1. Introduction
1. Le déplacement de millions de personnes à travers
le monde provoqué par les conflits, ainsi que par, entre autre,
les situations de violence généralisée, les atteintes aux droits
de l’homme et les catastrophes naturelles ou causées par l’homme,
est reconnu comme l’un des principaux défis de notre temps en termes
de droits de l’homme et sur le plan humanitaire. Pour les réfugiés
comme pour les personnes déplacées, la perte de l’accès aux logements,
aux terres et aux biens et des droits y afférents constitue le principal
obstacle à toute solution durable au problème du déplacement.
2. En Europe, l’absence de réparation juridique est un facteur
fondamental qui perpétue le déplacement de plus de 2,5 millions
de personnes et de plusieurs milliers de réfugiés
.
Des tentatives ont été faites pour mettre en place des mesures de
restitution et de compensation en faveur des personnes déplacées
sur le territoire d’au moins neuf Etats membres du Conseil de l’Europe.
Si certains de ces programmes ont fini par être considérés comme
des précédents au niveau international, d’autres ont rencontré un
succès plus mitigé. Ils présentent toujours une grande hétérogénéité
quant à leur portée, leur efficacité et leur degré d’application
.
3. Les Principes directeurs relatifs au déplacement de personnes
à l’intérieur de leur propre pays (ONU) confirment que le déplacement
est en soi «arbitraire» dans les situations où il intervient d’une
manière incompatible avec le droit international humanitaire et
les normes internationales relatives aux droits de l’homme
.
Les déplacements arbitraires entraînent par conséquent des violations
des obligations internationales et doivent être traités comme un
phénomène devant ouvrir droit à un recours et à réparation. Le processus
de restitution des logements, des terres et des biens est dès lors
une composante essentielle et une condition préalable des tentatives
visant à mettre fin définitivement au déplacement, de manière durable et
juste.
4. La restitution, c’est-à-dire le fait de restaurer les droits
juridiques et la possession physique des biens abandonnés, est la
réponse optimale à la dépossession, car c’est la seule voie de recours
qui donne une liberté de choix entre trois solutions dont il est
communément admis qu’elles sont «durables»: le retour des personnes déplacées
dans leur lieu de résidence d’origine, dans la sécurité et la dignité;
l’intégration dans le lieu où elles ont été déplacées; ou la réinstallation
dans un autre endroit du pays d’origine ou hors de ses frontières.
Les logements, les terres et les biens ainsi restitués peuvent soit
être récupérés dans l’optique d’un retour et d’y vivre, soit être
vendus, loués ou échangés afin de faciliter l’intégration ou la
réinstallation ailleurs.
5. Les voies de recours juridiques et la réparation de la perte
arbitraire de l’accès et des droits au logement, à la terre et aux
biens sont également une composante essentielle du rétablissement
de l’Etat de droit dans les situations d’après-conflit. Ces aspects,
directement liés à la stabilité, à la réconciliation, au processus
de justice transitoire, à la gouvernance et au développement économique,
sont largement considérés comme des éléments indispensables de toute
stratégie constructive de rétablissement de la paix.
6. C’est à la lumière de ce qui précède que le rapporteur a élaboré
le présent rapport sur la «résolution des problèmes de propriété
des réfugiés et des personnes déplacées», après avoir pris la relève
de M. Nikolaos Dendias (Grèce, PPE) en janvier 2009. Dans le cadre
des travaux préparatoires, il a conduit une visite d’étude (8-10 juin
2009) en Bosnie-Herzégovine, où il a rencontré des représentants
du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) et
de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE),
ainsi que des représentants des autorités locales, nationales et
internationales, qui ont tous fourni un grand nombre d’informations
utiles. Le rapporteur a aussi grandement bénéficié de l’aide d’un
expert indépendant, M. Rhodri C. Williams, dont l’étude sur le sujet
constitue le fondement du présent rapport. Le rapporteur souhaite
remercier chaleureusement toutes les personnes mentionnées pour
leur précieuse contribution.
2. Résolution
des problèmes de propriété des réfugiés et des personnes déplacées:
questions clés
2.1. La restitution
n’est pas nécessairement suffisante
7. La restitution apparaît comme la forme de réparation
privilégiée lorsque les violations des droits fondamentaux concernent
le patrimoine. La Cour européenne des droits de l’homme (la Cour)
a manifesté une tendance croissante à exprimer une telle préférence
dans les affaires de propriété. Cependant, pour garantir des solutions
durables au problème des réfugiés et des personnes déplacées, il
faudra inévitablement trouver de nouvelles voies de recours, en
plus de la restitution. En effet, les réfugiés et les personnes
déplacées les plus vulnérables (par exemple la population rom) ne
sont pas toujours détenteurs d’un titre de propriété en règle dans
leur lieu d’origine; il conviendra dans ce cas de trouver d’autres
solutions, parmi lesquelles l’attribution de logements et/ou de
terrains publics.
8. S’agissant des réfugiés et des personnes déplacées dont les
biens ont été détruits ou gravement endommagés durant leur absence,
la restitution des biens devra s’accompagner d’une compensation
en nature ou en numéraire pour permettre la reconstruction ou la
restauration de leurs biens. Enfin, il pourrait être nécessaire
d’accorder une compensation pour perte de revenus aux personnes
qui n’ont jamais perdu officiellement leurs droits de propriété,
mais n’ont pas pu tirer profit de l’exercice de ces droits durant
leur absence.
9. Il pourrait également s’avérer nécessaire d’associer au retour
et à la restitution des politiques sociales et économiques adéquates
permettant la réintégration pleine et entière des réfugiés et des
personnes déplacées. Des politiques similaires pourraient également
être nécessaires pour aider les localités des régions touchées à
«absorber» le flux de rapatriés.
10. Dans les situations de postconflit, les initiatives de retour
et de restitution devraient s’inscrire dans un processus plus vaste
de justice transitoire, afin d’accorder une réparation à toutes
les victimes de graves violations des droits de l’homme. Des efforts
de réconciliation sont également indispensables pour la réintégration
des rapatriés.
2.2. Les ressources
et moyens publics disponibles
11. Il importe de prendre dès maintenant en considération
les ressources et moyens publics disponibles pour assurer d’emblée
un processus de restitution juste et approprié. Les juridictions
ordinaires auront rarement la capacité de traiter un nombre supplémentaire
d’affaires de restitution. Il pourrait donc être nécessaire d’établir
des commissions spéciales en matière de propriété, qui auraient
recours à des procédures administratives simplifiées pour statuer
sur les demandes de restitution afin de pouvoir accorder rapidement une
réparation.
12. La capacité et les ressources des autres organismes publics
devant être associés au processus de restitution de biens devraient
être évaluées dès le départ et renforcées au besoin afin que ce
processus ne soit ni freiné, ni retardé. Cette mesure revêt une
importance toute particulière pour l’exécution des décisions en matière
de restitution appropriée.
13. Enfin, il conviendrait de prévoir des ressources suffisantes
pour la formation du personnel concerné afin qu’il ait une bonne
connaissance des droits des réfugiés et des personnes déplacées
et, plus généralement, du droit et des normes en matière de droits
de l’homme, de manière à fournir une assistance appropriée.
2.3. L’occupation secondaire
14. Les propriétés des réfugiés et des personnes déplacées
sont souvent occupées pendant leur absence. Si «l’occupation secondaire»
ne doit pas retarder ou faire obstacle à la restitution, c’est également
un point important à prendre en considération dès le début du processus
de restitution. Il pourrait être nécessaire d’élaborer des politiques
pour veiller à ce que les occupants secondaires qui n’ont pas accès
à d’autres possibilités de logement aient accès à un logement temporaire
ou permanent après avoir quitté la propriété qu’ils occupaient.
Cet aspect est particulièrement important en cas de crise du logement.
Il est également important que des règles et procédures soient en
place de façon à ce que les éventuelles expulsions soient effectuées
dans le respect de l’Etat de droit, en fournissant aux personnes
concernées des garanties adéquates et des recours effectifs.
2.4. Pièces justificatives
et registres fonciers
15. Le manque de pièces justificatives et l’absence de
registres fonciers ne doivent pas empêcher la restitution des droits
de propriété. Les réfugiés et les personnes déplacées ne sont pas
toujours en mesure de présenter des pièces justificatives à l’appui
de leurs demandes de restitution. Les normes en matière de preuve utilisées
dans le processus de restitution de biens devraient être flexibles
et tout devrait être mis en œuvre pour aider les réfugiés et les
personnes déplacées à obtenir des justificatifs.
16. Les modifications des registres fonciers ou cadastraux relatives
aux biens des réfugiés et des personnes déplacées étant intervenues
au cours de la période de déplacement doivent faire l’objet d’un
examen approfondi à la recherche d’éventuelles irrégularités. S’il
apparaît qu’elles ont été effectuées sans le consentement des réfugiés
et personnes déplacées en question, elles ne devraient avoir aucun
effet juridique. Les pouvoirs publics devraient protéger l’intégrité
des registres fonciers et cadastraux pendant les périodes de conflit.
3. Normes juridiques
17. Le droit de propriété, le droit de jouissance des
biens, le droit au logement et le droit d’occupation du domicile
sont maintenant reconnus comme étant indispensables à l’exercice
de bien d’autres droits. L’absence de sécurité juridique garantissant
à un individu la pleine jouissance de ses principaux biens nuit
gravement à sa capacité de vivre une vie de famille normale, de
participer pleinement à la vie de la société et d’exercer des activités
économiques en toute indépendance et en toute liberté. La protection
de ces droits dans les normes internationales relatives aux droits
de l’homme et dans plusieurs dispositions juridiques non contraignantes montre
bien leur importance. Schématiquement, ils se divisent en deux grands
domaines: patrimoine, et logements et domiciles.
3.1. Patrimoine
18. L’article 17 de la Déclaration universelle des droits
de l’homme de 1948 (DUDH) protège le droit à la propriété de toute
personne, «aussi bien seule qu’en collectivité». Il contient une
interdiction absolue de toute privation de propriété à caractère
«arbitraire», ce terme désignant l’expropriation ou la confiscation
d’un bien en l’absence 1. de base juridique; 2. de procédure équitable;
3. de cause d’utilité publique; et/ou 4. d’indemnisation équitable
en temps opportun.
19. Au niveau européen, l’article 1 du Protocole additionnel à
la Convention européenne des droits de l’homme contient les mêmes
garanties fondamentales. La Cour a clairement établi que les «possessions» protégées
par la Convention englobent non seulement les biens détenus en pleine
propriété, mais également le patrimoine économique, tel que l’épargne
bancaire, les actions dans une société ou les titres juridiques découlant
du droit interne.
3.2. Logements et domiciles
20. Le droit international protège les droits à la propriété
à usage résidentiel, même dans le cas où les occupants n’ont pas
de titre de propriété, voire ne sont pas en possession légitime
des logements en question. La DUDH interdit les immixtions arbitraires
dans le domicile (article 12) et énonce le droit à un logement adéquat
(article 25). Ces droits sont également protégés par l’article 17
du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP)
de 1966 et l’article 11 du Pacte international relatif aux droits
économiques, sociaux et culturels (PIDESC) de 1966. Le Comité des
Nations Unies chargé d’interpréter le PIDESC a affirmé que le droit
à un logement adéquat comporte une garantie dite de sécurité d’occupation
d’un logement, ce qui signifie que les personnes qui y vivent ne
peuvent en être expulsées arbitrairement même si elles n’en ont
pas la propriété
. Une protection similaire
est garantie par l’article 8 de la Convention européenne des droits
de l’homme, qui interdit toute ingérence arbitraire dans le domicile,
et par l’article 31 de la Charte sociale européenne révisée, qui
protège le droit au logement.
3.3. Recours effectif
21. L’article 13 de la Convention européenne des droits
de l’homme fait obligation aux Etats de fournir un recours effectif
à toutes les parties qui seraient lésées par le non-respect de leurs
obligations en vertu de la Convention. Cette disposition est applicable
lorsque les Etats portent directement atteinte aux droits fondamentaux
d’un individu sur leur territoire ou lorsqu’ils ne prennent pas
les mesures qui s’imposent pour empêcher des violences prévisibles
de la part d’acteurs non étatiques
. Le droit à un recours effectif
signifie fondamentalement que toute personne qui formule un grief
défendable selon lequel elle aurait été victime d’une violation
de ses droits fondamentaux doit pouvoir disposer d’un mécanisme,
par exemple un tribunal, vers lequel elle peut se tourner et susceptible
de lui accorder réparation. S’agissant des problèmes de propriété
des réfugiés et personnes déplacées, les initiatives visant à fournir
un recours effectif ont consisté, comme exposé plus loin dans les
pages qui suivent, à favoriser non seulement l’accès aux tribunaux,
mais aussi la création de commissions spécifiques chargées de traiter
les revendications de propriété. Il incombe normalement à l’Etat
de décider des modalités de réparation.
4. Dispositions juridiques
non contraignantes
4.1. Les principes de
Pinheiro
22. Les Nations Unies ont pris la tête des efforts visant
à garantir une approche plus cohérente et efficace du problème.
Au nombre de ces initiatives, il faut citer les principes concernant
la restitution des logements et des biens dans le cas des réfugiés
et des personnes déplacées, ou «principes de Pinheiro», adoptés
en 2005 par la Sous-Commission de la promotion et de la protection
des droits de l’homme des Nations Unies
.
23. Ce document est destiné à fournir des orientations pratiques
aux Etats, aux agences de l’ONU et à la communauté internationale
en général sur les meilleurs moyens de faire face aux problèmes
techniques et juridiques complexes associés aux recours pour la
perte de l’accès au logement, aux terres et aux biens et des droits
y afférents. Ce faisant, les principes s’appuient sur des règles
bien établies du droit international des droits de l’homme, notamment:
le droit à la propriété, le droit à la vie privée et au respect
du domicile, le droit à un logement suffisant, le droit de circuler
librement et de choisir librement sa résidence, le droit à des moyens de
recours utiles, le droit à l’égalité et à la non-discrimination.
24. Sur la base de ces précédents, les principes de Pinheiro affirment
le droit à la restitution, sous forme d’une restitution de tout
logement, terre et/ou bien dont les réfugiés et personnes déplacées
auraient été privés arbitrairement, ou à indemnisation lorsqu’un
tribunal indépendant et impartial détermine l’impossibilité matérielle
de la restitution. Les Etats sont encouragés à privilégier le droit
à la restitution comme moyen de réparation pour ceux qui ont été
privés de leurs biens et comme élément clé de la justice réparatrice
.
25. Les principes de Pinheiro rattachent l’exercice du droit de
restitution au droit de tous les réfugiés et personnes déplacées
de regagner de plein gré leur foyer, leurs terres ou leur lieu de
résidence habituelle, dans la sécurité et la dignité. Ils font observer,
cependant, que le droit à la restitution existe en tant que droit
distinct, sans préjudice du retour effectif ou du non-retour des
réfugiés ou des personnes déplacées.
26. Les principes de Pinheiro formulent des recommandations concernant
l’élaboration et la mise en œuvre des procédures de restitution.
Ils fournissent notamment des lignes directrices relatives aux points
suivants: procédures et mécanismes nationaux, facilité d’accès aux
procédures de restitution, consultation et participation des intéressés,
registres fonciers et documentation, droits des locataires et autres
personnes qui ne sont pas propriétaires, droits des occupants secondaires
des biens réclamés, mesures législatives, interdiction d’adopter
des lois arbitraires et discriminatoires, application des décisions
en matière de restitution et d’indemnisation
.
27. Les principes de Pinheiro abordent également la question de
la responsabilité de la communauté internationale, qui devrait promouvoir
et protéger le droit à la restitution des logements, des terres
et des biens, ainsi que le droit au retour librement consenti dans
la sécurité et la dignité. Ils recommandent spécifiquement que les
organisations internationales agissent de concert avec les gouvernements
nationaux, mettent en commun leur expertise concernant l’élaboration
de politiques et de programmes nationaux en matière de restitution,
aident à s’assurer qu’ils sont compatibles avec le droit international
et les normes applicables, et apportent un appui pour le suivi de
leur mise en œuvre
.
28. Le rapporteur estime que le Conseil de l’Europe devrait souscrire
aux principes de Pinheiro et élaborer des lignes directrices pour
aider les Etats membres à les mettre en œuvre dans le contexte européen,
compte tenu des instruments en vigueur du Conseil de l’Europe.
4.2. La recommandation
du Comité des Ministres relative aux personnes déplacées à l’intérieur de
leur propre pays
29. Au vu des Principes directeurs des Nations Unies
relatifs au déplacement de personnes à l’intérieur de leur propre
pays et faisant suite à plusieurs recommandations de l’Assemblée
parlementaire
,
le Comité ad hoc d’experts sur les aspects juridiques de l’asile
territorial, des réfugiés et des apatrides du Conseil de l’Europe
(CAHAR) a produit une recommandation sur les personnes déplacées
à l’intérieur de leur propre pays, qui a été adoptée par la suite
par le Comité des Ministres.
30. La Recommandation Rec(2006)6 du Comité des Ministres relative
aux personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays, qui reprend
les Principes directeurs des Nations Unies relatifs au déplacement
de personnes à l’intérieur de leur propre pays, énonce clairement
que les personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays ont
le droit de jouir de leurs biens, conformément au droit relatif
aux droits de l’homme (principe 8): «Elles ont en particulier le
droit de recouvrer les biens qu’elles ont laissés à la suite de
leur déplacement. Lorsque les personnes déplacées à l’intérieur
de leur propre pays sont privées de leur propriété, elles devraient
se voir offrir un dédommagement adéquat.»
5. Le droit à réparation
pour la perte de l’accès aux biens et des droits de propriété
31. L’Assemblée, en s’appuyant sur le droit et les normes
internationales et sur l’expérience des programmes de restitution
de biens et de compensation qui ont été menés en Europe jusqu’à
présent, a invité le Comité des Ministres à formuler des recommandations
aux Etats membres concernant la réparation pour la perte de l’accès
aux logements, aux terres et aux biens, et des droits y afférents
dans le contexte européen. Etant donné que ces recommandations pourraient
également fournir un bon point de départ pour l’élaboration proposée
de lignes directrices sur la manière de fournir une réparation pour
la perte des droits de propriété, le rapporteur estime que le Comité
des Ministres devrait examiner plus avant la question de la réparation.
5.1. Préférence pour
la restitution
32. Lorsque les violations des droits de l’homme sont
associées à une privation des droits de propriété et d’occupation
du domicile, la réparation devrait, dans la mesure du possible,
prendre la forme d’une restitution du bien en question
.
La restitution consiste en un retour physique des biens, avec tous
les droits y afférents précédemment. Lorsque la restitution n’est
pas possible étant donné les circonstances (par exemple, en cas de
destruction du bien en question), une compensation en numéraire
ou en nature (sous forme d’un logement ou d’un bien équivalent)
peut constituer une réparation adéquate. Afin d’assurer un plein
dédommagement, les mesures précitées devraient être assorties d’une
compensation pour les autres dommages subis, notamment le préjudice
moral, les coûts de reconstruction des biens détruits et la perte
de revenus.
33. D’une manière générale, cependant, la restitution n’est pas
automatiquement privilégiée par rapport à l’indemnisation pour remédier
à des violations des droits de l’homme
. En cas d’atteintes
au patrimoine, c’est néanmoins la forme de réparation qui a la préférence,
comme le montrent les Principes directeurs des Nations Unies relatifs
au déplacement de personnes à l’intérieur de leur propre pays et
les principes de Pinheiro
. De fait, la restitution
des biens à la suite d’un conflit est désormais considérée comme
un droit naissant à part entière. La Cour a fait preuve d’une tendance
croissance à donner la préférence à la restitution dans les affaires
de propriété, dérogeant ainsi à sa pratique de s’en remettre aux
Etats parties pour l’application de ses arrêts au niveau national
.
34. Dans un arrêt de 2001, par exemple, la Cour a ordonné à la
Roumanie de «restituer au requérant (…) la maison litigieuse et
le terrain sur lequel elle est sise» ou, «à défaut d’une telle restitution»,
de verser l’indemnisation stipulée
.
Dans un arrêt de 2004 concernant la Pologne, la Cour a estimé que
la violation du droit du requérant tel que le garantit l’article
1 du Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de
l’homme tire son origine d’un «problème structurel» qui touche un
grand nombre de personnes et a ordonné au défendeur de prendre des
mesures pour garantir «la mise en œuvre du droit patrimonial en
question pour les autres demandeurs concernés (…) ou fournir aux
intéressés en lieu et place un redressement équivalent»
.
Elle a également ordonné le versement d’une indemnisation dans certaines
affaires où les requérants avaient retrouvé l’accès à leur propriété
mais demandaient réparation pour des préjudices découlant du refus
d’accès à leurs domiciles et à leurs terres pendant plusieurs années
.
5.2. Compensation adéquate
lorsque la restitution est impossible
35. Les Principes directeurs relatifs au déplacement
de personnes à l’intérieur de leur propre pays ne donnent pas de
définition précise des circonstances dans lesquelles la restitution
peut être considérée impossible. Le principe 21 de Pinheiro, en
revanche, limite les cas où la restitution n’est pas possible dans
les faits «à des circonstances exceptionnelles, à savoir lorsque
le logement, les terres et/ou les biens sont détruits ou n’existent
plus, comme établi par un tribunal indépendant et impartial», et
aux cas où «la partie lésée accepte l’indemnisation en lieu et place
de la restitution, en connaissance de cause et de son plein gré,
ou lorsque les termes d’un accord de paix négocié prévoient d’associer
restitution et indemnisation».
36. Le principe 17.4 de Pinheiro implique une vision restrictive
de l’impossibilité légale de la restitution du fait de la formation
de droits de propriété ultérieurs par les occupants secondaires.
Cette disposition indique que des tiers ayant acheté de bonne foi
des biens abandonnés pourraient certes être réputés avoir droit
à une indemnisation, mais que dans certains cas la notoriété du
déplacement est telle que l’on peut considérer qu’il y avait «connaissance
du caractère illégal de l’achat des biens abandonnés, ce qui exclut
en pareil cas la naissance de droits de bonne foi sur ces biens».
37. La Cour a récemment exprimé des avis privilégiant la restitution
plutôt que l’indemnisation dans plusieurs arrêts rendus dans des
affaires de propriété, comme indiqué plus haut. Dans une décision
de recevabilité rendue en 2005 à propos de la Turquie, la Cour a
estimé que la mise en place d’un mécanisme juridique pour traiter
les affaires de revendication de propriété ne pouvait pas être considérée
comme la garantie d’un recours effectif aux fins de l’exigence d’épuisement
des voies de recours interne, en partie parce que cela empêchait
la possibilité d’une restitution en s’en remettant à l’indemnisation
comme seul moyen de recours
.
38. L’annexe 7 des Accords de paix de Dayton de 1995, qui ont
mis fin au conflit en Bosnie-Herzégovine, fait figure de précédent.
Cet instrument affirme non seulement le droit des réfugiés et des
personnes déplacées de retourner librement dans leurs foyers d’origine,
mais aussi leur droit d’obtenir la restitution des biens dont ils
ont été privés au cours des hostilités et d’être indemnisés pour
les biens qui ne peuvent pas leur être restitués
. En pratique, l’impossibilité
de la restitution a été interprétée restrictivement en Bosnie-Herzégovine,
où les personnes déplacées ont été encouragées à tout mettre en
œuvre pour recouvrer leurs biens puis à en disposer ensuite comme
elles le souhaitaient. Les fonds d’indemnisation dont il était question ailleurs
dans l’annexe 7 des accords n’ont pas été alimentés par les donateurs
et, du fait de cette politique, n’ont pu être constitués.
39. Les Principes directeurs relatifs au déplacement de personnes
à l’intérieur de leur propre pays ne précisent pas spécifiquement
ce qu’il faut entendre par «indemnisation appropriée» aux fins du
principe 29.2, mais assimilent cette indemnisation à toute autre
forme de «réparation équitable», impliquant par là même que le but
de l’indemnisation, tout comme celui de la restitution, devrait
être de rétablir autant que possible pour les victimes la situation
antérieure aux violations
.
40. La Cour traite le versement d’une indemnité comme l’un des
facteurs entrant en ligne de compte dans son évaluation de la proportionnalité
des atteintes au droit de propriété. L’indemnisation ne doit pas nécessairement
être équivalente à la pleine valeur marchande mais doit néanmoins
être raisonnablement en rapport avec la valeur du bien lorsqu’un
remboursement inférieur est justifié par des objectifs légitimes
d’intérêt public
.
5.3. L’obligation de
fournir une réparation nonobstant les négociations politiques
41. Conformément aux Principes directeurs relatifs au
déplacement de personnes à l’intérieur de leur propre pays, il incombe
en premier lieu aux Etats de fournir une protection et une aide
aux personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays qui relèvent
de leur juridiction et de créer des conditions propices à des solutions durables
. Les Etats
doivent tout mettre en œuvre pour s’acquitter de ce devoir par leurs
propres moyens et accepter et faciliter les services des organisations
humanitaires internationales et autres acteurs compétents
. Le principe 2.1 précise
qu'«indépendamment de leur statut juridique, tous les groupes, autorités et
personnes observent les (…) principes directeurs et les appliquent
sans discrimination», et que leur observation «n’a aucune incidence
juridique sur le statut des autorités, des groupes ou des personnes concernées».
42. La Cour a à maintes reprises déclaré que les autorités ayant
compétence sur des biens abandonnés ont l’obligation de respecter
les droits de propriété et d’assurer des moyens de recours juridiques
nonobstant l’existence ou le statut de négociations politiques visant
à régler les conflits qui ont été la cause première des violations
des droits fondamentaux en question
. Lorsque les Etats se
refusent arbitrairement à octroyer une telle réparation, la Cour
a ordonné le versement d’une «mesure d’indemnisation à raison des
pertes se rapportant directement à cette violation» des droits des
personnes déplacées
.
5.4. Reconnaissance
des droits de propriété de fait
43. L’exigence de garantir la réalisation des droits
au logement, à la terre et à la jouissance des biens établis
de facto mais non reconnus
de jure se rattache au droit universellement
reconnu à un logement suffisant. Selon le Comité des droits économiques,
sociaux et culturels des Nations Unies, un aspect clé du respect
de ce droit est la sécurité de l’occupation ou une «protection légale
contre l’expulsion, le harcèlement ou autres menaces», quel que
soit le régime d’occupation du domicile
.
Comme indiqué plus haut, des droits comparables au logement et à
l’occupation du domicile sont protégés dans la Convention européenne
des droits de l’homme et la Charte sociale européenne révisée.
44. Dans des situations de déplacement, le principe 16 des principes
de Pinheiro demande aux Etats de veiller à ce que «les droits des
locataires, des détenteurs de droits sociaux en matière d’occupation
et d’autres occupants ou utilisateurs légitimes de logements, de
terres ou de biens soient reconnus dans les programmes de restitution»
et à ce que les titulaires de tels droits «puissent regagner leurs
foyers et leurs terres, et en reprendre possession ainsi que de
leurs biens, et les utiliser, dans les mêmes conditions que les
personnes qui possèdent des titres officiels de propriété».
45. La reconnaissance des droits de
facto au logement, à la terre et à la jouissance des
biens est aussi un élément important de la protection des minorités,
notamment indigènes, comme le montre «l’obligation particulière»,
énoncée au principe 9 des Principes directeurs relatifs au déplacement
de personnes à l’intérieur de leur propre pays des Nations Unies,
«de protéger contre le déplacement les populations indigènes, les minorités
(…) et autres groupes qui ont vis-à-vis de leurs terres un lien
de dépendance et un attachement particuliers». Le principe 15.3
de Pinheiro encourage de même les Etats à reconnaître «les droits
de propriété des communautés traditionnelles et autochtones sur
les terres collectives».
46. Dans le contexte européen, le défaut volontaire de reconnaissance
de tels droits de la part de groupes de minorités déplacés peut
soulever des questions au titre de l’article 16 de la Convention-cadre
pour la protection des minorités nationales, qui prohibe toutes
«mesures qui, en modifiant les proportions de la population dans
une aire géographique où résident des personnes appartenant à des
minorités nationales, ont pour but de porter atteinte aux droits
et libertés découlant des principes énoncés dans la (…) convention-cadre».
47. La Cour a estimé dans plusieurs cas que des droits de propriété
officiellement non valables ou même techniquement illégaux seraient
reconnus comme des biens protégés en vertu de l’article 1 du Protocole additionnel
à la Convention européenne des droits de l’homme lorsque les autorités
les ont considérés comme valables
de
facto ou ont toléré leur exercice pendant une période
de temps significative, et qu’aucun intérêt privé concurrent n’est
en jeu
.
De la même façon, la Cour a affirmé que l’existence de droits incontestés
sur les demeures des familles et sur leurs terres, y compris les
terrains communaux, donne naissance à des intérêts patrimoniaux
protégés nonobstant l’absence de titre de propriété officiel
.
5.5. Les droits de location
et d’occupation
48. Les demandes de restitution d’appartements sur lesquels
les personnes déplacées détenaient des droits de location et d’occupation
dans les anciens régimes communistes représentent un problème particulier au
contexte européen. Ces droits, détenus par un individu et le ménage
qu’il composait avec sa famille, comportaient l’occupation exclusive
d’un logement donné pour une période prolongée ou indéterminée, assortie
d’obligations telles que le paiement d’un loyer ou le versement
de contributions à un fonds du logement ainsi que l’utilisation
continue à usage résidentiel de l’appartement, sauf motif d’absence
justifié.
49. S’il apparaît incontestable que de tels logements constituaient
des domiciles au sens de l’article 8 de la Convention européenne
des droits de l’homme, leur qualité de «biens» au regard de l’article
1 de son Protocole additionnel soulève des questions qui pourraient
ne pas relever d’une décision faisant autorité de la Cour. Dans la
plupart des pays concernés, la confiscation systématique, dans le
cadre des déplacements, des logements occupés en vertu de tels droits
s’est en effet produite avant l’adhésion au Conseil de l’Europe.
La Cour ne peut dès lors assumer la compétence en la matière
.
50. Les circonstances politiques entourant les annulations de
droits de location et d’occupation mettent également en question
l’opportunité de chercher à obtenir une détermination exclusivement
judiciaire de leur statut. Il convient de rappeler que la nature
de ces droits a considérablement évolué en Europe centrale et orientale
et dans l’ancienne Union soviétique au cours des années 1990 – au
moment même où nombre de ces droits étaient supprimés dans le cadre
de conflits ethniques. Pour des raisons économiques et politiques, il
était à l’époque acquis d’avance que le gros des logements ainsi
détenus seraient privatisés moyennant leur vente à leurs occupants
à un prix avantageux. Il est maintenant bien connu que, d’une manière
générale, il a effectivement été procédé dans l’ensemble de la région
à la privatisation en faveur des locataires en place, à des prix
inférieurs à la valeur marchande
.
51. On peut dire que les droits de location et d’occupation constituent
des biens protégés en vertu de l’article 1 du Protocole additionnel
à la Convention européenne des droits de l’homme même en l’absence
de tout droit à leur privatisation éventuelle. En Bosnie-Herzégovine,
par exemple, la Haute Cour créée en vertu des Accords de paix de
Dayton (compétente pour appliquer la Convention) a jugé que les
droits d’occupation constituaient en eux-mêmes des «biens» au sens
de la Convention
. Cette conception a facilité la
restitution systématique de tels droits en Bosnie-Herzégovine et
au Kosovo
,
ainsi que l’élaboration de dispositions législatives en Géorgie
visant à assurer des moyens de recours pour la perte de droits analogues
(voir les études de cas exposées plus loin).
52. L’argument selon lequel les droits de location et d’occupation
seraient des biens protégés est renforcé par l’observation suivante:
la privatisation quasi universellement attendue du début des années 1990
n’avait-elle pas transformé ces droits en une forme latente de propriété?
La Cour a ainsi estimé que des biens protégés étaient en jeu dans
plusieurs cas d’atteintes aux droits de location et d’occupation
survenus après l’entrée en vigueur de la loi autorisant la privatisation
.
53. Cependant, les lois de privatisation n’étaient pas toujours
entrées en vigueur lorsque le conflit a obligé les titulaires des
droits de location et d’occupation à quitter leurs logements. Dans
de telles situations, la Cour ne serait pas nécessairement à même
de prendre en compte les attentes des victimes quant à de futurs
droits législatifs à la privatisation, quel que soit leur bien-fondé.
En tant qu’institution judiciaire, la Cour ne peut que se concentrer
sur les circonstances de chaque cas dont elle est saisie et sur
les lois en vigueur au moment des violations présumées, et non sur
des facteurs plus larges comme la situation politique ou autre.
54. Dans ce contexte, le rapporteur fait observer que les instances
politiques du Conseil de l’Europe sont bien placées pour exprimer
des avis sur le poids juridique à accorder aux droits de location
et d’occupation compte tenu du contexte historique, de même que
pour invoquer les engagements politiques et juridiques des Etats
membres afin de parvenir à une plus grande unité, notamment en garantissant
et favorisant la réalisation des droits de l’homme.
55. L’absence de réparation pour les résiliations illicites des
droits de location et d’occupation est considérée à juste titre
comme l’un des principaux facteurs qui empêchent de trouver une
solution aux situations de déplacement qui perdurent en Europe
.
Comme l’a noté M. Walter Kälin, représentant du Secrétaire général des
Nations Unies pour les droits de l’homme des personnes déplacées
dans leur propre pays, dans une récente intervention devant la commission
des migrations, des réfugiés et de la population, du fait de la
non-protection des biens qu’elles ont laissés à la suite de leur
déplacement (y compris leurs droits de location), les personnes
déplacées qui tentent de reprendre le cours de leur vie voient leurs
efforts entravés, ce qui provoque chez elles un vif sentiment d’injustice
et risque d’être un facteur déclencheur de conflits futurs
.
56. Il est indéniable que des milliers de personnes qui sont toujours
déplacées aujourd’hui considéraient comme leur domicile et un bien
précieux le logement qui était le leur en vertu des droits de location
et d’occupation; que ces personnes ont été déplacées contre leur
gré dans le cadre de conflits armés ou d’atteintes aux droits de
l’homme et que, si le déplacement n’avait pas eu lieu, nombre d’entre
elles en auraient depuis longtemps acquis la pleine propriété. L’octroi
d’une réparation pour ces pertes devrait être considéré comme une
obligation juridique et un critère d’intégration européenne, dans
l’esprit de la Convention européenne des droits de l’homme et des
critères de Copenhague.
5.6. Des procédures
rapides, faciles d’accès et efficaces
57. Les principes de Pinheiro appellent à la mise en
place en temps utile de «procédures, institutions et mécanismes
équitables, indépendants, transparents et non discriminatoires en
vue d’évaluer les demandes de restitution des logements, des terres
et des biens et d’y faire droit»
. Le principe 12.3 demande aux
Etats de prendre toutes les mesures qui s’imposent pour appuyer
le processus de restitution des logements, notamment en prévoyant
les ressources voulues, humaines et autres. Le principe 12.4 souligne
la nécessité de procédures flexibles. Enfin, le principe 12.5 affirme
qu’en cas de circonstances exceptionnelles, «les Etats devraient
demander l’assistance technique et la coopération des organismes
internationaux compétents afin d’instituer des régimes transitoires
qui permettraient aux réfugiés et aux personnes déplacées de disposer
de recours utiles en vue de la restitution», moyennant la mise en
place des procédures, institutions et mécanismes nécessaires.
58. Afin d’aider les pouvoirs publics à appliquer à l’échelon
national les Principes directeurs relatifs au déplacement de personnes
à l’intérieur de leur propre pays, M. Walter Kälin, représentant
du Secrétaire général pour les droits de l’homme des personnes déplacées
dans leur propre pays, a entrepris la rédaction d’un manuel destiné
aux responsables de l’élaboration des lois et des politiques
. Le chapitre 12
de ce manuel traite de la protection des biens des personnes déplacées
et formule des recommandations détaillées concernant l’élaboration
de procédures de restitution facilitées après une dépossession de
biens à grande échelle
.
5.7. Autres mesures
visant à assurer réparation
59. Des formes complémentaires d’indemnisation pour préjudice
moral, ainsi que pour la perte de l’accès aux biens ou les dommages
subis, peuvent constituer un volet fondamental de la réparation.
Les principes de Pinheiro soulignent (principe 21.2) que, «dans
certains cas, le moyen de recours et la forme de justice réparatrice
les plus appropriés consistent à associer indemnisation et restitution».
La jurisprudence de la Cour appuie également l’octroi de formes
d’indemnisation complémentaires, ainsi que des mesures visant à
mettre fin au déplacement et à établir les responsabilités en cas
d’atteintes aux biens dans des situations de déplacement
.
60. Les Principes directeurs relatifs au déplacement de personnes
à l’intérieur de leur propre pays stipulent que c’est aux autorités
nationales qu’incombent en premier lieu le devoir et la responsabilité
de «fournir une protection et une aide aux personnes déplacées à
l’intérieur de leur propre pays qui relèvent de leur juridiction» (principe 3.1)
et de «créer des conditions propices» qui permettront aux personnes
déplacées à l’intérieur de leur propre pays de parvenir à des solutions
durables librement consenties, «ainsi que de leur fournir les moyens
nécessaires à cet effet» (principe 28.1).
61. En conséquence, le rapporteur présente ci-après des exemples
de cas illustrant les problèmes de propriété auxquels sont confrontés
les réfugiés et les personnes déplacées en Europe. Une analyse plus approfondie
de ces problèmes dans les pays considérés et dans d’autres Etats
membres concernés pourrait être menée à bien par le secteur intergouvernemental
du Conseil de l’Europe.
6. Etudes de cas
6.1. Introduction
62. En 2009, plus de deux millions et demi d’Européens
dans 11 des 47 Etats membres du Conseil de l’Europe sont toujours
privés de leur domicile et de leurs biens par suite de plusieurs
décennies de conflits, ou pour d’autres raisons, sans qu’une solution
ait été trouvée, ou par d’autres facteurs qui ont contraint les personnes
à fuir de chez elles. Le rapporteur a choisi de se concentrer sur
un nombre limité de cas sans tenter de couvrir tous les pays ou
toutes les régions en Europe où les problèmes de propriété ne sont
toujours pas réglés. Cela aurait considérablement élargi le rapport
et changé son orientation, or le rapport cherche à traiter des problèmes
de propriété auxquels sont confrontés les réfugiés et les personnes
déplacées à l’intérieur de leur pays plutôt que de situations de
pays particuliers
. Les études
de cas choisies par le rapporteur portent sur la Bosnie-Herzégovine,
la Croatie, la Géorgie, le Kosovo et la Turquie.
6.2. Bosnie-Herzégovine
63. En Bosnie-Herzégovine («Bosnie»), l’annexe 7 de l’Accord
de paix de Dayton
demandait aux autorités de l’ensemble
du pays de prendre des mesures spécifiques pour faciliter le retour
des réfugiés et des personnes déplacées. Elles devaient notamment
veiller à ce qu’ils puissent obtenir la restitution de leurs biens ou
être indemnisés si la restitution n’est pas possible, et coopérer
avec une commission quasi internationale (CRPC) sur les réclamations
portant sur des biens fonciers présentées par des réfugiés et personnes déplacées.
L’annexe 10 prévoyait la création du bureau du haut représentant
en Bosnie-Herzégovine (OHR), chargé de superviser l’application
du volet civil de l’accord de paix.
64. Après des pressions internationales, les autorités des deux
«entités» qui composent la Bosnie – à savoir la Fédération musulmane-croate
et la Republika Srpska – ont adopté, en 1998, des lois abrogeant
les dispositions du temps de guerre qui autorisaient la réattribution
des logements abandonnés et portant création de procédures de restitution
de ces logements à leurs occupants d’avant-guerre. Ces lois ont
été largement modifiées en 1999 et 2001, sur décision de l’OHR,
et leur application a été suivie de près dans le cadre d’une initiative
internationale conjointe plus communément appelée plan PLIP
(Property Law Implementation Plan) .
65. Le processus de restitution qui s’est ensuivi était largement
décentralisé et de nature administrative plutôt que judiciaire.
Les réclamations étaient reçues et traitées par des bureaux municipaux
ou régionaux (cantonaux) dans la fédération et par les bureaux municipaux
d’un ministère central dans la Republika Srpska. Les décisions de
la CRPC pouvaient alimenter ce processus (apport de preuves contraignantes
à l’appui des revendications).
66. Après avoir reçu une réclamation, les autorités bosniaques
devaient rendre leur décision et l’appliquer dans les délais prévus
par la loi. Ces décisions affirmaient les droits des auteurs des
réclamations à recouvrer leurs biens et déterminaient si les occupants
secondaires avaient droit à un autre logement. Légalement, priorité
était donnée aux requérants, qui avaient droit à la restitution
de leur bien dans les délais légaux, qu’un autre logement ait ou
non été attribué aux occupants secondaires. Ces derniers pouvaient
faire appel des décisions leur enjoignant de quitter les lieux,
mais cela ne suspendait pas automatiquement l’exécution.
67. Comme dans la plus grande partie du reste de l’ex-Yougoslavie,
la plupart des logements ruraux ou périurbains en Bosnie étaient
des logements en propriété privée, alors qu’en ville la propriété
collective était la règle. Les occupants de logements sociaux étaient
titulaires de droits permanents de location ou d’occupation subordonnés
à un usage résidentiel continu. En 1998, la Chambre des droits de
l’homme mise en place en vertu de l’annexe 6 de l’accord de paix
a considéré que les droits d’occupation étaient des biens protégés
au titre de la Convention européenne des droits de l’homme
.
68. Plusieurs obstacles entravaient la mise en œuvre du processus
de restitution, notamment des clauses particulières imposées exclusivement
aux titulaires de droits d’occupation antérieurs au déplacement
et ayant trait à la restitution et à la privatisation de leurs logements.
Ces clauses ont été en grande partie supprimées en 2001 par des
modifications législatives qui ont dans les faits assimilé ces logements
à des biens privés aux fins de la restitution. D’autres difficultés
découlaient de l’absence de mesures prises pour fournir un logement de
remplacement aux occupants des logements réclamés ou pour en expulser
ceux ayant une influence politique.
69. Une importante composante du processus de restitution en Bosnie
a été le recours à l’information publique. Les agences du PLIP ont
contribué à plusieurs campagnes d’information lancées pour garantir
que tant les demandeurs que les occupants secondaires connaissent
leurs droits et obligations en vertu des lois relatives à la restitution
de biens. La publication de statistiques mises à jour chaque mois
pour rendre compte de la mise en œuvre dans toutes les communes
a également favorisé l’ouverture et la transparence du processus.
70. En 2003, le processus de restitution était en grande partie
achevé en Bosnie: près de 200 000 logements (répartis à peu près
à part égale entre logements sociaux et privés) ont été rendus à
leurs occupants d’avant-guerre. Cela a facilité le retour dans leur
foyer d’origine d’environ un million de personnes, soit près de la
moitié de la population déplacée par le conflit. Fin 2003, les institutions
nationales ont officiellement assumé l’entière responsabilité du
processus de retour en Bosnie.
71. Pas moins de 22 000 Serbo-Croates et un nombre significatif
de Roms du Kosovo étaient toujours déplacés en Bosnie. Reconnaissant
la dimension régionale du problème, la Bosnie s’est jointe à la
Croatie et à l’ex-Serbie-et-Monténégro pour signer en janvier 2005
la «Déclaration de Sarajevo» par laquelle elle s’engageait à résoudre,
avant la fin 2006, les problèmes des déplacements de population
qui subsistaient dans la région
.
72. Plusieurs catégories de personnes étaient partiellement ou
totalement exclues du processus de restitution de biens pour des
motifs contestables, notamment les personnes ayant engagé le processus
de privatisation des logements militaires au début des années 1990,
ou encore celles ayant manqué les délais fixés au tout premier stade
du processus pour le dépôt des demandes portant sur des biens sociaux.
En outre, les membres de la minorité rom qui avaient été déplacés
étaient logés de façon disproportionnée dans des logements sociaux
ou dans des zones d’habitat informel, c’est-à-dire des types de
propriété largement exclus du processus de restitution.
73. L’insuffisante reconstruction des maisons détruites reste
l’un des principaux obstacles qui empêchent de trouver des solutions
durables pour la plupart des personnes encore déplacées à ce jour
.
La stratégie révisée pour la mise en œuvre de l’annexe 7 de l’Accord
de paix de Dayton, actuellement en cours de discussion, vise à aborder
ce problème.
6.3. Croatie
74. Bien que tenue d’appliquer entièrement les dispositions
de l’Accord de paix de Dayton relatives au retour, la Croatie n’est
pas un signataire direct de son annexe 7
.
Des mesures prévoyant la restitution de logements soumis au régime
de la propriété privée ont été adoptées moyennant l’abrogation des
dispositions du temps de guerre, qui autorisaient la réattribution
des biens abandonnés, et l’adoption d’un programme de retour en
1998. De nouveaux amendements législatifs ont été adoptés en 2000
et en 2002.
75. La restitution des logements soumis au régime de la propriété
privée a été conçue comme un processus décentralisé conduit par
des commissions municipales. Avec le temps, une participation croissante
du ministère compétent à l’échelon central et du ministère public
s’est toutefois avérée nécessaire afin de garantir la cohérence
des décisions et leur application
.
76. La restitution administrative de quelque 20 000 logements
privés revendiqués par des propriétaires d’origine serbe est aujourd’hui
en grande partie achevée. Les principaux retards enregistrés dans
ce processus tiennent à la priorité donnée aux occupants secondaires
par rapport aux demandeurs. Ils étaient en effet protégés de l’expulsion
pendant une période non limitée, jusqu’à ce qu’un logement de remplacement
leur ait été fourni. Dans plusieurs affaires, la Cour européenne
des droits de l’homme a conclu à une violation de la Convention
européenne des droits de l’homme du fait des délais induits par
cette pratique
.
77. Les Serbes de Croatie se heurtent toujours à des obstacles
qui les empêchent de profiter des logements privés leur ayant été
restitués. On peut citer, à titre d’exemple, les retards dans le
traitement des dossiers soumis par 7 500 familles pour demander
une aide à la reconstruction, la non-prise en compte de revendications
de terres agricoles dans certaines zones et, dans un petit nombre
de cas, les procès intentés par les occupants antérieurs de leurs
biens pour des améliorations qui ont été effectuées sans leur autorisation
.
78. En outre, les longs délais qui s’écoulent dans la plupart
des cas avant que les demandeurs ne puissent reprendre possession
de leurs biens en ont conduit certains à réclamer une compensation
pour les pertes induites pendant la période où ils étaient arbitrairement
privés de l’accès à ces biens. De tels cas ont été réglés à l’amiable
jusqu’à présent, mais une approche plus systématique pourrait utilement
contribuer à fonder une certitude juridique
.
79. Contrairement à ce qui a été fait dans le reste de la région,
aucune voie de recours juridique n’a été offerte aux ménages serbes
qui, après avoir fui pendant le conflit, ont été privés de leurs
droits de location ou d’occupation sur des logements en régime de
propriété sociale. D’après les estimations, quelque 30 000 ménages
seraient concernés. Ceux qui souhaitent rentrer et n’ont accès à
aucun autre bien ailleurs se voient offrir une aide au logement
.
80. Du fait de la lenteur du processus d’attribution d’aide au
logement aux rapatriés serbes dont les logements sociaux ont été
confisqués pendant le conflit, quelque 6 400 familles attendent
encore une décision sur leur demande. De nombreux ayants droit potentiels
à l’aide au logement en zone urbaine pourraient ne pas pouvoir en
bénéficier faute d’avoir déposé leur dossier avant la date limite
en 2005. La Croatie doit en outre encore s’acquitter de son engagement
au titre de la Déclaration de Sarajevo de 2005 de fournir une solution juste
et équitable aux titulaires d’anciens droits d’occupation qui ne
souhaitent pas retourner en Croatie ou ne peuvent pas bénéficier
des dispositifs d’aide au logement
.
81. Dans un arrêt rendu en 2006, la Cour a estimé que les requêtes
ayant trait à des confiscations de droits d’occupation en Croatie
pourraient difficilement relever de la compétence temporelle de
la Cour
.
Cependant, le Comité européen des Droits sociaux a récemment jugé
une réclamation collective contre la Croatie recevable au regard
de la Charte sociale européenne
.
Cette réclamation fait valoir une violation du droit de la famille
à la protection sociale, juridique et économique, ainsi qu’une discrimination
liée au fait que la Croatie n’a pas offert de voie de recours pour
le déni des droits d’occupation à la minorité serbe.
82. Le 30 mars 2009, le Comité des droits de l’homme des Nations
Unies a estimé que la résiliation, pendant le conflit, du droit
d’occupation d’une famille serbo-croate qui avait fui son appartement
après avoir reçu des menaces de mort emporte violation des droits
à un procès équitable, à la protection contre toute ingérence arbitraire
dans le domicile et à la non-discrimination au sens du Pacte international
relatif aux droits civils et politiques
.
Le comité a conclu que la Croatie était tenue de fournir à la famille
concernée un recours effectif, y compris une indemnisation adéquate.
83. Des préoccupations demeurent concernant le retour durable
de la plupart des 300 000 Serbes de souche déplacés pendant le conflit.
En revanche, la Croatie a largement réintégré quelque 260 000 Croates de
souche qui étaient déplacés à l’intérieur du pays et intégré près
de 120 000 réfugiés bosno-croates. Les membres de la communauté
croate ont généralement pu retrouver un appartement en propriété
collective ou les biens qu’ils possédaient à titre privé dans les
régions de Croatie qu’ils avaient fui au cours du conflit
. Les Bosno-croates ont de même
pu participer sans entrave aux programmes de restitution de logements
sociaux et de biens privés mis en place en Bosnie.
6.4. Géorgie
84. Lors de son adhésion au Conseil de l’Europe en 1999,
la Géorgie s’est engagée à «prendre, dans un délai de deux ans suivant
l’adhésion, des mesures législatives et, dans un délai de trois
ans, les mesures administratives nécessaires afin de permettre la
restitution de la propriété et des droits de bail ou une compensation
pour la propriété perdue des personnes forcées d’abandonner leur
foyer durant les conflits en 1990-1994»
dans
les régions séparatistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud
.
85. Au cours des négociations engagées grâce à la médiation internationale
pour mettre fin aux conflits gelés en Géorgie, des engagements formels
d’autoriser le retour des personnes déplacées dans leurs foyers d’origine
et la restitution de leurs biens ont été pris entre la Géorgie et
chacune des régions séparatistes susmentionnées
.
86. Le Conseil de sécurité des Nations Unies a réaffirmé dans
de nombreuses résolutions
le
droit des personnes déplacées par le conflit en Abkhazie de retourner
dans leurs foyers. En octobre 2007 et en avril 2008, le Conseil
de sécurité a réaffirmé «combien il importe que [les personnes déplacées]
retournent chez elles et rentrent en possession de leurs biens,
que les droits de propriété de ces personnes n’ont en rien été affectés
par le fait que les propriétaires ont dû fuir pendant le conflit
et que le droit de résidence et l’identité desdits propriétaires
doivent être respectés (…)»
. En mai 2008,
l’Assemblée générale des Nations Unies a souligné «qu’il importe
de préserver les droits patrimoniaux des réfugiés et des personnes
déplacées d’Abkhazie (Géorgie)» et a appelé tous les Etats membres
«à dissuader toutes les personnes qui relèvent de leur juridiction
d’acquérir des biens sur le territoire de l’Abkhazie (Géorgie) au
mépris des droits des rapatriés»
.
L’Assemblée a également examiné cette question dans deux rapports
sur les conséquences humanitaires de la guerre entre la Géorgie
et la Russie. Elle a demandé à la Géorgie, à la Russie et les autorités
de fait d’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie de «(…) prendre des mesures
de protection efficaces de propriété des personnes déplacées par
le conflit actuel ou les conflits antérieurs afin qu’elles puissent
leur être restituées à l’avenir»
.
87. La Géorgie a toujours affirmé le droit des personnes déplacées
par le conflit au retour et à la restitution de leur domicile, dans
toutes ses lois et politiques relatives aux déplacements internes.
88. Depuis 2006, le ministère géorgien des Réfugiés et du Logement
gère le programme «My House» dont l’objectif est d’enregistrer les
droits fonciers des personnes originaires d’Abkhazie sur les biens
qu’elles ont laissés à la suite de leur déplacement. La mise en
œuvre de ce programme reste cependant partielle en raison du manque
de documents et de l’absence de coopération des autorités de fait
d’Abkhazie
.
89. En décembre 2006, la Géorgie a adopté une loi sur les modalités
de compensation et de restitution de la propriété en faveur des
personnes déplacées par le conflit lié à l’Ossétie du Sud
.
Cette loi prévoit la création d’une commission comportant des membres
internationaux, qui prendra des décisions contraignantes ordonnant
la restitution des biens ou une compensation pour les biens immobiliers
perdus durant le conflit. En vertu de l’article 4 de la loi, les
auteurs de réclamations peuvent solliciter un réexamen des décisions
annulant les droits de location et d’occupation ou sanctionnant
la perte des droits de propriété privée
. Cette
loi, qui reste à appliquer, a été rejetée par les autorités de fait
d’Ossétie du Sud
.
6.5. Kosovo
90. La Résolution 1244 du Conseil de sécurité des Nations
Unies, adoptée après le conflit de 1999 au Kosovo, affirme le droit
au retour en toute sécurité de tous les réfugiés et personnes déplacées
et charge la Mission d’administration intérimaire des Nations Unies
au Kosovo (MINUK) de «veiller à ce que tous les réfugiés et personnes
déplacées puissent rentrer chez eux en toute sécurité et sans entrave
au Kosovo»
.
91. La restitution au Kosovo est compliquée par de multiples atteintes
à la propriété. Du fait des lois discriminatoires antérieures au
conflit de 1999, qui visaient les Albanais du Kosovo, ces derniers
ont perdu leurs droits d’occupation ou se sont vu contraints de
réaliser des transactions non déclarées. Le déplacement des Serbes
du Kosovo après le conflit a donné lieu à une occupation généralisée
de leurs domiciles et de leurs terres par des Albanais du Kosovo.
Depuis la fin du conflit, de nouveaux déplacements sont intervenus
et les biens abandonnés ont fait l’objet de pillages, d’expropriations
illégales et de revendications illicites fondées sur de faux documents.
L’absence de coopération avec les autorités serbes complique encore
la restitution et le retour.
92. La Direction du logement et de la propriété (DLP) a été créée
en 2001 par la MINUK pour restaurer les droits à la propriété à
usage résidentiel (y compris les droits d’occupation) perdus en
raison de la discrimination antérieure au conflit de 1999 et pendant
les violents déplacements que cela a entraîné. La DLP a été remplacée
en 2006 par l’Agence de la propriété du Kosovo (KPA), dotée d’un
mandat élargi pour traiter les réclamations en matière de terre
agricole et de propriété à usage commercial qui traînaient jusqu’alors
en longueur devant les tribunaux surchargés du Kosovo. La DLP et
la KPA ont traité 29 000 dossiers et rendu 17 500 décisions confirmant
les droits de propriété; 2 500 revendications ont été rejetées.
Près de 90 % des requérants étaient des Serbes dont les biens avaient
été occupés illégalement par des personnes d’origine albanaise.
La KPA devrait se prononcer sur quelque 40 000 autres affaires d’ici
à 2010.
93. La DLP et la KPA appliquent des procédures administratives
exceptionnelles pour procéder aux restitutions de biens. Toute revendication
donne lieu à l’ouverture d’une enquête (conduite d’entretiens, recherches
dans les registres fonciers locaux, vérification des contrats).
En cas de décision faisant droit aux revendications des plaignants,
les occupants secondaires disposent d’un délai de trente jours pour
quitter les lieux. Le requérant peut aussi demander à la KPA d’assurer
la gestion du bien et de percevoir les loyers en son nom. Cette
modalité de location permet aux personnes déplacées détentrices
des droits d’obtenir un revenu de leurs biens en se réservant la
possibilité de rentrer par la suite. En pratique, l’efficacité de
la formule a été limitée par le refus des occupants secondaires
de quitter les lieux.
94. La réalisation du mandat de la KPA et la protection élargie
des droits de propriété se heurtent toujours à d’importants obstacles.
Les expulsions ont cessé dans les zones dominées par les Serbes,
dans le nord, et le pillage et la destruction des biens réclamés
se poursuivent dans une impunité quasi totale. Par ailleurs, étant donné
le peu de publicité faite et les courts délais impartis pour la
présentation des dossiers à la KPA, beaucoup de personnes déplacées
n’ont eu pour seul recours possible que la voie judiciaire, plus
lente
. Des préoccupations
subsistent également concernant les expropriations de biens appartenant
à des personnes déplacées au vu de l’insuffisance des mesures d’information
et de compensation
.
Les récentes dispositions législatives en matière d’expropriation
ne prévoient semble-t-il pas toutes les garanties que les intéressés soient
dûment informés de ces procédures dans une langue qu’ils comprennent.
95. L’absence de coopération entre les autorités en Serbie et
au Kosovo compromet les procédures de restitution de biens. Les
autorités serbes étant en possession de la plupart des cadastres
du Kosovo, la KPA et les tribunaux locaux ne peuvent plus y accéder
en toute indépendance. A la suite de la déclaration d’indépendance
du Kosovo, la Serbie a interrompu sa coopération avec les bureaux
de la KPA en Serbie en juin 2008. Du fait de l’impossibilité de
procéder aux vérifications opportunes, de nombreux dossiers sont
en suspens
. Le défaut
d’accès aux informations du cadastre a aussi exacerbé le problème
des revendications frauduleuses de terres et de biens formulées
devant les tribunaux nationaux, dans le cadre de procédures dont les
parties intéressées sont souvent absentes
.
96. De nombreuses affaires soumises aux composantes des présences
civiles et militaires au Kosovo sont toujours en instance, dont
au moins 18 000 revendications civiles liées aux destructions des
propriétés privées des Serbes du Kosovo en 2004. Des mesures ont
été prises pour fournir un mécanisme chargé d’examiner les atteintes
présumées aux droits de l’homme commises par les acteurs internationaux
au Kosovo. Il semble cependant peu probable qu’il puisse fournir
une voie de recours utile dans toutes les affaires liées à des problèmes
de propriété
.
97. Le projet de reconstruction du quartier de Roma Mahalla à
Mitrovica est un exemple de partenariat entre acteurs locaux et
internationaux qui vise à résoudre la perte des biens des membres
déplacés de la minorité rom, même en l’absence de titre de propriété
sur les logements qu’ils occupaient avant la guerre. Dans ce cas précis,
la municipalité a fourni le terrain et autorisé la construction
de logements, livrés avec un bail de quatre-vingt-dix-neuf ans,
sur le site où s’élevaient avant-guerre les maisons détruites des
bénéficiaires
. Cependant, de nombreux
autres Roms n’ont toujours pas pu quitter les camps contaminés où
ils vivent, et les inquiétudes demeurent face à cette situation
qui s’éternise
.
98. La restitution des droits de propriété ne débouche pas nécessairement
sur des solutions durables, et ne constitue pas même une garantie
de retour. Essentiellement du fait des problèmes de sécurité existant
dans les régions de retour des minorités, 18 000 seulement des 250 000
personnes déplacées du Kosovo depuis 1999 ont été rapatriées, et
le nombre des retours permanents serait beaucoup moins important.
Bon nombre des personnes déplacées souhaitent semble-t-il établir
la propriété de leurs anciens domiciles afin de pouvoir les louer
ou les vendre.
99. Le HCR a été chargé de superviser le retour dans la sécurité
et la dignité des réfugiés et des personnes déplacées au Kosovo
.
Ayant observé d’importants problèmes dans l’exercice de son mandat,
il a recommandé l’adoption d’une approche cohérente et systématique
englobant toutes les questions liées au logement, aux biens et aux
terres, notamment l’accès à un logement adéquat, l’efficacité des
mesures prises pour faire face aux incidents de sécurité postexpulsion
et les politiques de reconstruction.
100. Actuellement, un large éventail d’acteurs internationaux et
locaux s’occupe des diverses questions de propriété au Kosovo en
se fondant sur les instruments internationaux en matière de droits
de l’homme, les règlements de la MINUK, l’ancien plan de mise en
œuvre des normes pour le Kosovo et l’actuel Plan d’action pour un
partenariat européen. Avec la poursuite du transfert de compétences
de la communauté internationale aux autorités locales, la nécessité
d’un organe central de coordination et d’élaboration des politiques
se fait encore plus sentir face aux incohérences.
6.6. Turquie
101. En juillet 2004, le Parlement turc a adopté la loi
no 5233 sur l’indemnisation des dommages résultant «d’actes de terrorisme
et de mesures de lutte contre le terrorisme»
.
Cette loi est la conséquence de plus de 1 500 affaires contre la
Turquie portées devant la Cour européenne des droits de l’homme
par des Kurdes déplacés à l’intérieur de leur propre pays qui ont
dénoncé des violations de leurs droits de propriété, étant donné
leur incapacité de regagner leurs villages d’origine dans le sud-est
de la Turquie et de jouir de leurs domiciles et de leurs terres.
La Cour a conclu qu’il avait été porté atteinte à leurs droits dans
un arrêt rendu en juin 2004
.
102. La loi no 5233 prévoit une indemnisation pour des préjudices
bien définis, notamment la perte de biens meubles et immeubles,
les dommages corporels (blessures, handicap physique ou décès),
et enfin les préjudices découlant d’un défaut d’accès aux biens
(par exemple, perte de revenus agricoles durant le déplacement).
L’indemnisation est due, que le préjudice ait été causé par un acteur
étatique ou non. Elle peut être attribuée en numéraire ou en nature.
103. La loi no 5233 met en place un système décentralisé de traitement
des demandes d’indemnisation, par le biais des Commissions provinciales
d’évaluation des dommages. Présidées par un gouverneur adjoint,
ces commissions sont composées de cinq fonctionnaires et d’un avocat
désigné par le barreau local.
104. La loi autorise une grande souplesse dans les pièces à produire
à l’appui des demandes d’indemnisation et n’impose pas non plus
de critères de forme stricts pour leur dépôt. Les commissions d’évaluation
des dommages sont habilitées à nommer des experts qui peuvent les
aider pour l’évaluation des dommages et les visites sur le terrain,
et à demander à d’autres organismes publics, notamment la police
et les forces de sécurité, des informations relatives aux plaintes
dont elles sont saisies. Une grille d’évaluation a été élaborée pour
aider les commissions à uniformiser le montant des indemnisations
en fonction des préjudices subis
.
105. Lorsqu’une commission d’évaluation des dommages a pris une
décision, une proposition de règlement est envoyée au requérant.
Ce dernier dispose d’un délai de trente jours pour accepter et signer
le règlement. Une fois approuvée par le gouverneur de la province,
l’indemnisation doit être versée dans un délai de trois mois. Si
le requérant rejette le règlement, il peut saisir la justice pour
chercher à obtenir réparation.
106. En 2006, la Cour, estimant que la loi no 5233 offrait une
voie de recours effective devant les juridictions nationales, a
statué que les requérants devaient d’abord avoir soumis leurs griefs
aux commissions d’évaluation des dommages pour que leur requête
puisse être jugée recevable par la Cour. En septembre 2008, le Comité
des Ministres a décidé de clore l’examen de la question du déni
d’accès aux biens en Turquie au vu de la décision de recevabilité
mentionnée ci-dessus rendue en 2006 par la Cour et des assurances données
par les autorités turques quant au large éventail de recours disponibles
pour des situations non couvertes par la loi no 5233
.
107. Les autorités turques ont tenu la Cour activement informée
de l’application de la loi no 5233. Elles ont également invité M. Walter
Kälin, représentant du Secrétaire général des Nations Unies pour
les droits de l’homme des personnes déplacées dans leur propre pays,
à formuler ses observations sur les politiques du gouvernement relatives
aux personnes déplacées, et des modifications de la loi ont été
adoptées en conséquence. En particulier, la date limite pour présenter
une demande a été repoussée
.
108. En août 2009, les commissions d’évaluation des dommages, dont
le nombre est passé de 76 à 105, étaient saisies de 361 238 demandes.
Plus de la moitié d’entre elles ont fait l’objet d’une décision,
dont 120 557 indemnisations et 69 750 décisions négatives. Au total,
1 717 659 323 lires turques ont été allouées à ce jour dont 1 068 137 805
ont été versées.
109. Des préoccupations demeurent toutefois concernant la loi no 5233.
Des observateurs ont allégué que le montant des indemnisations était
faible et noté que d’autres affaires importantes relatives à des
préjudices moraux et au déplacement, qui sont antérieures à 1987,
n’ont pas été examinées
.
De fait, la décision de la Cour a elle-même été critiquée. Jugée
prématurée, elle pourrait avoir porté atteinte à la confiance des
Kurdes de Turquie dans l’efficacité de la Cour
.
110. La loi no 5233 prévoit une indemnisation pour défaut d’accès
aux biens plutôt qu’une restitution proprement dite. Cependant,
une telle approche semble conforme à la nature du déplacement en
Turquie, où les biens ont souvent été détruits mais rarement occupés
par d’autres. Selon toute apparence, le petit nombre de cas où la
présence d’occupants secondaires fait obstacle à l’exercice des
droits des personnes déplacées peut être traité par les voies de
recours ordinaires au niveau national. Le projet de la Turquie «retour
au village et réhabilitation» a facilité le retour de 25 000 familles
dans les villages dans 14 provinces depuis sa création en 1994.
Cependant, la Turquie doit encore procéder au démantèlement total
des «milices de village» paramilitaires, ce qui faciliterait le
retour volontaire dans la sécurité et la dignité
.
7. Conclusions et
recommandations
111. Dans son projet de résolution, l’Assemblée parlementaire
invite les Etats membres concernés à mettre en œuvre les principes
de Pinheiro concernant la restitution des logements et des biens
dans le cas des réfugiés et des personnes déplacées compte tenu
des instruments applicables du Conseil de l’Europe et de la Recommandation
Rec(2006)6 du Comité des Ministres relative aux personnes déplacées
à l’intérieur de leur propre pays. Elle appelle les Etats membres
à rétablir dans leurs droits les personnes ayant perdu l’accès à leurs
biens (y compris les droits de location et d’occupation), à les
dédommager de la perte de ces biens par une indemnisation adéquate
lorsque la restitution est impossible, ainsi que pour d’autres dommages
subis, et à mettre en place des procédures rapides, faciles d’accès
et efficaces pour parvenir à ces fins.
112. Dans son projet de recommandation, l’Assemblée parlementaire
invite en outre le Comité des Ministres à charger l’organe compétent
du Conseil de l’Europe d’entreprendre une étude examinant la pratique
et les normes européennes relatives à la restitution des biens des
personnes déplacées dans les situations d’après-conflit en Europe.
Cette étude, axée sur des questions juridiques et opérationnelles
fondamentales qui revêtent une importance particulière dans le contexte
européen, servira de base à l’élaboration de lignes directrices détaillées
sur la manière d’offrir des voies de recours juridiques pour la
perte, liée aux conflits, de l’accès aux logements, aux terres et
aux biens, et des droits y afférents en Europe, compte tenu des
principes de Pinheiro, des instruments en vigueur du Conseil de
l’Europe et du droit international.