1. Introduction
1. Faisant suite à une proposition de recommandation
présentée par ma collègue finlandaise, Mme Tuulikki Ukkola, et plusieurs
de ses collègues, la commission de la culture, de la science et
de l’éducation m’a nommé rapporteur sur la protection des sources
d’information des journalistes le 25 juin 2009.
2. Les 25 et 26 octobre 2009, la sous-commission des médias a
tenu une audition sur le respect de la liberté des médias et la
protection des sources d’information des journalistes, qui a été
accueillie par la Chambre des députés du Luxembourg. J’apprécie
les précieuses contributions de la Fédération européenne des journalistes,
de l’Association des journalistes européens, de l’Association européenne
des éditeurs de journaux, de l’Organisation des médias du sud-est
de l’Europe, affiliée à l’Institut international de la presse, de Reporters
sans frontières, sans oublier l’organisation Article 19, qui ont
tous participé à l’audition.
3. M. Hans-Martin Tillack, correspondant du magazine
Stern à Bruxelles qui s’était vu
enjoindre par les autorités belges de dévoiler ses sources et qui
a ultérieurement porté l’affaire devant la Cour européenne des droits
de l’homme
(«la
Cour»), était également présent à cette audition et a remis un exemplaire
original de la «Charte européenne pour la liberté de la presse»
au président de la sous-commission, M. Andrew McIntosh, et au Président
du Comité des Ministres, M. Samuel Žbogar, ministre des Affaires
étrangères de la Slovénie. Cette charte a été rédigée par de nombreux
journalistes et rédacteurs en chef pour rappeler aux Etats leur obligation
de respecter la liberté des médias et la confidentialité des sources
journalistiques.
4. Après une première lecture du projet de rapport par la commission
de la culture, de la science et de l’éducation le 24 juin 2010,
j’ai contacté la Fédération européenne des journalistes (Bruxelles)
et Article 19 (Londres) pour leur demander leur avis sur la question.
J’apprécie les commentaires favorables que j’ai reçus. Le 21 septembre
2010, j’ai participé au séminaire sur la protection des sources
des journalistes organisé à Londres par la Fédération européenne
des journalistes.
2. Règles juridiques énoncées dans la Convention
européenne des droits de l’homme
5. Le Conseil de l’Europe a joué un rôle prépondérant
en reconnaissant que le droit des journalistes de ne pas divulguer
leurs sources d’information constituait un élément essentiel de
la liberté d’expression définie à l’article 10 de la Convention
européenne des droits de l’homme («la Convention»); en effet, l’aptitude
des journalistes à fournir des informations précises et fiables
sur des questions d’intérêt public est remise en question dès lors
qu’ils sont contraints de divulguer des sources d’information confidentielles.
6. Dans son arrêt
Goodwin c. Royaume-Uni, la
Cour européenne des droits de l’homme a reconnu que l’article 10
de la Convention inclut le droit des journalistes de ne pas divulguer
leurs sources d’information. La Cour a également souligné que «la
protection des sources journalistiques est l’une des pierres angulaires
de la liberté de la presse, comme cela ressort des lois et codes
déontologiques en vigueur dans nombre d’Etats contractants (...)»
.
7. La Cour a poursuivi en indiquant que «l’absence d’une telle
protection pourrait dissuader les sources journalistiques d’aider
la presse à informer le public sur des questions d’intérêt général.
En conséquence, la presse pourrait être moins à même de jouer son
rôle indispensable de “chien de garde” et son aptitude à fournir des
informations précises et fiables pourrait s’en trouver amoindrie.
Eu égard à l’importance que revêt la protection des sources journalistiques
pour la liberté de la presse dans une société démocratique et à
l’effet négatif sur l’exercice de cette liberté que risque de produire
une ordonnance de divulgation, pareille mesure ne saurait se concilier
avec l’article 10 de la Convention que si elle se justifie par un
impératif prépondérant d’intérêt général»
.
8. Quatre ans plus tard, la Recommandation no R (2000) 7 du Comité
des Ministres sur le droit des journalistes de ne pas révéler leurs
sources d’information établissait plusieurs principes qui découlent
de ce droit tel que défini à l’article 10 de la Convention. En outre,
la
Résolution 1438 (2005) de
l’Assemblée sur la liberté de la presse et les conditions de travail
des journalistes dans les zones de conflit, et la
Résolution 1636 (2008) sur
les indicateurs pour les médias dans une démocratie demandent aux
Etats membres de respecter la confidentialité des sources d’information
des journalistes.
9. Tout récemment, dans l’affaire
Sanoma
Uitgevers BV c. Pays-Bas , la Grande Chambre de la Cour européenne
des droits de l’homme a estimé que la qualité de la loi nationale
en question était déficiente dans la mesure où il n’existait aucune
procédure entourée de garanties légales adéquates qui eût permis
à la société de médias d’obtenir une appréciation indépendante du
point de savoir si l’intérêt de l’enquête pénale qui était en cours
devait l’emporter sur l’intérêt public à la protection des sources
des journalistes. La Cour a ainsi souligné que les Etats devaient
se doter de garanties légales appropriées pour protéger les sources
des journalistes.
10. L’article 8 de la Convention garantit le droit de toute personne
au respect de sa vie privée (…), de son domicile et de sa correspondance.
Dans son arrêt
S. et Marper c. Royaume-Uni , la Cour a jugé que, dans le contexte
des écoutes téléphoniques, de la surveillance secrète et de la collecte
secrète de renseignements, il était essentiel de fixer «des règles
claires et détaillées régissant la portée et l’application des mesures
et imposant un minimum d’exigences concernant, notamment, la durée,
le stockage, l’utilisation, l’accès des tiers, les procédures destinées
à préserver l’intégrité et la confidentialité des données et les
procédures de destruction de celles-ci, de manière que les justiciables
disposent de garanties suffisantes contre les risques d’abus et
d’arbitraire».
11. La Directive 2006/24/CE de l’Union européenne sur la conservation
de données oblige les sociétés de télécommunications à conserver
les données concernant toutes les communications de leurs clients.
Les organisations de journalistes craignent que ce texte ne porte
atteinte au secret de leurs sources. C’est pourquoi 106 représentants
d’organisations non gouvernementales (ONG) ont signé le 22 juin
2010 une lettre adressée aux commissaires européennes Cecilia Malmstrom,
Viviane Reding et Neelie Krœs, appelant ces dernières à «proposer
la suppression des prescriptions de l’Union européenne en matière
de conservation des données, en faveur d’un système de conservation
rapide et de collecte ciblée des données relatives au trafic, comme
le prévoit la Convention sur la cybercriminalité du Conseil de l’Europe».
Le 2 mars 2010, la Cour fédérale constitutionnelle allemande a estimé
que la loi allemande transposant la Directive 2006/24/CE violerait
le droit au respect de la vie privée et de la correspondance garanti
par la Constitution allemande. Par ailleurs, la Cour constitutionnelle
de Roumanie a jugé, le 8 octobre 2009, que la loi roumaine transposant
cette même directive vidait de facto de
sa substance le principe constitutionnel de protection de la vie
privée et des données privées.
3. Exemples d’affaires survenues dans des Etats membres
du Conseil de l’Europe concernant le droit des journalistes de ne
pas divulguer leurs sources d’information
12. La Fédération européenne des journalistes (FEJ) a
indiqué l’an dernier qu’une centaine de pays dans le monde avaient
adopté une protection juridique spécifique des sources journalistiques,
par la voie de lois ou de Constitutions
.
L’organisation Privacy International a publié en 2007 le rapport
Silencing sources: An international Survey
of Protections and Threats to Journalists’ Sources, qui
est l’aboutissement de vastes recherches sur les lois et pratiques
nationales
.
Dans leurs observations soumises à la Cour européenne des droits
de l’homme dans l’affaire
Sanoma Uitgevers
BV c. Pays-Bas, Article 19 et d’autres grandes ONG de médias
passent en revue les législations nationales reconnaissant le droit
des journalistes de ne pas divulguer leurs sources
.
Cependant, des tentatives ont été faites dans toute l’Europe pour
saper le principe de la confidentialité des sources. Des journalistes
ont été arrêtés et interrogés, leur bureau et leur domicile fouillés et
leur matériel saisi, en vue d’obtenir des informations sur leurs
sources. La liste qui suit, non exhaustive, donne des exemples typiques
de cas dans lesquels le secret des sources des journalistes est
en jeu.
13. Belgique: le 19 mars 2004,
la police a perquisitionné le domicile et le lieu de travail de
Hans-Martin Tillack, un reporter de l’hebdomadaire allemand Stern, et saisi ses documents et
ses outils de travail, après qu’il eut rédigé un article en s’appuyant
sur des documents internes de l’Office européen de lutte antifraude (OLAF).
Tillack était accusé d’avoir versé des pots-de-vin à un responsable
de l’Union européenne en échange de fichiers confidentiels. Aucune
preuve n’a permis de motiver la plainte. Le 27 novembre 2007, la
Cour européenne des droits de l’homme a conclu à une violation de
l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme du
fait des perquisitions effectuées au domicile et au bureau de Tillack
à Bruxelles.
14. Le téléphone portable de la journaliste Anne de Graaf travaillant
pour le journal De Morgen a
été surveillé durant deux mois en 2004, afin d’identifier les sources
de son article consacré à un rapport qui indiquait que la police
craignait une attaque terroriste à Anvers. Le tribunal de première
instance a jugé en 2007 que cette interception était illégale dans
la mesure où les motifs invoqués pour justifier cette surveillance étaient
insuffisants. Elle a reçu 500 euros de dommages-intérêts.
15. Danemark: en 2002, la
police a mis sur écoute le journaliste Stig Mathiessen, du Jyllands-Posten, après qu’il eut
rédigé un article sur une liste de Juifs danois à abattre qui circulerait
parmi les fondamentalistes musulmans. La police a obtenu une décision
de justice autorisant la mise sur écoute de son téléphone et il
a été sommé par la police de divulguer la source de cette rumeur.
Il a refusé de le faire, arguant qu’il aurait lui-même contacté
la police s’il avait disposé de preuves tangibles lui permettant
de penser qu’il devait prévenir un crime grave. En septembre 2002,
une haute cour du Danemark a estimé que Stig Mathiessen n’était
pas tenu de dévoiler sa source.
16. Deux journalistes au Berlingske
Tidende, Michael Bjerre et Jesper Larsen, et le rédacteur
en chef, Niels Lunde, ont été poursuivis en vertu du Code pénal
en novembre 2006 pour avoir publié des documents émanant du ministère
de la Défense, à la suite de fuites, qui révélaient que le gouvernement
avait pris la décision de soutenir l’invasion en Irak sans disposer
de preuves crédibles. Un tribunal danois a estimé que les journalistes avaient
agi dans l’intérêt public en publiant cette information et les a
acquittés.
17. France: le 13 janvier 2005,
la police a perquisitionné les bureaux de l’hebdomadaire Le Point et du quotidien sportif L’Equipe et a saisi leurs ordinateurs,
après qu’ils eurent publié des articles consacrés à des enquêtes
sur le dopage dans les courses cyclistes. La police a conduit les
perquisitions dans le cadre d’une enquête portant sur une violation
supposée du secret de l’instruction.
18. En décembre 2007, Guillaume Dasquié, journaliste au Monde, a été placé en garde à vue
pendant deux jours et les services de renseignements ont perquisitionné
son domicile et l’ont interrogé; il avait publié le 17 avril 2007
un article citant des rapports classés secrets qui établissaient
que les services français étaient au courant de plans d’Al-Qaida
visant à détourner un avion et en avaient alerté les autorités américaines
dès janvier 2001. Guillaume Dasquié a été accusé d’avoir compromis
le secret de la défense nationale. Les autorités ont exigé qu’il
révèle l’identité de ses sources, sous peine d’être d’inculpé de
violation de la loi sur le secret d’Etat. Il a été relaxé quelques
jours plus tard. Selon lui, il a pu obtenir sa mise en sa liberté
après avoir dévoilé le nom de sa source, qui faisait peut-être partie
des services de renseignements français.
19. En septembre 2010, Le Monde a
porté plainte contre le Gouvernement français pour violation du
secret des sources des journalistes à la suite de recherches secrètes
dans ses dossiers concernant ses récents articles consacrés aux
agissements du gouvernement liés à l’évasion fiscale de la femme
d’affaires française Liliane Bettencourt.
20. Allemagne: un rapport
parlementaire rendu public en 2006 a révélé que l’agence fédérale
de renseignements (BND) avait illégalement espionné des journalistes
pendant plus d’une décennie, allant jusqu’à placer des espions dans
les salles de rédaction dans le but d’identifier des sources et
de surveiller le travail des journaux. En 2007, l’agence était de
nouveau accusée d’espionner des journalistes qui avaient écrit des
articles sur l’Afghanistan.
21. Hongrie: Rita Csik,
journaliste au journal Nepszava, a
été inculpée le 6 novembre 2004 en vertu du Code pénal hongrois,
pour avoir écrit un article en 2004 citant une note de service de
la police qui avait rassemblé des preuves criminelles à l’encontre
d’un membre du parlement. Elle a été acquittée en novembre 2005
par le tribunal municipal de Budapest qui a déclaré que le document
n’était pas classé secret par la loi.
22. Irlande: en février
2006, le reporter indépendant Mick McCaffrey a été arrêté en vertu
de la loi intitulée Criminal Justice
Act (loi sur la justice pénale) à propos d’un article
dénonçant l’arrestation et l’incarcération par la police d’un innocent
qui était accusé de meurtre. L’article citait un rapport de police
confidentiel. La police a demandé à McCaffrey de dévoiler sa source
et a saisi le relevé de ses appels téléphoniques. McCaffrey a refusé
de dévoiler sa source et a été relâché le jour suivant.
23. Le 23 octobre 2007, Colm Keena, journaliste à Irish Times et auteur d’un article
sur la corruption de l’ancien Premier ministre irlandais, s’est
vu ordonner par la Haute Cour de remettre sa documentation. Au lieu de
s’exécuter, il l’a détruite. En août 2010, la police irlandaise
a saisi le téléphone portable et la carte SIM du journaliste freelance
irlandais Eamonn MacDermott afin d’avoir accès aux données de son
téléphone.
24. Italie: le 4 février
2004, la police a perquisitionné les bureaux et les domiciles de
Massimo Martinelli, journaliste au quotidien Il
Messaggero, et de Fiorenza Sarzanini, reporter au Corriere della Sera. Les deux journalistes
étaient accusés d’avoir enfreint les règles juridiques de confidentialité
dans un article consacré à une enquête sur la mort d’un médecin
soupçonné d’avoir commandité des meurtres en série entre 1968 et 1985.
25. Le 11 août 2006, la police a perquisitionné les locaux des
quotidiens La Repubblica et Il Piccolo et le domicile de deux
journalistes, et saisi des fichiers à la suite d’articles sur le
rôle de l’Italie dans l’enlèvement en 2003 de l’imam égyptien Osama
Moustafa Hassan Nas. Le bureau et le domicile des journalistes Cristina Zagaria
et Claudio Ernè ont fait l’objet de fouilles particulièrement poussées
et la police a emporté des notes et copié une partie des documents
enregistrés sur leur ordinateur. Cristina Zagaria et Claudio Ernè
étaient accusés d’avoir violé le secret de l’instruction et de recel
de documents secrets au mépris du Code pénal.
26. Lettonie: la police
financière a placé le reporter de télévision Ilze Jaunalksne sur
écoute téléphonique en décembre 2005 et transmis les cassettes à
un journal proche des partis du gouvernement, affirmant qu’elles prouvaient
que Jaunalksne conspirait activement avec les partis d’opposition.
Jaunalksne avait dénoncé un scandale à propos d’achat de votes dans
lequel les dirigeants de plusieurs partis politiques au pouvoir semblaient
être impliqués. En février 2007, la justice lettonne a alloué 42
000 euros de dommages-intérêts à Jaunalksne et ordonné la suspension
du juge qui avait autorisé les mises sur écoute.
27. Lituanie: la police
a perquisitionné les locaux de l’hebdomadaire Laisvas
Laikrastis en septembre 2006, détenu le rédacteur en
chef, saisi 15 000 exemplaires du journal et confisqué des ordinateurs
du bureau et du domicile du rédacteur en chef. Le journal a publié
un article traitant d’une enquête sur la corruption politique et a
donc été accusé de divulgation de secrets d’Etat.
28. Pays-Bas: le gouvernement
a surveillé les téléphones de Bart Mos et de Joost de Haas, journalistes
au quotidien De Telegraaf,
qui ont ensuite été placés en détention le 27 novembre 2006 sur
ordre d’un tribunal de La Haye. Ils avaient publié des informations
classées secrètes révélant qu’un criminel avait obtenu des informations
confidentielles de la police et des services de renseignements pendant
son séjour en prison. La mise sur écoute a été approuvée par la
Cour suprême en septembre 2006. Mos et De Haas ont été appelés à témoigner
devant un tribunal pour révéler leurs sources. Face à leur refus,
le juge a ordonné leur mise en détention pendant quarante-huit heures
et ils ont été relaxés le 30 novembre. Ultérieurement, la justice
a déclaré que les journalistes avaient le droit d’être exemptés
de l’obligation de témoigner, car la sécurité de l’Etat n’avait
pas été menacée.
29. Russie: les bureaux
de l’hebdomadaire Permsky Obozrevatel et
le domicile de certains de ses journalistes de la région de Perm
ont été perquisitionnés par la police le 2 août 2006, après qu’un
tribunal eut accusé le journal de divulguer des secrets d’Etat et
d’enfreindre de ce fait la loi sur les secrets d’Etat. La police a
saisi la quasi-totalité des ordinateurs de bureau, des CD-Rom, d’autres
équipements, et les carnets de notes des journalistes.
30. Suisse: deux reporters
au Sonntags Blick, Christoph
Grenacher et Sandro Brotz, ainsi que son rédacteur en chef, Beat
Jost, ont été poursuivis en vertu du Code pénal militaire, pour
avoir publié un document le 8 janvier 2006 portant sur des lieux
de détention et des méthodes d’interrogation supposés de l’Agence
centrale de renseignement des Etats-Unis (CIA). L’article du Sonntags Blick confirmait l’existence
de centres secrets de détention gérés par le Gouvernement américain
sur le territoire européen. Le document, une télécopie émanant du
ministère égyptien des Affaires étrangères, avait été intercepté
par le service de renseignements militaire suisse puis divulgué
aux trois journalistes. Les journalistes et le rédacteur en chef
ont été accusés de violation du secret défense. Le 17 avril 2007,
les trois journalistes ont été acquittés par un tribunal militaire.
31. Turquie: en 2007, les
bureaux d’Ahmet Alper Görmüs, rédacteur en chef de l’hebdomadaire Nokta, ont été perquisitionnés,
des équipements saisis et des journalistes interrogés, en raison
de la publication de documents sur une liste noire de journalistes
établie par l’armée, après divulgation d’un rapport du bureau du chef
d’Etat major général. Les propriétaires du journal et son rédacteur
en chef ont été poursuivis pour diffamation et deux autres personnes
ont été inculpées d’incitation au manque de respect envers l’armée.
Le magazine a cessé de paraître sous la pression de l’armée.
32. Royaume-Uni: le producteur
d’ITV News, Neil Garrett,
a été arrêté en octobre 2005 et son appartement perquisitionné,
après qu’il eut révélé en août de la même année des informations
internes de la police sur la manière dont Jean Charles de Menezes
avait été abattu par erreur. Son travail avait dévoilé des informations cruciales
sur l’affaire, qui prouvaient qu’une série de bavures policières
avaient conduit à cette mort. Le journaliste révélait également
que la police avait induit le public en erreur concernant les actions
de Menezes avant sa mort. Garrett a été relaxé en mai 2006 après
plusieurs incarcérations.
33. En 2006, la police du Suffolk a saisi le relevé d’appels téléphoniques
confidentiels provenant du portable de Mark Bulstrode, journaliste
à l’East Anglian Daily Times, afin
de découvrir ses sources.Mark
Bulstrode avait contacté la police pour s’enquérir de la réouverture
d’une vieille affaire. Les forces de l’ordre lui avaient demandé
de ne pas publier le récit de cette affaire car cela pouvait entraver
l’enquête. Malgré l’accord conclu, la police a ensuite obtenu le
relevé des appels privés de Bulstrode pour connaître ses sources.
34. Suzanne Breen, rédactrice en chef du Sunday
Tribune pour l’Irlande du Nord, a écrit plusieurs articles sur
l’IRA Véritable, dont un rapport sur la revendication par ce groupe
du meurtre de deux soldats britanniques. En mai 2009, le Service
de police d’Irlande du Nord faisait irruption à son domicile et
lui ordonnait de lui remettre tous les supports d’information qu’elle
avait utilisés pour écrire deux articles sur le sujet (téléphones, ordinateurs,
disques, notes). La Haute Cour de Belfast a conclu en juin 2009
qu’une décision de justice la sommant de remettre ses notes portait
atteinte au principe même de confidentialité des sources journalistiques reconnu
en vertu du Terrorism Act de
2000 et de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme,
et que la divulgation de sa source aurait mis en péril sa vie et
celle de ses proches.
4. Analyse de la situation
35. Pour évaluer si le droit des journalistes de ne pas
divulguer leurs sources est correctement respecté en Europe, il
est nécessaire d’identifier des problèmes que ce droit peut poser
ou pourra poser demain. Les questions suivantes permettront d’orienter
cette analyse.
- Dans quelle mesure le droit des journalistes
de garder leurs sources secrètes devrait-il être juridiquement reconnu
dans les Etats membres du Conseil de l’Europe? Comment l’Assemblée
peut-elle encourager les Etats membres à adopter des lois explicites
et complètes sur la protection des sources journalistiques, et à
veiller à leur bonne application?
36. Presque tous les pays européens reconnaissent juridiquement
l’importance de protéger les sources confidentielles des journalistes.
Ils sont néanmoins nombreux à faire preuve d’une faiblesse certaine
pour ce qui est d’appliquer les lois y afférentes ainsi que les
règles définies par le Conseil de l’Europe.Les
lois nationales sont souvent de portée limitée, par exemple concernant
ce qui définit un journaliste ou certains types de médias.
37. Il apparaît donc nécessaire d’élaborer une législation plus
précise pour faciliter l’application de ces lois et de ces règles
d’un point de vue pratique. De plus, des mesures de formation et
d’assistance pourraient se révéler bénéfiques pour la police, les
procureurs et les juges.
- Qui est journaliste? La protection des sources
journalistiques devrait-elle être étendue à toute personne qui collecte
et diffuse des informations, qu’elle pratique ou non cette fonction
à titre régulier ou professionnel?
38. S’il était auparavant aisé de répondre à la première question,
la profession de journaliste connaît aujourd’hui des changements
importants. Depuis l’avènement d’internet, il est difficile de définir
ce qu’est un journaliste, et donc quelles sont les personnes qui
doivent être protégées. A l’ère d’internet, quasiment tout le monde
peut publier des informations sur le web, créer un blog, envoyer
des courriers électroniques en masse et se présenter comme une personne
qui collecte et diffuse des informations à l’attention du public.
39. Les lignes directrices du Conseil de l’Europe recommandent
que la loi protège «toute personne physique ou morale pratiquant
à titre régulier ou professionnel la collecte et la diffusion d’informations
au public par l’intermédiaire de tout moyen de communication de
masse»
.
Etant donné l’importance croissante d’internet en tant que moyen
de communication de masse, un débat devrait être mené pour déterminer
si la protection des sources journalistiques devrait être étendue
à toute personne impliquée dans la diffusion d’informations. Généralement,
les blogueurs, les diffuseurs de podcasts ou les citoyens journalistes
qui publient des informations sur internet ne le font pas à titre
régulier ou professionnel, et ne sont donc pas protégés par le droit
des journalistes de ne pas dévoiler leurs sources. Leur action peut
pourtant soutenir le droit des citoyens de recevoir des informations
d’intérêt public.
40. Toutefois, le droit des journalistes de ne pas divulguer leur
source d’information est un privilège professionnel, qui se fonde
sur le fait qu’une source pourrait ne pas fournir des informations
importantes aux journalistes si ces derniers ne respectent pas la
confidentialité de son identité. La même relation de confiance n’existe
pas par rapport aux non-journalistes et ne devrait donc pas faire
l’objet d’une demande de confidentialité.
- Faudrait-il accorder le même
droit de protection des sources à toutes les personnes qui, par
leurs relations professionnelles avec des journalistes, acquièrent
connaissance d’informations identifiant une source?
41. Les rédacteurs en chef, les distributeurs et les imprimeurs
impliqués dans la collecte, le traitement et la diffusion des informations
ainsi que les tierces parties, comme les sociétés de services assurant
l’accès, la sécurité et l’équipement liés à internet, ont accès
aux informations provenant d’une source. Dans le cadre de leur travail
avec les journalistes, ils peuvent être amenés à connaître des détails
sur les personnes avec lesquelles les journalistes communiquent
ou leur localisation à un moment donné.
42. Seuls de rares pays européens reconnaissent spécifiquement
la nécessité de protéger les personnes ayant des relations professionnelles
avec les journalistes. Une législation claire faciliterait le travail
des autorités de police et protégerait mieux la confidentialité
des sources.
- Pour protéger les sources des journalistes,
la législation devrait-elle interdire aux autorités et aux entreprises
d’identifier les «donneurs d’alerte»?
43. Les «donneurs d’alerte» dénoncent très souvent des méfaits,
des actes de corruption et des irrégularités de gestion dans les
secteurs public et privé. Pour les journalistes, ils représentent
une source d’information précieuse. La plupart des Etats membres
du Conseil de l’Europe n’ont pas de lois complètes sur la protection des
«donneurs d’alerte», et souvent des agences enquêtent et finissent
par retrouver leur trace. Les «donneurs d’alerte» potentiels sont
donc dissuadés par crainte de représailles.
44. L’Assemblée a récemment adopté la
Résolution 1729 (2010) et la
Recommandation 1916 (2010) sur
la protection des «donneurs d’alerte», qui présentent aux Etats
membres un certain nombre de lignes directrices importantes sur
ce thème. Dans l’affaire
Guja c. Moldova , la
Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme a confirmé
que l’article 10 de la Convention couvrait le fait, pour un employé,
d’être un «donneur d’alerte» ou de divulguer des informations secrètes
internes dans l’intérêt général.
45. Depuis de nombreuses décennies, la Suède gère remarquablement
bien la protection juridique des sources d’information. En vertu
de la législation suédoise, les sources qui communiquent au public
des informations détenues par les pouvoirs publics par la voie des
médias ou d’autres voies ne doivent pas être divulguées. Il s’agit
d’un principe fondamental en Suède, que le législateur considère
comme une «soupape de sécurité qui permet bien souvent de prononcer
des mots qui doivent être prononcés et de porter sur la sphère publique
des faits qui doivent l’être».
- La loi devrait-elle restreindre le recours
aux lois sur la surveillance électronique et aux lois antiterroristes pour
éviter que les sources d’information des journalistes ne soient
identifiées?
46. Ces dernières années, les lois et les technologies relatives
à l’interception des communications et à la surveillance ont fait
l’objet de changements importants. Les pays ont adopté de plus en
plus de lois conférant un large pouvoir de surveillance. Les autorités
s’appuient sur les technologies modernes pour contourner la protection
des sources et pister les mouvements des journalistes. Dans le cadre
d’une lutte contre le terrorisme fondée sur la sécurité, les pays
européens portent atteinte à la protection des sources, en accordant
de larges pouvoirs de recherche et de saisie d’informations, ainsi
que de surveillance électronique des journalistes et des médias.
47. La confidentialité des sources journalistiques ne doit pas
être mise en question du fait des possibilités technologiques croissantes
des pouvoirs publics de contrôler l’utilisation par les journalistes
des télécommunications mobiles et des médias internet. Les fournisseurs
d’accès internet et les entreprises de télécommunications ne devraient
pas être tenus de divulguer des informations pouvant permettre d’identifier les
sources des journalistes au mépris de l’article 10 de la Convention
européenne des droits de l’homme.
48. Le Comité des Ministres a adopté le 26 septembre 2007 des
«Lignes directrices sur la protection de la liberté d’expression
et d’information en temps de crise», qui peuvent servir de référence
concernant les mesures antiterroristes. La Déclaration du Comité
des Ministres sur la protection et la promotion du journalisme d’investigation,
adoptée le même jour, souligne tout aussi fermement l’importance
de respecter la confidentialité des sources des journalistes.
5. Conclusion
49. Les Etats membres et le Conseil de l’Europe doivent
veiller davantage à ce que les règles énoncées par la Convention
européenne des droits de l’homme soient pleinement respectées. Le
respect de la liberté d’expression et d’information des médias revêt
une importance particulière, car ce droit est une condition sine qua
non de toute démocratie. Le droit des journalistes de ne pas dévoiler
leurs sources reste relativement souvent bafoué en Europe. Le législateur
se doit donc d’intervenir et il convient de former les autorités
de police dans ce sens.
50. De plus, les bouleversements qu’ont connus les technologies
et les services de communication pendant la dernière décennie ont
changé le profil du journalisme et des médias. Cette évolution soulève
certaines incertitudes quant à la confidentialité des sources journalistiques.
La législation moderne doit en tenir compte.
51. En conclusion, il serait préférable de renforcer la protection
de la confidentialité des sources journalistiques. Cela peut se
faire en reconnaissant le droit de ne pas révéler ces sources, par
exemple en légiférant sur les «donneurs d’alerte» conformément à
la
Résolution 1729 (2010) de
l’Assemblée.