votre Assemblée va jouer, une fois de plus, un rôle de pionnier.

Il convient maintenant d’approfondir l’idée de la dimension parlementaire de la construction européenne. La Conférence pour la Sécurité et la Coopération en Europe tend à s’institutionnaliser. Pour réaliser cette tâche capitale pour la configuration de la nouvelle Europe, nous devons être à la fois ambitieux dans nos objectifs et pragmatiques dans nos moyens. Parmi les propositions formulées pour l’avenir de la CSCE, il faut souligner, maintenant et en ce lieu, celle de créer un forum parlementaire pour lequel l’expérience de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe ne peut pas être gaspillée. En effet, à cause de la souplesse de son action, des liens directs et immédiats qui l’unissent aux parlements nationaux des Etats membres et de la manière dont elle a su ouvrir la voie en douceur à la participation de parlementaires d’autres pays à ses travaux, l’Assemblée du Conseil de l’Europe a vocation à constituer le noyau de ce nouvel organe parlementaire qui transcenderait l’Europe, puisqu’il comprendrait également les Etats-Unis et le Canada.

Il semble évident que, dans la mesure du possible, nous devions nous efforcer d’éviter les doubles emplois et tirer profit au maximum de l’expérience des institutions qui, comme le Conseil de l’Europe, ont déjà fait un long parcours. Mais dans le même temps, il faut veiller à ne pas attribuer au Conseil de l’Europe un rôle qu’il ne peut pas assumer. Il y a d’un côté les suites de l’Acte d’Helsinki et de l’autre le Conseil de l’Europe et nous ne devons, ni les uns ni les autres, confondre ces deux réalités. Le Conseil de l’Europe peut apporter son aide, son expérience et sa collaboration à la CSCE, mais il me semblerait peu opportun de modifier son essence même, ses finalités et ses critères, qui demeurent au cœur de l’identité européenne que nous souhaitons conserver.

Le troisième élément apporté par le Conseil à la nouvelle réalité européenne est la coopération intergouvernementale.

Les chapitres sont multiples (culture, information, environnement, harmonisation du droit, jeunesse, etc.), mais l’un d’eux les domine: la défense et la promotion des droits de l’homme.

Il est certain que dans le cadre de la CSCE il s’est établi progressivement un mécanisme de protection des droits de l’homme orienté vers des objectifs fondamentaux inscrits, grâce à la formulation doctrinale de l’Acte d’Helsinki, dans les documents de Vienne et de Copenhague. Cependant, ce n’est pas un moindre résultat que le Conseil de l’Europe a obtenu en mettant au point un système complet, le plus perfectionné du monde, pour chercher à garantir le respect des droits de l’homme. Comment harmoniser et rendre compatibles ces deux réalités? Ici comme ailleurs, je pense qu’il faudra faire preuve de décision et de prudence à la fois. Pourquoi? Eh bien, les difficultés sont évidentes. Les pays participant au processus de la CSCE ne sont pas et ne pourraient pas dans les circonstances présentes s’engager dans les mécanismes de protection des droits de l’homme dont bénéficient les vingt-trois Etats membres du Conseil. Que faire? Il faut, je crois, une adaptation graduelle et pragmatique. Dans un premier temps, le Conseil de l’Europe pourrait apporter au processus de la CSCE et par conséquent à tous les Etats participants son expérience et ses connaissances, son savoir en matière de droits de l’homme. Ensuite, il faudrait penser à des formules imaginatives, par exemple, pour permettre à tous les Etats participant au processus de la CSCE d’accéder ou de participer d’une manière ou d’une autre au mécanisme de sauvegarde des droits de l’homme qui fonctionne si bien aujourd’hui encore. Soyons patients et optimistes et travaillons en ce sens.

Monsieur le Président, travaillons en ce sens dans cette nouvelle Europe que nous sommes tous en train d’inventer. Nous l’inventons, dis-je, depuis la fin de la guerre froide qui a certes obtenu une paix relative, mais une paix fondée sur un équilibre de la terreur. Il faut maintenant penser à une Europe positive qui recherche l’intégration, l’espérance, la coopération et la solidarité.

Le système surgi de la deuxième guerre mondiale et de la guerre froide a réussi artificiellement à supprimer bon nombre des tensions qui caractérisent en bien ou en mal l’histoire de notre continent. L’exemple le plus frappant est celui des minorités ethniques, linguistiques ou religieuses qui font à nouveau surface alors que les restrictions artificielles qui les dissimulaient disparaissent. Les lézardes qui apparaissent dans la couche de béton qui couvrait une partie de l’Europe fait éclater une réalité énorme, mais pose aussi des problèmes insoupçonnés.

Il serait périlleux de confondre la liberté, le progrès et la démocratie (je pense aux pays qu’on appelait hier «l’autre Europe») avec la recrudescence des tensions nationalistes ou particularistes qui aboutissent souvent à une désagrégation. Je suis convaincu que l’avenir de l’Europe et son unité nécessaire en un monde qui se complexifie passe par le respect des différences culturelles qui ont fait la grandeur de notre civilisation. Sans prétendre donner de leçon à quiconque, car elle a beaucoup à apprendre, l’Espagne peut se sentir modestement satisfaite de la solution apportée aux problèmes délicats de la diversité des nationalités et des cultures qui la constitue. L’«Etat des autonomies» conçu par notre Constitution et la suite législative qui lui a été donnée, ne constituent pas une formule parfaite, puisqu’il n’y en a pas, mais, j’ose le dire, une bonne approche d’un problème complexe et c’est ce que nous avons dit dans la Conférence de Copenhague sur la dimension humaine.

Monsieur le Président, on a coutume, quand on parle de l’Europe, de se référer à la «maison commune». Pourtant, l’Europe, plus qu’une maison commune, a toujours été une route à suivre. L’une des premières routes européennes a été celle de Saint-Jacques-de-Compostelle. Nos efforts doivent tendre à ce que l’Europe, la construction européenne, continuent à suivre une route, une voie créatrice d’un monde sain, fondé avant tout sur la culture, recherchant la qualité de la vie, les conditions d’épanouissement de la jeunesse et, ce point est très important, qui ne soit pas fermé sur lui-même mais bien au contraire ouvert aux horizons qui lui ont toujours permis de développer sa personnalité.

Une voie à suivre. Etablissons les conditions du dialogue entre tous les peuples d’Europe, reconnaissons la richesse énorme que représentent nos diversités, respectons-les et rendons-les compatibles. Braudel affirmait que l’espace européen, considéré dans son ensemble, formait une zone culturelle à peu près cohérente: «l’Europe est à la fois unie et diverse». C’est dans le respect de la liberté, on ne le répétera jamais assez, que se reconnaît la culture véritable. De même, il est certain qu’une pleine liberté ne saurait exister sans culture.

Une voie ouverte. Qu’est-ce que l’Europe sans projection extérieure? Sans discrimination, je pense aux dimensions de la projection européenne, de la grande Europe, qui n’est pas centrée sur elle-même mais ouverte au monde, car telle a toujours été sa vocation.

Il me semble que l’on ne peut guère douter non plus du caractère européen de l’Amérique. L’Amérique des Etats-Unis et du Canada participe au grand projet européen que concrétise la CSCE et ces pays sont nos partenaires de l’Alliance atlantique et les associés privilégiés avec lesquels la Communauté européenne cherche à créer une relation extrêmement étroite.

Il y a aussi l’autre Amérique, de racine ibérique. Des raisons historiques, anciennes et nouvelles, font que cette autre Amérique n’est pas, comme elle devrait l’être, dans le champ de préoccupations de notre Europe, ce qui est évidemment injuste. En effet, s’il existe une projection culturelle de l’Europe dans le monde, cette projection est américaine. Et ce ne sont pas seulement les Etats-Unis et le Canada mais le monde culturel extrêmement riche de l’Amérique latine qui nous démontrent chaque jour que l’Europe ne s’est jamais bornée à son propre territoire. Bien au contraire, elle se recrée constamment de l’autre côté de l’Atlantique.

Et la Méditerranée? Nous constatons, là aussi, que les Européens manifestent moins d’intérêt pour cette partie du monde. Peut-être la crise présente du Golfe influence-t-elle nos perceptions. Pourtant, nous affirmons depuis un certain temps, et nous ne sommes pas les seuls, que la Méditerranée est la nouvelle frontière de l’Europe. La diminution de la tension Est-Ouest – dont nous nous félicitons tous – permet de mieux apprécier la réalité et les potentialités des problèmes Nord-Sud. L’importance décisive que revêt la Méditerranée pour la sécurité et la coopération en Europe ne fait pas de doute. Il n’y a là rien de nouveau, puisque l’Acte final d’Helsinki reconnaît les liens entre l’Europe et la Méditerranée. A partir de cette idée, l’Espagne et l’Italie, à l’ouverture de la réunion de la CSCE sur les écosystèmes méditerranéens qui s’est tenue à Palma de Majorque, ont pris l’initiative d’un processus qui permettrait l’établissement d’un système de sécurité et de coopération pour l’ensemble de la zone méditerranéenne. J’espère que le Conseil de l’Europe pourra apporter, lui aussi, sa contribution à cette tâche exaltante, aussi complexe que nécessaire.

Monsieur le Président, je ne voudrais pas conclure sans saluer l’unification de l’Allemagne, que nous aurons l’occasion de célébrer le 3 octobre prochain. Premier résultat du processus de détente, elle est également le symbole de la fin de la division de l’Europe, une espérance pour la coopération sur notre continent et pour le renforcement de la Communauté. Et quel lieu meilleur pour accomplir ces efforts que cette ville de Strasbourg, berceau de la coopération franco-allemande et symbole de l’unité européenne?

Un Espagnol illustre, Salvador de Madariaga, avait prévu dès 1948 – au cours du Congrès européen fondateur de La Haye – le caractère inéluctable de l’unification de l’Europe. «Avant tout – disait-il – nous aimons notre Europe qui résonne des éclats de rires de. Rabelais, où rayonne le sourire d’Erasme, où étincelle le génie de Voltaire... Cette Europe doit naître et naîtra quand les Espagnols diront “notre Chartres”, les Anglais “notre Cracovie”, les Italiens “notre Copenhague”, les Allemands “notre Bruges”. L’Europe vivra alors parce que l’esprit qui guide l’Histoire aura prononcé les paroles créatrices: Fiat Europa».

Je suis convaincu que ce moment, s’il n’est pas encore arrivé, est très proche. Une possibilité historique s’offre à nous et nous ne devons pas la laisser passer. Il dépend de nous, de notre capacité de décision et de notre volonté, de forger ensemble l’Europe nouvelle. Joignons nos efforts et ne perdons pas de temps.

Je vous remercie.

M. LE PRESIDENT (interprétation)

remercie M. Felipe Gonzalez de son exposé qui démontre à la fois sa grande connaissance des relations internationales et la profondeur de ses convictions européennes. Il est particulièrement reconnaissant au Président du Gouvernement espagnol des propos encourageants qu’il a tenus quant à l’avenir aussi bien du Conseil de l’Europe que de la CSCE.

Puisque M. Gonzalez a aimablement consenti à répondre aux questions des parlementaires, le Président lui propose de le faire à mesure qu’elles seront posées; chaque représentant ayant la possibilité de poser une question additionnelle.

M. PANGALOS (Grèce)

Monsieur le Président du Gouvernement espagnol, je vous remercie de votre présence parmi nous et du discours que vous venez de prononcer.

L’analyse internationale que vous avez faite est particulièrement remarquable. Permettez-moi de m’intéresser à votre pays qui joue un rôle de plus en plus important au sein de la Communauté européenne et dans le monde.

Les succès de votre politique économique sont connus. Ma question est la suivante: y a-t-il des conséquences sociales de votre politique économique qui ne soient pas tout à fait conformes aux aspirations d’un gouvernement socialiste? Pensez-vous pouvoir y remédier?

Il serait très intéressant, pour une partie de l’Assemblée, d’avoir votre opinion en la matière.

M. Gonzalez, Président du gouvernement d'Espagne (interprétation)

qui juge la question effectivement cruciale pour un socialiste démocrate, estime que la politique économique de son gouvernement a certes rencontré un plein succès en termes d’efficacité, mais que ce dernier critère ne doit pas être le seul à prendre en compte. L’économie n’est qu’un instrument. Il faut sans doute tout faire pour améliorer son fonctionnement, mais le but ultime doit être d’ordre social. Or, en ce domaine, l’Espagne a réussi à créer des emplois – deux millions depuis 1975 -, et a réalisé de grands progrès en matière sanitaire: c’est ainsi par exemple qu’elle assure les soins aux personnes âgées même quand celles-ci n’ont pas cotisé.

Selon M. Gonzalez, il est impossible de mener une politique sociale plus juste si l’on ne dispose pas d’outils économiques satisfaisants: c’est toute la question qui va se poser bientôt aux pays d’Europe centrale et orientale, notamment. Les responsables politiques ont pour mission d’assurer une distribution équitable: distribution des richesses et non, évidemment, de la misère. Il leur faut donc trouver le juste équilibre entre l’efficacité économique et les préoccupations sociales: c’est cette tâche que M. Gonzalez s’est efforcé d’assumer en tant que socialiste démocrate.

M. THORARINSSON (Islande) (interprétation)

après avoir félicité M. Gonzalez pour son allocution d’une très haute tenue, relève que la pêche est l’un des enjeux des négociations en cours depuis plus d’un an entre la CEE et l’AELE sur la création d’un espace économique européen. Il souhaite savoir si M. Gonzalez désire voir inclus les produits de cette activité dans l’accord de libre-échange.

M. Gonzalez, Président du gouvernement d'Espagne (interprétation)

estime que l’Assemblée a pleinement raison de s’intéresser au futur espace économique européen, dans la mesure où le compromis qui sera conclu entre l’AELE et la CEE doit aboutir à une libéralisation des échanges commerciaux. Toute la difficulté est cependant de favoriser la libre circulation des produits sans compromettre le développement d’aucune des régions concernées. Il faut donc trouver le juste équilibre entre les intérêts des pays consommateurs et ceux des pays producteurs. C’est ce à quoi les négociateurs s’efforcent d’aboutir, s’agissant des produits de la pêche.

M. THORARINSSON (Islande) (interprétation)

souhaite poser une question supplémentaire à M. Gonzalez: faut-il subordonner la liberté des échanges au libre accès aux ressources halieutiques?

M. Gonzalez, Président du gouvernement d'Espagne (interprétation)

estime nécessaire d’accorder un libre accès à certaines ressources naturelles. Les six pays de l’AELE souhaitent accéder à un marché aussi important que le marché espagnol, et c’est tout à fait naturel, mais ils veulent aussi défendre leurs productions agricoles.

L’Espagne, pour qui les exportations agricoles sont très importantes, veut bien ouvrir son marché aux produits industriels, mais souhaite aussi pouvoir exporter librement sa production agro-alimentaire. Tout cela est une question de justice et d’équilibre. L’Espagne ne peut ouvrir son marché que si elle peut par ailleurs exploiter librement, mais avec mesure, certaines ressources.

M. TASÇIOGLU (Turquie)

Monsieur le Président, conséquence des transformations profondes qui ont lieu sur notre continent, une Europe nouvelle est en train de voir le jour. Parallèlement, la notion d’intégration européenne prend une dimension nouvelle.

Que faut-il faire, selon vous, avant qu’une rupture, qui irait à l’encontre des efforts d’intégration en cours, n’intervienne entre le noyau constitué par les Douze qui ont fait un certain chemin sur cette voie et les autres pays européens?

A cet égard, pourriez-vous nous donner votre point de vue sur l’idée de confédération émise par le Président François Mitterrand?

M. Gonzalez, Président du gouvernement d'Espagne (interprétation)

n’est pas habilité à parler au nom de la Communauté toute entière, mais, à titre personnel, il serait tenté de comparer la construction européenne à ces vieilles demeures que l’on voit souvent en Europe et qui, au cours des siècles, ont été modifiées, remodelées, reconstruites en partie, agrandies, et qui conservent toujours, malgré leur diversité, quelque chose d’harmonieux. Voilà à quoi ressemble selon lui l’architecture européenne.

Celle-ci connaît deux évolutions qui ne sont pas pour l’instant tout à fait compatibles: d’une part, des transferts accrus de souveraineté, une intégration renforcée au niveau économique et monétaire, et de l’autre, une expansion territoriale sous la forme d’un élargissement. Il est certain que la tâche de l’intégration ne peut que ralentir cette expansion pourtant naturelle, mais il existe différentes formes et différents processus de rapprochement. Il vient d’être question des relations avec l’AELE; la Turquie a déposé une demande d’adhésion et a signé un traité spécifique; les pays de l’Est négocient des accords. Des voies s’ouvrent donc, mais il faut laisser du temps au temps.

M. Gonzalez ne peut en tout cas se faire l’interprète de la pensée du Président Mitterrand, quelque séduisante que puisse être l’idée d’une confédération européenne.

M. CLIFFORD (Canada) (interprétation)

estime que la comparaison qu’a proposé M. Gonzalez pour l’architecture européenne, est à la fois appropriée et encourageante. Il rappelle que l’Europe et en particulier l’Espagne ont été longtemps tournées vers l’Amérique du Sud. L’Europe songe-t-elle maintenant, en créant à Paris une nouvelle assemblée, à accorder un droit de partenariat aux pays de l’Amérique du Nord?

M. Gonzalez, Président du gouvernement d'Espagne (interprétation)

répond que M. Clifford a eu raison de rappeler l’importance vitale de l’ouverture atlantique de l’Europe. Celle-ci, jadis, était surtout tournée vers l’Amérique du Sud, mais elle doit maintenant s’ouvrir davantage aux pays de l’Amérique du Nord, en espérant seulement que ceux-ci manifestent à son égard le même intérêt. Le Conseil de l’Europe doit préserver son identité spécifique, mais en même temps il faut éviter de créer une assemblée qui ferait double emploi avec lui. Aussi M. Gonzalez estime-t-il que la future représentation parlementaire dont la CSCE va très certainement se doter à Paris, devra utiliser l’expérience de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Cela dit, il ne faut pas se cacher que le Conseil de d’Europe ne peut, sans changer de nature, renoncer aux instruments juridiques, aux accords, aux conventions qui ont fait sa valeur. Convient-il d’élargir l’Europe au-delà des frontières de l’Europe? Cela ne nous paraît pas logique, même si le Conseil a vocation à s’ouvrir.

M. KOMAREK (République fédérative tchèque et slovaque) (interprétation)

rappelle que l’Espagne a connu une transition de la dictature à la démocratie et pense que les pays de l’Est pourraient tirer profit de cette expérience. Il ne faut pas sous-estimer selon lui, en effet, les difficultés politiques et économiques qui sont la conséquence de la libéralisation.

M. Gonzalez, Président du gouvernement d'Espagne (interprétation)

admire les efforts des pays de l’Est, mais rappelle que l’Espagne avait comme priorité un changement essentiellement politique et que, bien qu’elle fût isolée au plan économique par des protections douanières, connaissait le mécanisme de l’économie de marché. Les Espagnols ont dû surtout apprendre à accepter leur diversité. Cela dit, l’expérience a montré, et ce fut une expérience enrichissante pour un militant socialiste, que la suppression des entraves économiques et la libéralisation avaient des effets dans l’ensemble positifs. L’expérience espagnole peut-elle servir aux peuples de l’Europe de l’Est? Sans vouloir présenter la transition espagnole vers la démocratie comme un modèle, M. Gonzalez, qui a déjà rencontré des représentants de la Hongrie et de la Pologne, est prêt à aider tous ceux qui le désirent. Il a parfaitement conscience des difficultés que peut rencontrer une aventure aussi inédite que celle qui consiste à changer les racines mêmes d’un système économique de planification centralisée, d’autant plus que le marché ne saurait à lui seul régler tous les problèmes qui se posent aux citoyens.

Mme HARMS (Danemark) (interprétation)

remercie le Président Gonzalez d’avoir bien voulu la recevoir à Madrid. Elle a eu l’occasion de visiter le Prado qu’elle considère en quelque sorte comme un patrimoine commun à toute l’Europe.

Le processus de la CSCE a amené des changements dans le domaine de la sécurité; le moment ne serait-il pas venu d’ajouter un nouveau champ à son action et l’orateur pense à l’environnement.

M. Gonzalez, Président du gouvernement d'Espagne (interprétation)

est reconnaissant à Mme Harms de considérer le Prado comme un patrimoine commun à toute l’Europe.

Pour lui, non seulement l’heure est venue d’ajouter l’environnement aux domaines d’action de la CSCE mais cette idée est déjà mise en pratique, notamment à la Conférence de Las Palmas sur l’écosystème méditerranéen, qui se déroule dans un cadre européen. En effet, l’environnement n’a pas de frontières et il convient de le réglementer sur la base de principes qui valent pour tous. Cependant, ce but exige des ressources importantes que peu de pays sont à même d’y consacrer.

Sir Russell JOHNSTON (Royaume-Uni) (interprétation)

demande au Président Gonzalez s’il a le sentiment que l’Espagne et la Grande-Bretagne pourront un jour s’entendre sur leur avenir réciproque, notamment en ce qui concerne Gibraltar.

M. Gonzalez, Président du gouvernement d'Espagne (interprétation)

regrette de ne pouvoir être optimiste sur ce point particulier. Les rapports entre l’Espagne et la Grande-Bretagne se sont certes améliorés mais la solution du problème de Gibraltar relève de la décolonisation et l’Espagne n’aura de cesse qu’il ne soit réglé. La Déclaration de Bruxelles fut certes un pas important dans l’entente entre les deux pays mais ce problème ne trouvera de solution que sur la base des principes des Nations Unies.

Sir Russell JOHNSTON (Royaume-Uni) (interprétation)

revenant sur le terme de décolonisation demande au Président Gonzales, dans l’hypothèse où la Grande-Bretagne accepterait l’idée d’une autodétermination de Gibraltar si l’Espagne marquerait son accord sur cette méthode?

M. Gonzalez, Président du gouvernement d'Espagne (interprétation)

se refuse à prendre le chemin d’une interprétation polémique. Il répète que la solution du problème de Gibraltar passe par les résolutions des Nations Unies. Il est évident que du point de vue de la souveraineté nationale, Gibraltar reste un problème entre l’Espagne et la Grande-Bretagne.

M. SAVOV (Bulgarie) (interprétation)

souligne qu’il est un représentant de l’opposition parlementaire dans son pays.

La transition de la Bulgarie vers un pays démocratique pratiquant une économie de marché rencontre de nombreuses difficultés aggravées encore par la crise du Golfe.

L’Espagne, pays riche, est-elle prête à aider économiquement la Bulgarie à surmonter ses difficultés?

M. Gonzalez, Président du gouvernement d'Espagne (interprétation)

aurait souhaité que l’Espagne soit véritablement un pays riche mais il fait remarquer que le revenu par tête d’habitant n’y est que de 75% du revenu moyen de la Communauté européenne. Ce n’est cependant pas une raison suffisante pour qu’elle refuse de prendre part à l’effort de la Communauté européenne en faveur des nouvelles démocraties. Par ailleurs, l’Espagne est particulièrement dépendante des sources pétrolifères. Dès lors, le baril à 40 dollars pose de sérieuses difficultés.

La Bulgarie traverse actuellement un processus de transition comme l’Espagne l’a connu. Ce dernier pays avait cru à un courant de solidarité internationale. Cela fut vrai du point de vue politique mais la solidarité économique s’est manifestée beaucoup plus tard lorsque l’Espagne eut réussi à faire le ménage chez elle. En effet, ce n’est qu’en 1985, soit dix ans après la mort du dictateur, que les investissements étrangers se sont manifestés alors que les changements économiques étaient déjà bien avancés.

L’expérience a prouvé que la solidarité politique est immédiate à l’égard des pays qui se tournent vers la démocratie mais que la solidarité économique n’apparaît qu’au moment où les pays intéressés ont déjà remis leur économie en ordre.

M. LE PRESIDENT (interprétation)

remercie le Président Gonzalez, au nom de cette Assemblée, d’avoir accepté de s’exprimer dans cette enceinte malgré ses nombreuses occupations. Il l’assure que le Conseil de l’Europe est prêt à jouer son rôle dans le processus de la CSCE, tout en recherchant des solutions pragmatiques et souples.

Le Président Gonzalez a rappelé qu’il était déjà venu deux fois à Strasbourg. Le Conseil de l’Europe et aussi la future assemblée de la CSCE, seront toujours heureux de le recevoir.