1. Introduction
1.1. L’affaire
Gongadze, un test décisif pour la classe politique ukrainienne
1. L’affaire Gongadze et d’autres
crimes impliquant prétendument de hauts fonctionnaires du régime
de Koutchma en Ukraine sont inscrits à l’ordre du jour de l’Assemblée
depuis un temps anormalement long pour une simple et bonne raison:
les enquêtes officielles ont, elles aussi, nécessité un temps extrêmement
long et sont encore loin d’être achevées, huit ans après la disparition
du journaliste. Comme noté par la Cour européenne des droits de
l’homme, les faits de la présente affaire montrent que «durant l’enquête,
jusqu’en décembre 2004, les autorités de l’Etat se sont préoccupées
plutôt de prouver l’absence d’implication de hauts fonctionnaires
dans l’affaire que de rechercher la vérité quant aux circonstances
dans lesquelles le mari de la requérante avait disparu et trouvé
la mort»
.
2. L’importance de cette affaire pour l’Ukraine et audelà tient
à la longue liste de journalistes tués dans l’exercice de leur profession
en Ukraine et dans d’autres Etats membres du Conseil de l’Europe,
qui exige un message politique clair énonçant fermement que de tels
crimes ne sont pas tolérés.
3. Les circonstances particulièrement cruelles qui entourent
l’assassinat de ce jeune journaliste au franc-parler et l’absence
manifeste d’enquête de la part des autorités ont fait de l’affaire
Gongadze l’un des catalyseurs de la «révolution orange» en Ukraine
ainsi qu’un test décisif pour juger de la détermination de la communauté
internationale à lutter contre les crimes commis à l’encontre de
journalistes dont la sécurité et la liberté d’expression sont des
conditions essentielles au développement des droits de l’homme et
de la démocratie en Europe.
4. Avec l’appui de la commission des questions juridiques et
des droits de l’homme, je me suis engagée à prolonger autant que
faire se peut l’élan suscité par l’attention internationale permanente,
et à continuer d’apporter mon aide, en tant qu’intermédiaire, aux
différents «acteurs» en Ukraine afin d’encourager et de faciliter
l’enquête sous tous ses angles – en insistant constamment sur la
nécessité de remonter toute la chaîne de commandement et en refusant
de se contenter de la seule condamnation de ceux qui n’ont fait
qu’exécuter les ordres.
5. La première des deux propositions sous-tendant le présent
rapport a été motivée par l’échec des investigations menées jusqu’à
présent afin de faire la lumière sur les circonstances de la disparition
et du meurtre du journaliste Georgiy Gongadze, en dépit – certains
diront en raison – d’informations largement diffusées soulignant
la possible implication de hauts responsables gouvernementaux
.
6. La seconde proposition attirait l’attention sur le fait que
les enquêtes relatives à d’autres crimes prétendument commis par
de hauts fonctionnaires de l’ère Koutchma se sont également enlisées,
peut-être pour des raisons similaires
.
7. Un dénominateur commun aux deux affaires est l’enregistrement
de nombreuses heures de conversation qui aurait été réalisé dans
le bureau du Président par l’un de ses gardes du corps, Mykola Melnytchenko
(«enregistrements Melnytchenko»). Ces enregistrements pourraient
fournir de précieux indices et permettre également d’établir la
responsabilité politique et peut-être pénale d’un certain nombre
de fonctionnaires de haut rang de l’entourage de l’ancien Président.
Ces enregistrements, leur traitement, ainsi que les intrigues politiques
qu’ils suscitent, pourraient faire la lumière sur la culture politique
qui prévalait en Ukraine sous le régime de Koutchma, mais aussi
sur le sérieux et la détermination des partisans de la «révolution
orange» à tenir leurs promesses initiales selon lesquelles, une
fois au pouvoir, ils enquêteraient et dévoileraient toute la vérité,
sans égard au rang et au rôle politique des suspects.
8. Il existe des parallèles troublants entre l’affaire Gongadze
et celles des disparitions de personnalités éminentes au Bélarus,
qui ont fait l’objet d’un rapport préparé par Christos Pourgourides
et adopté par l’Assemblée en juin 2004. Comme dans les affaires
de Iouri Zakharenko, Victor Gonchar, Anatoly Krasovsky et Dimitri
Zavadsky à Minsk, l’affaire Gongadze est devenue, en Ukraine et
audelà, un puissant symbole de la lutte qui oppose les mouvements
civiques défendant la liberté d’expression à ce qui est souvent
perçu comme les forces de répression d’un certain establishment politique.
9. L’affaire Gongadze a manifestement été l’un des catalyseurs
de la «révolution orange», qui a mis fin au régime de Koutchma.
Par conséquent, il n’est pas surprenant que le Président Iouchtchenko,
à l’occasion de sa visite historique à l’Assemblée parlementaire
en janvier 2005, ait répondu à une question d’un parlementaire à
ce sujet en soulignant l’importance politique qu’il attache à cette
affaire et son engagement à faire progresser l’enquête dans toute
la mesure de ses moyens, en lui donnant priorité. J’ai été frappée
par le degré d’intérêt porté par le public à ma modeste visite d’information
initiale fin mars 2005 et par l’excellente coopération dont ont
fait preuve les autorités ukrainiennes.
10. Compte tenu de l’importance symbolique de l’affaire Gongadze
pour les Ukrainiens ordinaires, je suis d’avis que le Président
Iouchtchenko serait mal venu d’agir d’une manière susceptible de
laisser penser qu’il n’est plus du côté de ceux qui souhaitent voir
déférer en justice non seulement les auteurs de l’assassinat de M. Gongadze,
mais également ses instigateurs et organisateurs. La remise, en
février 2007, des insignes de l’ordre du prince Iaroslav Le Sage
à l’ancien procureur général Mikhail Potebenko par le Président Iouchtchenko
a jeté des doutes à cet égard
, dans la mesure
où le procureur général Potebenko est tenu responsable par beaucoup
de la conduite désastreuse de la phase initiale et décisive de l’enquête
.
11. Le Premier ministre Ioulia Timochenko a également à plusieurs
reprises affirmé publiquement que l’élucidation de l’affaire Gongadze
figurait au rang des priorités de son administration
.
J’ai été de ce fait d’autant plus surprise qu’elle ne réponde pas
aux deux questions parlementaires sur cette affaire qui lui ont été
posées à l’issue de son discours devant l’Assemblée parlementaire
au cours de la partie de session d’avril 2008.
1.2. Procédure
de l’Assemblée suivie jusqu’à présent
12. La proposition de résolution
de Hanne Severinsen (Danemark, ADLE) et d’autres collègues, en date
du 15 octobre 2004 (
Doc. 10330), a été renvoyée pour rapport devant la commission des
questions juridiques et des droits de l’homme, à la demande spécifique
de la commission soutenue par la commission de suivi, lors de la
réunion de Bureau à Vienne le 10 janvier 2005 (ratification au début
de la partie de session de janvier 2005). J’ai été nommée rapporteuse
lors de la réunion de la commission des questions juridiques et
des droits de l’homme le 25 janvier 2005 et me suis rendue à Kiev
pour la première fois du 30 mars au 1er avril
2005. A l’occasion de la réunion de la commission du 26 avril 2005,
j’ai présenté une note introductive (document AS/Jur (2005) 23 daté
du 25 avril 2005). Durant la partie de session de l’Assemblée de
juin 2005, je me suis entretenue avec deux témoins (MM. Melnytchenko
et Ivasiuk) à Strasbourg.
13. La proposition initiale a été fusionnée avec celle relative
à l’enquête sur les crimes qui auraient été commis par de hauts
responsables sous le régime Koutchma en Ukraine (Renvoi no 3142
du 3 octobre 2005, spécifiant que le rapport couvre également l’affaire
Gongadze), à la suite de quoi j’ai été nommée rapporteuse lors de
la réunion de la commission des questions juridiques et des droits
de l’homme le 6 octobre 2005. J’ai effectué une autre visite d’information
à Kiev les 11 et 12 juillet 2006, et j’ai fait part de mes conclusions
lors de la réunion de la commission le 15 septembre 2006. Durant
la réunion de la commission des questions juridiques et des droits
de l’homme le 26 juin 2007, j’ai exposé ma coopération en cours
avec le procureur général ukrainien et obtenu le soutien de la commission
pour la prolongation de mon mandat afin de disposer à cet effet
de davantage de temps.
14. A la demande du Bureau de l’Assemblée, l’affaire Gongadze
a également fait l’objet d’un rapport en date du 16 juin 2003, préparé
par un expert indépendant, M. Hans Christian Krüger
.
M. Krüger a conclu que, au cours des deux premières années suivant
le meurtre, «peut-être en raison des allégations formulées contre
le Président, les ministres et les fonctionnaires du gouvernement,
il semble y avoir eu une certaine hésitation à conduire des enquêtes
criminelles d’une manière ouverte, transparente et efficace. Cela
a changé à la suite de l’élection du nouveau procureur général»,
M. Piskun. Ce dernier a été démis de ses fonctions par le Président
Koutchma peu après la présentation du rapport de M. Krüger, puis
il a été réintégré juste avant la passation de pouvoirs au Président
Iouchtchenko, sur décision de justice déclarant sa destitution illégale.
Il a conservé son poste au sein de la nouvelle administration du
Président Iouchtchenko. Par la suite, le poste de procureur général
a connu de nouveaux changements qui ont peut-être contribué au retard
pris dans la réalisation de l’enquête.
1.3. Objet
du rapport
15. Il n’est ni possible ni souhaitable
pour un rapporteur de l’Assemblée parlementaire de prendre la place des
enquêteurs ou des procureurs nationaux, et de mener lui-même l’enquête.
Mais dans certaines affaires comparables à celle-ci, un rapporteur
de l’Assemblée peut utilement contribuer aux investigations nationales en
encourageant l’adoption de certaines mesures d’enquête par les autorités
compétentes, en livrant une évaluation indépendante des actions
engagées et, enfin et surtout, en suscitant pour le processus d’enquête l’intérêt
public international nécessaire qui peut aider à surmonter les résistances
nationales persistantes.
16. Dans cet esprit, j’ai entrepris deux missions d’information
à Kiev, rencontré à plusieurs reprises les principaux acteurs de
l’enquête – les différents procureurs généraux en exercice pendant
la durée de mon mandat, le ministre de l’Intérieur, des membres
de la commission d’enquête de la Verkhovna Rada dans l’affaire Gongadze,
et surtout la veuve du journaliste assassiné, Myroslava Gongadze,
ainsi que sa mère, Lesya Gongadze, et leurs avocats.
17. Lors de la partie de session de l’Assemblée de juin 2005,
j’ai eu une rencontre approfondie avec Mykola Melnytchenko. Il m’expliqua
en détail comment et pour quelles raisons il avait procédé aux enregistrements
qui feront l’objet de développements complémentaires cidessous,
et pourquoi il hésitait à remettre son matériel au bureau du procureur
général (BPG).
18. J’ai par la suite fait de mon mieux pour négocier un accord
entre M. Melnytchenko, le procureur général et le Département américain
de la justice pour mettre les enregistrements à disposition dans
l’enquête sur le meurtre de M. Gongadze ainsi que dans celles relatives
à d’autres crimes qui auraient été commis par de hauts fonctionnaires
du régime Koutchma. M. Melnytchenko m’a fait part de son hésitation
à pleinement coopérer avec le bureau du procureur général et à lui
remettre les enregistrements originaux et le matériel utilisé à
cet effet sans l’implication d’experts internationaux dont la présence
exclurait toute «manipulation». Les procureurs généraux successifs,
même après ma visite à Kiev en mars-avril 2005, sont convenus de
la nécessité d’impliquer des experts étrangers afin de permettre
à M. Melnytchenko de surmonter ses craintes. Après avoir sondé les
autorités américaines qui ont déclaré être disposées à coopérer
dans la mesure où cela est techniquement possible et à condition
de recevoir une demande officielle de coopération juridique, j’ai débuté
une intense correspondance avec le bureau du procureur général afin
de l’aider à mettre en œuvre une telle coopération. J’ai même demandé
à prolonger mon mandat pour pouvoir consacrer suffisamment de temps à
ce processus. Mais alors que le bureau du procureur général a publiquement
accusé le Conseil de l’Europe et les autorités américaines de traîner,
il lui aura fallu plusieurs années avant de déposer la demande officielle requise
.
19. Il s’est désormais passé suffisamment de temps pour me permettre
de conclure ce mandat et de présenter un rapport final – évaluant
les mesures d’investigation prises à ce jour, le résultat des poursuites pénales
engagées à l’encontre des auteurs de l’assassinat de M. Gongadze
et d’autres crimes couverts par mon mandat. J’ai également pu tirer
mes propres conclusions quant aux efforts consentis par les autorités compétentes
afin de faire toute la vérité et d’identifier non seulement les
auteurs, mais également les instigateurs et organisateurs de ces
crimes. Les affaires en question n’étant toujours pas closes, l’Assemblée sera
en mesure de témoigner son intérêt soutenu dans l’enquête dans le
cadre de la procédure de suivi en cours.
1.4. Visites
d’information à Kiev
20. Du 30 mars au 1er avril
2005, je me suis rendue à Kiev pour une première série d’entretiens
destinés à me familiariser avec les implications juridiques et politiques
de l’affaire Gongadze, et transmettre le message selon lequel l’affaire
Gongadze ne saurait être considérée comme réglée tant que tous les
coupables – les auteurs mais aussi les commanditaires et organisateurs
du crime – n’auront pas été traduits en justice. Je suis extrêmement
reconnaissante de l’hospitalité des autorités ukrainiennes, notamment
de la délégation de la Verkhovna Rada auprès de l’APCE.
21. J’ai eu des entretiens approfondis et fructueux avec M. Fedur,
l’avocat de la mère de M. Gongadze, M. Moroz, le chef du Groupe
socialiste à la Verkhovna Rada, M. Martyniuk, premier vice-président
de la Verkhovna Rada, Mme Yemelianova
et M. Marmazov, ministres adjoints auprès du ministère de la Justice, M. Lutsenko,
ministre des Affaires intérieures, M. Omelchenko, président de la
commission ad hoc de la Verkhovna Rada sur l’enquête dans l’affaire
Gongadze et celles d’autres personnes éminentes, le procureur général
M. Piskun et M. l’ambassadeur Motsyk, secrétaire d’Etat adjoint
d’Ukraine.
22. Les 11 et 12 juillet 2006, je suis retournée à Kiev dans le
but de faire le point sur l’avancée de l’enquête et de m’entretenir
avec le procureur général, M. Medvedko, des moyens mis en œuvre
afin de remonter la chaîne de commandement malheureusement sérieusement
compromis par le décès du ministre de l’Intérieur précédent, Iouri
Kravtchenko, et la réticence dont continue de faire preuve M. Melnytchenko
à remettre les enregistrements aux fins d’instruction. J’ai également
rencontré plusieurs dirigeants politiques dont MM. Moroz et Holovaty,
ainsi que des proches de M. Gongadze et leurs avocats.
23. A l’occasion d’une réunion de la commission de suivi à Kiev
les 26 et 27 mai 2008, j’ai une nouvelle fois rencontré au bureau
du procureur général, M. Sergiy Vynokurov, le procureur général
d’Ukraine en exercice, son adjoint M. Mykola Golomsha, M. Olexander
Khartchenko, un enquêteur chargé des affaires spécia lement importantes,
M. Sergiy Kravtchouk, responsable adjoint du Département du droit
international, et Olga Lytvynchuk, responsable du service de coopération
internationale du Département du droit international afin de compléter
et actualiser mes informations en vue de la préparation du présent
rapport.
2. Conduite de l’enquête dans l’affaire
de la disparition de Georgiy Gongadze et résultats obtenus à ce jour
24. Selon moi, il convient de distinguer
deux phases de l’enquête qui coïncident approximativement à l’avant et
l’après«révolution orange» en décembre 2004. J’aurai tendance à
partager le point de vue des auteurs des rapports «Gongadze Inquiry»
, qui résument comme suit l’évolution de la
volonté politique: alors que sous le régime de Koutchma, les efforts
consentis avaient pour but d’entraver, de retarder et de bloquer
l’enquête à tous les niveaux, les ingérences politiques de l’après«révolution
orange» étaient destinées à attirer l’attention du public sur la
poursuite des auteurs directs du crime et à la détourner autant
que faire se peut des commanditaires et organisateurs.
25. A la suite des nombreuses erreurs commises et au manque de
transparence qui ont entaché l’enquête initiale, d’importants progrès
ont été réalisés, notamment l’arrestation et le procès de trois
policiers travaillant pour le ministère de l’Intérieur, V. M. Kostenko,
O. V. Popovych et M. K. Protasov, pour le meurtre de Georgiy Gongadze.
Leur supérieur hiérarchique direct, le général Poukatch qui, selon
leur témoignage, était personnellement présent sur la scène du crime,
est actuellement recherché alors qu’il avait été arrêté fin 2003. Le
propre supérieur du général Poukatch, le ministre de l’Intérieur
Iouri Kravtchenko, a été retrouvé mort en mars 2005, un jour après
que le procureur général, M. Piskun, eut annoncé publiquement qu’il
l’entendrait le lendemain en tant que témoin et très peu de temps
après l’arrestation des trois policiers précités et du mandat d’arrêt
lancé contre le général Poukatch.
26. Le 15 mars 2008, les trois policiers ont été condamnés pour
meurtre avec préméditation commis dans le cadre d’une conspiration
et exercice abusif de fonctions officielles ayant entraîné des conséquences
graves. Mais l’enquête visant à identifier les organisateurs et
commanditaires du crime a à peine progressé depuis 2005 pour ce
qui est notamment de l’éventuelle utilisation en tant que preuves
des «enregistrements Melnytchenko» et de la recherche en responsabilité
concernant les bévues commises durant la phase initiale pourtant
cruciale de l’enquête.
2.1. Erreurs
et manque de transparence dans l’enquête initiale (2000-2004)
27. L’enquête menée par les autorités
à la suite de la disparition de M. Gongadze est criblée d’erreurs
et d’omissions au point que beaucoup suspectent une volonté de faire
«dérailler» l’enquête pour masquer la vérité, qui doit avoir été
particulièrement embarrassante pour les autorités.
28. Lors de la découverte du corps décapité à Tarachtcha le 2
novembre 2000, les éléments laissant supposer qu’il s’agissait probablement
de celui de M. Gongadze ont été connus dans les trois jours, après
que l’enquêteur de police Harbuz eut contacté Myroslava, la veuve
de Gongadze, ainsi que sa collègue Olena Prytula, et qu’il eut appris
que les bijoux trouvés sur le corps étaient identiques à ceux que
portait M. Gongadze. Malgré cela, les autorités ont tenté pendant
plusieurs mois de convaincre l’opinion publique que M. Gongadze
était toujours en vie
.
Après que le médecin légiste chef Yuri Schupyk eut prélevé le contenu de
l’estomac, il n’a pas fait placer le corps dans un endroit réfrigéré
et lorsque la veuve de M. Gongadze a enfin été autorisée à accéder
au corps en vue de son identification, celui-ci était dans un tel
état de décomposition qu’elle n’a pu avoir aucune certitude. Des
déclarations confuses et contradictoires quant à l’identité du corps de
Tarachtcha ont été émises par les responsables des forces de l’ordre
même après que des experts médico-légaux russes eurent procédé aux
premiers tests ADN en janvier 2001 et annoncé une probabilité de
l’ordre de 99,6 % pour que le corps en question soit celui de M. Gongadze
.
29. Par ailleurs, le procureur général a refusé de reconnaître
la mère de M. Gongadze, Lesya, comme partie lésée dans cette affaire,
l’empêchant ainsi, elle et son avocat, d’avoir accès au dossier
et d’observer de manière indépendante l’enquête. Le 9 février 2001,
le juge Zamkovenko a déclaré ce refus illégal (voir paragraphe 47
ci-dessous: il a fini par être lui-même poursuivi en justice et
limogé).
30. L’affaire Gongadze n’a fait l’objet d’une enquête pour meurtre
que plusieurs semaines, voire plusieurs mois, après que le bureau
du procureur général eut estimé disposer de suffisamment d’éléments
pour pouvoir conclure avec certitude que le corps de Tarachtcha
était bien celui de M. Gongadze. Dans l’intervalle, beaucoup de
temps et d’occasions de recueillir des preuves ont été perdus par
les autorités qui cherchaient dans la mauvaise direction. Un article
dans
The Independent (Londres)
a révélé
que des documents divulgués à propos de l’enquête du procureur général
montraient que des fonctionnaires de haut rang du gouvernement avaient
délibérément fait obstacle à l’enquête.
31. Les annonces contradictoires concernant les citoyens «K»,
«D» et «G» sont un autre exemple de déclarations confuses et contraires
des autorités ukrainiennes: dans un document distribué par la délégation ukrainienne
au Conseil de l’Europe le 1er mars 2001
, le Conseil de l’Europe a appris
qu’il était possible que les informations sur les circonstances
du meurtre de G. Gongadze aient pu être connues du citoyen «K», actuellement
détenu pour avoir commis plusieurs crimes graves, y compris des
meurtres avec préméditation sur ordre, et que le citoyen «K» avait
reçu l’ordre d’assassiner un journaliste renommé de l’opposition
à Kiev. Rien de plus n’a été évoqué en ce qui concerne le citoyen
«K», jusqu’à l’annonce du service de presse du procureur général
Vasylyev, le 21 juin 2004, qu’un suspect, «le citoyen K», avait
reconnu le meurtre par décapitation de M. Gongadze. Mais le 13 août
2004, le parquet a répondu à une enquête officielle menée par la
Fédération internationale des journalistes et d’autres que le citoyen
K n’avait pas été arrêté dans le cadre de l’affaire Gongadze. Le
14 juillet 2004, l’avocat de la mère de M. Gongadze a également
reçu un courrier du bureau du procureur général affirmant que, pour
l’instant, il n’y avait aucun suspect dans le dossier pénal du meurtre
de M. Gongadze. De même, le document soumis au Conseil de l’Europe
le 1er mars 2001 énonce que le parquet
général analysait l’implication éventuelle dans le meurtre de M. Gongadze
de deux criminels connus dont les corps avaient été retrouvés et
identifiés: Igor Dubrovsky («Cyclope») et Pavlo Gulyuvaty («Marin»). Le
Président Koutchma, le ministre de l’Intérieur et son adjoint, le
procureur général et son adjoint, ont tous annoncé que l’affaire
était pratiquement résolue et que les citoyens «D» et «G» avaient
assassiné M. Gongadze
.
Mais il a été démontré par la suite que «Cyclope» et «Marin» avaient
été filmés lors d’un mariage le jour de la disparition de Gongadze
et que «Marin» était sain et sauf à Dniepropetrovsk, et n’avait jamais
été arrêté. Les autorités sont revenues par la suite sur leurs déclarations,
le rapport de la FIJ estimant qu’elles avaient été faites dans le
but de gagner du temps avec le Conseil de l’Europe, qui envisageait
à l’époque de prendre des sanctions vis-à-vis de l’Ukraine. Les
nombreuses déclarations publiques contradictoires faites durant
l’enquête laissent à penser à une éventuelle connivence entre des
fonctionnaires de haut rang visant à détourner l’attention des véritables
auteurs et mériteraient de ce fait de faire aussi l’objet d’une
enquête.
32. Une autre négligence dans l’enquête initiale est le délai
nécessaire pour l’identification par tests médicolégaux, et en particulier
par analyse ADN du corps découvert à Tarachtcha. Après que le premier examen
médico-légal du corps, effectué par le coroner à Tarachtcha le 8
novembre 2000, eut conclu que l’heure du décès correspondait approximativement
au moment de la disparition de M. Gongadze à la mi-septembre, et
que des collègues et proches eurent formellement identifié M. Gongadze
le 15 novembre grâce aux bijoux et à une ancienne blessure provoquée
par des éclats d’obus, le corps a été transféré dans des circonstances
troubles de la morgue locale à Kiev. A l’inverse, le vice-ministre
de l’Intérieur déclarait le 16 novembre 2000 que la dépouille retrouvée
avait séjourné sous terre pendant deux ans.
33. En décembre 2000, le procureur général a affirmé que le corps
découvert à Tarachtcha n’était pas celui de M. Gongadze, revenant
ensuite sur sa déclaration le 10 janvier 2001 pour annoncer qu’il
était hautement probable qu’il s’agisse bien de M. Gongadze et que
des témoins l’avaient vu vivant après sa disparition
. Les experts médico-légaux
russes ont publié en janvier 2001 des résultats des tests affichant
une probabilité de 99,6 % pour que le corps soit celui de M. Gongadze.
Cependant, le parquet général n’a confirmé ces résultats que le
26 février 2001, après une réévaluation des estimations des experts
russes à hauteur de 99,9 %. Ce n’est qu’à ce moment que le parquet
général a ouvert une enquête officielle pour meurtre. Mais encore
en août 2002, le procureur général adjoint a déclaré à la télévision
ukrainienne que ses services n’avaient aucune certitude quant à
l’identité du corps
. En septembre 2005 seulement,
le BPG a annoncé que le dernier test ADN effectué en Allemagne prouvait
que le corps découvert à Tarachtcha était bien celui de Georgiy Gongadze.
34. La commission d’enquête de la Verkhovna Rada a demandé une
autre analyse ADN en Allemagne, qui a établi que l’ADN des tissus
mous soumis par la commission ne correspondait pas à l’échantillon
sanguin de Georgiy et de sa mère
.
35. D’autres tests ADN ont été requis entre-temps par le parquet
général, qui, comme me l’a affirmé le procureur général Medvedko
en juillet 2006, montrent que le corps découvert à Tarachtcha est
sans aucun doute possible celui de M. Gongadze. Sa veuve, Myroslava
Gongadze, m’a confirmé être sûre de l’identité de la dépouille,
non seulement en raison des analyses ADN (les tests entrepris en
Allemagne auraient pu être effectués sur du matériel génétique n’appartenant
pas au corps en question ou ayant été contaminé à la suite des conditions
dans lesquelles il a été retrouvé et transporté), mais aussi parce
qu’elle a formellement constaté sur le corps la présence de cicatrices
provoquées par des éclats d’obus ainsi qu’une fracture du doigt correspondant
exactement aux blessures dont avait été victime Georgiy Gongadze
bien avant sa mort. Le refus obstiné de la mère de Georgiy, Lesya
Gongadze, de reconnaître que le corps découvert à Tarachtcha puisse
être celui de son fils pourrait être une réaction psychologique
compréhensible qui traduit sa volonté de ne pas perdre espoir que
son fils unique puisse encore être en vie.
36. Dans son arrêt du 8 novembre 2005
, la Cour européenne des droits
de l’homme a conclu à une violation du droit à la vie (article 2
de la Convention européenne des droits de l’homme – CEDH), tant
en terme de non-satisfaction de l’obligation positive de protéger
Georgiy Gongadze d’un risque connu menaçant sa vie après qu’il se
fut adressé personnellement au bureau du procureur général dans
une lettre ouverte le 14 juillet 2000 se plaignant d’être suivi
, qu’en
terme de défaillances de l’enquête sur sa disparition. J’adhère pleinement
à la déclaration accablante de la Cour quant aux intentions des
autorités durant l’année 2004
ainsi qu’à son commentaire additionnel
selon lequel «le fait que les auteurs présumés des crimes, parmi lesquels
figuraient deux policiers en activité, aient été identifiés et inculpés
de l’enlèvement et du meurtre du journaliste quelques jours seulement
après le changement intervenu à la tête du pays conduit à douter sérieusement
de ce que les autorités du précédent régime aient sincèrement cherché
à enquêter de manière approfondie sur cette affaire»
.
37. La Cour a également conclu à une violation de l’article 3
(interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants)
à l’égard de la veuve de M. Gongadze, car l’attitude des autorités
chargées de l’enquête envers la requérante et sa famille ont à l’évidence
causé à l’intéressée de grandes souffrances. La Cour décrit en détail
comment les autorités de l’Etat ont émis des doutes quant à l’identité
du corps retrouvé à Tarachtcha, et donc quant au sort de son mari,
et ont en même temps constamment refusé de lui donner plein accès
aux différentes pièces du dossier, jusqu’en août 2005, c’est-à-dire
près de cinq ans après la disparition de son mari
.
38. A la lumière de l’évaluation hautement critique de la Cour
de la volonté politique des responsables ukrainiens avant la «révolution
orange», l’attitude des nouvelles autorités quant à l’exécution
de l’arrêt constitue un test décisif. Si le paiement de la «juste
satisfaction»
est intervenu
sans délai, l’exécution proprement dite de l’arrêt, qui souligne
l’omission d’investigations essentielles, impose clairement de prendre des
mesures complémentaires à caractère individuel – notamment la conduite
sans délai des investigations négligées, dans toute la mesure du
possible.
39. La décision est entrée en vigueur le 8 février 2006 et, le
17 février, le ministre ukrainien de la Justice de l’époque, Serhiy
Holovaty, a écrit au procureur général Medvedko pour attirer son
attention sur l’arrêt, évoquant les conclusions de la Cour et insistant
sur l’absence d’une enquête efficace
. Comme mesure concrète d’exécution de
cet arrêt, il a proposé l’ouverture de poursuites pénales contre
des membres du bureau du procureur général en charge de l’enquête
sur la disparition de Gongadze, qui avaient pour devoir de prendre
les mesures adéquates.
40. Le bureau du procureur général a répondu le 28 février 2006
par
un courrier signé du procureur général adjoint. Dans cette lettre,
ce dernier refusait de donner suite à l’arrêt comme le suggérait
le ministre de la Justice, considérant que ce dernier interprétait
cette décision de manière personnelle.
41. Après l’adoption en février 2006 de la loi ukrainienne sur
l’exécution des décisions de la Cour européenne des droits de l’homme
et une résolution du gouvernement confirmant l’autorité du ministre
de la Justice sur l’exécution des arrêts de la Cour européenne des
droits de l’homme, une autre lettre a été adressée au procureur
général Medvedko en juillet 2006 expliquant en détail la procédure
d’exécution des décisions et insistant sur le fait que le procureur
général était tenu de conduire les investigations nécessaires afin
de déterminer les personnes dont les actions (ou l’inaction) sont
à l’origine de l’absence prolongée d’enquête effective dans l’affaire
pénale de la disparition et du décès du mari de la requérante. Cette
lettre est restée sans réponse
.
42. Le 5 juin 2008, le Comité des Ministres a adopté une résolution
intérimaire sur l’exécution de l’arrêt de la Cour européenne des
droits de l’homme dans l’affaire Gongadze contre l’Ukraine, insistant,
en ce qui concerne les mesures individuelles, sur la nécessité de
procéder à une expertise internationale afin d’examiner les «enregistrements
Melnytchenko»
.
43. Tout au long de mon mandat, j’ai demandé aux divers procureurs
généraux quels étaient les progrès réalisés, si tant est qu’il y
en ait, dans leurs enquêtes sur les responsabilités dans l’absence
manifeste de toute investigation efficace à la suite de la disparition
de Georgiy Gongadze. Il m’apparaît clairement que la chaîne de commandement
à l’origine des erreurs et omissions de l’enquête fournirait des
pistes importantes quant à celle concernant le crime proprement
dit. En dépit de mes questions clairement énoncées et réitérées,
je n’ai reçu aucune réponse. Je me vois donc dans l’obligation de
conclure qu’aucune enquête sérieuse sur les responsabilités des
manquements initiaux n’a été menée. La remise d’une décoration par
le Président Iouchtchenko, en 2007, au procureur général en charge
à cette époque cruciale, M. Potebenko, a été largement interprétée
comme un signe politique montrant que les dirigeants n’étaient pas
ou plus enclins à poursuivre les auteurs de la violation du devoir
d’enquêter de l’Etat, énoncée par la Cour européenne des droits de
l’homme. Le titre de «juriste d’honneur d’Ukraine» décerné à la
juge Maria Prindiuk en décembre 2007 est un autre signe attestant
ce désintérêt. La juge Prindiuk a contribué à aider le général Poukatch,
le supérieur des trois policiers condamnés pour le meurtre et qui,
selon leurs témoignages, a dirigé leurs actions et participé personnellement
à l’exécution du meurtre, à échapper à la justice
.
Le 21 février 2008, j’ai écrit au Président pour protester contre
ces récompenses honorifiques décernées par son administration, mais
ma lettre est restée sans réponse.
2.2. Intimidation
et harcèlement des personnes enquêtant dans l’affaire Gongadze;
multiples changements de personnel
44. Igor Vorotyntsev, le médecin
légiste de Tarachtcha, a pratiqué la première autopsie du corps
découvert à Tarachtcha et a délivré un certificat de décès au nom
de Gongadze. M. Vorotyntsev aurait été maltraité et aurait subi
des pressions car il avait essayé de faire son travail comme il
se doit plutôt que de répondre aux souhaits du bureau du procureur
général (tant sous M. Potebenko que M. Piskun). M. Vorotyntsev a,
selon les médias, été victime d’une crise cardiaque
.
45. Andriy Fedur, avocat de Lesya Gongadze (la mère de Georgiy),
affirme avoir été harcelé par des fonctionnaires de l’Etat dès qu’il
a commencé à représenter Mme Gongadze.
Lorsque je l’ai rencontré le 30 mars 2005, il m’a déclaré qu’il
avait récemment reçu des menaces quant à sa sécurité et qu’il continuait
d’être suivi par des personnes inconnues se déplaçant en voiture.
Il m’a indiqué avoir communiqué les numéros d’immatriculation au
bureau du procureur général, mais sans obtenir jusque-là de réponse.
En octobre 2002, soupçonné d’usage de faux, il avait été arrêté
et s’était vu retirer deux mois plus tard le dossier de Mme Gongadze.
Bien qu’il soit toujours poursuivi et sous le coup d’accusations
qu’il prétend fabriquées de toutes pièces, il a pu reprendre à nouveau
le dossier en qualité d’avocat de Lesya Gongadze au début de l’année
2005. Mais au cours de la même période, il lui a été interdit de
participer à l’affaire du meurtre d’Alexandrov, qui selon ses dires
était apparentée à celle de Gongadze
, dans laquelle un enregistrement secret
(et non autorisé) réalisé à Düsseldorf (Allemagne) est présenté
comme preuve par le parquet. La raison invoquée pour l’exclusion
de M. Fedur de cette affaire était une fois encore l’enquête pénale
en cours le concernant – qui ne semble pourtant plus constituer
un obstacle à sa représentation de Lesya Gongadze.
46. Oleksandr Zhyr, ancien président de la commission d’enquête
parlementaire dans l’affaire Gongadze, s’est vu retirer le 12 juillet
2002 par un tribunal local le droit de se présenter au second tour
des élections parlementaires du 14 juillet. Il est communément admis
que les résultats du premier tour ont été truqués au détriment de
M. Zhyr. Ce dernier maintient que le gouverneur, M. Shvets, ne lui
a pas caché que le Président Koutchma lui avait affirmé: «C’est
vous ou Zhyr.» En même temps, les médias ukrainiens ont fréquemment établi
un lien entre le sort de M. Zhyr et son rôle dans l’enquête sur
l’affaire Gongadze
.
47. Mykola Zamkovenko, ancien président du tribunal de l’arrondissement
de Pechersky de la ville de Kiev, a été poursuivi en justice en
mai 2001 pour des affaires qu’il avait jugées plusieurs années auparavant.
Il a été démis de ses fonctions en juillet 2001 par décret présidentiel,
à la demande du Conseil supérieur de la magistrature. En février
2001, il avait déclaré illégal le refus du procureur Bahanets de
reconnaître la mère de Gongadze en tant que partie lésée. M. Zamkovenko
a publiquement établi un lien entre son traitement et l’affaire
Gongadze, tout comme le procureur Bahanets qui a déclaré, selon
les médias, que son recours à la commission de discipline de la
magistrature pour sanctionner Zamkovenko était en rapport avec l’affaire Gongadze
.
48. Svetlana Karmelyuk, expert médico-légal impliquée dans les
tests ADN pratiqués sur le corps découvert à Tarachtcha, devait
se rendre en Allemagne fin décembre 2000 pour examiner les résultats
d’une analyse ADN indépendante demandée par la commission d’enquête
parlementaire. Elle a reçu à son domicile, à 9 heures du matin le
30 décembre 2000, la visite de deux policiers qui ont tenté de saisir
son passeport
.
49. Hryhoryi Harbuz, enquêteur chargé de l’enquête Gongadze à
ses débuts, s’est vu retirer l’affaire début novembre 2000, puis
a été hospitalisé, mis en congé et finalement à la retraite. Selon
l’avocat de Myroslava Gongadze, Valentina Telychenko, M. Harbuz
avait une grande expérience et avait agi comme il se devait. Une semaine
après la disparition de M. Gongadze, Il a pris conscience de l’intérêt
porté à l’affaire par le SBU (les services secrets). Il a rencontré
Mme Telychenko et Mme Gongadze
dans un café, leur a expliqué que l’affaire était très sérieuse
et que le SBU y était fortement impliqué. Selon le rapport de la
Fédération internationale des journalistes (FIJ)
, Harbuz a conseillé à Mme Telychenko
de ne pas livrer d’éléments qui auraient pu permettre de prouver
que le chef de l’administration présidentielle Lytvyn et l’homme
d’affaires Volkov avaient eu des motifs pour assassiner M. Gongadze,
affirmant que, à défaut, elle verrait «sa vie ruinée».
50. Le rapport de la FIJ
fait
état de nombreux cas de pressions exercées par la police et les
officiers du SBU sur les médias diffusant des reportages sur l’affaire
Gongadze, notamment dans la période suivant immédiatement la découverte
du corps à Tarachtcha, et après la publication des «enregistrements Melnytchenko».
Il est intéressant de noter, parmi les méthodes utilisées pour faire
pression sur les médias indisciplinés, le recours à une descente
de la police fiscale
.
51. Compte tenu de l’importance du poste en Ukraine, la succession
de départs et de retours de procureurs généraux est plutôt impressionnante.
Le procureur général Potebenko a démissionné en avril 2002, remplacé par
M. Vyatyslav Piskun (ce dernier a rapidement démis de ses fonctions
le procureur général adjoint Bahanets qui avait travaillé sur l’affaire
Gongadze); M. Piskun a été à son tour limogé en octobre 2003 (peu
après avoir déclaré à l’expert du Conseil de l’Europe M. Krüger
que l’enquête en était «au stade final»). Il a été remplacé par
M. Vasylyev (qui a lui-même congédié les adjoints de M. Piskun travaillant
sur l’affaire). En novembre 2004, M. Vasylyev a été révoqué. En
décembre 2004, peu après la passation de pouvoirs au Président Iouchtchenko,
un tribunal a déclaré illégale la destitution de M. Piskun et a
ordonné sa réintégration. Le lendemain, le Président Koutchma, sans
recourir à son droit d’appel, a réintégré M. Piskun au poste de procureur
général. M. Piskun a nommé à nouveau les adjoints qui travaillaient
précédemment sur l’affaire. Il est également resté procureur général
dans la nouvelle administration du Président Iouchtchenko
.
52. Les raisons de la révocation de M. Piskun en octobre 2003
ne sont pas totalement claires dans mon esprit. Dans une interview
accordée à l’hebdomadaire Zerkalo Nedeli en
février 2005, M. Piskun a déclaré que le décret de sa révocation
avait été publié quelques heures après qu’il eut informé le Président
Koutchma de l’arrestation du général Poukatch. Au cours de notre
entretien à Kiev, M. Piskun m’a indiqué qu’il avait été démis de
ses fonctions peu de temps après que le Président Koutchma ait pris
connaissance par un courrier envoyé par un autre procureur de haut
rang de l’orientation de l’enquête établissant des liens entre le
meurtre et le Président ou son entourage.
53. Piskun a à nouveau été démis de ses fonctions par le Président
Iouchtchenko – en octobre 2005, Oleksandr Medvedko étant nommé au
poste de procureur général. Le Président n’a jamais fourni publiquement
d’explication de cette décision, qui est intervenue peu de temps
après la publication de l’ambitieux plan d’action des enquêteurs
du BPG
. M. Piskun
a refait appel de cette révocation, mais a été débouté en dernière
instance.
54. Cependant, durant la crise politique d’avril 2007, lorsque
le Président a dissous le parlement, M. Piskun a une nouvelle fois
fait appel de sa révocation devant le tribunal de première instance
et a obtenu gain de cause. Le Président a immédiatement (sans faire
appel de la décision de première instance) réintégré M. Piskun au
poste de procureur général – poste qu’il occupait alors pour la
troisième fois. Dans son discours de présentation de M. Piskun devant
les hauts responsables du bureau du procureur général le 26 avril
2007, le Président Iouchtchenko a reconnu les premiers pas de l’enquête
sur l’affaire Gongadze, mais a reproché au BPG d’avoir manqué de
courage pour aller plus loin
.
55. Peu de temps après, un événement étrange s’est produit: une
tentative (prétendument du secrétariat de la présidence) de «renverser»
le procureur général Piskun, dont les bureaux ont été «défendus»
par les forces du ministère de l’Intérieur, un bref affrontement
opposant ces forces et la «garde nationale» placée sous les ordres
du Président. L’impasse qui s’ensuivit prit fin le 1er juin
2007, lorsque le Président Iouchtchenko réintégra Oleksandr Medvedko
au poste de procureur général dans le cadre d’un accord politique
global avec le Premier ministre Yanukovich
.
2.3. Traitement
des «enregistrements Melnytchenko»
56. En novembre 2000, Mykola Melnytchenko,
l’un des gardes de l’ex-Président Koutchma, a rendu publics des
enregistrements qu’il prétend avoir réalisés dans le bureau du Président,
à l’aide d’un dictaphone numérique piloté à. distance et caché sous
un canapé. Les enregistrements, qui totalisent plus de 700 heures, couvrent
au moins cinq discussions, entre le 12 juin et le 3 juillet 2000,
au cours desquelles le Président Koutchma, le chef de l’administration
présidentielle Volodymyr Lytvyn (par la suite président du Parlement ukrainien,
à présent chef d’un nouveau parti et groupe parlementaire), le feu
ministre de l’Intérieur Iouri Kravtchenko et l’ancien chef des services
de sûreté ukrainiens Leonid Derkach évoquent ce qu’il y a lieu de faire
avec le gênant journaliste Gongadze, employant des termes tels que
«l’écraser», «s’occuper de lui» et «l’envoyer chez les Tchétchènes»,
ou préconisant l’usage de «méthodes alternatives». Il m’a été déclaré
que la durée totale des enregistrements concernant le sort de M. Gongadze,
du moins ceux qui ont été rendus publics à ce jour, est inférieure
à 20 minutes.
57. Avant examen des enregistrements par la société américaine
BekTek le parquet général a constamment réfuté ces bandes au motif
qu’il s’agissait de faux. Le procureur général Potebenko a notamment
affirmé après une perquisition de l’appartement de Mykola Rudkovsky,
une assistante du chef du parti socialiste Oleksandr Moroz, le 18
janvier 2001, que la perquisition avait permis de découvrir un «atelier
clandestin» lié au scandale des bandes audio. Les enquêteurs avaient
trouvé plusieurs heures d’enregistrements de discours de divers responsables
politiques ukrainiens susceptibles de servir à la fabrication de
faux enregistrements par «superposition». En octobre 2002, le procureur
général Piskun est revenu sur cette question et a déclaré que les
épisodes Gongadze de ces enregistrements avaient été édités sur
l’ordinateur de M. Rudkovsky. En dépit de ces allégations sérieuses
– laissant entendre que des membres de l’opposition avaient fabriqué
les enregistrements et peut-être assassin M. Gongadze en vue d’ourdir
une machination contre M. Koutchma – aucune charge n’a jamais été
retenue contre M. Rudkovsky.
58. En septembre 2004, plusieurs laboratoires ont realize des
tests pour établir l’authenticité des enregistrements.
59. Une expertise menée par IPI (International Press Institute,
Vienne) commandée par la commission d’enquête de la Verkhovna Rada
en décembre 2000 n’a pas été concluante – les experts ont estimé
que, en raison de la nature numérique des enregistrements, il est
pratiquement impossible d’exclure la possibilité de leur manipulation
avec le degré de certitude requis pour une preuve susceptible d’être
utilisée dans le cadre d’une action pénale. Dans leur courrier en
date du 22 février 2001, adressé à la commission, ils ont également estimé
qu’il était fort peu probable qu’un tel volume d’enregistrement
ait pu être «falsifié» et ont recommandé d’employer une méthode
d’authentification consistant à comparer le contenu des conversations
enregistrées avec des événements ayant réellement eu lieu au cours
de la période concernée. Cette méthode a été suivie par la commission
d’enquête à plusieurs reprises et a permis «l’authentification»
de nombreux passages
60. En février 2002, Bruce Koenig, ancien superviseur du laboratoire
médico-légal audio-vidéo du FBI et fondateur du laboratoire BekTek,
également mandaté par la commission parlementaire d’enquête, a examiné les
extraits des enregistrements concernant les ventes illégales d’armes
à l’Irak (livraison d’équipements radar de haute technologie). J’ai
été informée par un représentant du Département américain de la
justice que les résultats des tests n’avaient pas de «caractère
officiel», BekTek étant un laboratoire de recherche privé. Il reconnaissait
toutefois son excellente réputation et son haut niveau technologique.
Sur la base des résultats de ces tests, les responsables américains
ont vivement critiqué l’administration Koutchma pour l’exportation illégale
d’équipements radar à l’Irak et les Etats-Unis ont annulé une aide
de 55 millions de dollars
,
ce qui peut être interprété comme une forme d’aval officiel des
conclusions de BekTek.
61. Le procureur général Piskun a également affirmé qu’il prenait
très au sérieux les conclusions de BekTek et a déclaré en juillet
2002 qu’il avait ordonné des tests complémentaires. Toutefois, pendant
très longtemps, aucun résultat n’a été annoncé. En mars et septembre
2003, M. Piskun a indiqué une nouvelle fois que des examens complémentaires
seraient effectués
.
Le 10 septembre 2004, le chef de l’Institut de recherche et de science
médico-légales de Kiev, mandaté par le successeur de M. Piskun,
M. Vasylyev, a annoncé le résultat de tests effectués par cet institut,
en l’occurrence que les enregistrements étaient des copies «falsifiées»
et que les voix n’étaient pas reconnaissables. Trois jours plus
tard, le parquet général a reconnu que les tests avaient bien été
effectués sur des copies.
62. Le 1er mars 2005, M. Piskun a annoncé
que le parquet avait ordonné une nouvelle expertise des enregistrements
avec la participation d’experts britanniques et américains. Mais
j’ai appris au cours de ma première visite à Kiev par M. Fedur,
l’avocat de la mère de la victime, et par M. Omelchenko, le président
de la commission d’enquête de la Rada, que M. Melnytchenko est toujours
réticent à remettre à M. Piskun les «originaux» des enregistrements
et le matériel d’enregistrement utilisé, éléments pourtant indispensables
pour une expertise crédible. Pour sortir de l’impasse née de la
défiance mutuelle, j’ai suggéré à M. Piskun au cours de notre entrevue
du 1er avril 2005 de négocier avec M. Melnytchenko
et ses avocats un arrangement permettant de faire analyser ce matériel
aux EtatsUnis, par des experts américains et ukrainiens, et d’exclure ainsi
toute possibilité de manipulation d’un côté ou de l’autre. M. Piskun
a confirmé que la législation ukrainienne autorisait l’emploi –
en tant que preuve devant la justice – des résultats d’une expertise
menée à l’étranger
, à la condition que
des représentants du parquet ukrainien puissent participer à la
procédure. La nécessité d’une procédure mutuellement acceptable
excluant tout soupçon de manipulation de la part d’une partie ou
d’une autre étant évidente, j’ai depuis lors à plusieurs reprises
proposé mon aide pour la conclusion d’un tel arrangement.
63. Dès ma première visite en mars-avril 2005, le procureur général
Piskun est convenu d’un arrangement incluant la participation d’experts
américains et ukrainiens, afin de garantir que les conclusions des
mesures d’investigation puissent être utilisées devant les tribunaux
. Pour que cela soit possible, les
originaux des enregistrements et le matériel d’enregistrement devaient
être examinés (également) par les procureurs ukrainiens, et M. Melnytchenko
devait fourni un témoignage valable expliquant son
modus operandi et ses mobiles. L’accord
conclu à Kiev a été confirmé dans un entretien téléphonique avec
le procureur général Piskun
et
plusieurs échanges de lettres avec les procureurs généraux Piskun
et Medvedko
, et M. Melnytchenko
. J’ai
été informée par la veuve de M. Gongadze que des demandes d’assistance
judiciaire avaient été adressées par le bureau du procureur général
au Département américain de la justice, mais qu’elles ne comportaient
pas de demande spécifique pour examiner conjointement les enregistrements
de M. Melnytchenko.
64. Lors de la réunion de la commission du 26 juin 2007, j’ai
demandé (et obtenu par la suite) la prolongation de mon mandat afin
de disposer de plus de temps pour ce processus potentiellement décisif.
65. Lors de mes recherches pour trouver les meilleurs experts
internationaux capables de déterminer l’authenticité des enregistrements
(numériques) prétendument réalisés par M. Melnytchenko
,
j’ai été orientée vers le Département américain de la justice. Comme
indiqué cidessus, des experts américains liés au FBI s’étaient forgés
une bonne expérience lors de l’examen (et de l’authentification)
de certains extraits des enregistrements étayant une conversation
au cours de laquelle le Président Koutchma et ses collaborateurs discutaient
de la vente d’équipements radar de haute technologie à l’Irak, en
violation de l’embargo prononcé contre le régime de Saddam Hussein.
66. En juillet 2007, le représentant du Département américain
de la justice à Kiev, qui était parfaitement au courant de l’affaire
Gongadze et des «enregistrements Melnytchenko», m’a informée que
les Etats-Unis étaient prêts à «examiner favorablement» toute demande
officielle de coopération juridique qu’ils recevraient du bureau
du procureur général à ce propos, et j’en ai immédiatement averti
le procureur général.
67. Malheureusement, il s’est à nouveau écoulé un long laps de
temps avant qu’une requête officielle en ce sens parvienne enfin
au Département américain de la justice. Là encore, j’ai écrit à
plusieurs reprises au procureur général ukrainien, lui demandant
au final une copie de la demande officielle, puisque son bureau avait
annoncé à la presse que la demande était partie, alors que les Américains
n’avaient apparemment toujours rien reçu.
68. A la fin de l’année 2007 et au cours des premiers mois de
2008, avec la coopération de M. Melnytchenko, mais hors de la présence
d’experts américains (dont l’absence, selon certains collaborateurs
du procureur général interviewés, était imputée au Conseil de l’Europe),
le bureau du procureur général a mené plusieurs «expériences» dans
le cadre de l’enquête, afin de vérifier la faisabilité technique
des enregistrements dans le bureau du Président en utilisant le
type de matériel et les méthodes indiqués par M. Melnytchenko.
69. Ces «expériences» vont dans le sens des préconisations avancées
à juste titre par la commission d’enquête de la Rada et la Fédération
internationale des journalistes: utiliser ces enregistrements (sans préjuger
pour l’instant de leur «authenticité») comme source de preuve indirecte.
Grâce à ces enregistrements, les enquêteurs disposent de beaucoup
de pistes à suivre, notamment en comparant les événements qui se sont
réellement déroulés avec ceux prétendument discutés antérieurement
dans le bureau de M. Koutchma. Cette enquête profiterait grandement
de la coopération active des personnes dont les voix auraient été identifiées
dans les enregistrements. Après m’être informée auprès du bureau
du procureur général de la volonté de ces personnes de coopérer,
j’ai reçu des renseignements contradictoires: le procureur général Medvedko
écrit dans sa lettre du 7 mars 2008 que ces personnes s’étaient
fondées sur leurs droits constitutionnels pour refuser de participer
à une «expérience» prévue le 27 janvier 2008
.
En revanche, ses adjoints, avec lesquels je me suis entretenue à
Kiev le 27 mai, ont affirmé qu’aucune de ces personnes n’avait refusé
de fournir des échantillons de voix. En tout état de cause, comme
le soulignait M. Medvedko dans son courrier, le bureau du procureur
général peut travailler avec les échantillons de voix des personnes
concernées disponibles dans les archives publiques.
70. Le 11 avril 2008, j’ai finalement eu confirmation qu’une demande
officielle de coopération juridique avait été reçue par le Département
américain de la justice, et qu’elle était actuellement examinée
par les autorités compétentes à Washington, D.C. Le 6 juin 2008,
cet examen était toujours en cours.
71. Comme le bureau du procureur général continuait de reprocher
publiquement au Conseil de l’Europe
ou aux autorités américaines le retard
dans la nomination d’un expert international (en l’occurrence américain), j’ai
écrit au procureur général Medvedko le 28 avril 2008 pour clarifier
la situation
.
72. Compte tenu des trois ans qui se sont écoulés entre l’accord
de principe initial avec le procureur général, sur la nécessité
de faire participer les experts américains afin d’amener M. Melnytchenko
à vaincre ses réticences, et la transmission effective de la demande
officielle de coopération juridique aux autorités américaines, j’en
suis arrivée à la conclusion que les deux procureurs généraux en
fonction durant cette période – MM. Piskun et Medvedko – n’ont pas
fait tout ce qui était en leur pouvoir pour permettre l’utilisation de
ces enregistrements en guise de preuves devant les tribunaux. En
tant que corapporteuse sur l’Ukraine au sein de la commission de
suivi, j’ai l’intention de continuer de suivre de près cette question.
2.4. Activités
de la commission d’enquête de la Verkhovna Rada
73. La Verkhovna Rada a créé le
21 septembre 2000 une commission d’enquête ad hoc, évoquée précédemment
et chargée d’examiner l’affaire Gongadze, ainsi qu’un certain nombre
d’autres affaires
.
Dès le départ, la commission s’est heurtée à de nombreuses difficultés
en raison de l’inexistence d’une législation établissant le fondement
juridique des travaux de la commission d’enquête. Le Président Koutchma
a opposé son veto à plusieurs textes adoptés par la Verkhovna Rada.
Le premier président, Oleksandr Lavrynovych (mouvement Rukh), a
vivement critiqué l’enquête officielle
.
74. En octobre 2001, le socialiste Oleksandr Zhyr a pris en charge
la présidence. En décembre 2001, il a rédigé un rapport intérimaire
pour la Verkhovna Rada sur les conclusions de la commission dans
lequel il accusait vigoureusement le parquet de violations de la
loi. Après que M. Zhyr eut échoué à sa réélection et eut affirmé
avoir fait l’objet de manœuvres dirigées contre lui
, M. Omelchenko a accédé à la présidence.
La commission a écouté durant de nombreuses heures les enregistrements
mis à leur disposition par Melnytchenko
,
a entendu les témoins dont (aux Etats-Unis) M. Melnytchenko luimême
ainsi que plusieurs membres du personnel du ministère de l’Intérieur.
75. Le 2 septembre 2002, la commission a adopté ses conclusions
à l’unanimité. Elles accusaient directement le Président Koutchma,
l’ancien ministre de l’Intérieur, M. Kravtchenko, alors président
de la Verkhovna Rada (également ancien responsable de l’administration
présidentielle) et actuel chef du «bloc Lytvyn» au sein de la Verkhovna
Rada, Volodymyr Lytvyn, et l’ex-chef du service de sécurité ainsi
que l’actuel parlementaire Derkach, d’être pénalement responsables
de l’enlèvement de M. Gongadze.
76. Le 4 septembre 2002, les conclusions de la commission ont
été communiquées au procureur général Piskun, puis ont été à nouveau
adressées à son successeur M. Medvedko en mars 2003. Les conclusions, notamment
un résumé de l’examen des preuves, ont également été publiées dans
une lettre ouverte adressée aux gouvernements étrangers et aux organisations
internationales dont les secrétaires généraux du Conseil de l’Europe
et de son Assemblée parlementaire en date du 2 septembre 2002
.
77. Toutefois, le rapport de la commission d’enquête n’a, pendant
longtemps, pas été inscrit à l’ordre du jour de la Verkhovna Rada
en session plénière, en dépit des demandes répétées à maintes reprises
de la commission et de son président, et malgré l’existence d’une
règle, similaire aux règles de procédure d’autres parlements, selon
laquelle une commission doit automatiquement faire rapport de ses
activités dans les six mois qui suivent sa création.
78. J’ai été surprise d’apprendre, lors de ma première visite
à Kiev en 2005, que l’audition du rapport en session plénière a
une nouvelle fois été rejetée en début d’année, c’est-à-dire après
le changement de gouvernement. M. Moroz, chef du Groupe socialiste,
a sans succès formulé une proposition visant à inclure ce point
à l’ordre du jour. Il m’a par ailleurs demandé, en tant que collègue,
de faire pression pour que le débat ait finalement lieu. M. Martyniuk,
du groupe communiste, a déclaré que son parti soutenait la proposition,
bien que je n’aie pas pu m’empêcher de constater un certain manque
d’enthousiasme. Mais plus important encore, M. Lytvyn
a
annoncé publiquement que le Président Iouchtchenko avait lui-même
demandé de ne pas inscrire ce point à l’ordre du jour afin d’éviter
une «politisation» excessive de l’affaire. M. Omelchenko s’est fermement
opposé à cette décision et a accusé M. Lytvyn de tout simplement
chercher à éluder la question relative à son propre rôle joué dans
l’affaire Gongadze. Il a déclaré que si le contenu des conclusions
de la commission était bien connu des membres de la Rada et du grand
public, seule la session plénière pouvait décider de mesures telles
que la destitution du président du parlement. D’après M. Omelchenko,
M. Lytvyn et d’autres, craignant pour leur avenir politique au vu
des conclusions de la commission, souhaitaient éviter à tout prix
que l’ensemble des parlementaires soient contraints de procéder
à un vote ouvert au cours duquel ils seraient dans l’obligation
de prendre parti au grand jour.
79. Comme il est simplement normal qu’un rapport adopté par une
commission parlementaire soit inscrit à l’ordre du jour de la session
plénière, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, dans
sa
Résolution 1466 (2005), a appelé la Verkhovna Rada à tenir une audition parlementaire
publique sur l’affaire Gongadze
. L’argument
avancé selon lequel cela risquerait de «politiser» l’affaire était
peu solide dans la mesure où l’affaire était d’ores et déjà fortement
politisée car elle était devenue un symbole de l’impatience du peuple ukrainien
devant le mépris officiel de la loi et l’un des catalyseurs de la
«révolution orange». Devant une telle situation, un débat ouvert
devant le parlement ne pouvait avoir que des effets positifs et
apporter le soutien politique nécessaire aux autorités compétentes
dans l’exercice de leurs fonctions, quels que soient le rang et le
statut des personnes sur lesquelles elles sont amenées à enquêter.
80. Le 20 septembre 2005, Hryhoriy Omelchenko, président de la
commission d’enquête, a finalement été autorisé à présenter les
conclusions de sa commission, telles que débattues en dernier lieu
en mars 2004 à la session plénière de la Rada, en l’absence du président
Volodymyr Lytvyn. S’agissant de la révocation du procureur général
Piskun, le vote proposé n’a pas eu lieu et les conclusions de 2004
présentées ne couvraient pas les événements récents, tels que la
«scission» des affaires contre les auteurs, instigateurs et organisateurs
présumés
. Le parlement a décidé de dissoudre
la commission.
81. En 2006, la Verkhovna Rada a établi une nouvelle commission
d’enquête sur l’affaire Gongadze, présidée par Volodymyr Moysyk
(«Notre Ukraine»). Le 20 décembre 2006, M. Moysyk a présenté les conclusions
de sa commission au parlement, insistant sur les facteurs nuisant
à l’efficacité de l’enquête:
- les
cinq changements de procureurs généraux au cours de l’enquête, et
les nombreux remplacements intervenus au sein de l’équipe d’enquête,
dans une affaire composée de plus de 150 volumes de dossiers;
- l’échec de la coopération entre le bureau du procureur
général et Mykola Melnytchenko;
- la libération du général Poukatch et sa fuite ultérieure;
et
- le défaut d’enquête sur de hauts responsables du ministère
de l’Intérieur lorsqu’il en était encore temps (M. Kravtchenko,
M. Fere, M. Gontcharov).
82. La commission Moysyk a demandé notamment une recherche en
responsabilité pour obstruction à l’enquête initiale et un examen
approfondi des «enregistrements Melnytchenko».
2.5. La
condamnation de trois policiers du ministère de l’Intérieur pour
l’assassinat de M. Gongadze et le destin tragique de hauts fonctionnaires
de ce ministère: le ministre Kravtchenko et les hauts responsables
Fere, Dagaev et Gontcharov
83. La surveillance de Gongadze
par des agents du ministère de l’Intérieur dans les semaines précédant son
assassinat semble quasi établie à ce jour bien que les autorités
l’aient vivement démentie pendant de nombreuses années
.
Comme nous le savons, dans une lettre ouverte adressée au procureur
général le 14 juillet 2000, M. Gongadze s’était plaint – sans succès
– du fait qu’il se sentait menacé par des individus qui le suivaient
en voiture aux alentours de Kiev et en avait indiqué les plaques
d’immatriculation au parquet. L’incompétence de ce dernier dans
les suites données à la plainte de M. Gongadze est l’un des facteurs
ayant justifié la conclusion de violation de l’article 2 de la CEDH
(droit à la vie) par les autorités, dans l’arrêt Gongadze de la
Cour européenne des droits de l’homme
.
84. Le procureur général M. Piskun m’a expliqué que, en 2003,
son équipe avait continué d’enquêter sur le rôle de fonctionnaires
du ministère de l’Intérieur et avait procédé à l’arrestation du
général Poukatch
. Peu de temps après,
le 29 octobre 2003, M. Piskun a été limogé
, ainsi que, selon lui, 1 900 membres
du parquet qui avaient eu un lien quelconque avec l’enquête sur
l’affaire Gongadze
.
M. Piskun a déclaré que, à la suite de sa réintégration (et celle
de la totalité de son équipe) en décembre 2004, des progrès ont
rapidement été réalisés et ont conduit tout d’abord à l’arrestation
d’un agent (membre d’une unité spéciale du ministère de l’Intérieur)
dont le parquet savait déjà qu’il était le dernier à avoir vu M. Gongadze
et qui avait livré un compte rendu détaillé de son enlèvement ainsi
que du lieu et de la façon dont il a été assassiné. Ses deux complices ont
ensuite été arrêtés, tandis que le troisième – le général Poukatch
– était remis en liberté sur décision du tribunal de la ville de
Kiev du 5 novembre 2003, contre la promesse de ne pas s’enfuir.
85. Les trois fonctionnaires de police arrêtés début 2005 MM. Popovych,
Protasov et Kostenko – ont fait des dépositions détaillées qui corroborent
avec précision d’autres conclusions de l’enquête, et ont été inculpés
de meurtre en mars 2005. Leurs dossiers ont été portés devant la
justice et dissociés de ceux des instigateurs et organisateurs du
crime. D’abord vivement critiquée par la veuve et la mère de M. Gongadze,
et leurs avocats, qui craignaient que les instigateurs et organisateurs
ne passent au travers des mailles de la justice, Myroslava Gongadze
estime désormais que cette scission des affaires était nécessaire
pour qu’au moins les auteurs directs puissent être punis.
86. Les audiences préliminaires du tribunal se sont déroulées
le 19 décembre 2005, le procès a débuté le 9 janvier 2006 et les
trois hommes ont été condamnés pour le meurtre de Georgiy Gongadze
par la cour d’appel de Kiev le 15 mars 2008. M. Protasov a été condamné
à treize ans d’emprisonnement et déchu de son grade de colonel;
MM. Kostenko et Popovych ont été condamnés à douze ans d’emprisonnement
et déchus de leur grade respectif de colonel et de commandant.
87. Le procès a suscité quelques critiques sur la scène politique
, notamment du fait du huis clos partiel
et de sa durée excessive. A l’ouverture du procès, l’accès du public
à la salle d’audience était très restreint, provoquant suspicions
et protestations publiques. Mais, comme me l’indiquait Myroslava
Gongadze en mai 2008, la situation s’est progressivement améliorée
et ne se déroulaient à huis clos que les audiences où intervenaient
des témoins (y compris des agents sous couverture du ministère de
l’Intérieur) qu’il convenait de protéger. Plus important encore,
les parties civiles et leurs avocats étaient pleinement informés
de ces audiences.
88. Les condamnés ont fait appel des sentences (et non de leur
inculpation en tant que telle, ayant plaidé coupables). La Cour
suprême ukrainienne se prononcera sur ces appels le 17 juin 2008
.
89. L’un des personnages clés du ministère de l’Intérieur – l’ancien
ministre Iouri Kravtchenko, qui d’après les «enregistrements Melnytchenko»
semble avoir discuté avec le Président Koutchma et certains de ses collègues
des différentes manières possibles de «s’y prendre» avec Gongadze
– a été retrouvé mort dans le garage de sa datcha au matin du 4
mars 2005, peu de temps après l’arrestation des trois policiers
qui ont par la suite été accusés du meurtre de Gongadze, et le jour
même où il avait été publiquement convoqué au bureau du procureur
général afin d’y être interrogé.
90. Iouri Kravtchenko a été trouvé dans le garage de sa datcha
avec deux impacts de balle à la tête, l’un au niveau du menton,
l’autre de la tempe droite. Une lettre a été retrouvée sur lui dans
laquelle il clamait son innocence et accusait des personnes proches
de l’ancien Président Koutchma de comploter contre lui.
91. Son aide précédente, le colonel Soroka, l’un des premiers
à avoir découvert le corps de Kravtchenko, et avec qui il avait
passé la majeure partie de la veille de sa mort, a donné une interview
détaillée publiée par IMI (Institut des
mass
media, Kiev), dans laquelle il émettait des doutes sérieux
quant à la version du «suicide»
.
L’enquêteur Andriy Ralsky a déclaré publiquement qu’une commission
composée d’experts de haut niveau du ministère de la Santé avait
conclu que M. Kravtchenko avait pu se tirer lui-même deux balles dans
la tête
.
Mais Mykola Polishchuk, ancien ministre de la Santé et expert en
balistique lésionnelle, a publiquement exclu la thèse du suicide.
Pour le moins, le ministre aurait dû perdre conscience à la suite
du traumatisme causé par le premier coup de feu. Après de telles
blessures, personne, même avec la plus forte volonté du monde, n’aurait
été capable de tenir une arme et de se tirer une balle dans la tempe,
à courte distance (pas à bout portant), mais sans laisser de trace
d’impression du canon
.
92. La plupart de mes interlocuteurs rencontrés à Kiev ont aussi
mis en doute la version officielle selon laquelle il se serait suicidé.
Le président de la commission d’enquête, M. Omelchenko, et ses collègues
ont tenu responsable le procureur Piskun de la mort de M. Kravtchenko,
dans la mesure où il n’est pas parvenu à assurer la protection de
l’ancien ministre, en dépit des mises en garde précises de certains
parlementaires, après que M. Kravtchenko a annoncé publiquement,
date exacte à l’appui, sa convocation imminente en tant que témoin
dans l’affaire Gongadze.
93. Lors de mes contacts avec les procureurs généraux successifs,
j’ai demandé à plusieurs reprises des informations sur les développements
de cette affaire. Un dossier pénal pour l’homicide éventuel de M. Kravtchenko
a été ouvert et fermé plusieurs fois, à la requête notamment de
membres de sa famille qui doutaient de la thèse du «suicide». La
conclusion initiale de suicide a néanmoins toujours été confirmée.
Je continue de partager les doutes quant à la cause réelle de la
mort de M. Kravtchenko et je m’étonne en même temps qu’aucune action
n’ait été engagée par le parquet – comme il aurait été logique de
son point de vue – en vertu de la disposition du Code pénal ukrainien
qui sanctionne l’incitation au suicide
. Le parquet devrait ouvrir des enquêtes
dans toutes les directions.
94. La fuite du général Poukatch continue de me laisser perplexe.
Le supérieur direct des trois fonctionnaires de police condamnés,
qui, selon leur témoignage, a dirigé l’exécution du meurtre et a
lui-même étranglé M. Gongadze, a été arrêté le 22 octobre 2003 (pour
de prétendues falsifications de documents officiels dans la phase
initiale de l’enquête officielle dans l’affaire Gongadze). Il aurait
été remis en liberté le 6 novembre 2003 contre la promesse de ne
pas s’enfuir
.
Le juge qui a ordonné sa libération s’est vu remettre récemment
une distinction honorifique par l’administration du Président Iouchtchenko
.
M. Poukatch a fait l’objet d’un mandat d’arrêt international le
28 février 2005 et a été inculpé du meurtre de Gongadze une semaine
plus tard, en étroite relation avec l’arrestation et les aveux des
trois policiers.
95. En juin 2005, M. Poukatch aurait failli être à nouveau arrêté
en Israël. Son arrestation imminente aurait été dévoilée au journal
Segodnia par un membre du bureau
du procureur général. Une enquête détaillée du journal
Zerkalo Nedeli met en cause le BPG,
M. Poroshenko (à l’époque secrétaire du Conseil national de sécurité)
et le Président Iouchtchenko en personne
.
96. Ni les circonstances exactes de la libération de M. Poukatch
en octobre 2003, ni les responsabilités concernant les fuites qui
lui ont permis d’échapper à l’arrestation en Israël n’ont véritablement
fait l’objet d’une enquête par le bureau du procureur général. J’estime
qu’il s’agit d’une négligence à laquelle il convient de remédier
dans les meilleurs délais.
97. D’après le témoignage d’Aleksandr Popovych, l’un des fonctionnaires
de police inculpés du meurtre de Gongadze, deux autres hauts responsables,
MM. Fere et Dagaev, se sont rencontrés dans un restaurant fin octobre
2000, cinq ou six semaines après la mort de Gongadze, et ont discuté
de la nécessité d’enterrer à nouveau son corps
. M. Fere aurait dirigé la septième direction
du ministère de l’Intérieur, chargée durant l’ère soviétique de
surveiller les dissidents et de les punir en les «emmenant dans
les bois» – scénario identique à celui de MM. Gongadze et Podolsky
. Avant
même qu’ils aient pu être entendus comme témoins, M. Dagaev est
mort d’une attaque cérébrale et M. Fere est tombé dans un coma irréversible
après un accident similaire (les deux en l’espace de trois semaines
mi-2003). Des allégations d’empoisonnement ont été avancées dans les
médias ukrainiens et devraient à l’évidence être examinées par le
bureau du procureur général
.
3. Autres
crimes de l’ère Koutchma
98. Les enquêtes sur d’autres crimes
sont étroitement liées à l’affaire Gongadze. Certains de ces crimes auraient
également été discutés dans le bureau du Président Koutchma, et
sont évoqués dans les enregistrements du commandant Melnytchenko.
99. C’est le cas de l’enlèvement et de la torture d’Oleksiy Podolsky,
un journaliste et militant politique, le 9 juin 2000
. Il existe beaucoup
de parallèles entre l’affaire Podolsky et l’affaire Gongadze. En
plus des enregistrements, le
modus operandi est
très similaire: un groupe de fonctionnaires de police, dirigé également par
le général Poukatch, a enlevé Podolsky, l’a emmené dans une forêt,
violemment battu, étranglé à l’aide d’une ceinture et l’a laissé
sur place, gravement blessé. M. Podolsky appartenait à un groupe
de militants politiques et des droits de l’homme («My») qui s’était
déjà plaint publiquement d’une campagne de surveillance et d’actes
de harcèlement. D’autres membres du groupe ont également été agressés
par des inconnus. Les autorités répressives n’ont manifestement
pas enquêté sur cette affaire et se sont contentées d’ouvrir, deux mois
plus tard, un dossier pour
«hooliganisme».
100. Ce n’est qu’après la «révolution orange» de décembre 2004
que l’affaire Podolsky a été portée devant la justice, par la même
équipe d’enquêteurs menée par MM. Shubin et Hryshchenko qui a identifié
les meurtriers de M. Gongadze et établi l’ambitieux plan de mesures
d’investigation visant à confondre les instigateurs et organisateurs
des deux crimes
.
101. Le 8 mai 2007, la cour d’appel de Kiev a prononcé son verdict:
trois ans d’emprisonnement et déchéance de leur grade pour Mykola
Naumets et Oleh Marynyak, respectivement ancien colonel et ancien
commandant au ministère de l’Intérieur. M. Naumets a plaidé coupable
et demandé pardon à la victime et à sa famille, à la suite de quoi
M. Podolsky a demandé à la Cour de faire preuve d’indulgence à son
égard.
102. Un autre crime de l’ère Koutchma entrant dans le cadre de
mon mandat est l’agression commise le 9 février 2000 contre M. Oleksandr
Yelyashkevich, membre de la Verkhovna Rada, agressé de manière similaire peu
de temps après qu’il eut prononcé un discours devant la Rada dans
lequel il s’en prenait vivement au Président Koutchma. Son agression
aurait également été discutée dans le bureau du Président Koutchma
lors d’une conversation enregistrée par le commandant Melnytchenko
. A l’occasion de mes contacts avec
le bureau du procureur général, on m’a affirmé à plusieurs reprises
et de manière catégorique que l’affaire était «réglée» à la suite
du verdict du tribunal de district de Pechersk à Kiev condamnant
M. V. Vorobei à cinq ans et demi d’emprisonnement pour «hooliganisme»
et atteinte à l’intégrité physique sur la personne de M. Yelyashkevich.
Les nouvelles investigations menées à la suite de la
Résolution 1466 (2005) de l’APCE n’ont pas apporté d’élément nouveau justifiant
une révision de la décision du tribunal
. M. Melnytchenko
m’a déclaré lors de notre seconde rencontre le 27 mai 2008 à Kiev
qu’il pensait que M. Vorobei avait reconnu sa culpabilité «sous
la pression» et que les véritables auteurs, instigateurs et organisateurs
étaient toujours en liberté.
103. Un autre crime largement médiatisé contre un journaliste –
Igor Aleksandrov – reste source de préoccupations en dépit du verdict
de culpabilité prononcé à l’encontre de plusieurs personnes (notamment les
frères Rybaks), commanditaires, organisateurs et exécutants du meurtre,
et de celui de deux officiers de la police locale qui ont falsifié
le dossier de manière à faire accuser un innocent – Yuriy Veredyuk,
mort en détention avant que son innocence ne soit reconnue en décembre
2002. Un autre procès – contre des policiers accusés d’avoir empoisonné
M. Veredyuk – est encore en cours. Les frères Rybaks ont souvent
été cités dans les émissions télévisées d’Igor Aleksandrov, ce dernier
prétendant qu’ils étaient les chefs d’un groupe criminel organisé
bénéficiant de hautes protections au sein des forces de l’ordre
locales. M. Aleksandrov a été tué juste avant la dernière émission
de TV au cours de laquelle, il l’avait annoncé, il allait révéler
leurs liens avec les agences d’application de la loi de la région
de Donetsk.
104. Les deux policiers jugés coupables en 2005 de falsification
de preuve contre Yuriy Veredyuk étaient des agents ordinaires qui
n’ont certainement pas agi de leur propre initiative. Cela semble
valoir aussi pour les policiers accusés du meurtre de M. Veredyuk.
105. L’un des témoins – vice-ministre de l’Intérieur au moment
de l’enquête (général Volodymyr Melnikov) et représentant le ministère
de l’Intérieur – a déclaré avoir eu le sentiment que la priorité
avait été donnée à tort à la «version
Veredyuk» par rapport aux frères Rybaks et que c’est pour cette
raison qu’il avait été écarté, retiré de l’enquête et mis en retraite
forcée. On peut se demander comment des officiers de police locaux
de Kramatorsk ont pu «écarter» un vice-ministre de l’Intérieur et
orienter l’enquête sur une fausse piste.
106. Plusieurs procureurs et responsables de haut rang du ministère
de l’Intérieur, actuellement en poste, ont été impliqués dans les
manipulations de l’enquête sur l’affaire Aleksandrov. Ils ont malgré
tout été promus et occupent toujours de hautes fonctions
.
107. Enfin et surtout, Igor Gontcharov, membre d’un groupe de fonctionnaires
de police impliqués dans des affaires d’enlèvements et de meurtres
(connu dans la presse ukrainienne sous le nom de «loups-garous»),
est décédé lors de sa détention en août 2003 dans des circonstances
suspectes. Il avait auparavant prétendu que sa bande avait kidnappé
et tué Gongadze sur ordre du ministre de l’Intérieur, M. Kravtchenko,
et avait laissé à ses avocats des lettres à publier s’il devait
connaître une fin brutale. Les informations fournies par le bureau du
procureur général et révélant la cause du décès de M. Gontcharov
étaient contradictoires: en décembre 2003, le procureur général
Vasylyev déclarait lors d’une conférence de presse qu’un examen
médical n’avait pas permis de conclure à une mort violente
.
Ce n’est qu’après la publication par
The
Independent (Londres) d’informations reposant sur la
divulgation de documents selon lesquels l’autopsie aurait indiqué
que la mort était probablement due à une injection que le bureau
du procureur général a présenté une nouvelle version des faits,
déclarant que M. Gontcharov était décédé des suites d’un coup porté
à la colonne vertébrale
.
108. En mars 2005, quelques jours avant la mort de M. Kravtchenko,
Yuriy Nesterov, que M. Gontcharov avait impliqué dans l’enlèvement,
la torture et le meurtre de M. Gongadze, aurait été blessé lors
d’une attaque à la grenade perpétrée contre lui par un agresseur
non identifié.
109. Il est désormais clairement établi, comme je l’indiquais prudemment
dans la note introductive en 2005, que les «loups-garous» n’étaient
pas impliqués dans le meurtre de Gongadze. Mais l’existence même
d’une telle structure criminelle au sein du ministère de l’Intérieur
et la mort hautement suspecte d’un chef de bande de grade modeste
sont une bonne illustration du degré de corruption prévalant dans
les structures centrales d’application de la loi au cours de l’ère
Koutchma.
4. Conclusions
110. L’affaire Gongadze, les crimes
apparentés de l’ère Koutchma perpétrés contre des journalistes et
des militants politiques, et les enquêtes léthargiques menées durant
plusieurs années par les instances compétentes appellent de la part
de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe un signal politique
clair et fort montrant qu’un tel comportement est intolérable et
conduira probablement l’opinion publique, tant au plan national
qu’international, à se pencher sérieusement sur ces affaires.
111. L’arrêt de 2005 de la Cour européenne des droits de l’homme
dans l’affaire Gongadze conclut à des violations du droit à la vie
de M. Gongadze (article 2 de la CEDH) aux motifs que les autorités
ont manqué à leur obligation de protéger sa vie lorsqu’elles étaient
encore en mesure de le faire et en raison de déficiences de l’enquête
menée sur sa disparition et son assassinat. La Cour a également
estimé que l’attitude des autorités d’enquête envers la veuve de
M. Gongadze s’est apparentée à un traitement inhumain et dégradant au
sens de l’article 3 de la CEDH. Les conclusions claires de la Cour,
qui couvrent la période jusqu’à la «révolution orange», ne nécessitent
aucune adjonction ou suppression de la part de l’Assemblée: nous
ne pouvons que saluer cet arrêt et nous joindre au Comité des Ministres
pour insister sur son exécution complète et rapide.
112. Il est d’usage que l’exécution d’un arrêt concluant à la violation
de l’article 2 en raison de défaillances de l’enquête (violation
procédurale de l’article 2) impose la conduite sans délai, dans
toute la mesure du possible, des investigations omises à tort. Nous
pouvons ainsi accueillir avec satisfaction la résolution intérimaire
adoptée par le Comité des Ministres le 5 juin 2008, qui va très
loin dans cette direction. Cela ne nous empêche pas d’adresser quelques
recommandations complémentaires à l’organe chargé de superviser, aux
termes de la Convention, l’exécution des décisions de la Cour.
113. Après la «révolution orange», fin 2004, des progrès considérables
ont été réalisés. En particulier, les auteurs directs du crime –
trois policiers du ministère de l’Intérieur – ont été condamnés
pour l’assassinat de Georgiy Gongadze. Au départ, le procès a suscité
quelques interrogations, notamment quant à l’accès du public et
à sa durée excessive. Mais en dépit de quelques critiques émises
par les milieux politiques, les preuves pertinentes ont été prises
en compte en plus des aveux des meurtriers eux-mêmes, et les parties civiles
ont été satisfaites de l’accès aux informations qui leur a été accordé.
114. Plusieurs faits font néanmoins douter de la volonté du bureau
du procureur général et des responsables politiques d’Ukraine de
remonter la chaîne de commandement et de poursuivre les instigateurs
et organisateurs présumés du crime.
115. Le supérieur direct des policiers inculpés, le général Poukatch,
présent sur les lieux du crime selon les témoignages, a été arrêté
pour une infraction connexe puis relâché dans des circonstances
troubles. Recherché au plan international, il a échappé à son arrestation
en Israël en raison de fuites provenant prétendument du bureau du
procureur général, voire de l’administration présidentielle. Ces
deux dysfonctionnements, qui compliquent encore davantage la mise
en évidence de la chaîne de commandement, n’ont toujours pas fait
l’objet d’une enquête sérieuse. Etonnamment, le juge qui avait autorisé
la remise en liberté de M. Poukatch s’est récemment vu décerner
une récompense honorifique prestigieuse.
116. Les autorités compétentes doivent désormais engager une enquête
pénale en vue de poursuivre les responsables des défaillances flagrantes
dans l’enquête Gongadze au cours des quatre premières années qui ont
suivi le meurtre, décrites avec tant d’éloquence par la Cour. La
chaîne de commandement visant à détourner l’enquête du ministère
de l’Intérieur peut parfaitement être liée à celle concernant le
crime proprement dit. A nouveau, alors que deux simples procureurs
ont été condamnés à des peines symboliques pour falsification de
documents dans le cadre d’une affaire, le procureur général en charge
du dossier à l’époque, M. Potebenko, a récemment reçu une décoration
prestigieuse des mains du Président.
117. Le décès prématuré de M. Kravtchenko, ministre de l’Intérieur
au moment des faits, qui se serait suicidé dans des circonstances
très inhabituelles le matin du jour où il avait été publiquement
convoqué – par l’intermédiaire des médias! – au bureau du procureur
général afin d’y être interrogé est une autre défaillance de l’enquête
qui opportunément? – rend plus difficile l’établissement de la chaîne
de commandement.
118. L’annonce publique du Président Iouchtchenko après l’arrestation
et les aveux des trois policiers – selon laquelle l’affaire était
désormais «réglée»
, et la scission des dossiers
des trois auteurs du crime de ceux des instigateurs et organisateurs
– sont des indications complémentaires laissant entrevoir que beaucoup
de membres de l’
establishment politique
d’Ukraine préfèrent s’en tenir à la condamnation des auteurs directs.
119. Tout cela peut s’expliquer par le fait que l’élucidation de
ce crime et des autres qui ont troublé le régime Koutchma pourrait
s’avérer fort embarrassante pour certaines personnes occupant toujours
de hautes fonctions dans les sphères dirigeantes ukrainiennes. Certaines
ont prôné l’élucidation de ces crimes, mais n’ont pas pleinement
coopéré avec le bureau du procureur général au moment crucial. D’autres
interviennent dans les «enregistrements Melnytchenko» par des déclarations
qui n’engageraient pas leur responsabilité pénale pour ce qui s’est
passé par la suite mais mettraient gravement à mal leur réputation
si l’authenticité des enregistrements venait à être prouvée.
120. Une autre lacune de l’enquête officielle est le traitement
des «enregistrements Melnytchenko». Il s’agit prétendument de conversations
enregistrées secrètement par un garde du corps, le commandant Melnytchenko,
dans le bureau du Président, entre le Président Koutchma, M. Lytvyn,
son directeur de cabinet, M. Derkach, le chef du service de sécurité,
M. Kravtchenko, ministre de l’Intérieur, et beaucoup d’autres. Les extraits
couvrant l’autorisation de ventes d’armes, en violation de l’embargo,
à Saddam Hussein ont été authentifiés par un laboratoire américain
et ont déclenché une crise diplomatique grave entre les Etats-Unis
et le Président Koutchma. D’autres enregistrements concernent des
conversations sur les moyens de réduire au silence Georgiy Gongadze.
121. Une commission d’enquête spéciale de la Verkhovna Rada a conclu
à l’authenticité des enregistrements mais a dû lutter durant des
années avant d’être autorisée à présenter ses conclusions accusatrices
en plénière.
122. Pour que ces enregistrements puissent être utilisés comme
preuves devant un tribunal, M. Melnytchenko doit livrer les originaux
ainsi que le matériel d’enregistrement aux autorités ukrainiennes. Pour
amener M. Melnytchenko à surmonter sa défiance bien compréhensible,
des experts étrangers doivent être autorisés à participer à l’examen
officiel des enregistrements. Bien qu’ayant obtenu dès 2005 un accord de
principe en ce sens de toutes les parties prenantes, le bureau du
procureur général a fait traîner la demande officielle de coopération
juridique qui devait être adressée au Département américain de la
justice jusqu’à fin 2007, voire début 2008. Nous devrions maintenant
encourager le bureau du procureur général et le Département américain
de la justice à achever ce processus afin que la question de l’authenticité
des enregistrements puisse enfin être résolue d’une manière ou d’une
autre.
123. Indépendamment de l’établissement de l’authenticité des enregistrements
afin qu’ils puissent servir de preuves devant un tribunal, ces enregistrements
contiennent plusieurs indications susceptibles de faire avancer
l’enquête par d’autres biais, par exemple en comparant les événements
qui se sont réellement produits avec les plans prétendument discutés
dans le bureau présidentiel. Ces pistes devraient être rigoureusement
suivies, comme il est recommandé dans le plan d’action d’investigation
élaboré par une équipe d’enquêteurs en octobre 2005. Nous devrions
aussi appeler toutes les personnes dont les voix apparaîtraient sur
les enregistrements à coopérer pleinement à l’enquête, en fournissant
notamment des échantillons de voix dans des conditions similaires
à celles des enregistrements prétendument réalisés par Melnytchenko.
124. Ce rapport intervient à un moment où des développements cruciaux
restent en suspens. L’Assemblée devrait charger sa commission de
suivi de continuer d’observer de près la progression de l’enquête
sur ces affaires dans le cadre de la procédure de suivi en cours
concernant l’Ukraine. L’Assemblée devrait également recommander
au Comité des Ministres de continuer de suivre attentivement l’exécution
de l’arrêt Gongadze de la Cour européenne des droits de l’homme.
Commission chargée du rapport: commission des questions juridiques
et des droits de l’homme.
Renvoi en commission: Doc. 10330 et Renvoi no 3044 du 24 janvier
2005; Doc. 10653 et Renvoi no 3142 du 3 octobre
2005.
Projet de résolution et projet de recommandation adoptés à
l’unanimité par la commission le 24 juin 2008.
Membres de la commission: Mme Herta Däubler-Gmelin (Président), M. Christos Pourgourides, M. Pietro Marcenaro,
Mme Nino Nakashidzé (Vice-Présidents),
M. Miguel Arias, M. José Luis Arnaut,
Mme Meritxell Batet, Mme Marie-Louise
Bemelmans-Videc, Mme Anna Benaki, M. Erol
Aslan Cebeci, Mme Ingrida Circene, Mme Alma
Čolo, M. Joe Costello, Mme Lydie Err,
M. Valeriy Fedorov, Mme Mirjana
Ferić-Vac, M. Aniello Formisano, M. György Frunda, M. Jean-Charles Gardetto, M. József Gedei, Mme Svetlana Goryacheva, Mme Carina Hägg, M. Holger Haibach, Mme Gultakin
Hajiyeva, Mme Karin Hakl, M. Andres Herkel, M. Serhiy Holovaty, M. Michel Hunault, M. Rafael Huseynov, Mme Fatme
Ilyaz, M. Kastriot Islami,
M. Željko Ivanji, Mme Iglica Ivanova, Mme Kateřina
Jacques, M. Karol Karski,
M. András Kelemen, Mme Kateřina
Konečná, M. Eduard Kukan,
M. Oleksandr, Lavrynovych (remplaçant: M. Ivan Popescu), Mme Darja
Lavtižar-Bebler, Mme Sabine Leutheusser-Schnarrenberger, M. Humfrey Malins, M. Andrija Mandić, M. Alberto
Martins, M. Dick Marty, Mme Assunta
Meloni, M. Morten Messerschmidt, Mme Ilinka
Mitreva, M. Philippe Monfils, M. Felix Müri, M. Philippe Nachbar, M. Fritz
Neugebauer, M. Tomislav Nikolić, M. Anastassios Papaligouras, M. Ángel Pérez Martínez,
Mme Maria Postoico, Mme Marietta
de Pourbaix-Lundin, M. John
Prescott, M. Jeffrey Pullicino Orlando, M. Valeriy Pysarenko, Mme Marie-Line
Reynaud, M. François Rochebloine, M. Francesco Saverio Romano, M. Paul
Rowen, M. Armen Rustamyan,
M. Kimmo Sasi, M. Ellert Schram, M. Christoph
Strässer, Lord John Tomlinson,
M. Mihai Tudose, M. Tuğrul Türkeş,
Mme Özlem Türköne, M. Vasile Ioan Dănuţ
Ungureanu, M. Øyvind Vaksdal, M. Hugo Vandenberghe, M. Egidijus
Vareikis, M. Klaas de Vries, M. Dmitry Vyatkin, Mme Renate
Wohlwend, M. Marco Zacchera, M. Krzysztof Zaremba, M. Łukasz Zbonikowski.
N.B. Les noms des membres présents à la réunion sont indiqués
en gras.
Ce texte sera débattu ultérieurement