1. Introduction
1. Depuis la révolution orange, le paysage politique
ukrainien est marqué par une crise politique systémique qui compromet
l’évolution démocratique du pays et freine la mise en œuvre des
réformes qu’exige le respect des engagements souscrits par l’Ukraine
lors de son adhésion au Conseil de l’Europe, engagements non encore
remplis. Cette crise politique systémique, que l’Assemblée parlementaire
a traitée dans plusieurs résolutions
,
trouve son origine dans les amendements constitutionnels incomplets
et controversés, adoptés pour apaiser les tensions observées lors
des élections présidentielles de 2004, ainsi que dans les rivalités
et les luttes intestines opposant constamment les principales forces
politiques et leurs dirigeants.
2. Les élections présidentielles de 2010 ont marqué un tournant,
l’ancien leader de la révolution orange Victor Iouchtchenko cédant
la place à Victor Yanukovich. Le nouveau Président a lancé un train
de réformes ambitieux, dans le but affirmé de respecter les engagements
pris lors de l’adhésion au Conseil de l’Europe et non encore honorés
– et de passer ainsi au dialogue postsuivi avec l’Assemblée – avant
que l’Ukraine ne prenne la présidence du Comité des Ministres du
Conseil de l’Europe en mai 2011.
3. Nous avons visité l’Ukraine au lendemain des élections présidentielles,
du 1er au 4 juin 2010, dans le cadre de la procédure de suivi de
l’Assemblée, afin de prendre connaissance du calendrier des réformes
et du climat politique du pays. A l’issue de notre visite, nous
avons salué et soutenu la priorité que le nouveau gouvernement accorde
au respect des engagements pris par l’Ukraine lors de son adhésion,
de même que le programme de réformes profondes et ambitieuses qui
est lancé pour atteindre cet objectif. Toutefois, nous avons également
observé que, dans leur désir de tenir des délais parfois trop optimistes,
les autorités exécutaient ces réformes sans respecter suffisamment
les procédures démocratiques et délibératives; elles négligeaient
ainsi d’instaurer le dialogue et le consensus politique indispensables
à la bonne conduite de telles réformes. Il en est malheureusement
résulté qu’un certain nombre de réformes suscitent aujourd’hui des controverses
politiques.
4. De plus, au cours de notre visite, nous avons relevé des allégations
nombreuses et persistantes selon lesquelles, en Ukraine, depuis
les élections présidentielles de 2010, on aurait porté atteinte
à des libertés démocratiques, comme la liberté d’expression et la
liberté de réunion.
5. Pour ces motifs, et pour soutenir le processus actuel de réforme,
la commission de suivi, lors de sa réunion du 22 juin 2010 à Strasbourg,
a décidé de demander que la partie de session d’octobre 2010 de l’Assemblée
intègre un débat sur le fonctionnement des institutions démocratiques
en Ukraine. L’objectif est de permettre à l’Assemblée de formuler
ses avis et ses recommandations à un stade précoce du processus de
réforme engagé par le Président, et de résoudre les problèmes soulevés
ces derniers mois à ce propos.
2. Evénements politiques récents
6. Le dernier rapport sur le fonctionnement des institutions
démocratiques en Ukraine
a
été examiné par l’Assemblée le 19 avril 2007. Malheureusement, depuis
cette date, la crise constitutionnelle systémique persiste dans
le pays, ancrée dans une séparation peu claire des pouvoirs, qui
met constamment en opposition le Président, le Premier ministre
et la Verkhovna Rada (Parlement ukrainien).
7. Le 30 septembre 2007, des élections législatives anticipées
se sont tenues en Ukraine, en raison d’une crise politique déclenchée
par la décision du Président Iouchtchenko de dissoudre le parlement
le 2 avril 2007. L’opposition
a contesté
la constitutionnalité de cette décision, prise après que plusieurs
membres de l’opposition proprésidentielle ont rejoint les rangs
de la coalition au pouvoir (Parti des régions, Parti communiste
et Parti socialiste). Le Président aurait craint que de nouvelles
défections ne confèrent la majorité des deux tiers à la coalition
au pouvoir, lui permettant de passer outre le veto présidentiel
et d’apporter des modifications à la Constitution sans le soutien
des partis de l’opposition. La crise politique s’est apaisée lorsque les
principales forces politiques sont convenues de tenir des élections
législatives anticipées.
8. Ces élections anticipées ont conduit une nouvelle coalition
au pouvoir, menée par Ioulia Timochenko, qui a bénéficié d’une courte
majorité (deux voix) à la Verkhovna Rada. Si elles ont alors mis
un terme à cette crise politique, elles n’ont pas remédié aux défauts
systémiques sous-jacents de la Constitution ni au bras de fer permanent
entre les différentes branches du pouvoir.
9. En septembre 2008, une nouvelle crise politique a éclaté,
après que le bloc Notre Ukraine-Autodéfense du peuple (OU-PSD) du
Président Iouchtchenko s’est retiré de la coalition gouvernementale
à la suite de l’adoption, soutenue par le bloc de Ioulia Timochenko
(BYuT), d’une loi visant à limiter les pouvoirs présidentiels. Pendant
un certain temps, le pays s’est retrouvé sans coalition au pouvoir
ni président du parlement, si bien que le Président Iouchtchenko
a de nouveau convoqué des élections anticipées. Après une période
marquée par des tensions politiques, ces élections ont cependant
été reportées à une date non définie, afin de surmonter les effets
de la crise financière mondiale qui frappait l’Ukraine plus durement
que la plupart des autres pays européens.
10. Finalement, après l’échec des tentatives visant à former une
coalition dirigeante entre le Parti des régions et le BYuT, les
blocs Notre Ukraine, BYuT et celui de Volodymyr Lytvyn se sont associés,
mettant ainsi fin au spectre des élections législatives anticipées.
M. Lytvyn a été élu président du parlement, poste qu’il occupe encore
à ce jour.
11. Toutefois, la période de stabilité politique relative et de
reprise de l’activité législative n’a été que de courte durée et
s’est achevée le 1er avril 2009, avec l’adoption par la Verkhovna
Rada d’une résolution qui demandait l’organisation d’élections présidentielles
régulières le 25 octobre 2009. Le Président Iouchtchenko a fait
appel de cette décision devant la Cour constitutionnelle, qui l’a
invalidée le 13 mai 2009, au motif que la résolution était inconstitutionnelle.
La date des élections a donc été fixée au 17 janvier 2010, conformément aux
dispositions de la Constitution.
12. En résumé, la crise systémique et l’instabilité politique
ont gravement entravé la gouvernance du pays; elles ont ainsi empêché
l’adoption de nombreuses politiques et réformes nécessaires, les
différentes branches de pouvoir proposant à plusieurs reprises des
projets de réformes juridiques et constitutionnelles concurrents, voire
incompatibles.
13. Le premier tour du scrutin présidentiel s’est tenu le 17 janvier 2010
et le second tour le 7 février 2010. Les observateurs internationaux,
dont ceux déployés par l’Assemblée parlementaire, ont conclu que
les deux tours avaient globalement été conduits de façon démocratique
et conformément aux normes internationales. Malgré ce bilan, ils
ont souligné que le cadre juridique était souvent inadéquat, et
que tous les partis impliqués dans ces élections avaient procédé
– ou tenté de procéder – à des changements de dernière minute
. Nous avons déjà eu l’occasion d’exprimer
notre inquiétude devant l’habitude qu’ont les forces politiques ukrainiennes
de jouer avec les règles plutôt que dans les règles. Nous sommes
au regret de constater que ces pratiques n’ont pas disparu à l’occasion
de ces élections.
14. Dans plusieurs rapports précédents soumis à l’Assemblée, nous
avons exprimé nos préoccupations concernant le cadre juridique inadéquat
dans lequel les élections se tiennent en Ukraine. Nous déplorons vivement
que la Verkhovna Rada n’ait pris aucune mesure pour aligner le cadre
électoral sur les normes européennes, malgré les avertissements
lancés en temps et en heure. Cela étant dit, il convient de rappeler que,
pour la quatrième fois depuis 2004, des observateurs internationaux
assistaient à des élections en Ukraine et concluaient qu’elles étaient
globalement conduites de façon démocratique et conformément aux normes
européennes. Cela prouve que le principe d’une passation de pouvoir
fondée sur des élections démocratiques s’instaure de plus en plus
fermement dans le pays. Selon nous, il s’agit d’un héritage précieux de
la révolution orange.
15. Le paysage politique ukrainien a radicalement changé à la
suite de ces élections. Le Président sortant Iouchtchenko a été
remplacé par son ancien rival de 2004, Victor Yanukovich, qui a
remporté le second tour de scrutin avec 48,95 % des voix contre
45,47 % pour l’ex-Premier ministre, Ioulia Timochenko.
16. Au lendemain des élections, le nouveau Président et son administration
se sont empressés de consolider leur pouvoir. Après la défection
de plusieurs députés de l’ancienne coalition au pouvoir et leur ralliement
au Parti des régions, une nouvelle coalition a été formée autour
du Parti des régions de M. Yanukovich, qui a remplacé la coalition
gouvernementale de Mme Timochenko. Cet événement a suscité des controverses
et soulevé des questions quant à l’engagement de la nouvelle administration
en faveur des procédures et des principes démocratiques. A l’origine,
aux termes de la loi relative au Règlement de la Verkhovna Rada
, la majorité
parlementaire est établie sur la base de la force numérique des
partis, et non en fonction du nombre de députés qui la soutiennent
individuellement. Cependant, lorsqu’à la suite des élections, le
soutien à l’ancienne coalition gouvernementale a commencé à s’effriter
au sein du parlement, la loi relative au Règlement de la Verkhovna
Rada, et plus spécifiquement les dispositions traitant de la formation
d’une coalition au pouvoir, ont été modifiées. Les nouvelles dispositions
stipulent à présent que la majorité parlementaire est établie en
fonction du nombre de députés qui soutiennent une coalition. Sur
cette base, une nouvelle coalition dirigeante centrée sur le Parti
des régions a été constituée. Ces modifications apportées au Règlement
ont été critiquées par l’opposition – et par certains observateurs
indépendants – comme étant en contradiction avec la Constitution
du pays. Néanmoins, dans un arrêt rendu en la matière, la Cour constitutionnelle
a estimé que les nouvelles dispositions étaient conformes à la Constitution.
Cette décision semble marquer une évolution vers une nouvelle jurisprudence
par rapport aux arrêts précédents rendus par la cour sur des questions
similaires. Dans le même temps, l’idée selon laquelle une majorité
parlementaire ne peut être formée que par les partis (et par extension,
par leurs dirigeants), indépendamment des souhaits de la majorité
des membres du parlement, semble très proche de la notion de mandat
impératif des députés, qui va à l’encontre des normes démocratiques
européennes communément admises. Nous espérons que cela indique
que la Verkhovna Rada a l’intention d’abolir le mandat impératif
très prochainement.
17. Les interrogations de l’opposition sur les pouvoirs démocratiques
de la nouvelle administration et du nouveau gouvernement ont été
avivées par la manière dont l’accord de la mer Noire entre la Russie
et l’Ukraine a été signé et ratifié. Le 21 avril 2010, le Président
Yanukovich a signé un accord avec le Président russe, M. Medvedev,
permettant à la Russie de maintenir sa flotte à Sébastopol pour
vingt-cinq ans supplémentaires, avec un prolongement possible de
cinq ans, en échange d’un approvisionnement de gaz à prix réduit
pour l’Ukraine. Cet accord, qui suscite des controverses en Ukraine,
a été ratifié en quelques jours presque sans débats ou consultations,
et de façon chaotique, comme on a pu le voir en direct à la télévision.
Des représentants de l’opposition ont contesté le vote de la ratification,
arguant que certains votants n’étaient pas présents physiquement
à Kiev le jour où il a eu lieu. Il est clair qu’une question si
importante, et dans le même temps si sensible, aurait dû faire l’objet
de consultations et de débats appropriés.
18. Ces deux questions, et plusieurs décisions controversées de
la nouvelle administration, comme la nomination du chef des services
de sécurité de l’Etat (FSU) – qui est un proche allié de M. Yanukovich – comme
membre du Conseil supérieur de la justice
,
ont soulevé des interrogations quant aux pouvoirs démocratiques
de la nouvelle administration, et malheureusement ont contribué
à maintenir le climat de division politique dans le pays. Cette
situation est encore accentuée par certaines allégations selon lesquelles la
nouvelle administration serait tentée de restreindre les libertés
démocratiques. Bien que ces allégations doivent être examinées à
la lumière des clivages politiques ambiants, leur nombre et leur
nature persistante posent question. A notre avis, il serait essentiel
pour les autorités, ainsi que pour toutes les autres forces politiques
du pays, de mettre fin aux divisions qui perturbent le paysage politique
ukrainien.
19. Il est certes compréhensible, voire souhaitable, que la majorité
dirigeante cherche à consolider son pouvoir, si l’on considère les
luttes politiques intestines entre les différentes branches du pouvoir
qui ont déchiré le pays ces dernières années. Toutefois, cela pourrait
poser un problème si cette consolidation tendait à se muer en concentration,
voire en une monopolisation du pouvoir entre les mains d’un seul
groupe politique, au risque de compromettre là aussi l’évolution
démocratique du pays.
3. Processus de réforme
20. Dans son allocution prononcée devant l’Assemblée
parlementaire le 27 avril 2010, le Président Yanukovich a annoncé
que son administration s’emploierait en priorité à honorer les engagements
non encore accomplis pris par l’Ukraine lors de son adhésion au
Conseil de l’Europe, aux fins d’engager un dialogue postsuivi avant
que son pays ne prenne la présidence du Comité des Ministres du
Conseil de l’Europe en mai 2011.
21. A son retour à Kiev, le Président Yanukovich a fait distribuer
une série d’instructions
aux membres de son gouvernement,
en vue d’élaborer les réformes et les programmes législatifs nécessaires
pour honorer les engagements restants de son pays. Ces instructions
présidentielles fixent des délais d’achèvement de ces réformes plus
qu’ambitieux, allant de juin à décembre 2010. La traduction non
officielle de ces instructions est jointe au présent rapport.
22. La priorité que la nouvelle administration accorde au respect
des engagements non encore accomplis, pris lors de l’adhésion de
l’Ukraine, et la volonté politique affichée dans ce sens, sont à
la fois opportunes et pertinentes, et doivent être saluées. Cet
objectif suppose de mettre en œuvre une série de réformes complexes et
profondes, qui auront un grand impact sur la société ukrainienne.
Pour que la mise en œuvre de ces réformes soit un succès, elles
doivent donc s’appuyer sur un large consensus politique et sur un
processus démocratique intégrant de réels débats et consultations.
Or, étant donné la précipitation apparente avec laquelle ces réformes
sont menées avant que le pays ne prenne la présidence du Comité
des Ministres, il semble que les autorités s’écartent parfois des
voies démocratiques et consultatives. Cette précipitation restreint
également la consultation d’acteurs extérieurs comme le Conseil
de l’Europe. Certes, les autorités affirment, en public comme en
privé, que toutes les réformes seront réalisées conformément aux
normes européennes, en étroite consultation avec les organes du
Conseil de l’Europe concernés et surtout, avec la Commission européenne
pour la démocratie par le droit (Commission de Venise); or de nombreuses
lois ont été adoptées sans que celle-ci ait été invitée à donner
son avis sur la version finale des projets avant leur adoption en
dernière lecture. De ce fait, certains programmes de réformes législatives
déjà adoptés, ne s’alignant pas sur les normes européennes, doivent
être modifiés pour garantir le respect des engagements pris lors
de l’adhésion.
23. Si l’accélération des réformes est bienvenue, et même nécessaire,
après des années d’inactivité dues à la crise politique et aux luttes
intestines, elle ne doit pas se faire au détriment des principes
démocratiques et de la qualité des réformes. Cela contreviendrait
aux objectifs que l’administration s’est fixés, notamment la réalisation
des engagements pris par l’Ukraine lors de son adhésion. Nous appelons
donc les autorités à respecter pleinement les principes et les procédures
démocratiques, et à tenter de dégager le consensus le plus large
possible pour son programme de réformes. En outre, les recommandations
et les préoccupations exprimées par le Conseil de l’Europe devraient
être activement prises en compte avant que les programmes de réformes
législatives ne soient adoptés en dernière lecture par la Verkhovna
Rada. Dans cette perspective, nous souhaitons présenter la synthèse
de nos avis concernant les principales réformes qui sont actuellement en
cours d’examen.
3.1. Réforme constitutionnelle
24. Les ambiguïtés et les lacunes présentes dans les
dispositions constitutionnelles qui régissent la séparation des
pouvoirs et le système d’équilibre des pouvoirs sont à l’origine
de la crise politique systémique qui sévit en Ukraine. Pour enrayer
les troubles qui ont suivi le second tour des élections présidentielles
de 2004 qui était entaché d’irrégularités, une série d’amendements
constitutionnels ont été adoptés qui introduisaient – entre autres –
en Ukraine un système mixte, présidentiel et parlementaire. Dans
son avis sur ces amendements, la Commission de Venise soulignait
déjà le risque de conflit et d’impasse politique que pouvaient engendrer
les dispositions ambiguës et incohérentes qui régissent les rapports
entre le Président, le gouvernement et la Verkhovna Rada, comme
le droit mutuel d’initiative législative du gouvernement et du Président,
la double obligation pour le gouvernement de rendre compte au Président
et à la Verkhovna Rada, et le chevauchement des compétences entre
le Président et le gouvernement.
25. Dans sa dernière Résolution sur le fonctionnement des institutions
démocratiques en Ukraine
, adoptée
le 19 avril 2007, l’Assemblée appelait l’Ukraine à relancer son
projet de réforme constitutionnelle en étroite coopération avec
la Commission de Venise, afin d’améliorer sa Constitution et de
l’aligner sur les normes européennes. Cet appel n’était pas seulement
lancé pour éradiquer les causes sous-jacentes de la crise politique
systémique qui ravage le pays; il visait aussi à remédier à d’autres
défaillances qui persistent et préoccupent l’Assemblée – comme le
mandat impératif et plusieurs dispositions constitutionnelles régissant
le pouvoir judiciaire et la Prokuratura –, et qui doivent être corrigées
pour permettre à l’Ukraine de respecter les engagements souscrits
lors de son adhésion.
26. Toutes les forces politiques se sont prononcées en faveur
du projet de réforme constitutionnelle, mais malheureusement les
progrès accomplis dans ce sens depuis 2007 sont très limités. En
février 2009, le Président de l’époque, Victor Iouchtchenko, a publié
un décret établissant un Conseil constitutionnel national. Ce Conseil,
qui se composait de membres de l’administration présidentielle et
du gouvernement, des différents groupes représentés à la Verkhovna
Rada, de juges, de membres de la société civile et d’universitaires,
était chargé de rédiger une nouvelle Constitution, conforme aux
normes européennes. Mais l’opposition de l’époque a boycotté de
fait les travaux de ce conseil. Le 31 mars 2009, le Président Iouchtchenko
a présenté à la Verkhovna Rada un projet de constitution, élaboré
sur la base des critères définis par le Conseil constitutionnel national.
Dans son avis sur ce projet de constitution
,
la Commission de Venise a salué les nombreuses améliorations proposées
par rapport à la Constitution en vigueur, mais aussi fait observer
que le projet ne résolvait pas les problèmes qui sous-tendaient
la crise constitutionnelle et maintenait le système mixte, présidentiel
et parlementaire, instaurant un double pouvoir exécutif, et donc
le risque de conflit entre les différentes branches du pouvoir.
27. De son côté, le Parti des régions a préparé, conjointement
avec le bloc de Ioulia Timochenko, un projet de constitution concurrent
qui a été présenté au parlement. La Commission de Venise, dont l’avis
a également été sollicité, a jugé que ce projet de constitution
posait un problème et ne satisfaisait pas aux normes européennes.
Etant donné qu’aucun consensus ne pouvait être atteint concernant
les modifications de la Constitution, la Verkhovna Rada a décidé,
le 22 octobre 2009, de retirer toutes les propositions y afférents
de son ordre du jour.
28. A notre grand regret, lors de notre visite à Kiev en juin
2010, le chef de l’administration présidentielle nous a fait savoir
que la réforme constitutionnelle n’était plus une priorité, alors
qu’elle figurait dans les instructions du Président. Nous sommes
fermement convaincues qu’elle devrait être au cœur des processus globaux
de réforme en Ukraine. Le système politique prévu par la Constitution
en vigueur ne peut être stable que si le Président et le parlement
partagent la même vision politique, comme c’est le cas actuellement.
Mais une telle stabilité n’étant pas fondée sur l’équilibre des
pouvoirs régi par la Constitution, elle reste précaire. Des conflits
et des impasses politiques pourraient aisément resurgir si les priorités
politiques du Président et du parlement venaient à diverger, et
cela nuirait à l’évolution du pays. Les autorités devraient donc
tirer profit de leur force et de la stabilité actuelle pour modifier
la Constitution dans ce sens. En outre, comme nous l’expliquerons
plus en détail dans les sections suivantes, plusieurs réformes législatives
requièrent des modifications de la Constitution pour être conformes
aux normes européennes. De notre point de vue, il ne sera pas possible
pour l’Ukraine de remplir ses engagements auprès du Conseil de l’Europe,
et donc d’engager un dialogue postsuivi, tant qu’elle n’aura pas
mis en œuvre correctement les réformes constitutionnelles recommandées
par l’Assemblée.
29. S’agissant du projet de réforme constitutionnelle, la principale
question est de savoir si la Constitution actuelle doit être modifiée
ou s’il convient d’élaborer une Constitution entièrement nouvelle.
Nous réaffirmons notre scepticisme quant à l’adoption d’une nouvelle
Constitution, notamment eu égard au manque de clarté de la procédure
d’adoption d’une nouvelle Constitution (voir ci-dessous) et au fait
que, de l’avis de la Commission de Venise, le texte actuel protège
de manière très complète les droits et libertés fondamentaux et
«traduit une volonté de protéger l’ensemble des droits garantis
par la Convention européenne des droits de l’homme»
. Un simple amendement de la Constitution
en vigueur permettrait également de donner la priorité aux questions les
plus urgentes et d’adopter plus facilement les réponses proposées.
30. S’agissant de l’adoption d’une nouvelle Constitution, deux
questions majeures peuvent susciter des préoccupations: d’une part,
les modalités qui seraient employées pour le faire, et d’autre part,
la possibilité d’un contournement du rôle légitime du parlement
en matière d’amendement de la Constitution par une tentative d’adoption
d’un nouveau texte sur initiative populaire. Si le processus d’adoption
d’amendements à la Constitution est clair – et notamment la règle
de la majorité des deux tiers des membres de la Verkhovna Rada –
la marche à suivre pour l’adoption d’un texte entièrement nouveau
ne l’est pas.
De l’avis de
la Commission de Venise, l’adoption d’une nouvelle Constitution
devra se faire dans le respect intégral des dispositions constitutionnelles
en vigueur
relatives
à la modification de la Constitution, et notamment recueillir l’approbation
des deux tiers des membres de la Verkhovna Rada. Tout en réaffirmant
le droit de la population ukrainienne de modifier sa Constitution
par un référendum national, la Cour constitutionnelle d’Ukraine
a conclu, le 18 avril 2008, que l’adoption d’une nouvelle Constitution
devrait respecter pleinement la procédure d’amendement prévue par
le texte en vigueur.
3.2. Réforme électorale
31. Les élections tenues récemment en Ukraine se sont
globalement déroulées dans le respect des normes internationales
et témoignent des progrès réalisés par le pays dans ce domaine.
Les élections successives ont toutefois mis en lumière le caractère
inadapté de l’actuelle législation électorale ainsi que l’habitude
prise par les forces politiques en Ukraine de vouloir modifier le
cadre juridique juste avant les élections pour servir les intérêts
propres à leur parti. La réforme électorale s’impose donc comme
une priorité pour le pays.
32. L’Ukraine ne possède pas de code électoral unifié. Un ensemble
de lois différentes s’applique à chaque type d’élection comme la
loi sur l’élection du Président de l’Ukraine, la loi sur l’élection
des députés du peuple, la loi sur l’élection des conseils locaux,
la loi sur les référendums nationaux et locaux ainsi que la loi
sur le registre national des électeurs et les dispositions concernées
dans la Constitution et les autres actes législatifs. Par ailleurs,
ces lois étant fréquemment modifiées, elles sont d’une extrême complexité,
manquent de cohérence et de clarté, et entrent parfois en contradiction
les unes avec les autres. L’Assemblée a, à maintes reprises, appelé
à l’adoption d’un code électoral unifié – et simplifié – s’appliquant
à l’ensemble des processus électoraux du pays.
33. La Verkhovna Rada a mis en place un groupe de travail composé
de membres de différents groupements politiques et d’experts externes;
ce groupe est chargé de l’élaboration du code électoral unifié en question,
lequel devra être conforme aux normes internationales les plus élevées.
Malgré le large éventail des forces politiques en présence dans
ce groupe de travail, son potentiel a été quelque peu affaibli par
le refus du Parti des régions de participer à ses travaux, ce que
nous déplorons. Outre le groupe de travail chargé d’élaborer un
nouveau code électoral unifié, plusieurs groupes de parlementaires
issus de différents partis ont préparé leurs propres amendements
à la loi sur l’élection des députés du peuple. En janvier 2009,
huit projets de loi différents avaient été présentés par divers
groupements politiques. En février 2009, la Commission de Venise
a participé à une table ronde avec les auteurs des différentes propositions
afin de parvenir à un accord sur les propositions à inclure ensuite
dans les travaux du groupe de travail préparant le code électoral
unifié.
34. Le groupe de travail a présenté le projet de code électoral
unifié le 28 avril 2010. La Verkhovna Rada n’a toutefois pris aucune
initiative supplémentaire pour examiner et adopter cette loi. Il
s’agit là d’un motif de préoccupation, compte tenu notamment des
contestations indiquant que les dirigeants des principaux groupes politiques
au sein de la Verkhovna Rada ne manifestent pas la volonté politique
nécessaire pour envisager sérieusement de modifier le cadre juridique
régissant les élections et d’adopter le code électoral unifié.
35. Il importe de souligner que la réforme électorale devrait
non seulement viser à corriger les insuffisances de la législation
électorale mais aussi à modifier le système électoral lui-même,
qui n’est pas adapté à l’Ukraine. Actuellement, la répartition des
sièges au sein de la Verkhovna Rada repose sur un système de représentation
proportionnelle de liste fermée, traitant l’ensemble de l’Ukraine
comme une circonscription unique. Dans le contexte politique ukrainien,
ce système entrave la consolidation de la démocratie dans la mesure
où il concentre de facto le
pouvoir politique du pays dans les mains de quelques individus.
Cela compromet à son tour la nature démocratique des partis et la
transparence démocratique. Ces manquements à la démocratie sont
aggravés par les dispositions constitutionnelles de 2004 qui introduisent
des mandats impératifs dans le pays et par le fait que la transparence
du financement des partis politiques et de la campagne n’est pas
obligatoire.
36. Etant donné les défaillances du système politique actuel en
Ukraine, nous tenons à réitérer la recommandation de l’Assemblée
demandant que le système électoral adopté repose sur un système
de représentation proportionnelle à plusieurs circonscriptions régionales
basé sur des listes ouvertes. L’introduction de listes ouvertes
et de circonscriptions régionales multiples permettrait, notamment,
de renforcer la démocratie des partis et la transparence de l’électorat
tout en assurant une représentation régionale. Ce modèle reçoit
également l’aval d’autres organisations et instances internationales
et nous sommes satisfaites de constater que la plupart des projets
précités visant à modifier la loi sur l’élection des députés du
peuple proposaient l’instauration d’une dimension régionale et de
listes ouvertes.
37. Les amendements constitutionnels de 2004 introduisent de fait
le principe d’un mandat impératif en Ukraine en autorisant le fait
que les pouvoirs d’un député élu pour le compte d’un parti politique
prennent fin avant terme
s’il n’adhère
pas au groupe parlementaire de ce parti politique ou s’il quitte
ce groupe. Comme indiqué dans l’avis de la Commission de Venise
sur les amendements constitutionnels de 2004, cette pratique est
contraire au principe de mandat libre et indépendant d’un député
et, par conséquent, aux normes démocratiques européennes.
38. L’absence de législation appropriée régissant le financement
des partis et assurant par là même leur transparence est source
de préoccupation en Ukraine, où les intérêts politiques et financiers
sont étroitement imbriqués et parfois difficile à distinguer. Nous
souhaitons par conséquent réitérer la recommandation de l’Assemblée
invitant les autorités à adopter une loi appropriée sur le financement
des partis politiques qui soit conforme aux normes européennes et
à envisager la possibilité d’un financement public des partis politiques afin
qu’ils soient moins influencés par des intérêts financiers.
39. Nous exhortons les autorités, et également l’ensemble des
forces politiques, à faire preuve de la volonté politique nécessaire
à l’adoption du code électoral unifié et du système électoral, conformément
aux recommandations de l’Assemblée, bien avant la tenue des prochaines
élections législatives. Etant donné les promesses renouvelées par
toutes les forces politiques de soutenir la réforme électorale et
un système électoral plus démocratique, il serait inacceptable que
les prochaines élections législatives soient organisées sur la base
du système et du cadre juridique actuels.
40. Le 1er juillet 2010, la Verkhovna Rada a recommandé que les
élections locales se tiennent le 31 octobre 2010. Le 10 juillet,
elle a adopté une série de modifications de la loi ukrainienne relative
à l’élection des membres du conseil suprême de la République autonome
de Crimée, des chefs des conseils locaux, des villes et des villages,
qui introduit notamment un nouveau système électoral pour les conseils
municipaux. Cette loi n’a pas été transmise à la Commission de Venise
pour avis, mais il semblerait qu’elle réduise la possibilité pour de
nouveaux candidats de se présenter en limitant notamment l’enregistrement
électoral aux branches locales et régionales des partis qui existent
depuis plus d’un an, restreignant par là même le choix des électeurs
et par conséquent la nature démocratique des élections. Nous nous
demandons en outre s’il est judicieux de modifier le système électoral
à si brève échéance des prochaines élections, cette initiative étant
contraire aux normes démocratiques reconnues.
3.3. Réforme de la Prokuratura
41. Lors de son adhésion au Conseil de l’Europe, l’Ukraine
s’est engagée comme suit: «Le rôle et les fonctions du parquet seront
modifiés (notamment en ce qui concerne l’exercice d’un contrôle
général de légalité), de telle sorte que cette institution deviendra
un organe conforme aux normes du Conseil de l’Europe.»
Cet engagement
n’est toujours pas respecté.
42. La fonction générale de supervision exercée par le procureur
général dans le système actuel de la Prokuratura pose gravement
problème; héritée du concept soviétique de la Prokuratura, elle
est contraire aux normes et valeurs européennes
. Selon les termes de la Commission
de Venise, la loi actuelle fait du ministère public «une institution
très puissante dont les fonctions dépassent largement le cadre des
fonctions exercées par un procureur dans un Etat démocratique respectueux
des lois»
.
Par ailleurs, les vastes pouvoirs conférés au parquet, et notamment
au procureur général, suscitent des inquiétudes; ils ne font en effet
l’objet d’aucun contrôle ni d’aucune supervision par le système
judiciaire et vont bien au-delà des normes européennes. En outre,
certains de ces pouvoirs risquent d’entrer en contradiction avec
le principe de la séparation des pouvoirs
.
43. En dépit de ces graves préoccupations suscitées par la fonction
générale de supervision de la Prokuratura, cette fonction a été
ajoutée à l’article 121 de la Constitution – qui définit les prérogatives
de la Prokuratura – lors des amendements constitutionnels de 2004.
Nous souhaiterions souligner qu’une véritable réforme de la Prokuratura
ne sera opérée qu’en respectant les normes européennes et par conséquent
que l’engagement pris lors de l’adhésion ne sera considéré comme
honoré que si les amendements constitutionnels qui retirent à la
Prokuratura la fonction de supervision générale sont adoptés.
44. Le procureur général a soutenu que la fonction de supervision
de son bureau est nécessaire pour s’assurer que tous les Ukrainiens,
indépendamment de leur situation financière, aient un accès total
au système judiciaire. Cependant, à notre avis, cela peut être mieux
assuré en renforçant le rôle du médiateur et en adoptant un système
d’aide juridictionnelle gratuite pour ceux qui sont dans le besoin,
ce que nous recommandons aux autorités de mettre en œuvre.
45. Après que cette question est restée longtemps en suspens,
le 14 mars 2009, la Verkhovna Rada a adopté, en première lecture,
un projet de loi (projet no 2491) sur le ministère public. Le 18
mai 2009, le ministre de la Justice alors en exercice a soumis ce
projet de loi à la Commission de Venise pour avis. Dans son avis
, La Commission de Venise a conclu
que ce projet ne répondait pas aux principales critiques et insuffisances mises
en lumière dans les précédents avis sur la loi sur le ministère
public et ne prévoyait en fait pas d’opérer une réforme de la Prokuratura
telle qu’elle se présente aujourd’hui, mais plutôt de consolider,
voire de renforcer, ses pouvoirs déjà considérables. La Commission
de Venise a par conséquent recommandé que ce projet soit retiré.
46. Dans ses instructions, le Président Yanukovich a fait une
priorité de la réforme de la Prokuratura, conformément aux recommandations
de la Commission de Venise et de l’Assemblée. Cette intention louable a
été confirmée lors de notre récente visite à Kiev, du 1er au 4 juin
2010, au cours de laquelle le ministre de la Justice ainsi que le
chef de l’administration présidentielle ont indiqué qu’ils approuvaient
le retrait total de cette fonction de «supervision générale» des
fonctions du parquet et la réduction des pouvoirs de la Prokuratura pour
satisfaire aux normes et valeurs européennes. Par conséquent, nous
recommandons vivement que le projet de loi no 2491 soit retiré de
l’ordre du jour de la Verkhovna Rada et qu’un nouveau projet sur
la Prokuratura ainsi que les amendements constitutionnels qui s’y
rapportent soient présentés très prochainement.
3.4. Réforme du système judiciaire
47. La réforme de la magistrature et du système judiciaire
est essentielle pour la consolidation d’un Etat de droit en Ukraine.
Le système judiciaire est globalement paralysé par le volume considérable
d’affaires, ce qui entraîne des délais inacceptables dans l’examen
des affaires et la publication des arrêts. Par ailleurs, les arrêts ne
sont bien souvent pas exécutés. La population n’a que peu confiance
dans le système judiciaire et le corps judiciaire est généralement
considéré comme corrompu et ne disposant pas de ressources suffisantes
. L’indépendance
du pouvoir judiciaire reste un sujet de préoccupation et le système
judiciaire est hautement politisé. En octobre 2008, le Président
de la Cour suprême d’Ukraine, M. Onopenko, a déclaré qu’il y avait
une «une ingérence illégale dans les travaux des magistrats et un
mépris des bases juridiques du fonctionnement du système judiciaire,
entraînant les tribunaux dans la bataille politique».
48. Malheureusement, seuls des progrès limités ont été accomplis
dans la réforme du système judiciaire depuis le dernier rapport
de l’Assemblée d’avril 2007. Si de nombreux documents d’orientation
ont été publiés et des réformes politiques engagées, ils sont peu
nombreux à avoir été mis en œuvre et un certain nombre de mesures
judiciaires sont toujours en suspens à la Verkhovna Rada. Cette
absence générale de progrès suscite de graves préoccupations.
49. L’administration actuelle, comme la précédente, a déclaré
qu’elle considérait la réforme de la magistrature et du système
judiciaire comme une priorité. Le projet de loi sur le système judiciaire
et le statut des juges en Ukraine se trouve au cœur de la réforme
de la magistrature et est notamment nécessaire pour assurer l’indépendance
du pouvoir judiciaire. Ce projet de loi, adopté initialement par
la Commission sur la justice de la Verkhovna Rada en juin 2008,
vient consolider les deux projets de loi précédents qui avaient
été fusionnés en un projet unique conformément à la recommandation
de la Commission de Venise, notamment par souci de clarté et de
cohérence interne. A l’issue d’une série de consultations, ce projet
de loi a été transmis à la Commission de Venise pour avis en juin
2009 par le ministre de la Justice ukrainien de l’époque.
50. Dans leur avis conjoint adopté en mars 2010, la Commission
de Venise et la Direction de la coopération de la Direction générale
des droits de l’homme et des affaires juridiques du Conseil de l’Europe
se félicitaient des nombreux
éléments positifs et améliorations observés par rapport aux précédents
projets de loi; elles faisaient cependant observer qu’un certain
nombre de graves insuffisances et lacunes subsistaient et étaient susceptibles
de porter atteinte à l’indépendance du système judiciaire et au
principe de séparation des pouvoirs et qu’en l’état actuel des choses,
les normes et valeurs européennes n’étaient pas respectées.
51. S’agissant de l’organisation du système judiciaire, l’article
6 de la Convention européenne des droits de l’homme dispose que
les tribunaux doivent être établis par la loi. Cependant, selon
le projet de loi, «les tribunaux de droit commun sont créés et abolis
par le Président de l’Ukraine sur proposition du responsable de l’administration
judiciaire publique». Cette grande latitude dont jouit le Président
pour établir des tribunaux n’est donc pas compatible avec les dispositions
de la Convention. Par ailleurs, le système judiciaire se compose
de quatre niveaux de juridiction et se caractérise par une extrême
complexité et lourdeur. Cette complexité pourrait porter atteinte
à l’obligation faite par l’article 6 de la Convention à ce que la
cause d’une personne soit entendue dans un délai raisonnable. Ces
dispositions ne peuvent toutefois être modifiées qu’au moyen d’amendements
constitutionnels, la création et l’organisation des tribunaux étant
fixées par la Constitution.
52. S’agissant de l’indépendance du système judiciaire, dans
son avis, la Commission de Venise se dit préoccupée par le rôle
joué par la Verkhovna Rada dans la nomination des juges et les procédures disciplinaires
et de révocation de ces derniers. Cela porte atteinte à l’indépendance
des juges et politise les procédures de nomination et de révocation.
En outre, la présence de membres représentant le Président, la Verkhovna
Rada, ainsi que le ministre de la Justice, dans la Haute Commission
des qualifications fait peser des doutes sur le fait que cette dernière
ne subisse aucune influence politique. A nouveau, le rôle de la Verkhovna
Rada dans la nomination et la révocation des juges est consacré
par la Constitution; il conviendrait donc de la modifier pour que
ces procédures soient conformes aux normes européennes.
53. S’agissant de l’autonomie judiciaire – élément essentiel pour
garantir l’indépendance de l’appareil judiciaire – l’avis fait observer
que le système proposé est trop complexe et confus pour être réellement efficace.
Cela pourrait nuire à une véritable autonomie judiciaire. Il conviendrait
de mettre en place une structure plus simple, qui pourrait être
basée sur un Conseil supérieur de la justice réformé, composé en majorité
de juges élus par leurs pairs. Une fois encore, des amendements
constitutionnels seraient nécessaires dans la mesure où la composition
du Conseil supérieur de la justice est consacrée par la Constitution.
54. Il est évident que la portée de ce projet de loi est limitée
par les dispositions constitutionnelles existantes; aussi, sa capacité
à opérer une véritable réforme du système judiciaire, conformément
aux engagements pris par l’Ukraine au moment de son adhésion, est
extrêmement réduite en l’absence d’amendements à la Constitution.
Par conséquent, la Commission de Venise «recommande de ne pas limiter
la réforme judiciaire à la sphère législative mais d’engager une
profonde réforme de la Constitution, de manière à poser solidement les
bases d’un système judiciaire moderne, efficace et totalement conforme
aux normes européennes»
. Nous soutenons pleinement cette recommandation.
55. La Commission sur la justice a présenté, plutôt soudainement,
le 14 mai 2010, une version révisée du projet de loi qui a été adoptée
en première lecture, et semble-t-il sans beaucoup de délibérations,
par la Verkhovna Rada le 2 juin 2010. La rapidité avec laquelle
ce projet de loi a été présenté et traité soulève des interrogations
et des doutes, sachant notamment que l’avis de la Commission de
Venise sur la version révisée n’a pas été sollicité avant son adoption
en première lecture et que le texte contient plusieurs dispositions politiquement
sensibles. Il s’agit là d’un exemple de la hâte avec laquelle sont
élaborées et adoptées des dispositions légales majeures, passant
outre les délibérations et les procédures démocratiques, et soulevant des
interrogations concernant les intentions politiques de la nouvelle
administration, notamment compte tenu du fait que le système judiciaire
s’est retrouvé sur le champ de bataille politique ces dernières
années.
56. La commission de suivi, lors de sa réunion du 22 juin 2010,
a demandé l’avis de la Commission de Venise sur le projet de loi
sur le système judiciaire et le statut des juges tel qu’adopté en
première lecture le 2 juin 2010. Parallèlement, le ministre ukrainien
de la Justice soumettait une demande d’avis similaire. Au moment
de la rédaction du présent rapport, la Commission de Venise n’avait
pas encore achevé son avis. Toutefois, d’après les premières observations
des membres de la Commission de Venise chargés de l’élaboration
du projet d’avis
,
on peut conclure que le projet révisé tel qu’adopté en première
lecture n’est pas parvenu à répondre aux principales préoccupations
soulevées dans l’avis initial de la Commission de Venise et doit
être réexaminé de manière approfondie afin d’être conforme aux normes
européennes. A nouveau, les observations préliminaires indiquent
que, sans amendements constitutionnels, il ne sera pas possible
d’opérer une réforme totale de l’appareil judiciaire dans le respect
des normes et valeurs européennes.
57. La version révisée du projet de loi contient de nouvelles
dispositions qui réduisent considérablement les effectifs et le
mandat de la Cour suprême. Celle-ci perd sa compétence en matière
civile et pénale au profit de nouvelles cours supérieures spécialisées.
Comme indiqué plus haut, ces nouvelles dispositions sont sujettes à
controverse et ont donné lieu à des allégations selon lesquelles
elles répondraient à des enjeux politiques et nourriraient un esprit
de revanche dans la mesure où le président de la Cour suprême est
considéré par beaucoup comme étant proche de l’ancienne Premier
ministre, Ioulia Timochenko. La confiance du public dans ces réformes
cruciales pourrait s’en trouver sapée. Il importe de noter que les
observations préliminaires des membres de la Commission de Venise
sur le projet de loi révisé considèrent la modification de juridiction, conjuguée
au transfert de juges de la Cour suprême vers les cours supérieures
spécialisées, comme un point préoccupant.
58. Lors de nos entretiens avec le président de la Commission
de la justice de la Verkhovna Rada, celui-ci a affirmé que les problèmes
liés au Conseil supérieur de la justice pouvaient être résolus sans
amendements constitutionnels. A cet égard, il nous a fait savoir
que le projet révisé demandait désormais que les représentants du
Président et de la Verkhovna Rada auprès de cette instance soient
des juges, garantissant par là même que les membres du Conseil sont
en majorité des juges. Nous tenons toutefois à souligner que, en
vue de permettre une véritable autonomie et indépendance, les membres
ne devront pas seulement être en majorité des juges, mais aussi
être élus par leurs pairs. Des amendements constitutionnels seront
alors nécessaires.
59. Le 13 mai 2010, la Verkhovna Rada a adopté la loi no 2181-VI
portant modification des actes législatifs relatifs à la prévention
des abus du droit de recours. Cette loi a été promulguée par le
Président Yanukovich le jour suivant. Une fois encore, le contenu
de cette loi, ainsi que la hâte avec laquelle elle a été adoptée
et signée, prêtent à controverse.
60. La loi en question modifie le Code ukrainien sur les infractions
administratives, le Code administratif additionnel et la loi sur
le Conseil supérieur de la justice ukrainien. Au titre de ces modifications,
le Conseil supérieur de la justice peut exiger de n’importe quel
tribunal qu’il lui remette les copies de dossiers de justice, à
l’exception des audiences qui se déroulent à huis clos. Elles prévoient
par ailleurs une responsabilité administrative si ces demandes d’information
ne sont pas satisfaites. Etant donné que le Conseil supérieur de la
justice est également compétent pour les affaires disciplinaires,
cela pourrait avoir pour effet d’intimider les juges. En outre,
les modifications font que la Haute Cour de justice est seule compétente
pour traiter les plaintes déposées à l’encontre de l’action ou l’absence
d’action de la Verkhovna Rada, du Président ou du Conseil supérieur
de la justice, sans qu’un droit de recours ne soit prévu, ce qui
est contestable. Notons un point positif: à la suite de ces modifications,
la Verkhovna Rada ne peut plus être à l’initiative de la révocation des
juges. Cet élément positif est toutefois nuancé par le fait que
la Verkhovna Rada, ainsi que le Président, restent représentés auprès
du Conseil supérieur de la justice et de la Haute Commission des
qualifications, et que les juges élus/nommés par leurs pairs restent
minoritaires au Conseil supérieur de la justice, en dépit de pouvoirs
élargis.
61. Le 7 juillet 2010, la loi relative au système judiciaire et
au statut des juges d’Ukraine a été adoptée en dernière lecture.
Elle a été signée par le président du parlement le 23 juillet 2010
et transmise au Président Yanukovich, qui l’a promulguée le 27 juillet
2010. Nous déplorons vivement, et trouvons incompréhensible, que cette
loi ait été adoptée et promulguée sans attendre ni prendre en compte
l’avis de la Commission de Venise la concernant, malgré la demande
de la commission de suivi dans ce sens. Nous sommes dès lors en
droit d’émettre de sérieux doutes quant à la volonté de la Verkhovna
Rada et de l’administration de coopérer avec le Conseil de l’Europe
dans la mise en place d’un système judiciaire véritablement indépendant
et pleinement conforme aux normes européennes les plus élevées.
62. Nous exhortons les autorités à répondre rapidement à toute
préoccupation et à mettre en œuvre toute recommandation qui serait
contenue dans les avis de la Commission de Venise sur la loi sur
le système judiciaire et le statut des juges et la loi portant modification
des actes législatifs relatifs à la prévention des abus du droit
de recours. Nous devons toutefois souligner que seuls des amendements
constitutionnels adaptés permettront au pays de respecter les engagements
et obligations pris à cet égard lors de son adhésion.
63. La réforme du barreau et la création d’un ordre professionnel
des avocats sont l’un des engagements pris initialement par l’Ukraine
au moment de son adhésion au Conseil de l’Europe qui n’a pas encore
été honoré. Plusieurs projets de loi ont été introduits mais aucun
d’entre eux n’a été adopté. Nous déplorons que la coopération du
Conseil de l’Europe n’ait pas été sollicitée pour l’élaboration
de ces projets de loi. Nous espérons donc que le ministre de la
Justice et la Verkhovna Rada prépareront et adopteront à présent
un nouveau projet de loi sur le barreau, en étroite concertation
avec les services compétents du Conseil de l’Europe, afin de respecter
cet engagement de longue date. Nous souhaiterions en outre souligner
l’importance d’un système efficace d’aide juridictionnelle gratuite
pour garantir à tous les citoyens le droit à un procès équitable.
Bien que l’ancien Président Iouchtchenko ait adopté le document
d’orientation sur un système d’aide juridictionnelle gratuite en
Ukraine, aucun progrès concret n’a jusqu’à présent été accompli
vers le respect de cet engagement.
64. Dans le domaine de la réforme du système de justice pénale,
des progrès limités sont à noter depuis le dernier rapport en 2007.
Le 8 avril 2008, le Président Iouchtchenko a adopté le document
d’orientation sur la réforme du système ukrainien de justice pénale
et, en août 2008, le gouvernement a approuvé le plan d’action pour
mettre en œuvre ce document d’orientation. Le 15 avril 2008, le
parlement a adopté une loi portant modification du Code pénal et
du Code de procédure pénale. Toutefois, l’adoption d’un nouveau
Code de procédure pénale, ainsi que des modifications supplémentaires
du Code pénal, sont encore nécessaires.
65. L’adoption d’un nouveau Code de procédure pénale est l’un
des engagements qui n’a pas encore été honoré. Un projet de code
avait été préparé par l’ancien gouvernement et avait fait l’objet
d’une évaluation positive de la part des experts du Conseil de l’Europe.
Il n’a toutefois pas été transmis à la Verkhovna Rada et son état
d’avancement actuel n’est pas connu. En outre, un autre projet pour
un nouveau Code de procédure pénale, qui avait reçu une évaluation
négative de la part de la Commission de Venise en 2004, figure toujours formellement
à l’ordre du jour de la Verkhovna Rada. Compte tenu de cette évaluation
négative, nous ne doutons pas que ce projet sera désormais formellement
retiré. Nous nous félicitons du fait que l’adoption d’un nouveau
Code de procédure pénale soit l’une des priorités exprimées par
le Président Yanukovich dans ses instructions; nous demandons instamment
que ce projet de code soit transmis à la Commission de Venise pour avis,
et que toutes les éventuelles préoccupations et les recommandations
soient prises en compte, avant que la loi ne soit adoptée en dernière
lecture, contrairement à ce qui s’est produit avec la loi sur le
système judiciaire et le statut des juges.
66. Le rattachement du ministère d’Etat pour l’exécution des sanctions
pénales au ministère de la Justice est l’un des engagements pris
par l’Ukraine envers le Conseil de l’Europe. Si ce ministère a bel
et bien été intégré au ministère de la Justice en 2006, son statut
doit encore être modifié en conséquence dans la loi sur les services
pénitentiaires, qui doit donc être amendée.
67. Lors de nos visites effectuées ces deux dernières années,
le manque de financement du système judiciaire est apparu comme
un thème récurrent. Bien souvent, les tribunaux et les juges dépendent
des locaux et des ressources mis à disposition par le secteur privé
pour pouvoir fonctionner; cette situation est susceptible de favoriser
la corruption. La dotation du système judiciaire en ressources suffisantes
devrait être l’une des priorités premières des autorités ukrainiennes.
3.5. Lutte contre la corruption
68. La corruption reste préoccupante en Ukraine et le
public n’a que peu confiance dans les efforts de lutte déployés
par les autorités contre ce phénomène. Dans son rapport de conformité
de 2009, le Groupe d’Etats contre la corruption (GRECO) conclut
que l’Ukraine n’a mis en œuvre de façon satisfaisante qu’un tiers
des recommandations contenues dans le rapport d’évaluation des premier
et deuxième cycle conjoints. Il fait également observer que pour
être mises en œuvre avec succès, ces recommandations nécessitent
des changements fondamentaux à la loi ainsi qu’à la Constitution.
Le GRECO considère notamment qu’il est essentiel de mettre en place
un organe chargé de coordonner l’élaboration des stratégies et plans
d’action anticorruption nationaux et d’assurer le suivi de leur
mise en œuvre. A cet égard, le rapport de conformité du GRECO souligne
qu’une lutte efficace contre la corruption en Ukraine nécessite
«un fort engagement politique qui aille bien au-delà de l’élaboration
de projets de dispositions législatives»
.
69. Un programme législatif prévoyant trois lois anticorruption
élaborées avec le concours du Conseil de l’Europe a été adopté par
la Verkhovna Rada en 2009. Toutefois, la mise en œuvre de ce programme,
prévue le 1er janvier 2010, a été reportée en décembre 2009 par
la Verkhovna Rada. Le report initialement fixé à quatre mois a été
prolongé par la Verkhovna Rada début 2010 jusqu’en janvier 2011.
Par ailleurs, le Président alors en exercice, Viktor Iouchtchenko
s’est, en décembre 2009, opposé à la loi contre le blanchiment des capitaux
qui avait été élaborée avec l’aide du Conseil de l’Europe. Selon
les informations disponibles, la Verkhovna Rada prévoit d’adopter
une série de nouvelles modifications du programme législatif de
lois anticorruption afin de réunir la majorité des votes nécessaire
à l’entrée en vigueur de ces lois.
70. Le report du programme anticorruption et le veto mis à la
loi contre le blanchiment d’argent sapent les efforts de lutte du
pays contre la corruption et posent la question de savoir si la
volonté politique nécessaire à une lutte efficace contre la corruption
existe réellement. Nous exhortons par conséquent les autorités à
veiller à ce que ces lois soient promulguées sans plus attendre.
71. Le Président Yanukovich a fait de la lutte contre la corruption
l’une des priorités de son administration. A cet effet, il a créé
dans son administration une commission anticorruption qu’il préside.
Toutefois, dans une initiative qui semble contredire les objectifs
que s’est fixés la nouvelle administration, l’une des premières décisions
de cette commission fut d’ajourner la nomination de l’agent du gouvernement
chargé de la coordination des politiques anticorruption.
4. Questions récentes relatives aux droits de l’homme
72. Pour l’Assemblée, la mise en place d’un système politique
fondé sur le respect et la protection des libertés démocratiques
est l’une des principales réussites de l’Ukraine au cours des dernières
années et l’un des héritages positifs de la révolution orange. Notons
que, selon de nombreux observateurs électoraux, c’est précisément
l’enracinement du principe de respect des libertés fondamentales
qui a garanti le caractère démocratique de la dernière élection
présidentielle, en dépit des graves insuffisances du cadre juridique.
73. Par conséquent, les allégations toujours plus nombreuses selon
lesquelles les autorités tendraient à restreindre ces libertés et
que la démocratie reculerait dans le pays nous semblent extrêmement préoccupantes.
Ces allégations portent essentiellement sur la liberté des médias,
la liberté de réunion et les pressions accrues exercées par les
forces de l’ordre dans un but politique.
74. Les médias sont généralement considérés comme libres au niveau
national et l’Etat n’exerce aucune censure
. Toutefois,
de plus en plus de journalistes et de représentants des médias se
plaignent d’une ingérence croissante des propriétaires de chaînes
sur la ligne éditoriale de leurs programmes d’actualité et donc
d’une augmentation de l’autocensure chez les journalistes. L’étroite
imbrication des intérêts financiers et politiques en Ukraine a des
effets négatifs sur la liberté et le pluralisme des médias.
75. En mai 2010, plusieurs journalistes ont publié une déclaration
alléguant que les sujets tabous et la censure avaient fait leur
retour sur deux chaînes de télévision, STB et 1+1. De plus, le 23
avril 2010, l’association Reporters sans frontières a adressé une
lettre ouverte au Président, lui faisant part de son inquiétude
concernant l’érosion du droit à l’information en Ukraine. Le 21
mai 2010, des journalistes et des organisations civiques ont annoncé
le lancement d’un nouveau mouvement «Stop à la censure», en réaction à
la détérioration du milieu des médias en Ukraine.
76. Le rôle joué par les services de sécurité et en particulier
par leur chef, M. Khoroshkovsky, proche allié de M. Yanukovich,
est sujet à controverse en Ukraine où, compte tenu de son passé,
toute influence des services de sécurité dans la vie politique est
perçue comme hautement suspecte. M. Khoroshkovsky est également
propriétaire de TV Inter et aurait ordonné une enquête des services
secrets dans un litige concernant un octroi de licence, dans lequel
sa chaîne de télévision est partie. Par ailleurs, des cadres de
TV Inter auraient, selon certaines sources, été nommés à des postes
clés au sein de la principale chaîne de télévision publique, ce
que le public interprète avant tout comme une manœuvre de la nouvelle
administration pour exercer un contrôle sur la ligne éditoriale
de ce radiodiffuseur.
77. A la suite d’un recours formé par le groupe de médias appartenant
au chef des services de sécurité, le tribunal d’arrondissement de
Kiev a, le 8 juin 2010, annulé la décision prise en janvier 2010
par le Conseil national de la radiodiffusion d’octroyer des fréquences
de radiodiffusion à deux chaînes de télévision indépendantes, TVi
et 5 Kanal. Plusieurs organismes de surveillance des médias, notamment
le représentant de l’OSCE pour la liberté des médias, ont fait part
de leurs inquiétudes au sujet des répercussions de cette décision
sur le pluralisme des médias en Ukraine.
78. Phénomène inquiétant, plusieurs attaques de journalistes ont
été signalées ces derniers mois, couronnées par la disparition,
le 11 août 2010, du journaliste ukrainien Vasyl Klymentyev, qui
couvrait des affaires de corruption à Kharkiv. Le 19 août 2010,
le ministre de l’Intérieur Anatoly Mogylyov a reconnu que la disparition
de Klymentyev pourrait être liée à ses reportages.
79. Parallèlement, les autorités ont insisté, à plusieurs reprises,
sur leur attachement à la liberté d’expression et à la liberté des
médias. A la suite des lettres ouvertes envoyées par les journalistes,
le Président Yanukovich s’est publiquement engagé à protéger la
liberté et le pluralisme des médias en Ukraine et a fait savoir
que tout manquement à ces principes par des membres de son gouvernement
ou des fonctionnaires de l’Etat serait gravement sanctionné.
80. Le rôle joué par les services de sécurité ukrainiens et en
particulier par leur chef, M. Khoroshkovsky, est non seulement sujet
à caution en ce qui concerne les médias mais aussi préoccupant à
d’autres égards. Récemment, le recteur de l’université catholique
de Lviv s’est plaint de ce qu’un membre des services de sécurité
ukrainiens lui ait demandé, d’une manière digne de l’époque soviétique,
de lui fournir des informations concernant toute activité politique
de ses étudiants. Le Président Yanukovich a exprimé sa consternation
à la suite de cet incident et a annoncé l’ouverture d’une enquête
approfondie. Cependant, le malaise au sein de la population vis-à-vis
de ce qu’elle considère comme une ingérence de plus en plus nette
des services de sécurité dans la vie publique s’est amplifié à la
suite de la nomination par le Président Yanukovich de M. Khoroshkovsky
au Conseil supérieur de la justice, malgré les conflits d’intérêts
que cette nomination pourrait créer. Les services de sécurité ukrainiens
sont en effet chargés d’enquêter sur toute allégation portée contre des
juges en Ukraine. Il s’agit là d’un point préoccupant.
81. Plusieurs ONG ont signalé que des mouvements de protestation
avaient été brisés et leurs militants harcelés par la police et
d’autres services répressifs. Citons un exemple qui a suscité une
certaine polémique: celui des événements autour de l’abattage d’arbres
dans un parc municipal de Kharkiv en vue de la construction d’une
autoroute et de locaux commerciaux qui a débuté le 19 mai 2010.
La décision autorisant l’abattage des arbres a, semble-t-il, été
prise sans respecter les procédures administratives nécessaires
et sans qu’une étude d’impact n’ait été menée. Lorsque des organisations
de défense de l’environnement et des citoyens ont organisé une manifestation
pour protester contre cet abattage et éviter d’autres initiatives similaires,
des agents de sécurité privée, avec l’aide de la police locale,
ont dispersé cette manifestation, bien qu’elle se déroulât dans
le calme. Les heurts entre les agents de sécurité privée et les
manifestants se sont poursuivis les jours suivants sous le regard
des forces de police qui auraient laissé faire et parfois prêté
main-forte aux agents de sécurité. Par ailleurs, plusieurs manifestants
ont été arrêtés et accusés de perturber l’ordre public en dépit
du caractère pacifique de la manifestation, ce qui a suscité l’inquiétude
des organisations de droits de l’homme, notamment Amnesty International
en Ukraine. Une enquête sur les événements de Kharkiv doit être
menée par les autorités compétentes et s’il ne s’agit certes pas
là d’un modèle de comportement démocratique, nous aurions cependant
tort de considérer cet incident comme symptomatique de l’état général de
la démocratie ou de nous laisser aller à des généralisations.
82. Bien que l’Ukraine ait une société civile dynamique, elle
agit dans un cadre juridique obsolète et inadapté, ce qui, aux yeux
de la Cour européenne des droits de l’homme, n’est pas conforme
aux normes européennes. Les ONG ne peuvent agir que dans les régions
et les villes dans lesquelles elles sont enregistrées et doivent
être enregistrées dans toutes les régions d’Ukraine pour être reconnues
dans tout le pays. Une proposition de loi sur les organisations
civiques a été soumise à la Verkhovna Rada en 2008, mais bloquée
par le comité compétent en la matière
. L’élaboration et l’adoption d’une nouvelle
loi sur les organisations de la société civile ne sont pas prévues
dans le programme de réformes engagé par le Président; nous espérons
toutefois que cette loi sera adoptée, en concertation étroite avec
la Commission de Venise, dans un futur très proche.
83. Selon les informations disponibles, les demandes de manifestations
et de protestations devant la Verkhovna Rada et plusieurs autres
bâtiments publics, habituellement nombreuses, ont dernièrement été refusées
par les autorités et les manifestations spontanées devant ces lieux
ont été dispersées. A cet égard, nous observons que la législation
actuelle relative à l’organisation d’événements et manifestations
pacifiques laisse une importante marge de manœuvre aux autorités,
susceptible de donner lieu à des abus. En décembre 2009, la Commission
de Venise et l’OSCE/BIDDH ont adopté un avis conjoint sur le nouveau
«projet de loi sur l’organisation et le déroulement d’événements
pacifiques», qui a été adopté en première lecture par la Verkhovna
Rada le 3 juin 2009. Cet avis contient un certain nombre de recommandations
pour prévenir les éventuels abus et renforcer la protection des
principes démocratiques. Aucun suivi n’a toutefois été donné à cet
avis et nous ignorons l’état d’avancement du projet de loi. Nous
exhortons les autorités à relancer et adopter ce projet de loi,
conformément aux recommandations de la Commission de Venise, dans
les meilleurs délais.
5. Conclusions
84. Les élections présidentielles en Ukraine laissent
présager une stabilité de l’environnement politique qui a longtemps
fait défaut au pays. Cette stabilité reste toutefois fragile et
les autorités sont invitées à mettre en œuvre les réformes constitutionnelles
qui permettront de créer un cadre politique solide et stable avec
une séparation claire entre les différentes branches du pouvoir
et un système efficace d’équilibre des pouvoirs. Cet objectif est
essentiel, car le clivage entre les forces politiques, toujours
très présent dans la société, pourrait facilement basculer vers
une nouvelle instabilité et des luttes politiques intestines. Dans
ce contexte, il est compréhensible, voire souhaitable, que la majorité
dirigeante cherche à consolider son pouvoir compte tenu des années
de querelles politiques qu’a connues l’Ukraine entre les différentes
branches du pouvoir. Il convient toutefois de veiller à ce que cette
consolidation du pouvoir ne dérive pas vers une concentration, ou pire,
une monopolisation du pouvoir entre les mains d’un seul groupe politique,
au risque de nuire au développement démocratique du pays.
85. L’ambitieux programme de réformes engagé en vue d’honorer
les engagements pris lors de l’adhésion au Conseil de l’Europe et
de respecter les obligations qui en découlent doit être vivement
salué et encouragé. Dans cet esprit, nous avons énoncé nos recommandations
et, lorsque cela était nécessaire, fait part de nos inquiétudes
concernant les principaux volets de cette réforme. Toutefois, la
hâte avec laquelle ces réformes sont mises en œuvre nuit aux procédures
démocratiques et aux processus de discussion et de consultation en
bonne et due forme. Il s’agit là d’un point particulièrement préoccupant
auquel les autorités devraient remédier. Nous tenons à souligner
que des réformes d’envergure s’imposent pour honorer les engagements pris
lors de l’adhésion et non encore honorés; compte tenu de leur nature
et en vue de garantir leur efficacité, elles devraient reposer sur
un consensus politique le plus large possible et recevoir le soutien
de la population, ce qui ne sera possible que si les procédures
parlementaires et les principes démocratiques sont respectés. En
outre, nous invitons instamment les autorités et les dirigeants
de la Verkhovna Rada à veiller à ce que le Conseil de l’Europe soit
consulté sur les différentes réformes et, en particulier, que l’avis
de la Commission de Venise soit sollicité concernant les versions
définitives des projets de lois avant leur adoption en dernière lecture.
86. Il est évident que les dispositions constitutionnelles actuelles
limitent la portée des réformes dans beaucoup de domaines. La mise
en œuvre des réformes nécessaires au respect des engagements de l’Ukraine
envers le Conseil de l’Europe ne sera possible que si les réformes
constitutionnelles recommandées par l’Assemblée sont appliquées.
La priorité première des autorités devrait donc être la finalisation
du projet de réforme constitutionnelle, qui permettra ensuite l’élaboration
et l’adoption d’une législation plus spécifique conforme aux normes
et aux valeurs européennes. A cet égard, il convient de souligner
que l’Assemblée a, à plusieurs reprises, recommandé de modifier
la Constitution actuelle plutôt que d’adopter une Constitution entièrement
nouvelle.
87. L’Ukraine s’est caractérisée ces dernières années par un respect
clair et inconditionnel des droits et des libertés démocratiques,
ce qui constitue l’une des plus grandes réussites du pays. Toute
régression dans le respect et la protection de ces droits serait
inacceptable pour l’Assemblée. Nous sommes donc préoccupées par
la multiplication des allégations selon lesquelles les libertés
démocratiques, telles que la liberté de réunion, la liberté d’expression
et la liberté des médias, auraient fait l’objet de pressions croissantes
ces derniers mois. Toutefois, bien que certains incidents soient
source de préoccupation et que toute violation des normes démocratiques
et des droits de l’homme soit par principe inacceptable et devrait
faire l’objet d’une enquête approfondie pour qu’il y soit remédié,
nous estimons qu’il est impossible à ce jour d’y voir une tendance systématique
qui laisserait penser que les autorités ne sont pas disposées à
respecter pleinement les principes des droits de l’homme et les
libertés démocratiques. Cependant, nous souhaitons appeler les autorités
à réagir plus clairement, et plus proactivement, à ces allégations
que par le passé.