1. Introduction
1. A la suite du débat d’actualité de l’Assemblée parlementaire
du 2 octobre 2007, «La Cour européenne des droits de l’homme menacée
par une crise imminente: une action urgente s’impose»
, le Bureau
de l’Assemblée a demandé à la commission des questions juridiques
et des droits de l’homme de présenter un rapport sur cette question.
J’ai été nommée rapporteure le 12 novembre 2007. Le 6 mars 2008,
j’ai présenté un schéma de rapport à la commission, en lui proposant
d’en modifier le titre. La commission a accepté cette proposition,
en convenant de la nécessité d’élargir le champ des sujets traités.
En conséquence, comme le laisse entendre le nouveau titre du rapport,
l’examen de la question devra, dans l’optique de garantir l’autorité et
l’efficacité du système de la Convention européenne des droits de
l’homme (STE no 5, «la Convention»), englober
non seulement les points directement liés au fonctionnement de la
Cour, mais encore ceux qui lui sont étroitement associés, comme
la situation budgétaire difficile du Conseil de l’Europe, la mise
en œuvre ou l’absence de mise en œuvre des normes de la Convention
par les Etats membres, et la nécessité d’une exécution rapide et
complète des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme
(«la Cour»)
.
2. Le présent rapport doit être considéré comme une contribution
à la réflexion sur le débat suscité depuis longtemps par l’avenir
du système de la Convention. Il offre une vue d’ensemble des mesures
prises au cours de ces dernières années pour répondre à l’appel
à la réforme du système (partie 2)
–
afin d’examiner comment améliorer l’efficacité institutionnelle
et l’application effective des normes de la Convention –, et fournit des
éléments de réflexion sur les moyens de consolider et de renforcer
l’autorité des arrêts de la Cour
. J’ai pris le parti délibéré, et
quelque peu arbitraire, de traiter des «points à prendre en compte»
(partie 3) qui méritent, selon moi, que l’Assemblée leur accorde
une attention particulière.
3. Depuis la Conférence ministérielle européenne sur les droits
de l’homme, qui s’est tenue à Rome en novembre 2000, plusieurs organes
du Conseil de l’Europe, dont le Comité des Ministres par l’intermédiaire principal
de son Comité directeur pour les droits de l’homme (CDDH) et d’autres
groupes de travail, ont consacré beaucoup de temps et d’énergie
à apporter une réponse à ces questions.
4. Ces initiatives se sont tout récemment concrétisées sous la
forme des conférences d’Interlaken
et d’Izmir
, respectivement en février 2010
et avril 2011, ainsi qu’avec l’entrée en vigueur du Protocole no 14
à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales, amendant le système de contrôle de la Convention
(STCE no 194) en juin 2010. Une telle
évolution traduit l’action substantielle qui a été et continue à
être menée pour atteindre les objectifs évoqués plus haut
.
5. Le présent rapport n’a pas pour vocation de reprendre en détail,
voire de synthétiser, l’ensemble des travaux entrepris sur le sujet.
Comme je l’ai indiqué auparavant, je considère que notre qualité
de parlementaires devrait nous conduire à porter notre attention
sur des questions qui présentent une pertinence immédiate pour nos
travaux et qui méritent d’être tout particulièrement prises en considération
par l’Assemblée. Cela dit, toute analyse de cette question doit
être envisagée en gardant à l’esprit les deux grands «écueils» que
peu de dirigeants des Etats membres du Conseil de l’Europe sont
prêts à surmonter ouvertement: le manque de volonté, pour ne pas
dire la procrastination, dont certains Etats font preuve au sujet du
respect des normes définies en matière de droits de l’homme par
la Convention
et
la situation budgétaire intenable du Conseil de l’Europe
; on peut y ajouter la nécessité
de réagir énergiquement aux critiques, souvent gratuites et déplacées,
formulées ces derniers temps à propos de la jurisprudence de la
Cour
.
2. Vue d’ensemble
de la situation actuelle
6. Depuis son entrée en vigueur en 1953, le système
de la Convention européenne des droits de l’homme a été présenté
à juste titre comme l’un des plus efficaces mécanismes juridiques
de protection des droits de l’homme internationaux, si ce n’est
le plus efficace
.
Mais il est également admis que la viabilité du système passe par
sa capacité à faire face à «la rançon de son succès»: il faut donc
trouver le moyen de gérer efficacement l’afflux d’affaires, qui
entraîne un arriéré important d’affaires pendantes devant la Cour,
sans perdre de vue que la Convention a pour vocation première d’être
la garante collective des droits de l’homme en Europe
. Cet arriéré représentait
86 000 affaires en 2006 et plus de 160 000 affaires pendantes aujourd’hui,
soit une augmentation de 20 000 affaires par an. Mais il ne faudrait
pas, selon moi, accorder trop d’importance à cet aspect de la situation.
Il importe de recentrer le débat en cessant de s’inquiéter jusqu’à l’obsession
de l’augmentation de l’arriéré d’affaires en instance (dont 95%
environ pourraient, sur la base des taux de production actuels,
donner lieu à une clôture de traitement en à peine deux ans et demi,
grâce aux formations de juge unique)
, de faire preuve de réalisme,
en admettant que la Cour privilégie un travail de qualité et traite
les affaires les plus importantes et les plus urgentes dans lesquelles
il est question de très graves violations des droits de l’homme
(voir la «politique de prioritisation» de la Cour)
, et de garder à
l’esprit que le mécanisme de contrôle de la Cour est subsidiaire,
puisque les droits de l’homme doivent d’abord et avant tout être
garantis à l’échelon national par les Etats parties. En d’autres
termes, si les problèmes structurels/systémiques majeurs étaient
réglés dans six Etats, à savoir en Italie, en Pologne, en Roumanie,
en Fédération de Russie, en Turquie et en Ukraine, qui représentent
à eux seuls près de 70% de l’ensemble des requêtes introduites devant
la Cour
,
cette dernière pourrait consacrer beaucoup plus de temps à sa mission première
de garante des droits de l’homme dans l’Europe tout entière. C’est
ce qu’a précisé dès 2009 l’ancienne présidente de la commission,
Mme Däubler-Gmelin, qui a écrit à l’époque:
«le système de la Convention ... est au bord de l’asphyxie : la
Cour n’a pas les moyens de rendre justice à tous les individus (comme
en témoigne l’existence des procédures de juge unique et de comités,
“cache-misère” visant à maintenir la fiction juridique d’un examen
sur le fond de toutes les requêtes); il est parfaitement insensé
que la Cour et ses agents gaspillent du temps et des efforts à examiner
des requêtes répétitives [elle mentionne les “contrevenants chroniques”
que sont l’Italie, la Moldova, la Pologne, la Roumanie, la Russie
et l’Ukraine]; [elle évoque également le] manquement de nombreux
Etats à remplir effectivement leurs obligations au titre de la Convention,
dans la mise en œuvre hasardeuse du programme de réforme 2000-2004
et [les] retards inacceptables dans la pleine exécution des arrêts
de la Cour de Strasbourg.»
Je tiens à souligner que le plus urgent
n’est pas forcément, à l’heure actuelle, de se concentrer sur les
avantages et les inconvénients d’une réforme du mode de fonctionnement
de la Cour. Le système de la Convention est au bord de l’asphyxie
et les Etats doivent, pour autant qu’ils souhaitent conserver à
la Cour sa mission première de garante des normes applicables en
matière de droits de l’homme en Europe, s’employer avant tout à
garantir la protection effective des droits de l’homme à l’échelon
national. Ce faisant, ils libéreraient la Cour d’une charge de travail gigantesque
à laquelle aucune autre juridiction internationale n’a été confrontée
(et qu’elle ne devrait pas avoir à traiter) et créeraient ainsi
les conditions qui lui permettraient d’accomplir ses missions principales,
y compris la préservation et le renforcement indispensables de la
qualité et de la cohérence de sa jurisprudence.
2.1. Le rôle de la Convention
européenne des droits de l’homme
7. Le système de la Convention européenne des droits
de l’homme garantit à l’heure actuelle le respect par les Etats
parties des normes de la Convention, principalement, mais pas exclusivement,
grâce aux requêtes individuelles. Le droit de recours individuel,
qui était au départ facultatif au même titre que la compétence de
la Cour, avait pour vocation première de contribuer à «offrir aux
justiciables le bénéfice d’une garantie interétatique collective,
en imposant au droit interne des parties contractantes certaines
limites»
. Mais cette conception s’est muée
depuis en une «approche personnalisée», qui porte spécifiquement
remède à chaque grief fondé. L’entrée en vigueur du Protocole no 11
à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales, portant restructuration du mécanisme de contrôle
établi par la Convention (STE no 155)
a rendu le droit de requête individuelle obligatoire et a permis
aux justiciables de saisir directement la Cour, tout en attribuant
à cette dernière une compétence sur l’ensemble des Etats membres
et des justiciables relevant de leur compétence. Le droit de requête
individuelle est aujourd’hui considéré comme un outil indispensable
au maintien de l’un des plus solides mécanismes de respect des droits de
l’homme en vigueur et a également conduit à conférer à la Convention
le caractère d’une sorte de «Déclaration européenne des droits»
.
8. La Convention peut également être considérée comme titulaire
d’une mission «quasi constitutionnelle», qui consiste à établir
les normes européennes communes applicables en matière de droits
de l’homme et à définir le degré minimal de protection que tout
Etat partie est tenu de respecter
.
La portée de la Convention dépasse, dans l’accomplissement de cette
mission, le cadre habituel du droit des traités
. Ce point de vue repose essentiellement
sur l’idée que les droits garantis par la Convention sont concrets
et tangibles, et que l’application par la Cour de la théorie de
«l’instrument vivant» lorsqu’elle interprète la Convention et ses protocoles
lui
permet de suivre l’évolution de la société et des normes
. En outre, bien que les Etats parties n’aient
pas juridiquement l’obligation d’incorporer la Convention en droit
interne, ils ont tous, sans exception, choisi de le faire et toute
décision de droit interne rendue par les juridictions nationales
ou prise par les pouvoirs publics et jugée incompatible avec la
jurisprudence de la Cour doit être dûment mise en conformité: voir
les articles 1, 13, 19, 32 et 46 de la Convention
.
9. D’aucuns ont affirmé ces dernières années que la Cour devait
se contenter de jouer un rôle «constitutionnel», en examinant uniquement
les requêtes individuelles d’application plus générale, et de contribuer
à l’établissement d’un ordre public européen fondé sur les droits
de l’homme, la démocratie et la prééminence du droit
.
Toutefois, les organisations non gouvernementales (ONG), les universitaires
et les juristes qui ont une connaissance approfondie du contentieux,
comme certains juges de la Cour, sont opposés à la limitation de
l’accès des justiciables à la Cour, considérant que cette réforme
nuirait à la légitimité et à la vocation première de la Convention
,
charnière essentielle entre le justiciable et le système de la Convention.
10. Si l’on examine la réalité à laquelle est confronté le système
de la Convention, il apparaît clairement que cette double fonction
est indispensable, surtout pour les Etats qui ont adhéré au Conseil
de l’Europe sans avoir au préalable établi une démocratie fonctionnelle
et mis en œuvre la prééminence du droit
et qui
ont effectivement besoin de la surveillance concrète que permet
d’exercer le droit de requête individuelle. J’ai réaffirmé avec
force la position adoptée par l’Assemblée à ce propos lorsque j’ai
souligné, en mars 2007 à Saint-Marin, que la Cour devait conserver
sa double attribution: une mission «constitutionnelle», qui consiste à
énoncer les principes communs relatifs aux droits de l’homme (en
définissant le degré minimal de protection que les Etats sont tenus
de respecter), et le rôle essentiel de rendre des décisions de justice
dans les affaires individuelles dont elle est saisie en dernier
ressort par les requérants; le caractère unique de la Cour tient
à ce lien direct qu’elle entretient avec le justiciable et qui figure
au cœur de son mécanisme
.
2.2. L’engorgement de
la Cour
11. Il faut admettre que le double rôle joué par la Cour
dans le système de la Convention que nous venons d’évoquer a entraîné
une prolifération des requêtes, qui a placé la Cour dans une situation
extrêmement difficile. Ce genre d’évolution est, dans une certaine
mesure, inhérent à tout mécanisme de contrôle international ou national.
Plus de 25 000 affaires sont à ce jour pendantes devant la Cour
et plus de 55 000 nouvelles requêtes sont attribuées à une instance
décisionnelle chaque année, alors que la Cour est au mieux capable
de rendre un peu moins de 2 000 arrêts définitifs par an
. Plus de 90% de ces
requêtes sont déclarés irrecevables, essentiellement au motif qu’elles
sont manifestement dépourvues de fondement, et plus de 60% des affaires
recevables sont répétitives ou découlent d’un droit d’action similaire
à celui d’affaires dans lesquelles la Cour a conclu à la violation
de la Convention. Compte tenu du volume des requêtes introduites, le
filtrage indispensable des affaires recevables et répétitives a
dévié de l’examen des griefs fondés une partie des ressources limitées
dont dispose la Cour.
12. L’origine des requêtes est par ailleurs très inégale, puisque
près de 70% des requêtes pendantes proviennent uniquement de six
Etats parties: l’Italie, la Pologne, la Roumanie, la Fédération
de Russie, la Turquie et l’Ukraine
. Ces Etats présentent d’importants problèmes
structurels ou systémiques liés aux dysfonctionnements de leurs
ordres juridiques internes, y compris pour les normes énoncées par
la Convention. Le nombre disproportionné de requêtes provenant de
ces Etats contribue également à perpétuer l’arriéré d’affaires pendantes
devant la Cour.
2.3. Le rapport du Groupe
de sages ;
les conférences d’Interlaken et d’Izmir
13. Le Comité des Ministres avait chargé le Groupe de
sages d’analyser les mécanismes de contrôle du système de la Convention
et d’en proposer la réforme, ainsi que de relayer et d’amplifier
le Protocole no 14 pour remédier aux
problèmes évoqués plus haut. Après un certain nombre d’enquêtes
et d’auditions, le Groupe de sages a présenté plusieurs recommandations
dans son rapport de novembre 2006 qui, selon lui, soulagerait la
Cour de l’engorgement de requêtes si elles étaient mises en œuvre
de concert
.
14. Ces recommandations préconisaient: d’amender la Convention
pour permettre au Comité des Ministres de modifier les dispositions
relatives au mécanisme juridictionnel, en vue d’assouplir la procédure
de réforme; de créer un nouveau mécanisme de filtrage, un comité
judiciaire composé de juges indépendants, qui servirait de tampon
entre les requérants et la Cour actuelle en rendant des décisions
définitives sur la recevabilité des requêtes renvoyées devant lui
par le Greffe de la Cour; de consolider le principe de «subsidiarité»
et le rôle joué par les juridictions nationales en matière de contrôle
du respect de la Convention, au moyen d’avis consultatifs rendus
par la Cour sur des «questions fondamentales d’intérêt général»;
de renforcer les voies de recours internes visant à réparer les
violations de la Convention; et, enfin, de promouvoir le recours
à des moyens alternatifs de règlement des litiges, à la place de
la procédure juridictionnelle, lorsque les circonstances s’y prêtent
.
15. Plusieurs initiatives supplémentaires ont été prises pour
présenter ces propositions. Qu’il me suffise de rappeler la participation
de l’Assemblée en mars 2007 au colloque de Saint-Marin, «L’évolution
à venir de la Cour européenne des droits de l’homme à la lumière
du rapport des Sages»
,
en juin 2008 au colloque de Stockholm, «Vers une meilleure application
de la Convention européenne des droits de l’homme au niveau national»
, et en octobre 2010 à la Conférence
de Skopje, «Renforcer la subsidiarité: intégrer la jurisprudence de
la Cour dans les législations et les pratiques judiciaires nationales»
, sans oublier, bien entendu, la participation
de l’Assemblée aux deux importantes conférences à haut niveau sur
l’avenir de la Cour européenne des droits de l’homme, à Interlaken
en février 2010 et à Izmir en avril 2011.
16. Le «processus d’Interlaken», dans lequel j’ai intégré, pour
les besoins du présent rapport, la Conférence de suivi d’Izmir,
a fait l’objet d’un débat à l’Assemblée en avril 2010: voir la
Résolution 1726 (2010) sur la mise en œuvre effective de la Convention européenne
des droits de l’homme: le processus d’Interlaken
. Le Plan d’action d’Interlaken
impose un certain nombre d’obligations au Comité des Ministres,
aux Etats parties, à la Cour et au Secrétaire Général dans les domaines
suivants: 1. l’accès à la Cour et au droit de recours individuel; 2.
la mise en œuvre de la Convention au niveau national; 3. l’examen
de nouveaux mécanismes de filtrage au sein de la Cour et la diminution
des requêtes répétitives; 4. l’amélioration de la structure interne
de la Cour et l’application des critères de recevabilité en vigueur
en vue d’une plus grande efficacité; 5. la surveillance effective
et transparente de l’exécution des arrêts de la Cour; et 6. la simplification
de la procédure d’amendement de la Convention, afin que le Comité
des Ministres puisse modifier cet instrument
. En juin 2010, le Protocole no 14
à la Convention est entré en vigueur, ce qui a permis de poursuivre
la réflexion sur certaines réformes évoquées à Interlaken et recommandées
par le Groupe de sages.
17. A ce jour, le Comité des Ministres a adopté en février 2010
une recommandation aux Etats membres sur les recours effectifs face
à la durée excessive des procédures et a mis en place un «système
de surveillance à deux axes» en janvier 2011, qui prévoit la surveillance
continue de l’exécution des arrêts de la Cour par les Etats, tout
en promouvant la subsidiarité
. La Cour a également
mis en œuvre un certain nombre de réformes, parmi lesquelles : un
système de juge unique pour filtrer les requêtes irrecevables (et
la création d’une section de filtrage pour les cinq Etats contre
lesquels sont introduites le plus de requêtes); des comités de trois
juges (pour certains Etats au titre du Protocole no 14
bis et de l’accord de Madrid sur
l’application provisoire du Protocole no 14);
l’application de nouveaux critères de recevabilité tous obligatoires
depuis l’entrée en vigueur du Protocole no 14,
ainsi qu’une importante politique de priorités, destinée à définir
l’ordre de traitement des requêtes; l’adoption d’un nouvel article
61 du Règlement de la Cour, qui régit la procédure de l’arrêt pilote
pour remédier aux défaillances systémiques et structurelles et aux
requêtes répétitives; et une campagne d’information menée par le
Greffe de la Cour pour faciliter l’accès des éventuels requérants
et de leurs mandataires en justice aux précédents de la jurisprudence
de la Cour, notamment sous la forme d’un guide pratique sur les
critères de recevabilité, disponible en quatre langues (et dont
la version en huit autres langues est en préparation). Le Greffe
et les représentants des gouvernements ont également examiné les mesures
qui pourraient être prises pour diminuer l’afflux de requêtes. Malgré
cette avancée, les réformes mises en œuvre à ce jour n’ont pas endigué
le flux de nouvelles requêtes et l’augmentation de l’arriéré d’affaires
à traiter
.
18. Tout récemment, les participants à la Conférence de suivi
d’Izmir ont considéré qu’il fallait élaborer et mettre en œuvre
des stratégies à court, moyen et long terme afin de poursuivre et
faire progresser le processus d’Interlaken
.
Nous examinerons plus loin, dans la partie 3 du présent rapport,
un certain nombre de questions qui méritent, selon moi, d’être prises
en considération. Il convient, avant cela, de souligner un aspect
étrange de la Conférence d’Izmir. Alors que l’intervention du Président
de l’Assemblée soulignait l’importance de la «dimension parlementaire»
des travaux entrepris dans ce domaine par l’Assemblée et les organes
législatifs nationaux
, la Déclaration d’Izmir ne mentionne
pas du tout la nécessité de faire participer les parlements nationaux
à ce processus et évoque uniquement l’Assemblée lorsqu’elle parle
de la création du panel consultatif d’experts sur les candidats
à l’élection de juges à la Cour. Je ne parviens tout simplement
pas à comprendre pourquoi le texte adopté à Izmir ne propose pas
d’associer plus étroitement un organe statutaire essentiel de notre
Organisation, ainsi que le pouvoir législatif des autorités nationales,
au processus d’Interlaken
.
L’Assemblée elle-même est revenue sur ce point dans sa
Résolution 1823 (2011), «Les parlements nationaux: garants des droits de l’homme
en Europe», adoptée en juin dernier: «l’Assemblée […] regrette que
le débat sur l’avenir du système de la Convention qui a fait suite
à la Conférence d’Interlaken ne prenne pas suffisamment en compte
le rôle important que pourraient jouer les parlements et déplore
le silence de la Déclaration d’Izmir sur ce point»
. Lorsque les Etats membres rendront
compte au Comité des Ministres, à la fin de l’année, des avancées
réalisées dans la mise en œuvre du «processus d’Interlaken», il
conviendra de veiller à ce que les parlements nationaux et l’Assemblée
aient également la possibilité d’examiner attentivement ces rapports.
2.4. Le principal point
d’achoppement: les difficultés budgétaires du Conseil de l’Europe
19. Bien que d’aucuns jugent le moment mal choisi pour
débattre des difficultés budgétaires du Conseil de l’Europe (mais
on peut se demander quand ils le trouveraient opportun), je me dois
d’aborder cette question, surtout lorsque l’Organisation est désormais
installée dans une véritable croissance zéro de son budget. Comme
je l’indiquais déjà en avril 2010 dans mon rapport sur le «processus
d’Interlaken», les parlementaires que nous sommes ont l’obligation
de porter cette question à l’attention des dirigeants politiques
de leurs pays respectifs. La situation actuelle est tout simplement
intenable, pour ne pas dire suicidaire
. Les études comparatives que j’ai ensuite
menées sur le sujet sont à cet égard édifiantes.
20. Le coût annuel, pour le budget du Conseil de l’Europe, de
l’embauche d’un juge à la Cour européenne des droits de l’homme
est estimé à 333 667 €
, soit un montant supérieur à la contribution
annuelle de 15 Etats membres
. En d’autres termes,
la contribution versée par ces Etats ne suffit même pas à financer
le coût de leur propre juge!
21. La comparaison des dépenses des autres juridictions internationales
ou organes et institutions régionaux avec le budget de 58,96 millions
d’euros et les 630 agents de la Cour est également riche d’enseignement:
- L’Agence des droits fondamentaux
(FRA) est une instance indépendante de l’Union européenne, créée pour
dispenser assistance et expertise à l’Union européenne et à ses
Etats membres pour l’application du droit communautaire/de l’Union
européenne à des questions relatives aux droits fondamentaux. Elle emploie
environ 70 agents et a pour tâche de réunir des données
sur les droits fondamentaux, d’effectuer des recherches et des analyses,
de prodiguer des conseils indépendants aux dirigeants politiques,
de travailler en réseau avec les acteurs des droits de l’homme et,
enfin, de mettre en place des activités de communication afin de
diffuser les résultats de ses travaux et de sensibiliser l’opinion publique
aux droits fondamentaux. Elle n’est pas habilitée à examiner des
recours individuels, à exercer des pouvoirs décisionnels réglementaires,
à suivre la situation des droits fondamentaux dans les Etats membres
aux fins de l’article 7 du traité de l’Union européenne , à contrôler
la légalité des actes communautaires/de l’Union européenne ni à
vérifier si un Etat membre n’a pas respecté une obligation née du
traité. Son budget était en 2009 de 17 millions d’euros , en 2010 de 20 millions d’euros et en 2011 de 20 millions d’euros
à nouveau .
- L’Office des publications de l’Union européenne est un
office interinstitutionnel qui a pour objet d’assurer l’édition
des publications des institutions de l’Union européenne. En 2010,
il employait 672 agents et son budget administratif était de 90
millions d’euros .
- La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) se compose
aujourd’hui de trois juridictions: la Cour de justice, le Tribunal
et le Tribunal de la fonction publique. En 2010, les trois juridictions
cumulées ont été saisies au total de 1 903 nouvelles affaires, ont
traité 1 230 affaires et comptaient 2 284 affaires pendantes . Les trois juridictions employaient
au total 1 927 agents en 2010 et 1 954 agents en 2011 . Le budget de la CJUE était de 330
millions d’euros en 2010 et de 341 millions d’euros en 2011 .
- Le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie
(TPIY) a clos 126 procédures d’accusation et compte actuellement
35 procédures engagées . En août 2011, il employait 919
agents pour un budget 2010-2011 de 209 millions d’euros .
- La Cour pénale internationale (CPI) était dotée en 2010
d’un budget de 103 millions d’euros . Celui-ci se fondait sur l’hypothèse
de cinq instructions et jusqu’à trois procès menés par le procureur
au cours de l’année 2010 . Un effectif
de 763 agents a été approuvé et 686 de ces postes ont été pourvus .
Ces
chiffres peuvent être comparés au nombre total des requêtes sur
lesquelles la Cour de Strasbourg a statué en 2010 (41 183), au nombre
total des requêtes pendantes devant elle (139 650) et aux ressources
dont elle dispose (630 agents et un budget total de 58,96 millions
d’euros en 2011) – très inférieures au budget global de l’Office
des publications de l’Union européenne en 2010 ou équivalentes à
moins d’un quart du budget de la Cour de justice de l’Union européenne
en 2011, à moins d’un tiers du budget du TPIY en 2011 et à environ la
moitié du budget de la CPI en 2010. Ces chiffres se révèlent encore
plus contrastés si on prend en compte le nombre d’affaires traitées
par la Cour européenne des droits de l’homme, comparé à celui de
la CJUE, du TPIY ou de la CPI.
22. Pire encore, chaque fois que le budget de la Cour a augmenté
par le passé (l’exposé des motifs de mon rapport sur le processus
d’Interlaken en donne plusieurs exemples), les fonds ont été transférés
du budget des programmes d’activités du Conseil de l’Europe à celui
de la Cour, amputant et compromettant ainsi gravement l’impact des
autres activités du Conseil de l’Europe, par exemple l’action des
autres principaux mécanismes de suivi et les programmes de formation
aux droits de l’homme. Comme il a été mis un terme à cette politique de
transfert, il se peut que le budget de l’Organisation ne parvienne
plus à faire face aux besoins logistiques de la Cour
.
Comparé à ceux d’autres organisations, le budget du Conseil de l’Europe
est extrêmement modeste, alors que sa tâche est gigantesque. Pourtant,
ni la Déclaration d’Interlaken ni la Déclaration d’Izmir ne comportent
la moindre allusion à ces importantes questions. Au lieu de s’attacher
avant tout à corriger d’urgence cette situation budgétaire comparativement
fragile en intervenant auprès des Etats membres, le Comité des Ministres
ne semble pas s’en inquiéter outre mesure. Il est donc indispensable
que l’Assemblée, en sa qualité d’autre principal organe statutaire
du Conseil de l’Europe, prenne fermement position sur ce point.
3. Points à prendre
particulièrement en compte
23. Comme je l’indiquais dans l’introduction, il ne me
paraît pas nécessaire, ni d’ailleurs utile, de procéder à une analyse
approfondie de tous les travaux consacrés à l’autorité et à l’efficacité
de la Cour, que ce soit à l’échelon gouvernemental ou intergouvernemental
et qu’il s’agisse des documents publiés par le Secrétaire Général,
le Commissaire aux droits de l’homme, la Cour elle-même ou tout
autre organe à l’intérieur ou à l’extérieur de l’Organisation, y
compris les contributions des ONG; je renvoie par conséquent le
lecteur à la documentation citée dans les deux premières parties
du présent exposé des motifs. J’ai par ailleurs choisi de ne pas
aborder un certain nombre de questions importantes qui ont déjà
été traitées en détail, notamment dans les précédents rapports présentés
à l’Assemblée par la commission des questions juridiques et des
droits de l’homme
. Plusieurs rapports, qui traitent
de sujets aussi variés que la nécessité d’élire des juges de la
plus haute stature à la Cour, le non-respect des mesures provisoires
prises par la Cour, l’adhésion de l’Union européenne à la Convention
européenne des droits de l’homme, la corruption de la justice dans
certains Etats parties ou la nécessité de mettre un terme à l’impunité,
présentent une pertinence particulière en la matière
.
3.1. Rappel de la signification
du principe de «subsidiarité»
24. Les Etats membres doivent assumer pleinement leurs
responsabilités, en veillant au respect des droits de l’homme et
à la conformité de leur droit et de leurs pratiques avec la Convention,
et exécuter intégralement et en temps utile les arrêts de la Cour.
Dès lors que les droits de l’homme seront efficacement et effectivement protégés
à l’échelon national, c’est-à-dire dans les Etats parties à la Convention,
les requêtes introduites devant la Cour seront moins nombreuses.
Dans le cas contraire, la Cour finira à terme par ne plus pouvoir traiter
le nombre croissant des requêtes, ce qui pourrait bien faire obstacle
à l’accès des justiciables à la Cour. Cette situation serait extrêmement
préjudiciable au droit de requête individuelle tel que nous le connaissons aujourd’hui.
Il est donc urgent de convaincre les Etats dans lesquels les graves
violations des droits de l’homme sont les plus nombreuses
, ainsi que ceux qui présentent
les principaux problèmes structurels
,
de prendre des mesures rigoureuses pour remédier à cette situation.
Si rien n’est fait, la Cour ne sera pas en mesure de clôturer le
traitement des requêtes dans un délai raisonnable, tout en maintenant
la qualité et l’autorité de ses arrêts.
25. Selon la Convention, il incombe avant tout aux Etats parties
de garantir les droits et libertés fondamentaux à toute personne
relevant de leur juridiction (article 1), la Cour ne pouvant être
saisie «qu’après l’épuisement des voies de recours internes» (article
35, paragraphe 1): c’est ce que l’on appelle le principe de subsidiarité.
Cette subsidiarité, et dans une certaine mesure la doctrine de la
«marge d’appréciation»
qui
lui est associée, impose à la Cour de Strasbourg de jouer un rôle
complémentaire des décisions de justice et de la législation nationales:
les Etats ont l’obligation d’intégrer dans leur propre ordre juridique
les normes de la Convention, selon l’interprétation retenue par
la Cour
.
En d’autres termes, le principe de subsidiarité présente un double
aspect: le premier est procédural et exige des requérants qu’ils
aillent au bout de toutes les procédures pertinentes de leur pays
avant de saisir la Cour; le second est d’ordre substantiel et repose
sur le postulat que les Etats parties sont en principe les mieux
placés pour apprécier la nécessité et la proportionnalité des mesures
spécifiques qu’ils sont amenés à prendre. Cela dit, un Etat peut
garantir et garantit souvent un degré de protection plus élevé que
la Convention, et la Cour accorde évidemment une certaine latitude
aux autorités nationales dans l’établissement de ce qu’elles estiment
être un juste équilibre vis-à-vis des droits consacrés par la Convention,
dans l’esprit de la jurisprudence européenne pertinente. Mais c’est
à la Cour qu’il revient de décider de l’interprétation de la Convention
dans chaque affaire dont elle est saisie
.
3.2. L’absence de recours
internes effectifs reste extrêmement problématique
26. A ce jour, plusieurs Etats parties n’ont pas été
capables, et parfois n’ont pas eu la volonté politique, de respecter
leur obligation de réparer effectivement les violations de la Convention
commises au sein de leur ordre juridique national, comme l’exige
l’article 13 de la Convention
. La Cour et
le Comité des Ministres ont défini «les recours internes effectifs»
comme une voie de recours accessible aux requérants qui leur accorde une
réparation adéquate pour toute violation déjà survenue ou prévient
la poursuite d’une violation en général
. Il arrive toutefois souvent que, bien
qu’un arrêt de la Cour constate l’existence d’une violation, la pratique
qui la cause persiste et que l’intéressé ne dispose plus d’une voie
de recours ou que celle-ci ne soit plus applicable aux violations
ultérieures en raison des défaillances structurelles de l’ordre
juridique interne ou d’une controverse politique
. Une telle
situation compromet l’efficacité du système de la Convention, tout
en occasionnant l’introduction de requêtes répétitives ou «clones».
27. Les gouvernements, c’est-à-dire l’exécutif, ne sont pas les
seuls responsables de l’absence de recours effectif à l’échelon
national: les organes législatifs ont leur part de responsabilité.
Il est trop facile de désigner autrui lorsqu’on peut en partie reprocher
aux parlementaires que nous sommes de ne pas résoudre correctement
les problèmes structurels qui subsistent dans nos pays. La durée
toujours excessive des procédures engagées au civil, au pénal et
en matière administrative, en violation de l’article 6, paragraphe
1, de la Convention, a été constatée notamment en Bulgarie, en Grèce,
en Italie, en Moldova, en Pologne, en Roumanie, en Fédération de
Russie, en Turquie et en Ukraine
. Cette catégorie d’affaires est
devenue l’une des principales sources de contentieux devant la Cour
depuis l’arrêt rendu en 2000 dans l’affaire
Kudła
c. Pologne, qui a amené la Cour à réaffirmer clairement
que l’article 13 exige que de telles violations puissent faire l’objet
de recours internes
.
28. En outre, la prolifération des requêtes introduites au titre
de l’article 6 peut véritablement nuire à la qualité des arrêts
rendus par la Cour. Il a été proposé que, pour ne pas être davantage
submergée, la Cour apprécie ces affaires de façon «quasi automatique»,
en analysant «sommairement» chaque affaire, au lieu de procéder
à un examen judiciaire complet et approfondi
. La
diversité des ordres juridiques internes aggrave encore ces problèmes:
ils peuvent se produire dans les démocraties récentes, dont l’ordre
juridique se heurte à de graves difficultés structurelles, et dans
les Etats dont le régime démocratique est bien établi, mais dans lesquels
l’administration de la justice manque d’efficacité
.
29. Les Etats ont utilisé diverses méthodes pour se conformer
à ces obligations. Ainsi, dans l’affaire Procaccini, la Cour a indiqué
que tous les Etats parties pouvaient reprendre à leur compte la
technique utilisée par certains Etats qui ont mis en place un double
recours interne en cas de violation de l’article 6: il combine l’indemnisation
des victimes à des mécanismes permettant d’accélérer la procédure
judiciaire
. De même, un texte de loi polonais récemment
adopté dans un souci de mise en conformité avec la Convention
a été jugé efficace
par la Cour
,
car il permet aux requérants ’intenter une action pour demander
l’accélération de la procédure, l’octroi d’une satisfaction équitable
ou l’obtention de dommages-intérêts pour violation du droit à la tenue
d’un procès dans un délai raisonnable. Qui plus est, cette loi est
applicable aux requêtes introduites avant sa rédaction devant la
Cour et qui n’ont toujours pas fait l’objet d’une décision sur leur
recevabilité; les requérants peuvent ainsi saisir les juridictions
nationales pour que celles-ci statuent dans ces affaires. Une telle législation
permet aux Etats d’assumer leurs obligations nées de la Convention
et diminue le nombre de requêtes devant la Cour
.
30. Les deux arrêts rendus par la Cour dans les affaires Procaccini
et Scordino
montrent
que les Etats parties jouissent d’une «marge d’appréciation» dans
le choix du mode de mise en œuvre des recours internes; cette latitude
n’est cependant pas absolue, dans la mesure où tout recours doit
satisfaire à un certain nombre de critères généralement admis. Bien
que les mesures préventives et les mesures de réparation représentent la
solution la plus adaptée aux yeux de la Cour, elle admet également
que les Etats offrent uniquement aux requérants la possibilité d’engager
un recours en indemnisation, sous réserve que celui-ci soit traité efficacement
et rapidement
. En outre, les Etats
ne peuvent se contenter de mettre en place un mécanisme de prévention
des retards de la procédure judiciaire sans réparer également le
préjudice causé au requérant
. Ils ont
la faculté de définir les critères applicables au dépôt d’un recours
en fonction des affaires qui en font l’objet. La Cour a ainsi conclu
que le fait de tenir compte au pénal de la durée de la procédure
pour la fixation de la peine (facteur d’atténuation) pouvait être
un bon moyen d’octroyer une réparation des violations de l’article
6, paragraphe 1
.
31. Bien que plusieurs Etats aient rédigé des projets de loi similaires
à la législation polonaise par souci de conformité avec l’article
6, cette approche n’a pas été suivie uniformément ou, parfois, n’a
pas été effectivement mise en œuvre
. Ainsi, la loi Pinto en
Italie, dont le but est le même que celui de la loi polonaise évoquée,
est si imparfaite qu’elle endigue fort peu le flux des requêtes
italiennes introduites devant la Cour de Strasbourg au titre de
l’article 6 et qu’elle offre même aux requérants la possibilité
d’ajouter des griefs supplémentaires au titre de l’article 13 pour
absence de recours satisfaisant
.
32. Lors de la réunion qu’elle a récemment tenue à Oslo les 6
et 7 juin 2011, la commission des questions juridiques et des droits
de l’homme a procédé à une audition sur cette question. A cette
occasion, l’un des experts, M. Dymtro Kotliar, a résumé fort à propos
la situation. Selon lui, les principaux problèmes structurels, qui
subsistent essentiellement en raison du manque de volonté politique
dont les Etats font preuve pour y remédier, sont la durée excessive
des procédures judiciaires, la non-exécution ou l’exécution tardive
des décisions de justice définitives, le recours à la détention
provisoire illégale ou prolongée, les décès ou mauvais traitements
survenus alors que la victime se trouvait sous la responsabilité
des pouvoirs publics et l’absence d’enquête effective à leur sujet,
ainsi que l’état déplorable des établissements de détention et la
surpopulation qui y règne. S’agissant de la durée excessive des
procédures judiciaires, la solution consiste bien souvent, en principe,
à réformer l’ensemble du système judiciaire. Mais il convient également
d’envisager d’autres modes de règlement des litiges et la mise en
place de délais de clôture des procédures. Pour ce qui est des décès
ou des mauvais traitements survenus alors que les victimes se trouvaient
sous la responsabilité des pouvoirs publics, il est souvent indispensable
de prévoir de nouvelles sanctions et de modifier la législation
pénale, ainsi que l’état d’esprit et les habitudes des services
répressifs. M. Kotliar a conclu que, de manière générale, notamment
dans un certain nombre de «nouvelles démocraties», il convenait
de mettre en place sans tarder des recours internes effectifs (par
exemple pour violation des droits de l’homme ou pour obtenir une indemnisation)
et des mécanismes de surveillance et de prévention. La Cour de Strasbourg
a par exemple conclu qu’un recours déposé devant une Cour constitutionnelle
au sujet de la durée d’une procédure judiciaire pouvait constituer
un recours interne effectif
.
33. Comme mon collègue de la commission, M. Serhii Kivalov (Ukraine,
ADLE), présentera un rapport distinct sur le thème «Assurer la viabilité
de la Cour de Strasbourg: les insuffisances structurelles dans les Etats
parties»
,
je me suis abstenue de traiter en détail cet important sujet dans
le présent rapport. Il serait toutefois malvenu de ne pas évoquer
une catégorie particulière de grands problèmes structurels, à savoir
ceux qui ont trait à de graves violations des droits de l’homme.
Comme l’expliquait M. Pourgourides, «il est tout simplement inacceptable,
pour des Etats appartenant à une organisation européenne qui se
pose en “conscience de l’Europe”, de ne pas prendre des mesures
immédiates et rigoureuses à la suite de décès ou de mauvais traitements
infligés par des forces de l’ordre; l’importance de supprimer l’impunité
ne saurait être surestimée, et ce, pas uniquement dans la région
du Caucase du Nord de la Fédération de Russie, même si ce problème
y est le plus virulent, comme M. Dick Marty l’a montré dans son
rapport
. L’inexécution des arrêts de la
Cour en pareil cas met gravement en péril le système de protection
établi par la Convention»
.
Cela dit, au vu de la liste des problèmes énumérés par M. Kotliar,
il est clair qu’une approche unique ne serait pas adaptée aux besoins
d’amélioration des recours internes (imposer au législateur de chaque
Etat d’adopter une législation identique n’aurait, par exemple,
guère de sens). La Cour reconnaît que les Etats parties ont besoin de
souplesse pour agir dans les limites de leurs différents cadres
juridiques et caractéristiques nationales. J’aimerais également
attirer l’attention sur le fait que, comme le soulignait M. Kotliar,
l’absence de volonté politique de remédier à certains problèmes
structurels (notamment ceux qui ont trait à de graves violations
des droits de l’homme, en cas de non-conformité flagrante avec un
arrêt de la Cour de Strasbourg) demeure dans certains cas un obstacle
majeur
.
3.3. La nécessité de
renforcer l’autorité de la Convention et de la jurisprudence de
la Cour à l’échelon national
34. Il reste encore beaucoup à faire pour que non seulement
le texte de la Convention et de ses protocoles, mais encore la jurisprudence
de la Cour soient disponibles dans toutes les langues des Etats
membres du Conseil de l’Europe. Il est absolument indispensable
de mettre en place et, le cas échéant, de renforcer les programmes
de formation à l’intention notamment des responsables des services
répressifs et de l’administration de la justice. Mais il est surtout
essentiel, selon moi, pour optimiser l’efficacité et l’autorité
de la Cour, que le Comité des Ministres adopte dès à présent une
recommandation sur le principe de la chose interprétée (res interpretata – l’autorité de
la chose interprétée des arrêts de principe de la Grande Chambre de
la Cour dans l’ordre juridique des Etats autres que l’Etat défendeur
dans une affaire donnée).
35. L’importance de la chose interprétée a été abordée à de nombreuses
reprises au sein de la commission des questions juridiques et des
droits de l’homme
, ainsi que par le président sortant
de la Cour, Jean-Paul Costa, lorsqu’il a écrit: «Il n’est plus acceptable
qu’un Etat ne tire pas le plus tôt possible les conséquences d’un
arrêt concluant à une violation de la Convention par un autre Etat
lorsque son ordre juridique comporte le même problème. L’autorité
de la chose interprétée par la Cour va au-delà de la
res judicata au sens strict.»
Il est donc indispensable
d’intégrer la jurisprudence de la Cour de Strasbourg en droit interne
et dans la pratique judiciaire des Etats parties en allant au-delà
des exigences minimales de l’article 46, paragraphe 1, de la Convention
.
36. La Déclaration d’Interlaken de 2010 souligne dans son préambule
«la nature subsidiaire du mécanisme de contrôle institué par la
Convention et notamment le rôle fondamental que les autorités nationales,
à savoir les gouvernements, les tribunaux et les parlements, doivent
jouer dans la garantie et la protection des droits de l’homme au
niveau national». De plus, le Plan d’action d’Interlaken appelle
les Etats parties à s’engager à tenir compte «des développements
de la jurisprudence de la Cour, notamment en vue de considérer les conséquences
qui s’imposent suite à un arrêt concluant à une violation de la
Convention par un autre Etat partie lorsque leur ordre juridique
soulève le même problème de principe» (Point B. Mise en œuvre de
la Convention au niveau national, paragraphe 4.c).
37. Par conséquent, dès lors que, d’une part, les autorités d’un
Etat partie à la Convention (le pouvoir exécutif, les juridictions,
le pouvoir législatif) ont connaissance des normes qui découlent
de la jurisprudence de la Cour dans des affaires qui ne concernent
pas uniquement leur propre pays mais également d’autres Etats et
que, d’autre part, ces normes sont appliquées, les requêtes introduites
devant la Cour de Strasbourg sont presque toujours moins nombreuses.
La pratique des Etats parties offre un nombre croissant d’exemples
de l’enracinement de la chose interprétée
(res
interpretata) de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg.
Je me limiterai à quelques initiatives législatives prises à cet
égard: la loi relative aux droits de l’homme de 1998 du Royaume-Uni,
dont l’article 2, paragraphe 1, précise que les juridictions nationales
«doivent tenir compte» des arrêts de la Cour de Strasbourg, et l’article
17 de la loi ukrainienne no 3477–IV de
2006, libellée comme suit: «Les juridictions appliquent la Convention
[européenne des droits de l’homme] et la jurisprudence de la Cour [européenne
des droits de l’homme], qui sont autant de sources du droit.»
La jurisprudence
de la Cour, à commencer par les arrêts de principe rendus en Grande
Chambre, constitue un corpus de droit qui englobe «les normes européennes
communes», lesquelles lient les Etats et notamment leurs autorités
judiciaires. Cette surveillance européenne s’effectue sans préjudice
de l’opportunité d’une protection plus importante des droits de
l’homme, lorsque celle-ci se révèle possible (article 53 de la Convention).
38. La traduction, la publication et la diffusion de la jurisprudence
de la Cour revêtent également la plus grande importance et, d’ailleurs,
sont souvent indispensables pour permettre aux instances judiciaires suprêmes
des divers Etats d’en tenir compte. La jurisprudence de la Cour
est disponible dans la base de données HUDOC de son site web
;
elle est également publiée en plusieurs langues dans diverses publications
extérieures, qui vont des bulletins ministériels et autres publications
officielles des Etats, en passant par les documents publiés par
les ONG et l’hébergement de sources universitaires et commerciales, jusqu’à
une série croissante de liens vers des sites web et des blogs de
qualité variable
. Bien que l’emploi de deux
langues officielles seulement, le français et l’anglais, facilite
à Strasbourg les travaux des personnes qui en maîtrisent au moins
une, il est loin d’être satisfaisant pour la réception à l’échelon
national de la jurisprudence de la Cour. Les instances judiciaires
et administratives nationales, les praticiens du droit, les universitaires
et le grand public devraient pouvoir (mieux) accéder dans leur langue
aux principaux arrêts de la jurisprudence de la Cour
.
39. J’ai tendance à partager l’avis du Groupe de sages (voir plus
haut les paragraphes 13 et 14) selon lequel il appartient avant
tout aux pouvoirs publics de veiller au moins à la traduction et
à la diffusion ou à la publication des extraits des arrêts les plus
importants de la Cour dans les Etats membres. A cet égard, je trouve l’établissement
d’une liste annuelle d’environ cinq arrêts de référence, complétés
par cinq autres arrêts propres aux pays concernés, tout à fait judicieux
. L’utilisation
de cette liste restreinte d’affaires, qui doivent être représentatives
de l’évolution de la jurisprudence, diminuerait considérablement
les frais de traduction, indépendamment du fait de savoir à qui
celle-ci incombera
.
Il s’ensuit logiquement que, lorsque la traduction d’un arrêt de
la Cour de Strasbourg est ordonnée dans le cadre des «mesures de
caractère général» prévues pour l’exécution d’un arrêt de la Cour
au titre de l’article 46, paragraphe 2, de la Convention, les frais
de traduction et la diffusion de cette décision de justice sont
à la charge de l’Etat défendeur.
40. Beaucoup d’Etats redoublent également d’efforts pour proposer
des stages de formation professionnelle à la Convention et à la
jurisprudence de la Cour, notamment aux juges, aux avocats et aux
personnes chargées de l’application de la loi et de l’administration
de la justice. Cette tâche est souvent assumée en coopération avec
le Conseil de l’Europe
.
Ainsi, le programme HELP II a été lancé en 2010 pour aider les établissements
nationaux de formation des juges et des procureurs à intégrer la
Convention européenne des droits de l’homme dans leur programme
de formation initiale et continue
.
Il privilégie notamment le renforcement des capacités des établissements
nationaux de formation. Toutefois, contrairement au programme initial
dont il est une suite
, il se limite à un nombre relativement
restreint d’Etats
.
41. Le Fonds fiduciaire «Droits de l’Homme» (HRTF), géré par la
Banque de développement du Conseil de l’Europe (CEB), a été constitué
en 2008
et soutient la mise en œuvre de
la Convention européenne des droits de l’homme au moyen de deux
projets
. Le premier vise à lever les obstacles
à l’exécution des arrêts des juridictions nationales, dans la mesure
où leur non-exécution est l’une des sources les plus fréquentes
des violations constatées par la Cour dans plusieurs Etats (voir
plus haut
);
il est appliqué par six Etats. Le second vise à contribuer à l’exécution
des arrêts de la Cour par la Fédération de Russie
.
Cette initiative mérite d’être davantage soutenue, notamment par
la CEB elle-même
. S’il
comptait davantage de membres, le HRTF pourrait devenir un important
forum de financement, d’élaboration et de mise en œuvre de programmes
de formation à la Convention européenne des droits de l’homme au
sein des Etats parties
. Il pourrait peut-être contribuer au
financement du détachement des juges et juristes originaires de
certains pays auprès du Greffe de la Cour de Strasbourg.
3.4. Les avis consultatifs:
une plate-forme de dialogue judiciaire
43. La Déclaration d’Izmir d’avril 2011 comporte une
partie spécialement consacrée aux «Avis consultatifs», qui précise:
«Tenant compte de la nécessité de contribuer activement à la diminution
du nombre des requêtes par des mesures nationales adéquates, [la
Conférence] invite le Comité des Ministres à réfléchir à l’opportunité d’introduire
une procédure permettant aux plus hautes juridictions nationales
de demander des avis consultatifs à la Cour concernant l’interprétation
et l’application de la Convention qui contribueraient à clarifier les
dispositions de la Convention et la jurisprudence de la Cour et
fourniraient ainsi des orientations supplémentaires permettant d’assister
les Etats parties à éviter de nouvelles violations»
.
Bien que cette formulation ait été comprise par certains comme une
invitation à rouvrir le débat sur les «décisions préjudicielles»
de la Cour de justice de l’Union européenne, j’y vois plutôt une
demande de réexamen de la proposition déjà avancée par le Groupe
de sages en 2006
: offrir un moyen de dialogue supplémentaire entre
les juridictions nationales suprêmes et la Cour de Strasbourg
.
44. Cette procédure, prévue sous forme de protocole facultatif
à la Convention, permettrait aux juridictions nationales de consulter
la Cour de Strasbourg sur des points de droit relatifs à l’interprétation
de la Convention. Ces avis, dépourvus de caractère contraignant,
auraient une autorité considérable, sans constituer une ingérence
dans le droit de requête individuelle (article 34 de la Convention).
Comme les arguments favorables et contraires à cette proposition
ont été déjà examinés
et seront encore
examinés en profondeur sur le plan intergouvernemental, je limiterai
mes observations à dire que je souscris à cette idée. Il ne s’agit
sans doute pas d’une question prioritaire et cette procédure risque
au départ de générer un surcroît de travail pour la Cour, qui est
déjà surchargée. Mais elle pourrait se limiter à une catégorie étroite
d’affaires, tout en s’appliquant à un grand nombre de questions
qu’elle permettrait éventuellement aux Etats de régler, prévenant
ainsi l’introduction de futures requêtes répétitives devant la Cour.
Le fait de régler les questions d’interprétation de la Convention
permettrait de passer d’un règlement
a
posteriori à un règlement par anticipation; la Cour réaliserait
ainsi de précieuses économies de moyens. Qui plus est, cet unique
«retard» de la procédure nationale présente l’avantage de régler
de manière permanente une question d’interprétation, ce qui permettrait
de résoudre plus rapidement les affaires parallèles à l’échelon
national. Une telle procédure renforcerait également le lien entre
la Cour et les juridictions suprêmes des Etats, en créant une plate-forme de
dialogue judiciaire, ce qui faciliterait l’application de la jurisprudence
de la Cour européenne des droits de l’homme par les juridictions
nationales.
3.5. Le filtrage des
requêtes et des affaires répétitives devant la Cour: les options
disponibles
45. Afin d’être sûr que les juges disposent d’assez de
temps à consacrer aux affaires qui soulèvent des questions substantielles
ou de nouveaux points de droit complexes en matière de droits de
l’homme, ou qui portent sur des allégations de graves violations
des droits de l’homme – ce qui justifie de suivre intégralement le
processus de décision judiciaire motivée –, les esprits s’accordent
à penser que le mécanisme de filtrage des formations de juge unique
ou de trois juges (chargées de traiter les affaires «manifestement
bien fondées»), institué par le Protocole no 14,
doit être complété. Dès 2001, le Groupe d’évaluation évoquait la nécessité
de recourir à des juges «remplaçants»
,
tandis que le Groupe de sages préconisait en 2006 la mise en place
d’une instance de filtrage judiciaire entièrement nouvelle (un «comité
judiciaire» composé de juges de rang inférieur)
. Les Déclarations
d’Interlaken et d’Izmir invitaient toutes deux à prendre de nouvelles
mesures pour filtrer efficacement et traiter convenablement les
requêtes répétitives
.
46. Mon intention n’est pas ici de marcher sur des sentiers battus
.
Je préfère au contraire prendre fermement position sur la question
et indiquer que, pour des raisons que j’exposerai plus loin, une
bonne partie de ce travail devrait être effectuée par des juges
temporaires et/ou des juristes chevronnés du Greffe. Plusieurs propositions
ont été faites en ce sens
. Une proposition
me paraît judicieuse: confier à certains juristes chevronnés du
Greffe la tâche de rejeter, éventuellement sous la supervision d’un
juge, toutes les affaires dont on pourrait soutenir qu’elles n’exigent
pas – ou ne méritent pas – l’attention soutenue d’un juge international, ainsi
que celles clairement irrecevables
47. Une autre proposition consiste à charger une nouvelle catégorie
de juges – une variante de celle que proposait le Groupe de sages –
de procéder à ce filtrage. Ils se consacreraient avant tout, mais
pas exclusivement, à cette tâche. Cette approche conserverait à
la prise de décision son caractère judiciaire, tout en permettant
aux juges ordinaires de consacrer davantage de temps aux affaires
a priori recevables
.
48. Une troisième solution, inspirée du système des juges
ad litem adopté par le Tribunal
pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY)
, permettrait d’étoffer les effectifs
de la Cour grâce à des juges temporaires
. Ces
deux dernières propositions impliquent une catégorie distincte de
juges nommés pour une durée déterminée et dans un but précis, en
vue de renforcer la capacité judiciaire de la Cour. Toutefois, les
juges
ad litem du TPIY sont
avant tout destinés à exercer la même fonction que les juges permanents
(bien qu’ils puissent également faire office de juges de réserve)
et doivent posséder les mêmes qualifications. Mais, dans les deux
cas, ces juges ne seraient pas immédiatement opérationnels. Le mécanisme
de filtrage pourrait combiner deux de ces propositions, voire davantage.
49. La Déclaration d’Interlaken invitait également le Comité des
Ministres à examiner si les affaires répétitives pouvaient être
traitées par les juges chargés du filtrage. Cette solution pourrait
bien évidemment être envisagée pour les deux dernières catégories
de juges, mais pas pour les agents du Greffe.
50. Il convient de noter à cet égard que la Cour a indiqué à plusieurs
reprises que sa capacité de traitement des affaires pourrait être
considérablement (mais pas suffisamment) accrue, avant même l’adoption
d’un nouveau mécanisme, par une augmentation des effectifs du Greffe.
Aucun mécanisme de filtrage ne serait en tout cas en mesure d’accroître
significativement la capacité décisionnelle de la Cour sans personnel supplémentaire
chargé, au sein du Greffe, de préparer les décisions, sauf aux dépens
du traitement d’autres affaires plus prioritaires, ce qui irait
sans aucun doute à l’encontre du but recherché.
51. Si cette tâche n’était pas confiée à des juristes chevronnés
du Greffe, comment et par qui précisément les juges seraient-ils
désignés et choisis? Quel rôle l’Assemblée jouerait-elle ou pourrait-elle
jouer dans ce cas, si tant est qu’elle en ait un à jouer? Il convient
de ne pas perdre de vue les considérations budgétaires. A ce propos,
j’ai calculé quel pourrait être en gros le coût d’une nouvelle instance
de «juges de filtrage»: à raison de cinq juges rémunérés comme un
greffier de section de la Cour, de 20 juristes assistants chargés
de préparer les décisions et de deux assistantes, le coût annuel
supplémentaire serait d’environ 1,5 million d’euros de salaires,
ce qui permettrait le traitement d’à peu près 8 000 décisions de
plus (le Greffe estimant qu’un juriste assistant est en mesure de
préparer 400 projets de décision par an). Il s’agit d’une dépense considérable,
compte tenu de l’arriéré d’affaires, qui augmente de plus de 20 000
requêtes chaque année. Mais en remplaçant les cinq juges de filtrage
par des agents du Greffe (par exemple, par quelques agents plus expérimentés
supplémentaires et un nombre considérable de juristes assistants
placés sous la supervision des premiers), ce résultat pourrait être
triplé pour le même montant dépensé. Par conséquent, si les Etats continuent
à exiger que le pouvoir décisionnel reste aux mains des juges, les
agents plus expérimentés du greffe pourraient être désignés juges
suppléants et chargés de rendre des décisions sur la recevabilité
ou l’irrecevabilité d’une affaire, comme le proposait dès 2001 le
Groupe d’évaluation
. Il existe encore un autre argument
en faveur de cette solution: tout système supposant la nomination
de personnes extérieures au Greffe entraînerait automatiquement
des dépenses supplémentaires de formation et de changement de résidence
des intéressés, avec une rotation du personnel inévitablement plus
fréquente que le mandat actuel de neuf ans exercé par les juges
de la Cour
.
3.6. Utilité d’une simplification
de la procédure d’amendement de la Convention
52. Le paragraphe 12 du Plan d’action d’Interlaken préconise
de recourir à une procédure simplifiée pour l’amendement de dispositions
d’ordre organisationnel de la Convention
, une idée déjà avancée par le groupe
d’évaluation en 2001
et par
le Groupe de sages en 2006
.
53. Il est logique de prévoir la possibilité de modifier les dispositions
relatives aux questions organisationnelles au moyen, par exemple,
d’une résolution du Comité des Ministres adoptée à l’unanimité, sans
qu’il faille à chaque fois procéder à l’amendement de la Convention,
surtout au vu des difficultés rencontrées pour l’entrée en vigueur
du Protocole no 14
.
Les travaux de réflexion sur ce sujet ont été confiés à un sous-comité
du CDDH spécialement constitué à cette fin en 2010 et se poursuivront
probablement en 2012
.
Cette proposition de mise en place d’un mécanisme plus souple me
semble intéressante. Mais la mise en œuvre de cette procédure pourrait
nécessiter l’adoption d’un protocole d’amendement. La difficulté tient
au fait que certains Etats pourraient ne pas juger cette forme de
«délégation de compétence» compatible avec les procédures de ratification
établies, dans lesquelles les parlements nationaux jouent un rôle important
. Par conséquent, l’application
d’une telle disposition après son entrée en vigueur (par exemple
la désignation de juges
ad litem ou
de «rang inférieur» évoquée plus haut) devrait être soumise, j’imagine,
à l’autorisation préalable de l’Assemblée (et sans doute également
de la Cour).
54. L’ouverture de négociations complexes sur un éventuel Statut
de la Cour ne me paraît pas prioritaire
. Le fait de s’engager dans d’interminables
discussions à propos de l’utilité du «déclassement» de certaines dispositions
de la Convention et du «reclassement» de plusieurs articles du Règlement
de la Cour en un éventuel Statut risque de se révéler compliqué,
voire dangereux, et il n’est pas utile de considérer cette démarche
comme une priorité dans un proche avenir.
3.7. C’est la responsabilité
des parlements de veiller au respect des normes de la Convention
55. Le double mandat des parlementaires, membres de l’Assemblée
et de leurs parlements nationaux respectifs, peut se révéler primordial
pour veiller à ce que les normes garanties par la Cour de Strasbourg soient
effectivement protégées et mises en œuvre dans chaque Etat membre
sans que, dans l’immense majorité des cas, les requérants aient
besoin de s’adresser à elle pour obtenir justice. Il est donc utile
de souligner, malgré l’apparente absence de reconnaissance de l’intérêt
de cette «dimension parlementaire» dans les Déclarations d’Interlaken
et d’Izmir (voir plus haut le paragraphe 18)
, «le rôle essentiel
que les parlements nationaux peuvent jouer pour endiguer le flot
de requêtes qui submergent la Cour, notamment en procédant à l’examen
attentif de la compatibilité des (projets de) lois avec les exigences
de la Convention, et en contribuant à garantir une mise en conformité
rapide et complète des Etats avec les arrêts de la Cour» (
Résolution 1726 (2010) de l’Assemblée, paragraphe 5).
56. Il incombe aux autorités nationales des Etats membres de garantir
les droits et libertés consacrés par la Convention et ses protocoles:
«Les Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne
relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre
I de la présente Convention» (article 1 de la Convention). Il appartient
à tous les organes de l’Etat – exécutif, juridictions et pouvoir
législatif – de prévenir les violations des droits de l’homme commises
à l’échelon national ou d’y porter remède. La prévention de ces
violations relève principalement de la compétence des gouvernements
et des parlements, tandis que le fait d’y remédier relève essentiellement
de celle de la justice, sauf si le seul moyen d’y parvenir est de
modifier la législation. Le législateur doit vérifier que les projets
de loi soient compatibles avec la Convention et ses protocoles, conformément
à l’interprétation retenue par la Cour. Celle-ci intervient uniquement
lorsque le système national est défaillant. L’Etat concerné est
à nouveau tenu d’agir en cas de constatation défavorable de la Cour:
il doit alors exécuter l’arrêt rendu, sous la surveillance du Comité
des Ministres (article 46 de la Convention). Le parlement peut également
être amené à intervenir à ce stade. La pleine conformité avec les
arrêts de la Cour exige bien souvent l’adoption (rapide) de mesures
législatives. Il est donc indispensable que les parlements, qui
peuvent avoir une influence sur la direction et la priorité des
initiatives législatives, exercent un contrôle effectif de l’action
ou de l’inaction de l’exécutif
.
57. Plus important encore – comme l’ont rappelé régulièrement
plusieurs résolutions de l’Assemblée depuis 2000
–, il est clair que l’Assemblée
et les parlements nationaux doivent désormais agir davantage en
amont dans ce domaine, même si l’exécution des arrêts de la Cour
relève avant tout de la compétence du Comité des Ministres, en vertu
de l’article 46 de la Convention; la viabilité du système de protection
de la Convention est en jeu
. Là encore, le double
rôle joué par les parlementaires, en qualité de membres de leurs
organes législatifs nationaux et de l’Assemblée, mérite d’être privilégié.
L’action menée en la matière par les parlements est malheureusement,
pour bon nombre d’entre eux, peu satisfaisante. Dans sa récente
Résolution 1823 (2011) «Les parlements nationaux: garants des droits de l’homme
en Europe», l’Assemblée mettait en avant les exemples positifs qu’offrent
plusieurs Etats membres, notamment le Royaume-Uni, les Pays-Bas, l’Allemagne,
la Finlande et la Roumanie, dans lesquels il existe des structures
et/ou des procédures parlementaires (rigoureuses) de contrôle de
l’exécution des arrêts de la Cour. Mais ces mécanismes de surveillance
font défaut à la plupart des parlements
.
Dans ces conditions, je ne peux que partager le point de vue de
M. Christos Pourgourides, rapporteur de la commission sur la mise
en œuvre des arrêts de la Cour, qui a systématiquement souligné
dans chaque pays où il s’est rendu la nécessité de renforcer la
participation du parlement à cet égard. Il est même allé jusqu’à
laisser entendre que «l’Assemblée pourrait, à l’avenir, envisager
sérieusement de suspendre les droits de vote de la délégation d’un
pays où le parlement n’exerce pas sérieusement son contrôle sur
l’exécutif dans les affaires de mise en œuvre défaillante des arrêts
rendus par la Cour de Strasbourg»
. Le 5 avril 2011, le Président de
l’Assemblée a demandé par écrit à un certain nombre de présidents
de délégations de l’Assemblée de lui indiquer les suites données
par leurs parlements respectifs à la
Résolution 1787 (2011) qui, dans son paragraphe 10.4 «invit[ait] les présidents
des délégations parlementaires nationales – si nécessaire, en concertation
avec les ministres concernés – des [huit] Etats où des visites sur
place ont été effectuées, à présenter les résultats atteints pour
régler les graves problèmes relevés dans la présente résolution».
Dans sa lettre, le Président Çavusoglu précisait qu’il était indispensable de
procéder à une mise en conformité complète et rapide de la situation
avec les arrêts de la Cour, ce qui, dans bien des cas, exige une
surveillance parlementaire régulière et rigoureuse. L’Assemblée
parlementaire en général et la commission des questions juridiques
et des droits de l’homme en particulier ont le devoir d’assurer le
suivi de cette importante initiative.
4. Conclusion
58. Il incombe avant tout aux juridictions et aux autorités
nationales de faire appliquer les normes de la Convention, la Cour
ne devant jouer en la matière qu’un rôle secondaire. Cette obligation
est consacrée par le principe de subsidiarité. Il est entendu que,
dans la plupart des cas, les Etats offrent un degré de protection supérieur
à celui du «niveau ordinaire européen» garanti par la Cour; par
ailleurs, les autorités nationales jouissent d’une certaine latitude
dans la mise en œuvre des droits consacrés par la Convention. Mais
il revient à la Cour de statuer en dernier ressort dans les affaires
dont elle est saisie: articles 19, 32 et 46 de la Convention (voir
plus haut les paragraphes 24 et 25)
.
59. Les statistiques établies pour la Cour de Strasbourg sont
quelque peu alarmantes. 160 000 requêtes sont actuellement pendantes
devant la Cour et leur volume continue de croître à raison de plus
de 10% par an. Fin 2010, 9 922 affaires étaient pendantes devant
le Comité des Ministres. Mais seuls 13% environ d’entre elles étaient
des affaires «de référence», c’est-à-dire faisaient état de nouveaux
problèmes systémiques et/ou structurels qui exigeaient l’adoption
de nouvelles mesures de caractère général
. Le reste, soit 87% d’entre elles,
est en principe constitué d’affaires clones ou répétitives. Cela
dit, comme l’a indiqué le greffier de la Cour, il est évident que
«l’origine du problème […] est simple et bien connue: les requêtes
introduites devant la Cour sont trop nombreuses par rapport à sa
capacité actuelle»
. Malgré plusieurs
tentatives de réforme du système, il n’a pas été possible d’endiguer
le déferlement de nouvelles requêtes, de réduire l’arriéré d’affaires de
la Cour ni, semble-t-il, de créer un système durable qui restera
efficace à l’avenir
. D’aucuns ont affirmé à
ce propos que le Protocole no 14 lui-même
avait une durée de vie limitée et spécifique, puisqu’il était uniquement
destiné à assurer la survie provisoire du système en attendant que
d’autres solutions plus adaptées soient trouvées
.
60. Deux questions distinctes et pourtant étroitement liées méritent
d’être traitées en priorité. Il s’agit en premier lieu d’accorder
absolument à la Cour les moyens d’assurer convenablement le filtrage
des requêtes et de traiter les affaires répétitives (comme nous
l’avons vu plus haut dans la partie 3.5, aux paragraphes 45 à 51).
Il importe que les experts gouvernementaux ne s’égarent pas dans
des solutions de bricolage, comme la commission d’office d’un avocat
ou l’éventuelle perception de frais et dépens par la Cour
. La Cour a pris le parti audacieux
d’adopter une «politique de prioritisation» qui aura pour effet,
si elle est rigoureusement mise en œuvre, «de faire en sorte que
les affaires les plus graves ou les affaires révélant l’existence
de problèmes à grande échelle de nature à générer un grand nombre
de requêtes supplémentaires soient traitées plus rapidement»
. En prenant cette décision, la Cour
a en effet donné un peu d’oxygène aux parties prenantes du processus
de réforme, ce qui permettra à chacune d’entre elles de recentrer
le débat, loin de la préoccupation obsédante de l’arriéré croissant
des requêtes pendantes devant la Cour, en s’attaquant au problème
des «contrevenants chroniques», dans lesquels de graves violations
des droits de l’homme sont commises
. L’avenir du système de protection de la Convention
est entre nos mains à tous, pas seulement entre les mains de la
Cour. Il appartient par conséquent avant tout aux Etats membres,
ainsi qu’à leur pouvoir exécutif et à leurs autorités judiciaires
et parlementaires, de garantir l’autorité et l’efficacité durable
de la Convention européenne des droits de l’homme.