Michael D.
Higgins
Président de l’Irlande
Discours prononcé devant l'Assemblée
mardi, 27 janvier 2015
(Commençant en gaélique irlandais, sans interprétation) A Uachtaráin, Madame la Présidente, A chomhaltaí den Tionól Parlaiminteach, Is mian liom buíochas a ghabháil libh as ucht na deise a thabhairt dom labhairt leis an tionol seo, tionól a thugann le chéile toscairí parlaiminteach na 47 stáit Eorpaigh – institiúid a bhfuil ról suntasach imeartha aici an daonlathas agus riail an dlí a láidriu ar fud ár… n‑ilchríoch.
Je vais poursuivre en anglais.
C’est un des grands accomplissements du Conseil de l’Europe que de soutenir les minorités et leurs langues.
Madame la Présidente, je tiens tout d’abord à vous remercier pour votre visite à Dublin en juin de l’année dernière et pour votre aimable invitation à intervenir devant cette Assemblée. Je tiens aussi à vous féliciter pour votre réélection à la présidence. Je vous souhaite, ainsi qu’à tous les membres de l’Assemblée parlementaire, de faire preuve d’énergie, de courage moral et de créativité dans la construction de la coopération européenne et la protection de l’Etat de droit, en réponse aux grands défis de notre époque.
C’est pour moi un honneur et un grand plaisir d’être ici aujourd’hui, dans cet hémicycle, dans cette grande institution qu’est le Conseil de l’Europe, qui nous rappelle les premiers pas de l’Europe après la destruction causée par la Seconde Guerre mondiale.
Je suis animé par des sentiments d’urgence et de gravité. Comme nous tous, représentants élus des peuples d’Europe, nous essayons de trouver notre chemin dans un moment délicat pour la démocratie.
L’époque exige que tous nous utilisions les occasions que nous offre le Conseil de l’Europe – organe de coopération paneuropéen. L’époque exige également que nous renforcions les principes de la dignité humaine et du pluralisme démocratique défendus par le Conseil de l’Europe. Parmi les dix États membres fondateurs, l’Irlande a toujours été très consciente du rôle important que joue le Conseil de l’Europe pour formuler la coopération européenne. Le jeune État irlandais était resté neutre pendant la Seconde Guerre mondiale. C’était, à la fin des années 1940, un pays pauvre, à la périphérie de l’Europe, dont la politique étrangère était mâtinée de nombreux problèmes non résolus avec l’ancien colonisateur, le Royaume Uni. Ainsi, la participation irlandaise au congrès de La Haye et aux négociations de Londres, qui ont débouché sur le statut du Conseil de l’Europe en 1949, a représenté un engagement important dans les débats concernant l’avenir de l’Europe après la guerre.
Dans les années qui ont suivi, notre participation au Conseil de l’Europe et l’application de la Convention européenne des droits de l’homme ont permis de consolider l’État de droit et ont contribué à un changement social positif en Irlande. Aujourd’hui, face aux défis qui nous attendent, je souhaite réaffirmer l’engagement clair de mon pays en faveur du multilatéralisme, ainsi qu’en faveur des objectifs et des principes qui ont guidé le Conseil de l’Europe tout au long de ses soixante‑cinq années d’existence.
Après la fin de la guerre froide, le Conseil de l’Europe a joué un rôle essentiel de catalyseur. Il a d’abord permis de réaffirmer les grands principes de la démocratie pluraliste, le respect des droits de l’homme et de l’Etat de droit. Il a ensuite permis l’élaboration de normes dans le domaine des droits de l’homme grâce à la Convention européenne des droits de l’homme et d’autres mécanismes juridiques. Enfin, il a réaffirmé l’objectif commun d’une société plus juste, plus tolérante et plus libre en Europe.
Nous avons tracé un cadre commun dont nous devons prendre inlassablement soin et que nous devons renforcer en tant qu’élément de l’architecture de la stabilité, de la paix et de la confiance que nous avons construites sur ce continent. Ce legs a un sens éthique profond qui est admiré partout dans le monde et qu’il faut, j’y insiste, renforcer plutôt qu’affaiblir.
Avant d’en venir aux courants destructeurs qui, à mon avis, menacent les systèmes européens de cohésion et de coopération, je souhaite rendre hommage à la contribution du Conseil de l’Europe à la protection des droits de l’homme, à la manière dont on leur a donné leur juste place et dont on les a rendus indivisibles.
Bien sûr, la Convention européenne des droits de l’homme et ses protocoles signés par mon pays en 1950 et ratifiés en 1953 ainsi que le travail de la Cour européenne des droits de l’homme sont au cœur de l’activité du Conseil de l’Europe. Je suis d’ailleurs ravi à l’idée de pouvoir visiter la Cour cet après‑midi – une institution fondamentale pour le Conseil de l’Europe et pour la démocratie européenne dans son ensemble.
Le grand respect de l’Irlande pour l’activité et le travail de la Cour, pour son rôle dans le renforcement du débat démocratique se traduit, par exemple, par notre soutien au programme du Webcasting de la Cour. Depuis 2006, l’Irlande a volontairement financé le webcasting de toutes les audiences de la Grande Chambre. En donnant un accès libre à certaines des audiences les plus importantes à Strasbourg, ce projet permet aux citoyens de mieux comprendre le fonctionnement de la Cour ainsi que tous les droits qui découlent de la Convention. Ce programme permet également aux citoyens de comprendre la manière dont la défense des droits de l’homme peut revigorer la vie démocratique et produire des changements de société.
Dans le domaine des droits socio‑économiques, l’adoption de la Charte sociale européenne a constitué un grand moment: pour s’épanouir, l’homme doit pouvoir jouir non seulement de droits civils et politiques mais aussi de droits sociaux. L’Irlande a soutenu la première charte et la charte révisée et a accepté le mécanisme de recours collectif dirigé par le Comité européen des droits sociaux. Nous avons soutenu, en outre, des initiatives plus récentes qui visent à renforcer les systèmes de protection dans le cadre de la Charte sociale européenne, y compris le processus de Turin.
La force du Conseil de l’Europe a été de mettre l’accent sur le rôle de la culture pour renforcer la démocratie. Pour les Irlandais, nation très attachée à la langue gaélique, l’adoption de la Convention pour la protection des minorités nationales, que j’ai déjà évoquée, représente une étape très importante vers la reconnaissance des droits culturels partout en Europe.
Prises dans leur ensemble, les structures des droits de l’homme du Conseil de l’Europe nous offrent un modèle à la fois efficace et sophistiqué de promotion et de protection des droits et des libertés. Elles démontrent l’engagement pour la défense des principes fondamentaux, pour la défense de l’indivisibilité des droits de l’homme qu’il faut appréhender à la fois dans leur dimension civile, politique, économique, sociale et culturelle.
Nos fondements sont donc les bons. Ce qui ne signifie pas que l’Irlande ignore les possibilités qui existent de renforcer encore l’efficacité du travail de la Cour et du Conseil. C’est pourquoi l’Irlande soutient le processus de réforme engagé par la Cour et se félicite des réalisations déjà obtenues, notamment dans le grand nombre d’affaires pendantes qui menaçait son fonctionnement.
Plus largement, nous soutenons les décisions du Sommet de Varsovie de 2005 de promouvoir les droits de l’homme, l’État de droit et la démocratie. Nous avons toujours soutenu les efforts du Secrétaire Général Jagland à cet égard.
En reconnaissant la nécessité de réformes positives, utiles et constructives, j’aimerais néanmoins exprimer mon inquiétude face aux efforts de certains pour saper la légitimité de la Cour et de la Convention. Certaines des critiques adressées à la Cour relèvent du reste d’arguments politiques plus larges concernant l’Europe. Et étant donné l’histoire de l’Irlande et les circonstances territoriales, institutionnelles, politiques et économiques actuelles, les termes de ce débat sont pour nous une source de préoccupation réelle. Je m’exprimerai très clairement: la Convention européenne des droits de l’homme doit rester la pierre angulaire de la protection des droits de l’homme en Europe. Et à ceux qui avanceraient qu’il existe une tension, une contradiction entre les principes de la démocratie parlementaire et la protection internationale des droits de l’homme, répondons sans équivoque que les parlements ne peuvent que bénéficier d’un contexte où les droits sont protégés.
Ces deux points devraient constituer la base de toutes nos discussions au sein du Conseil de l’Europe et plus généralement dans une Europe parvenue à un point crucial de son histoire. La coopération européenne doit faire face à un grand nombre de difficultés sérieuses et qui préoccupent tous les citoyens européens ainsi que leurs élus. C’est à vous que je m’adresse, en votre qualité de délégués des parlements nationaux d’Europe. J’en appelle à votre expérience ainsi qu’à votre sens des responsabilités en abordant maintenant les tendances inquiétantes qui menacent la démocratie, la cohésion sociale et un avenir partagé, que ce soit au sein de nos communautés nationales ou au niveau européen.
J’ai eu l’honneur de servir pendant plus de trente ans le Parlement national irlandais, y compris au sein de la présente Assemblée parlementaire de 2001 à 2003. J’ai donc le plus grand respect pour le travail réalisé par les parlementaires afin de répondre aux besoins et aux aspirations des citoyens qui les ont élus et pour leur habitude de débattre, de s’opposer mais également de trouver des compromis sur les questions importantes qui forment l’espace public.
Malgré leur gravité, les défis auxquels nous avons à faire face sont autant d’occasions données aux parlementaires de réaffirmer la pertinence des parlements et leur capacité à revitaliser le projet de la coopération européenne. Notre premier défi tient au retour sur notre continent de grandes fractures géopolitiques avec des conséquences humaines désastreuses.
Ce matin même, l’Assemblée a débattu d’un conflit armé qui se déroule sur le territoire d’un Etat membre du Conseil de l’Europe, l’Ukraine. M. Sheridan, rapporteur de la commission des migrations, des réfugiés et des personnes déplacées, a souligné ses conséquences catastrophiques pour la population. Mettre fin à la violence militaire afin de permettre à tous les réfugiés de retrouver leur foyer et de reconstruire leur vie est une tâche urgente, bien que difficile. Elle exige des ressources et des compétences, et la patience de toutes les parties. A long terme, leurs différences majeures devront être surmontées, dans un esprit de dialogue et de coopération fondé sur la justice et le respect des droits fondamentaux. C’est là tout le défi posé à la diplomatie. Le Conseil de l’Europe peut apporter une contribution de taille, au‑delà de toutes les initiatives déjà engagées par l’Assemblée et par sa Présidente, qui s’est montrée exemplaire dans son engagement à maintenir le contact avec les deux délégations. Maintenir l’équilibre essentiel et délicat entre le respect des principes et l’ouverture au dialogue est indispensable pour mettre fin à la tragédie actuelle.
Un autre défi posé à la démocratie et à la cohésion sociale découle des nouvelles formes de fanatisme et de conflits dont les ramifications touchent le cœur des villes européennes. Cette menace nous a été rappelée récemment à Paris, où en l’espace de trois jours la liberté d’expression et de la presse a été agressée de la manière la plus sauvage, où nous avons vu des hommes froidement abattus dans un acte antisémite. Nous devons répondre aux causes profondes de cette menace, ce qui constitue une entreprise très complexe, non pas seulement parce que ces formes de violence apparaissent au croisement des grandes tensions géopolitiques, des religions et des inégalités sociales, mais aussi parce qu’il existe des risques inhérents aux réponses apportées dans la peur et dans la colère. La potentielle récupération politique de ces émotions ressenties dans la population est évidente.
Les ambassadeurs des 47 Etats membres du Conseil de l’Europe ont décidé la semaine dernière, sous la présidence belge, de renforcer l’action contre le terrorisme. Le défi ne se limite pas aux réponses les plus urgentes. Il faut comprendre et analyser les motivations de ceux qui sont poussés à l’extrémisme et à la violence politique. Les nouvelles technologies, les cyber‑attaques, mais aussi les exécutions extrajudiciaires effectuées par des machines, rendent floues les limites entre la guerre et la paix. Elles risquent de distiller une grande méfiance au sein de nos sociétés. Je suis convaincu que le Conseil de l’Europe et son Assemblée doivent continuer à jouer un rôle important pour préserver l’Etat de droit face à ces formes extrêmes de destruction, qu’elles soient de natures religieuse ou nationaliste. Le Conseil de l’Europe a montré, dans le passé, qu’il ne perd jamais de vue les droits fondamentaux. Rappelons‑nous lorsque l’atmosphère générale des pays occidentaux avait pris une allure de croisade. Le sénateur Dick Marty, en 2006, avait documenté la participation active et passive de certains Etats membres du Conseil de l’Europe à des détentions secrètes et des transferts illégaux de détenus organisés par la CIA. Son rapport avait connu un grand retentissement au niveau international et relancé le débat sur l’équilibre à atteindre entre lutte contre le terrorisme et protection des droits de l’homme. Je m’y suis moi‑même référé lors de débats au Parlement irlandais. J’ai compris à cette occasion tout l’intérêt des rencontres entre parlements nationaux aux niveaux européen et international.
Je pense plus largement que les parlements constituent un canal privilégié pour renforcer la participation des citoyens au débat sur la politique étrangère. La conception de la diplomatie «professionnelle» et la raison d’Etat sont entrées en conflit avec l’opinion publique, qui ressent les choses de manière émotionnelle. Les parlements ont la possibilité de demander des comptes aux gouvernements et de parler au nom des citoyens. La question de savoir si une politique étrangère doit répondre à la nécessité de la responsabilité démocratique n’est pas nouvelle. Il est intéressant de relever que parmi les sujets abordés au cours des premières années de la participation de l’Irlande au Conseil de l’Europe, il y avait celui des prérogatives de l’Assemblée et du Comité des Ministres. En 1949, le député Seán MacBride faisait remarquer au Parlement irlandais que, dans une large mesure, le statut proposé visait à lier les mains des membres de l’Assemblée, mais il pensait que ces derniers reprendraient le dessus au fil du temps.
La politique étrangère n’est pas le seul domaine dans lequel les parlements doivent réaffirmer leurs prérogatives. Les politiques fiscales et économiques sont tout aussi importantes pour l’activité parlementaire. Il est urgent d’affronter la menace qui s’exerce sur l’avenir de la démocratie européenne compte tenu de la perte de pouvoir et d’autorité des parlements au profit des apôtres d’une orthodoxie fiscale étriquée. Aujourd’hui des marchés financiers internationaux prétendument autorégulés et des agences de notation qui ne rendent de comptes à personne occupent plus de place dans les médias que les débats des parlements. Que s’est‑il passé? Pourquoi ce domaine du débat public a‑t‑il été confisqué? Les structures de prise de décision étaient autrefois placées au sein d’institutions représentatives, où les différences étaient respectées et débattues. Pourquoi une seule opinion, fondée sur l’avis d’experts, l’a‑t‑elle emporté? Les agences de notation sont devenues des panoptiques modernes. Elles ne sont soumises à aucune exigence démocratique mais exercent de plus en plus d’influence sur nos vies.
Que faire? Les parlements, aux niveaux national et européen, doivent de toute urgence récupérer leurs compétences et leur légitimité dans le domaine économique et fiscal. Aucun modèle économique unique ne pourra jamais répondre à la complexité du monde d’aujourd’hui. Le statu quo qui résulte de débats politiques a cédé la place à des règles fiscales automatiques, issues du paradigme dominant, au détriment de toute réflexion saine. Le chemin emprunté est dangereux pour l’avenir de la politique et des citoyens. Nous avons besoin de bonnes politiques économiques, fondées sur des modèles pluralistes. Les parlements comptent. Des siècles d’efforts ont été investis pour garantir le droit de vote.
Les citoyens attendent des élus plus de responsabilité, une ouverture vers de nouvelles perspectives collectives dans les options politiques, mais aussi leur propre connexion à des horizons plus vastes à travers leur travail dans des instances internationales telles que votre Assemblée. Allons‑nous abandonner tous ces progrès? Et en avons‑nous mesuré toutes les conséquences?
Je suis intimement convaincu qu’il faut un contexte éthique dans nos délibérations en matière économique. Les questions de politique économique ne peuvent être que seulement techniques. Elles ont une dimension éthique et c’est en cela qu’elles doivent être ouvertes au débat politique.
Mon message n’est pas pessimiste: les parlements nationaux ainsi que les assemblées supranationales comme la vôtre peuvent avoir un rôle central dans la protection du monde public qui est au centre de la démocratie européenne, cet espace essentiel partagé par les citoyens qui doivent pouvoir débattre librement, de manière pluraliste, dont les enfants doivent avoir accès à une éducation elle‑même pluraliste, et qui doivent également pouvoir imaginer des alternatives aux idées et aux pratiques actuelles et se projeter ensemble dans un avenir national, européen et international.
Le Conseil de l’Europe a montré le chemin en abordant les questions fiscales et budgétaires du monde d’aujourd’hui par le prisme éthique, comme le prouve l’initiative récente du Commissaire aux droits de l’homme: «Protéger les droits de l’homme en période de crise économique.»
Si nous voulons répondre à la crise que connaît la démocratie de manière holistique en reconnaissant les dimensions politiques, économiques, sociales et culturelles dans les problèmes que nous rencontrons, alors vous, parlementaires, avez une perspective précieuse à proposer. Tous les jours, dans les rues, dans vos permanences vous rencontrez le chômage, la pauvreté, le sentiment d’aliénation et d’insécurité exprimé par tous, surtout les jeunes qui, comme Jürgen Habermas l’a dit, «ont à payer la facture de l’impact sur l’économie réelle d’un dysfonctionnement pourtant prévisible du système financier» et qui «au contraire des actionnaires, ne payent pas en petite monnaie mais au prix fort leur existence quotidienne».
Comme Theodor Adorno l’a dit, «la nécessité de laisser parler la souffrance est la condition sine qua non de toute vérité.» C’est vrai, je crois, pour toute vérité politique aussi.
La souffrance que nous tous, élus, devons exprimer n’est pas celle qui se limite à notre paroisse. Nous sommes invités à nous saisir des grands débats contemporains tels que le changement climatique et les objectifs de développement durable qui sont négociés en ce moment même aux Nations Unies.
Les choix qui seront faits à la fin de l’année 2015 sur ces deux points – à New York en septembre pour l’agenda post‑développement 2015 et à Paris en décembre pour les négociations sur le changement climatique – auront un impact réel sur les gens qui vivent dans l’hémisphère sud, mais pour nous aussi qui vivons dans le monde occidental. C’est à nous de revoir des définitions simplistes, binaires du développement, pas seulement parce des éléments liés au Sud se retrouvent aujourd’hui au Nord et que, vice‑versa, certaines caractéristiques du Nord se retrouvent au Sud, mais aussi et surtout parce que les questions sociales, environnementales, telles que la crise des réfugiés dans notre propre voisinage européen, exigent un changement complet des mentalités et de nos discours.
Ces grands défis exigent de nous tous que nous participions à ce débat, que nous abandonnions les grands discours qui nous divisent entre le Nord et le Sud, que nous abordions les choses de manière holistique, humanitaire, et que nos Parlements se saisissent de l’occasion pour réaffirmer leur légitimité en définissant des stratégies institutionnelles. C’est une grande opportunité qui vous est donnée de contribuer à la tâche fondamentale de formuler les grandes responsabilités du monde contemporain.
Nous, représentants élus, devons répondre à ce défi historique dans nos assemblées nationales et européennes en tant que sujets éthiques conscients de nos vulnérabilités partagées, de notre solidarité et de notre interdépendance avec tous ceux qui vivent avec nous sur cette fragile planète.
Ne soyons pas apeurés par l’ampleur de la tâche. Apportons travail, énergie, compétence, construisons des passerelles pour permettre la confiance de tous en montrant que nous avons l’autorité et que nous faisons preuve de responsabilité dans toutes les questions y compris budgétaires et fiscales. Que ceux qui ont l’expérience d’un Parlement national montrent qu’ils peuvent négocier dans les instances supranationales de décision et de pouvoir. Vous avez le mandat pour le faire au nom de votre électorat. Je souhaite que vous vous réappropriiez le débat sur les grands choix de notre époque.
C’est un impératif essentiel si nous voulons préserver le système démocratique créé pour l’Europe après la Seconde Guerre mondiale et qui a permis de surmonter les divisions voilà vingt‑cinq ans.
On nous demande de nous engager dans une refondation culturelle et éthique du type de celle qui fut accomplie par les grands architectes de la coopération européenne au milieu du vingtième siècle.
Vu la diversité de notre histoire, de nos problèmes actuels, de nos peurs et de nos aspirations, je crois que nous pouvons apporter une réponse qui tienne compte de notre mémoire collective et qui insuffle dans l’esprit humain un nouvel espoir.
On nous demande aujourd’hui de revenir à notre grande tradition, à nos grands penseurs, aux réactions instinctivement généreuses de la pensée européenne. Mais en revenant aux grandes visions, je vous invite à créer des stratégies réalistes pour construire la paix, la démocratie et l’Etat de droit en Europe. On nous demande courage et créativité, en coopération, pour créer une voie accessible à toutes les générations. Tout cela est possible.
La Cour européenne des droits de l’homme a, dans une publication, été décrite comme «la conscience de l’Europe». J’accorde cette même étiquette au Conseil de l’Europe, sachant que, dans toutes vos activités et vos tâches, vous êtes les citoyens de la «République de la conscience» décrite par le prix Nobel de littérature, Seamus Heaney, dans le grand poème qu’il a écrit pour la Journée internationale des droits de l’homme et qui se terminait ainsi:
«Le vieil homme se leva, me regarda en face et me dit que c’était une reconnaissance officielle si j’étais maintenant un citoyen double.
Il souhaita donc que lorsque je serais rentré chez moi je me considère comme un représentant et que je parle en ce nom dans ma propre langue.
Leurs ambassades, dit‑il, sont partout, mais travaillent indépendamment et aucun ambassadeur ne sera jamais totalement libéré.»
Je vous remercie.
LA PRÉSIDENTE (interprétation)
Merci beaucoup, Monsieur le Président, pour votre discours très inspirant, et pour avoir souligné le rôle que jouent les parlementaires en rappelant quelles sont nos responsabilités. Il ne faut pas oublier en effet que l’éthique est au cœur de nos travaux, comme vous l’avez justement précisé. Nous sommes, et je crois que c’est une leçon à tirer, les citoyens de la «République de la conscience»!
Un certain nombre de parlementaires souhaitent vous poser des questions. Nous commençons par les porte‑parole des groupes politiques.
M. IWIŃSKI (Pologne), porte‑parole du Groupe socialiste (interprétation)
Monsieur le Président, l’Irlande est traditionnellement un pays d’émigration, surtout vers l’Amérique, mais depuis quelque temps elle est devenue un important pays d’immigration, surtout en provenance des nouveaux Etats membres de l’Union européenne, notamment la Pologne. D’après vous, quel rôle joue votre diaspora, qui est très importante? En outre, quels sont les problèmes que crée inévitablement dans votre pays l’arrivée de nouveaux venus?
M. Higgins, Président de l’Irlande (interprétation)
Jeune sociologue, je me suis rendu aux Etats‑Unis, et le premier travail important sur les migrations que j’ai lu était celui de Thomas et Znaniecki sur les émigrés polonais en Europe et aux Etats‑Unis.
Après que la Pologne et neuf autres Etats ont rejoint l’Union européenne en 2004, l’Irlande a profité de l’arrivée de migrants en provenance de ces pays; ils ont contribué à notre économie et à notre société et nous sommes ravis que, malgré la crise, ils soient restés chez nous. J’ai eu la possibilité de rencontrer un certain nombre de ces migrants, appartenant en particulier la communauté polonaise, lors d’un match entre l’Irlande et la Croatie. Cette communauté a été d’un grand secours à l’Irlande lorsque le pays a connu des difficultés. Beaucoup continuent d’apprendre le polonais dans nos écoles. Ils ont leurs propres croyances, mais contribuent à la richesse de notre propre culture et c’est ainsi que les choses doivent se passer. Les mouvements de personnes au sein de notre maison commune sont essentiels.
En ce qui concerne l’autre sujet que vous avez abordé, lorsque nous avons dû affronter la crise économique, la diaspora a joué un rôle essentiel, notamment pour la reconstruction des infrastructures. Nous avons vu les avantages qu’il y a à créer des entreprises dans le domaine de la recherche, surtout dans un pays qui a le taux le plus élevé de jeunes ayant un haut niveau d’études.
Les frontières ne devraient pas exister pour l’esprit humain. Aujourd’hui tout particulièrement, nous devons nous concentrer sur ce qui nous est commun. Ce faisant, nous approfondirons notre conscience de l’humanité, laquelle est marquée par une grande diversité. Ce n’est pas là une utopie, loin de là: cette approche est tout ce qu’il y a de plus pratique.
M. O’REILLY (Irlande), porte‑parole du Groupe du Parti populaire européen (interprétation)
C’est un honneur, Monsieur le Président, de vous voir parmi nous aujourd’hui. Je m’associe à notre Présidente, Mme Brasseur, pour vous souhaiter la bienvenue à Strasbourg. Au nom du PPE, je vous remercie pour votre discours qui sera pour nous une véritable source d’inspiration.
Nous avons tous été horrifiés par les attentats qui ont eu lieu à Paris un peu plus tôt ce mois‑ci. C’est une attaque contre les valeurs fondamentales du Conseil de l’Europe et nous nous félicitons de l’élan de solidarité qui a l’a suivie. Le terrorisme est un phénomène transnational. J’aimerais donc vous poser les questions suivantes: quelle réponse globale peut‑on apporter à cette menace qui l’est elle aussi et quelle stratégie devrions‑nous mettre en œuvre?
M. Higgins, Président de l’Irlande (interprétation)
C’est un véritable plaisir pour moi de constater que l’Irlande est aussi active au Conseil de l’Europe.
En ce qui concerne votre question, il est essentiel, à court terme, que nous coopérions, notamment en échangeant des informations. A long terme, il faut faire de la prévention. Pour cela, il faut réfléchir à ce que nous avons négligé de faire. Selon moi, nous n’avons pas suffisamment dialogué avec les plus modérés, ceux qui promeuvent l’échange. Ainsi, ceux qui déforment les textes religieux se sont engouffrés dans la brèche.
Il faut apporter une réponse sans aucune équivoque pour ce qui est de promouvoir les valeurs fondamentales du Conseil de l’Europe. Nous devons aussi apporter notre soutien à ceux qui ont des croyances différentes – et pas seulement en matière religieuse. Il faut tenir un discours de tolérance.
Quelles sont les stratégies possibles? Il faut œuvrer en matière d’éducation, afin que l’étranger ne soit pas perçu un ennemi; comme toute personne différente, il doit être considéré avec tolérance.
M. LEYDEN (Irlande), porte‑parole de l’Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe (interprétation)
Au nom de mon groupe, de son président et de la délégation irlandaise, je vous souhaite à mon tour la bienvenue au sein de cette Assemblée dont vous avez été membre entre 2001 et 2003. Vous connaissez donc les travaux de notre Organisation et l’œuvre de la Cour, ce que votre discours a très bien illustré. Vos propos seront effectivement pour nous une source d’inspiration, du point de vue tant politique que sociologique, car vous êtes un éminent sociologue. Nous pouvons être fiers que notre petit pays ait figuré parmi les membres fondateurs du Conseil de l’Europe en 1949.
Je partage avec vous l’idée selon laquelle il est essentiel de favoriser la création d’un Etat palestinien vivant en harmonie avec Israël.
LA PRÉSIDENTE (interprétation)
Je vous rappelle, mes chers collègues, que vous disposez seulement de 30 secondes pour poser vos questions.
M. Higgins, Président de l’Irlande (interprétation)
Aucun d’entre nous ne sous‑estime l’importance qu’il y a à faire des progrès s’agissant de la résolution du conflit israélo‑palestinien. Il faut sans doute réfléchir à l’élaboration d’un nouvel espace de discussion, par exemple doté d’un secrétariat, de manière à garantir une certaine continuité dans les efforts accomplis.
L’année 2015 marquera un tournant: nous avons en perspective la réunion à Addis-Abeba et toutes les mesures à prendre pour atteindre les objectifs du Millenium, sans oublier la réunion prévue au mois de septembre.
Toutes ces questions concernent le Sud et le Nord. Je pense notamment à l’exclusion liée à la pauvreté, au chômage. J’ai parlé du Nord qui migre vers le Sud, et inversement, mais il faut voir comment des continents comme l’Amérique du Sud et l’Afrique mettent en place un développement qui tienne compte du peuple et pas uniquement de l’élite.
Je crois fermement qu’après le processus de Doha et la Déclaration de Delhi, il n’y a plus de place pour un affrontement Nord‑Sud. Il nous faut écrire une nouvelle page, où tout le monde sera accepté au niveau international. Il faut repenser les modèles. Nous ne pouvons plus nous satisfaire des anciens modèles, dans lesquels les pays les plus pauvres paient le service de la dette, au détriment de la santé d’autres secteurs. Nous entrons dans une nouvelle ère, une ère de changement climatique. Il faut assumer nos responsabilités face aux générations futures. Nous devons veiller à éliminer certaines maladies, mais surtout – vous le savez, car je suis sûr que vous en discutez souvent – le monde actuel connaît de profondes inégalités.
Or dans les sciences sociales, personne ne dit que les inégalités sont une nécessité, un avantage pour la croissance. Tous les penseurs s’accordent à dire que l’un des principaux obstacles à la stabilité nationale et internationale est, justement, cette inégalité croissante et tout ce qu’elle génère.
M. KOX (Pays‑Bas), porte‑parole du Groupe pour la gauche unitaire européenne (interprétation)
Mon groupe politique compte aussi en son sein des parlementaires irlandais, mais mes collègues m’ont demandé de vous poser la question suivante.
Après l’austérité, il semblerait que le vent du changement souffle sur l’Europe. Ce qui s’est passé en Grèce est, pour de nombreux Grecs, le début de l’espoir. Il en est de même de même dans mon pays au vu des résultats enregistrés. Comment se fait‑il que de nombreux responsables politiques des principaux partis agissent comme s’ils ne voyaient pas les conséquences sociales de l’austérité? Le risque est que les citoyens perdent toute confiance dans notre forme de démocratie.
M. Higgins, Président de l’Irlande (interprétation)
Un petit rappel historique. Autrefois, certaines personnes se sont opposées à l’extension du champ de l’imprimerie et de la lecture. Ils ont fait valoir que le peuple pourrait lire non seulement la Bible, mais aussi Thomas Paine qui leur semblait très dangereux.
Il me semble extrêmement important que nous tous, en tant que citoyens, ayons la possibilité de comprendre l’économie et comment les choix sont faits.
Je ne ferai pas de commentaires sur ce qui se passe dans les autres pays, mais depuis que j’assume la fonction de président, dans toutes mes interventions, je me suis efforcé de montrer que la déontologie, l’économie, l’écologie et le social sont des thèmes qui sont liés. Ce ne sont pas des termes abstraits. Le public n’a pas été poussé à descendre dans la rue, car il est de la responsabilité des porte‑parole des populations de leur permettre de comprendre leurs institutions et d’y participer pleinement.
Dans toutes mes interventions, j’ai souligné – autre point important qui a été d’ailleurs relevé par un éminent universitaire – qu’il fallait un enseignement pluraliste des fondamentaux économiques. Pourtant dans certains pays qualifiés «d’économies développées du monde», les plus grandes universités dépensent moins de 15 % de leur budget pour la recherche et l’enseignement en histoire de l’économie.
Nous constatons parfois qu’un instrument peut devenir une excuse pour l’utilisation de certaines méthodes. Toutefois, et c’est ce que je voudrais vous faire toucher du doigt, il serait totalement erroné de rejeter l’économie en bloc, même si tous ces outils sophistiqués mis à notre disposition semblent inutiles, car il est essentiel que cela s’inscrive dans un contexte déontologique.
Il est possible pour nous d’envisager un espace européen. Nous serions d’accord pour lui transférer tous nos pouvoirs, mais tous nos droits, nos capacités, nos obligations, nos responsabilités consistent à mettre en œuvre tout ce qui découle des textes européens. Les possibilités offertes par la charte sont, de notre point de vue, des responsabilités communes, mais nous devons aller plus loin pour parvenir à une sécurité et à une stabilité à des niveaux bien plus élevés que ce que nous connaissons actuellement. C’est tout à fait possible.
M. SELVİ (Turquie), porte‑parole du Groupe des conservateurs européens (interprétation)
En 2009, l’Europe a connu la plus grande récession depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et l’Irlande a été frappée par cette crise. L’évaluation faite par les experts internationaux montre que l’Irlande est aujourd’hui en train de récupérer. En l’espace de deux ans, son économie s’est redressée de manière impressionnante. Je voudrais vous en féliciter.
Auriez‑vous des observations à faire concernant cette évolution?
M. Higgins, Président de l’Irlande (interprétation)
Je suis effectivement très satisfait de constater que notre taux de chômage est passé de 15 % à 10 %. De nouveaux emplois ont été créés, les performances sont bonnes, les résultats de l’agriculture ont également été très bons, y compris pendant la crise. Mais cela s’est fait au prix d’un grand sacrifice consenti par le peuple irlandais.
Pour répondre très directement à votre question, dans mon discours, j’ai parlé de l’économie. Mais derrière l’économie, il y a des hommes qui composent la société. L’économie doit servir cette société. Telle est la vision d’un certain nombre d’économistes conservateurs, mais aussi d’autres plus progressistes, comme Adam Smith. L’économie a son ancrage dans le contexte social et l’éthique. Pour revenir à votre question, qui est tout à fait intéressante, pour ce qui est de l’Irlande, l’économie n’évolue pas dans un vacuum, mais s’appuie sur des personnes.
L’Irlande peut en effet être citée comme exemple. Placé dans une situation difficile, son gouvernement a pris des décisions douloureuses et nous sommes aujourd’hui satisfaits de constater une croissance de son PIB de 2,7 points.
Les résultats s’améliorent, mais il reste encore tant à faire! Le gouvernement et tous les partis le reconnaissent. L’émigration est forte. La question ne se borne pas à fixer des taux bancaires, il s’agit d’investir. Le problème est européen.
Comment pouvons‑nous assurer qu’il y ait un véritable investissement dans une économie qui, ensuite, créera des emplois qui permettront à l’économie locale de se développer? Il s’agit d’une question que j’aborderai à l’avenir: comment pouvons‑nous protéger l’économie réelle et les citoyens face au flux spéculatif?
Je vous l’ai dit, les hommes politiques, et pas seulement de gauche, doivent rendre des comptes. De par le monde, les gens sont très inquiets. Que pouvons‑nous faire pour que les citoyens puissent participer pleinement – outre l’éducation? Nous ne sommes plus au Moyen Age, quand il n’y avait qu’un seul paradigme qui descendait dont on ne sait où et qui nous tombait dessus. Cette ère est révolue, ce genre de modèle simpliste n’existe plus.
LA PRÉSIDENTE (interprétation)
Monsieur le Président, je vous remercie. J’aurais aimé poursuivre ce débat et donner la parole aux nombreux parlementaires qui souhaitaient vous poser des questions, mais je dois clore la séance. J’espère que nous aurons à nouveau la possibilité de vous entendre dans d’autres enceintes.