1. Introduction
1.1. Mandat et étapes d’élaboration du rapport
1. Le 4 octobre 2010, le Bureau de l’Assemblée parlementaire,
sur proposition de son Président, M. Mevlüt Çavuşoğlu, a chargé
la commission de la culture, de la science et de l’éducation de
la préparation d’un rapport sur la dimension religieuse du dialogue
interculturel. La commission m’a nommée rapporteur en novembre 2010.
2. Le Président de l’Assemblée a souhaité que le débat de l’Assemblée
sur ce rapport ait lieu le mardi 12 avril 2011, en présence de cinq
hautes personnalités religieuses, auxquelles il a adressé des invitations personnelles
.
3. Dans l’accomplissement de la tâche qui m’a été confiée, j’ai
sollicité la collaboration du professeur Francis Messner (directeur
de recherche au CNRS – Centre national de la recherche scientifique
–, PRISME-SDRE, université de Strasbourg), avec qui j’ai eu une
rencontre préliminaire le 4 janvier 2011. Je le remercie sincèrement
pour sa contribution sur la place des religions en Europe et pour
son apport à la réflexion sur le rôle des religions dans la promotion
des valeurs fondamentales dont le Conseil de l’Europe prône le respect. J’ai
également demandé au greffier de la Cour européenne des droits de
l’homme («la Cour») si ses services pouvaient préparer un document
de synthèse sur la jurisprudence de la Cour en matière de droit
à la liberté de religion et de conviction. Je lui suis reconnaissante
d’avoir bien voulu répondre positivement à cette demande. Le document
qu’il m’a transmis couvre les questions clés concernant le droit
à la liberté de religion et de conviction dans une société démocratique
selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.
4. Pour compléter l’analyse, il m’a semblé essentiel que la commission
puisse entendre des hauts représentants des diverses confessions
religieuses (catholique, orthodoxe, protestante, juive et musulmane), lors
d’une audition, afin de connaître leurs points de vue respectifs
sur le rôle des religions dans la promotion des valeurs fondamentales,
au niveau des communautés religieuses nationales et à plus large
échelle. Pour cette raison, le président de notre commission a convoqué
une réunion extraordinaire qui a eu lieu à Paris, le 18 février
2011. L’Assemblée nationale française nous a fait l’honneur de nous
recevoir dans sa salle Lamartine.
5. La commission a entendu: Mgr Nestor (Sirotenko), évêque de
Chersonèse, chargé de l’administration des communautés du patriarcat
de Moscou en France, Suisse, Espagne et Portugal, et représentant
aussi l’Assemblée des évêques orthodoxes de France; Mgr Aldo Giordano,
observateur permanent du Saint-Siège auprès du Conseil de l’Europe;
le rabbin Alain Goldmann, grand rabbin du Consistoire israélite
de Paris (grand rabbin de Paris de 1980 à 1994); le pasteur Baty,
président de la Fédération protestante de France; M. Haydar Demiryurek,
vice-président du Conseil français du culte musulman.
6. La commission les a invités à apporter des éléments de réponse
aux interrogations suivantes:
- De
quelle manière chaque communauté contribue-t-elle à la sauvegarde
des droits fondamentaux de la personne humaine et quels sont les
défis majeurs, les obstacles à surmonter pour que l’action de diverses
communautés en défense de ces droits puisse produire davantage de
résultats?
- Quels sont les terrains les plus fertiles de coopération
entre les différentes communautés religieuses et d’entente entre
celles-ci et les individus et groupes non croyants?
- Comment les communautés religieuses peuvent-elles faire
passer plus efficacement le message qu’en aucun cas un croyant ne
saurait cautionner la violence et la haine au nom de sa religion?
- Qu’attendent les communautés religieuses des instances
internationales s’occupant des droits fondamentaux, et notamment
du Conseil de l’Europe?
7. Ont participé aussi à cette audition: Mme Işıl Karakaş, juge
à la Cour européenne des droits de l’homme (élue au titre de la
Turquie); l’ambassadeur Arif Mammadov, représentant permanent de
l’Azerbaïdjan, président du Groupe des rapporteurs du Comité des
Ministres du Conseil de l’Europe sur l’éducation, la culture, le
sport, la jeunesse et l’environnement; Mme Gabriella Battaini-Dragoni,
directrice générale de l’éducation, de la culture et du patrimoine,
de la jeunesse et du sport, coordinatrice pour le dialogue interculturel (avec
qui j’avais eu également la possibilité de discuter lors d’un entretien
le 7 février 2011); M. David Pollock, président de la Fédération
humaniste européenne; le professeur Francis Messner. Je souhaite
remercier tous les intervenants pour leur précieuse contribution
à nos travaux.
8. Il échoit d’apporter encore une double précision. Tout d’abord,
malgré les efforts accomplis et la volonté d’approfondir les multiples
questions posées, les délais très serrés n’ont pas permis au rapporteur
et à la commission d’être exhaustifs. Nous n’avons pas le sentiment
(ni la prétention) d’avoir épuisé le sujet, mais considérons que
ce rapport constitue une nouvelle étape dans le cadre des travaux
que notre Assemblée mène dans ce domaine. Ensuite, et pour la raison
que je viens d’évoquer, dans la définition du champ du rapport j’ai
évité de revenir sur plusieurs aspects relevant de la question de
la place des religions dans l’espace public et du concept de «laïcité/sécularité»
qui ont fait l’objet du rapport sur «Etat, religion, laïcité et
droits de l’homme» et de la
Recommandation
1804 (2007). Il ne s’agit pas d’un oubli, mais d’un choix
et il faudra probablement envisager une suite à ce rapport aussi
dans cette direction, vu l’importance que ces questions continuent
d’avoir dans nos Etats.
9. Par contre, même si l’accent est mis – comme le titre du rapport
le demande – sur la dimension religieuse du dialogue interculturel,
j’ai souhaité rappeler dans le rapport que nos sociétés doivent
rassembler croyants et non croyants et que, dès lors, l’apport des
non-croyants au dialogue ne doit pas être négligé.
1.2. Problématique et finalité du rapport
10. Depuis plusieurs années, l’Assemblée parlementaire
accorde aux religions et à la dimension religieuse du dialogue interculturel
une grande importance. Un large éventail de questions spécifiques
se rapportant à ce thème a fait l’objet d’analyses détaillées, qui
ont abouti à de nombreuses résolutions et recommandations
.
En effet, il n’est guère possible de comprendre nos sociétés plurielles,
ni d’affronter les défis qu’elles posent, sans avoir égard à ce
que signifie et engendre la rencontre, au sein de ces sociétés,
des cultures et des croyances qui y bouillonnent.
11. Le phénomène de brassage de populations, de cultures et de
croyances n’est certainement pas un phénomène nouveau en Europe.
Bien au contraire, il faut dire que l’Europe telle que nous la connaissons aujourd’hui
est le résultat de multiples interactions entre populations dont
les cultures (au sens large, y compris les convictions religieuses,
philosophiques et laïques) se sont côtoyées, affrontées, mêlées
et ont tissé des liens tout au long de l’histoire de notre continent.
Mais les dimensions du phénomène et l’impact qu’il produit de nos
jours sont inédits.
12. Malheureusement, la diversité culturelle et religieuse, en
Europe et encore plus en dehors de notre continent, est devenue
source d’inquiétudes, de peurs et de tensions. Des clivages se forment,
qui semblent alimentés notamment par la vision différente de la
société que chaque religion propose. Nous sommes confrontés presque
au quotidien à des problèmes d’incompréhension et à la multiplication
de manifestations d’intolérance, de rejet et de violence, qui brisent
la cohésion sociale, voire la stabilité et la paix.
13. L’Assemblée a exprimé sa profonde inquiétude face aux récentes
attaques contre les communautés chrétiennes au Proche-Orient et
au Moyen-Orient; dans sa
Recommandation
1957 (2011) elle a fermement condamné les attentats tragiques
d’octobre 2010 à Bagdad et de janvier 2011 à Alexandrie. Ces drames
se multiplient. Le 2 mars, à Islamabad, le ministre pakistanais
des Minorités, le chrétien Shahbaz Bhatti, a été tué; il était régulièrement
menacé car il soutenait un amendement à la disposition de la loi
pakistanaise sur le blasphème qui prévoit la peine de mort en cas
de blasphème et dénonçait les violences et intimidations contre la
minorité chrétienne. Le 4 mars, dans le village de Soul près du
Caire, lors des violences entre musulmans et chrétiens, provoquées
par une relation amoureuse entre un chrétien et une musulmane, les
pères des deux jeunes ont été tués; le lendemain, après les funérailles
du père de la jeune fille, un groupe de musulmans a mis le feu à
l’église du village. Le 8 mars, au Caire, de nouveaux affrontements
confessionnels entre chrétiens coptes et musulmans ont provoqué
13 morts et quelque 140 blessés.
14. Nous sommes profondément révoltés chaque fois que, dans le
monde, et aussi dans notre Europe des droits de l’homme, telle personne
ou telle communauté est accablée par le mépris et la haine qu’elle
subit au motif de ses croyances ou convictions et pour les avoir
manifestées. Mais aujourd’hui, il ne suffit pas d’analyser les événements
dramatiques qui régulièrement reviennent faire la une dans les médias;
il ne suffit pas d’en décortiquer les causes et de multiplier les
appels à la tolérance et au dialogue. Il faut s’engager fermement dans
un nouveau chemin, établir un nouveau paradigme du vivre ensemble
et en nourrir les consciences de nos peuples.
15. Chacun doit comprendre que nous sommes tous tenus non seulement
d’accepter l’existence de sensibilités diverses, mais de les respecter
lorsque celles-ci rencontrent la nôtre. Feindre l’indifférence est inapproprié;
se sentir menacés est une erreur; le repli identitaire est dangereux
et irresponsable; rejeter l’autre au nom d’une quelconque revendication
identitaire, voire le marginaliser ou pire encore l’agresser et
chercher son élimination, est tout simplement inacceptable.
16. Plusieurs facteurs contribuent à constituer les identités
individuelles et collectives. La religion n’est que l’un de ces
facteurs, mais lorsqu’elle intervient elle assume un rôle majeur.
Le rapport mondial de l’UNESCO Investir
dans la diversité culturelle et le dialogue interculturel (2009)
dénonce un phénomène de résurgence de la question des identités.
Ce rapport fait le constat suivant: «La culture et la religion peuvent
sembler intimement liées dans cette affirmation, souvent conflictuelle,
d’identités distinctes»; il rappelle aussi ce qui suit: «Alliées
au militantisme politique, les affiliations religieuses peuvent
être un marqueur puissant d’identité et une source potentielle de
conflits», et «les religions courent le risque d’être instrumentalisées
à d’autres fins, par exemple comme vecteurs de visées idéologiques,
politiques et/ou économiques».
17. A la menace de la confrontation et du conflit identitaire,
voire à la menace d’un «choc de civilisations», il faut répondre
par les armes d’une rencontre fructueuse entre cultures et entre
civilisations. Comme le Président de l’Assemblée l’a affirmé lors
de la dernière rencontre du Conseil de l’Europe sur la dimension religieuse
du dialogue interculturel (Ohrid, 13-14 septembre 2010), l’enjeu
n’est pas simplement la cohabitation, dans nos Etats et en Europe,
de religions et de cultures diverses, mais également la coexistence de
nos sociétés européennes avec celles du reste du monde.
18. Tous ceux qui se réclament d’une conviction – y compris non
religieuse – doivent être conscients qu’il est de leur responsabilité
d’encourager et de favoriser cette rencontre. L’importance que,
historiquement et sociologiquement, les religions ont en Europe
leur donne un rôle et une responsabilité tout à fait particuliers dans
la promotion et le développement d’une culture de compréhension
et de tolérance. Toutes les autorités religieuses devraient condamner
ouvertement et sans réserve l’intolérance, la discrimination, la
haine et la violence: la religion et la foi – de même que les convictions
laïques – ne sauraient ni admettre ni justifier des comportements
dictés par le mépris de l’autre, et nous devons tous œuvrer pour
les éradiquer.
19. Au lieu d’insister sur ce qui nous sépare, en prenant le risque
d’engendrer de plus en plus de sociétés parallèles, il faut bâtir
sur ce qui nous unit. Notre objectif à tous doit être une société
ouverte et tolérante, fondée sur une éthique du respect de l’autre
et donc capable d’accueillir tous ceux qui partagent cette éthique; une
société dans laquelle chaque personne aura non seulement le droit
mais également la possibilité réelle de pratiquer et de vivre d’après
ses convictions en respectant l’Etat de droit et en respectant ceux
qui ont une autre approche, qu’elle soit religieuse ou laïque.
20. A cet égard, je suis fermement convaincue que les valeurs
fondamentales du Conseil de l’Europe peuvent et doivent être le
ciment qui nous unit. Le droit à la liberté de pensée, de conscience
et de religion est l’une de ces valeurs et nous devons sauvegarder
ce droit de manière effective. En même temps, la liberté de religion
des uns ne peut s’affirmer contre la liberté de religion des autres,
ni contre la liberté de pensée et de conscience de ceux qui adhèrent
à des visions non religieuses du monde. Elle ne peut non plus servir
de prétexte pour justifier des atteintes à d’autres valeurs fondamentales.
Ces messages sont ceux que l’Assemblée a donnés à maintes reprises.
21. Ainsi, déjà dans sa
Recommandation
1396 (1999) «Religion et démocratie», l’Assemblée avait
souligné l’importance non seulement de garantir, pour tous les citoyens,
la liberté de conscience et d’expression religieuse dans le cadre
des conditions énoncées dans la Convention européenne des droits
de l’homme, mais aussi de «protéger le pluralisme religieux» et
de «condamner toute tentative de fomenter des conflits intra- et interreligieux».
22. Dans sa
Résolution
1510 (2006) sur la liberté d’expression et le respect
des croyances religieuses, l’Assemblée a rappelé que «les discours
incitant à la haine à l’encontre de quelque groupe religieux que
ce soit ne sont pas compatibles avec les droits et libertés fondamentaux
garantis par la Convention européenne des droits de l’homme»; et
elle a affirmé «sa volonté de faire en sorte que la diversité culturelle
devienne une source d’enrichissement mutuel et non de tension, grâce
à un véritable dialogue ouvert entre les cultures, fondé sur la
compréhension et le respect mutuels».
23. Dans la même résolution, l’Assemblée a indiqué à cet égard
un objectif général: «préserver la diversité au sein de sociétés
ouvertes et inclusives, fondées sur les droits de l’homme, la démocratie
et la prééminence du droit»; et elle a demandé d’encourager «le
dialogue interculturel et interreligieux fondé sur les droits de l’homme
universels, (…) visant à promouvoir la tolérance, la confiance et
la compréhension mutuelle, qui sont essentielles à l’édification
de sociétés solidaires et à la consolidation de la paix et de la
sécurité au niveau international».
24. En s’appuyant sur les travaux précédents de l’Assemblée, la
finalité du présent rapport devrait donc être d’approfondir la réflexion
commune sur comment nous pouvons nous mettre tous à l’unisson pour
atteindre l’objectif d’une garantie effective des valeurs qui constituent
le socle commun des démocraties européennes.
25. En effet, comme l’Assemblée l’a récemment rappelé dans sa
Résolution 1743 (2010) «Islam,
islamisme et islamophobie en Europe», les trois religions monothéistes
«partagent les mêmes racines historiques et culturelles, et reconnaissent
les mêmes valeurs fondamentales, notamment l’importance primordiale
de la vie et de la dignité humaines, la capacité et la liberté d’exprimer
ses pensées, le respect d’autrui et de la propriété d’autrui, l’importance
de l’aide sociale. Ces valeurs ont trouvé un écho dans les philosophies
européennes et ont été insérées dans la Convention européenne des
droits de l’homme». Il s’agit maintenant de réfléchir sur la contribution
que ces religions apportent et pourront encore apporter à la promotion
et à la protection effective de ces valeurs, ainsi que sur la possibilité
de travailler ensemble de manière plus fructueuse et efficace dans ce
but.
26. La complexité de la problématique appelle une analyse approfondie
de divers aspects. Tout d’abord, il me semble nécessaire d’examiner
la situation des religions en Europe. Ainsi, le rapport fait état
de manière sommaire de la diversité religieuse qui existe sur notre
continent – voire du caractère multiculturel et de la pluralité
religieuse dans les sociétés européennes d’aujourd’hui – et souligne
(à nouveau) l’apport des traditions religieuses monothéistes – chrétienne,
juive et musulmane – à la culture européenne. Il présente aussi
les diverses approches en matière de relations entre Etat et religions,
ainsi que la typologie des réglementations qui régissent ces relations.
27. Un aspect crucial est celui de la reconnaissance de la liberté
de religion comme droit fondamental, dans sa double dimension individuelle
et collective. Le rapport contient donc un excursus de la jurisprudence
de la Cour européenne des droits de l’homme sur le droit à la liberté
de religion ainsi que de pensée et de conscience, que la Cour a
considéré comme un pilier d’une «société démocratique» et comme
élément essentiel pour la définition de l’identité personnelle des
croyants, mais dont la jurisprudence trace aussi les limites.
28. Enfin, le rapport explore la question de la contribution des
religions à la promotion et à la mise en œuvre effective des valeurs
fondamentales qui sont le patrimoine commun des peuples européens,
en s’appuyant sur la reconnaissance par toutes les convictions religieuses
de la dignité de l’homme (égale dignité de tous sans discriminations);
le rapport aborde dans ce contexte le dialogue entre les religions
comme un outil possible pour développer une «culture d’ouverture
et de l’accueil de l’autre», et pour édifier ensemble une société cohésive.
Les conclusions tirées sur la base de cette analyse dégagent quelques
pistes de réflexion et proposent des actions concrètes pour atteindre
ce but.
2. La place des religions dans les Etats
européens
29. L’Assemblée a déjà constaté l’importance du fait
religieux dans la société européenne. Cette importance relève de
la présence historique de certaines religions depuis des siècles
sur notre continent et de leur influence dans l’histoire européenne
.
L’Assemblée a également souligné la contribution que non seulement le
christianisme, mais aussi le judaïsme et l’islam ont apportée à
la culture et à la civilisation européennes
.
30. En regardant les évolutions de ce phénomène religieux sur
notre continent, on peut observer que les institutions religieuses
ont perdu progressivement leur emprise sur les institutions de l’Etat
et sur la société en général; mais on peut aussi noter que l’Europe
est aujourd’hui riche d’une réalité plurielle de croyances et d’Eglises
et que les religions, malgré leur déclin depuis la fin de la seconde
guerre mondiale et la sécularisation de nos sociétés, continuent
d’y avoir une place importante; elles jouent un rôle significatif
pour des millions de citoyens européens dans tous nos Etats, ce
qui amène ces derniers à fixer un cadre normatif pour leurs relations
avec les diverses communautés religieuses.
2.1. Religions et sociétés européennes
2.1.1. Les religions dans l’Europe d’aujourd’hui
31. Nombre de spécialistes considèrent que notre continent
est profondément marqué par une forme de crépuscule des croyances,
de l’appartenance et des pratiques religieuses
.
Les liens entre les groupes religieux et leurs membres ont été profondément
modifiés et l’influence des institutions religieuses sur ces derniers
est également en régression.
32. Les données résultant des enquêtes européennes montrent «la
désaffiliation des Européens par rapport au religieux institutionnel»
, même si leur majorité
s’identifie encore à l’une ou l’autre des Eglises chrétiennes
.
33. Les prescriptions religieuses ont perdu leur évidence sociale,
notamment dans le domaine de la morale. Il y a une désaffection
par rapport aux pratiques régulières – messes ou cultes hebdomadaires
– remplacées dans certains cas par des rassemblements ponctuels
de grande intensité
. Par ailleurs, les croyances n’échappent
pas à l’individualisme ambiant: elles sont marquées par la subjectivité
et le pluralisme. L’offre religieuse est désormais diversifiée et
les modes de croire se diversifient également à l’intérieur de chaque religion
. Il y a néanmoins
aussi le constat d’une religiosité plus forte au sein des religions
minoritaires, notamment juive et musulmane, et d’un ressaisissement
interne chez les chrétiens.
35. On peut classer les pays d’Europe occidentale en trois groupes:
les pays de tradition catholique (notamment Autriche, Belgique,
Espagne, France, Irlande, Italie, Portugal); les pays de tradition
protestante (notamment Danemark, Finlande, Suède) et les pays mixtes
(notamment Allemagne, Pays-Bas, Royaume-Uni).
36. La forte religiosité de l’Irlande est l’héritage de l’association
entre le catholicisme et la défense de l’identité irlandaise face
à la domination d’une Angleterre protestante. C’est aux Pays-Bas,
où la libéralisation des mœurs a été la plus poussée, que l’appartenance
religieuse est la plus faible, mais c’est là aussi que la religiosité
hors institutions est la plus développée. Ce n’est pas un hasard
si, parmi les pays catholiques, la France et la Belgique, qui ont
édifié une laïcité forte, sont aujourd’hui parmi les moins religieux,
résultat d’un passé très conflictuel. En Allemagne, où catholicisme
et protestantisme étaient en concurrence, une certaine vitalité
religieuse s’est maintenue dans les régions de l’ouest du pays,
où les Eglises d’esprit luthérien bénéficiaient d’une place importante
dans la société et d’une reconnaissance sociale; par contre, l’est
du pays est devenu la partie la moins religieuse de toute l’Europe.
Dans les pays luthériens du nord de l’Europe, l’appartenance religieuse
est restée très élevée, mais le statut de religion d’Etat a pu conduire
à un évidement religieux interne, surtout en Suède, où la pratique
et les croyances sont les plus basses d’Europe occidentale. Quant
au Royaume-Uni, il figure parmi les moins religieux, comme les autres
pays d’Europe les plus anciennement industrialisés.
37. En Europe de l’Est il existe une forte religiosité dans les
pays catholiques (Pologne, Croatie, République slovaque, Lituanie,
Slovénie dans une certaine mesure), une religiosité moyenne (Lettonie,
Hongrie) ou faible (République tchèque) dans les pays «mixtes» et
une religiosité plus faible encore dans les pays de tradition luthérienne
(ex-Allemagne de l’Est, Estonie). Dans les pays orthodoxes, on trouve
un fort contraste entre la très religieuse Roumanie, la moins religieuse
Bulgarie et la peu religieuse Russie. Etonnamment, après des décennies
de communisme, la proportion des «athées convaincus» y est très
faible (8 % en Russie et en République tchèque, 6 % en Estonie et
en Bulgarie et moins ailleurs), sauf en Allemagne de l’Est (20 %)
où la déchristianisation est un phénomène ancien.
38. Il existe également une très forte religiosité en Turquie,
où 51,3 % des personnes interrogées se déclarent «religieuses»,
47,9 % «très religieuses» et seulement 0,8 % se considèrent comme
«non religieuses».
39. On constate également des différences marquées entre les diverses
nationalités dans les réponses à la question de la participation
aux services religieux (à l’exclusion des événements familiaux comme
les mariages, les baptêmes et les funérailles). En Europe occidentale,
y compris en Allemagne, 25 % des personnes déclarant une appartenance
religieuse indiquent qu’elles assistent à au moins un service religieux par
semaine; 50 % assistent à un service religieux au maximum quatre
fois par an. Les Italiens sont une exception parmi les Européens
de l’Ouest, avec près de 40 % des personnes interrogées qui fréquentent
un service religieux au moins une fois par semaine. En Suède et
au Danemark, environ 50 % des personnes interrogées indiquent qu’elles
n’assistent presque jamais à un service religieux. La participation
religieuse est plus forte en Europe centrale: près de 40 % des personnes
interrogées, voire 60 % en Pologne, déclarent assister à un service
au moins une fois par semaine.
40. En Turquie, la prière en privé est considérée comme plus importante
que la pratique de la religion en public; 65 % des hommes déclarent
cependant participer chaque semaine à la prière du vendredi contre
11 % des femmes.
2.1.2. Le poids de l’histoire
41. En Europe, la place assignée aux confessions religieuses
dans la société, le rôle qu’elles y jouent ainsi que leur régime
juridique sont intimement liés à l’histoire des institutions des
Etats européens.
42. Dans l’Europe du Moyen Age, l’Eglise catholique est l’élément
pivot de la société et de la civilisation occidentales. Le grand
schisme d’Occident, la Réforme et la diffusion des idées de la philosophie
des Lumières réduisent le pouvoir des autorités religieuses et facilitent
l’émergence d’un principe de subordination de la religion au prince.
43. L’Eglise catholique n’a pas accepté cette prédominance de
l’Etat et a revendiqué l’autonomie et la séparation en tant que
société parfaite et complète égale à l’Etat, et non pas comme association
ou groupement de personnes dans l’Etat. Les Eglises protestantes
ont été, quant à elles, intégrées dans l’appareil d’Etat et gouvernées
par le prince. Les Eglises orthodoxes ont préconisé des relations
harmonieuses entre foi et pouvoir appelées sumphônia,
«symphonie»; dans les faits, l’orthodoxie s’identifiera le plus
souvent à la cause nationale.
44. Le principe cuius regio eius religio (le
plus souvent assorti d’une instrumentalisation des institutions religieuses
au profit du pouvoir politique), encore en vigueur dans de nombreux
Etats à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, est progressivement
rogné par les revendications à la liberté religieuse. Cette liberté
sera définitivement confirmée au XXe siècle, avec la Déclaration
universelle des droits de l’homme et la Convention européenne des
droits de l’homme.
45. Les religions dont les institutions ont été façonnées par
des cultures non européennes ont en règle générale des difficultés
pour s’intégrer dans le cadre fixé par les Etats européens. Les
communautés musulmanes sont au centre du débat: l’islam prend progressivement
sa place dans les droits des religions des Etats européens, mais
cette religion se heurte à des difficultés particulières.
46. Un problème majeur est lié à la difficulté des communautés
musulmanes à dégager de manière autonome une représentation remplissant
les critères fixés par les pouvoirs publics (garantie de durée, reconnaissance
de la légitimité de la représentation par les croyants, adhésion
aux valeurs communément reçues). Les pouvoirs publics sont ainsi
confrontés à une pluralité d’associations, de fédérations et de groupements
musulmans, alors que la représentation des communautés religieuses
chrétiennes et juives a été historiquement construite sur un mode
très centralisé. La volonté des pouvoirs publics d’avoir un interlocuteur unique
par religion ou par grande tradition religieuse ainsi que les carences
organisationnelles propres aux communautés musulmanes engendrent
des représentations artificielles. Leur autorité est le plus souvent limitée
dans la mesure où elle s’exerce sur des fédérations ou associations
incarnant des conceptions différentes de l’islam
.
47. Une seconde problématique réside dans la difficulté de distinguer
l’appartenance religieuse de l’appartenance ethnique
. Cette difficulté est en décalage
avec la tradition européenne marquée par une nette distinction entre
l’appartenance religieuse et la citoyenneté, entre les institutions
religieuses et les institutions publiques. Elle peut par ailleurs
entraîner des imprécisions pour tout ce qui concerne les attributions
de l’organe représentatif du culte musulman où le politique et l’administratif
l’emportent parfois sur le spirituel et le théologique.
2.2. Les statuts des confessions religieuses en Europe
48. Le système européen de régulation normative du religieux
comporte deux niveaux bien distincts. Le premier niveau s’applique
à la protection des convictions des particuliers pris individuellement
ou collectivement et vise à garantir les droits fondamentaux en
matière religieuse: liberté de conscience, liberté positive et négative
de religion, égalité et non-discrimination en matière religieuse,
droit d’association des croyants et neutralité en matière religieuse.
49. Le second niveau concerne les statuts ou régimes des cultes,
c’est-à-dire les modes d’organisation et de fonctionnement des groupements
religieux organisés. Les modes de relations entre les Etats et les
Eglises, les religions et, le cas échéant, les groupements de conception
philosophique (les humanistes) sont très diversifiés en Europe
.
Ils sont néanmoins encadrés par des principes communs et ont développé
des contenus communs.
2.2.1. Les principes communs
50. Le droit des religions en Europe a définitivement
rompu avec une conception fusionnelle de la citoyenneté et de l’appartenance
religieuse, de la nation et de la religion. La liberté de religion
comporte le droit d’adhérer à, d’exercer et de communiquer une religion
(ce qui suppose, le cas échéant, le droit à la protection des lieux
de culte), mais également le droit au refus de toute appartenance
religieuse et celui de quitter librement un groupement religieux
ou philosophique.
51. La «non-confessionnalité» de l’Etat et sa neutralité en matière
religieuse sont symétriques aux garanties de liberté de conscience
et de religion. L’Etat, fondé sur la seule volonté des citoyens,
ne subit aucun contrôle religieux.
52. Le principe d’autonomie (liberté d’autodétermination et d’organisation)
des cultes est une conséquence logique du principe de neutralité
de l’Etat et de la garantie de la liberté de religion. L’Etat non
confessionnel, et donc non théologien, n’est pas compétent pour
traiter des affaires internes aux confessions religieuses. Ce principe
a une valeur constitutionnelle dans de nombreux Etats membres de
l’Union européenne et relève de la loi, ou est défini par la jurisprudence
dans d’autres Etats.
53. La coopération entre l’Etat et les religions s’exerce dans
le cadre de la garantie de liberté de religion, de neutralité de
l’Etat et d’égalité entre les cultes. Les pouvoirs publics ne traitent
pas avec un groupement religieux en raison de ses positions doctrinales
ou théologiques, mais parce que la religion, facteur de civilisation,
est un élément important de la vie sociale. La coopération s’insère
dans la sphère plus large des liens qu’entretiennent les pouvoirs
publics avec les groupes sociaux. Elle est relative et graduée,
et correspond à l’importance numérique de la religion, à son ancienneté
sur le territoire national et surtout à la nature de ses activités.
2.2.2. Les composantes communes des statuts des cultes
54. Les statuts ou les législations des cultes des Etats
européens sont formés par un ensemble de mécanismes dont l’objectif
est de soutenir et d’organiser les confessions religieuses ainsi
que de favoriser la coopération et, le cas échéant, la coordination
entre les pouvoirs publics et les religions. Chaque Etat conserve une
très grande liberté quant à leur mise en œuvre.
55. Le soutien des pouvoirs publics est en Europe subordonné à
un socle de valeurs communes: les groupes intermédiaires acceptent
d’appartenir et de participer à la vie en société (refus du communautarisme); chaque
personne reste libre d’adhérer ou non à un groupe particulier; tous
les membres de la société sont égaux (principe de non-discrimination);
les groupements religieux favorisent la paix religieuse et apportent
leur contribution à la construction du lien social.
56. Le principe d’autonomie des confessions ou des communautés
religieuses est un des éléments pivots du droit des religions contemporain.
Il implique, d’une part, l’autonomie doctrinale, respectée dans
tous les Etats européens: les communautés religieuses ont le droit
de définir leur propre système de croyances sans aucune ingérence
de l’Etat. Il implique, d’autre part, la faculté d’auto-administration
et notamment la capacité de s’organiser en conformité avec leur
autocompréhension doctrinale et leurs droits ou discipline internes. Cette
règle s’applique partout en Europe, mais les différences nationales
sont parfois importantes.
57. Le principe d’autonomie fonde également le statut particulier
des institutions religieuses, qu’elles soient de droit public ou
de droit privé, et confère une base juridique à l’intervention des
autorités religieuses dans l’élaboration des programmes d’enseignement
religieux et dans la désignation des maîtres de religion, dans les
écoles et dans les facultés de théologie des universités publiques.
Il garantit enfin la liberté de formation des ministres du culte.
58. Le financement des cultes se rattache, d’une part, à la garantie
de liberté de religion et, d’autre part, au caractère d’intérêt
général que peuvent revêtir les activités religieuses. Les modes
de financement public des activités et des institutions religieuses
(rémunération des ministres du culte, assignation par le contribuable d’une
partie de l’impôt sur le revenu au profit de certaines confessions
religieuses, exonérations fiscales, impôts d’église collectés par
l’administration fiscale, subventions annuelles) se sont développés,
ou inversement ont périclité, au gré des rapprochements ou des séparations
entre l’Etat et les religions et des sécularisations des biens de
l’Eglise.
2.2.3. Les particularités nationales
59. Les droits nationaux des religions peuvent être classés
en cinq grandes catégories: le droit des Eglises nationales, le
droit des cultes reconnus, le droit conventionnel, le droit des
religions enregistrées et les systèmes sans régime de droit précis.
60. Les droits des Eglises nationales (Danemark, Finlande, Islande
et Norvège), de l’Eglise établie (Angleterre) et de l’Eglise prédominante
(Grèce) ont été instaurés par le pouvoir temporel à l’occasion de
la rupture entre les Eglises d’Orient et d’Occident (Grèce), de
la Réforme (Danemark) ou lors d’un conflit entre le prince et le
pape (îles Britanniques)
. Ils sont caractérisés par
un faible degré d’autonomie des confessions religieuses, par une
position institutionnelle privilégiée de l’unique religion établie
dans l’Etat et, à l’exception du Royaume-Uni, par un soutien économique
important de la part des pouvoirs publics. Ce modèle, fortement lié
à l’identité historique d’une nation, est mal adapté au pluralisme
religieux: les textes fondateurs ont été modifiés au fil des ans,
mais sans prendre substantiellement en compte la place des minorités
religieuses. La Suède a abandonné ce modèle depuis le 1er janvier
2000. Aucun des anciens pays communistes, y compris ceux sociologiquement
orthodoxes, ne l’a retenu après l’effondrement du bloc communiste.
61. Le régime des cultes reconnus ou cultes statutaires, qui émerge
dès le XVIIIe siècle, rompt avec le système d’Eglise d’Etat et,
par ricochet, avec l’Etat confessionnel. Il constitue une première
étape vers la reconnaissance institutionnelle du pluralisme religieux
et la prise en compte effective de la liberté d’exercice du culte
des religions minoritaires. Actuellement, ce régime, fixé en grande
partie par un droit unilatéral négocié, est caractérisé par la prise
en charge des besoins religieux par l’Etat (rémunération des ministres
du culte) et les collectivités territoriales (entretien des bâtiments
cultuels et des logements des ministres de la religion) ainsi que
par l’octroi d’un statut de droit public à certaines des institutions
des cultes reconnus
.
62. Le système de droit conventionnel – dont l’objectif est de
régler les relations Etat-religions par le biais d’accords – s’est
historiquement imposé dans les Etats catholiques. Initialement réservé
à l’Eglise catholique par le biais de «concordats» (traités relevant
du droit public international), il a été étendu, sous la forme de conventions
de droit public interne, aux minorités religieuses non catholiques
dès le début du XXe siècle en Allemagne et à la fin du XXe siècle
en Italie, en Espagne, au Luxembourg, au Portugal, en Hongrie et
en Pologne. Contrairement aux régimes d’Eglises nationales, les
systèmes de droit conventionnel (et dans une moindre mesure les
systèmes de cultes reconnus
)
ont instauré une architecture complexe de régulation normative des
confessions religieuses, avec plusieurs niveaux de soutien formant
une structure pyramidale
.
63. Les systèmes pyramidaux, dans leur quasi-totalité, comprennent
un droit des religions enregistrées
. Il
ne s’agit pas d’une «reconnaissance» de l’Etat, mais d’une possibilité
offerte aux groupements religieux d’acquérir une personnalité morale
adaptée aux buts poursuivis. Les «registres des entités religieuses»,
qui ont été créés au cours du dernier tiers du XXe siècle, correspondent
à la nécessité de mettre en œuvre le principe d’égalité en matière
religieuse – en traitant de manière semblable ce qui est semblable
et dissemblable ce qui est dissemblable – ou d’évoluer vers un régime
des cultes uniforme (soutien étatique identique pour toutes les
religions).
64. Nombre d’anciens pays communistes ont conservé, ou adopté
en le modifiant, le système pyramidal des relations Etat-religions.
D’autres, après avoir fait table rase du passé, ont préféré s’en
tenir à un régime cultuel de base, par définition égalitaire, dans
le respect de la liberté de religion. Cette organisation religieuse minimaliste,
qui ne repose pas sur un régime de droit précis, existe également
dans quelques rares Etats de l’Europe de l’Ouest (plus particulièrement
en France et aux Pays-Bas)
.
3. Le droit à la liberté de religion et de conviction
dans une société démocratique selon la jurisprudence de la Cour
européenne des droits de l’homme
65. L’article 9 de la Convention européenne des droits
de l’homme garantit la «liberté de pensée, de conscience et de religion»
; il s’applique à l’ensemble
des convictions (politiques, philosophiques, morales ou religieuses)
d’une personne et à sa manière d’appréhender sa vie personnelle
et sociale. La Cour a souligné à plusieurs reprises l’importance
de cette liberté, qui représente l’une des assises d’une «société démocratique»
au sens de la Convention. Les paragraphes qui suivent portent sur
la dimension religieuse de ce droit.
3.1. Signification et portée du droit à la liberté
de religion
66. Les organes de la Convention n’ont pas compétence
pour définir la «religion». Néanmoins, celle-ci doit être envisagée
dans un sens non restrictif: les croyances religieuses ne sauraient
se limiter aux «grandes» religions. Tous les groupements religieux
et leurs adeptes bénéficient d’une égale garantie au regard de la liberté
consacrée par l’article 9.
67. Cette liberté figure, dans sa dimension religieuse, parmi
les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de
leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux
pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents.
La liberté de religion implique, notamment, celle d’adhérer ou non
à une religion et celle de la pratiquer ou de ne pas la pratiquer
. Elle présente un double
aspect: interne et externe.
68. Sur le plan «interne», cette liberté est absolue. On a le
droit de choisir librement une religion, de changer de religion
(c’est-à-dire de se convertir) ou de n’avoir aucune religion. Les
convictions profondes qui se forgent dans le for intérieur de la
personne ne peuvent, en soi, porter atteinte à l’ordre public et
ne peuvent, par conséquent, faire l’objet de restrictions de la
part des autorités étatiques.
69. Sur le plan «externe», la liberté religieuse implique aussi
la liberté de «manifester sa religion» individuellement et en privé,
ou de manière collective, en public et dans le cercle de ceux dont
on partage la foi
. L’article 9 énumère les diverses formes
que peut prendre la manifestation d’une religion ou d’une conviction,
à savoir: le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement
des rites. Sur ce plan, la liberté en question n’est que relative:
l’article 9 ne protège pas n’importe quel comportement, pour peu
qu’il soit motivé par des considérations d’ordre religieux (ou philosophique)
.
70. La Cour a reconnu qu’une Eglise, ou l’organe ecclésial de
celle-ci, peut exercer au nom de ses fidèles la liberté de religion
et celle de la manifester. Dans l’arrêt rendu le 23 septembre 2010 dans
l’affaire
Obst c. Allemagne (Requête
no 425/03), la Cour rappelle que:
«44.
(…) les communautés religieuses existent traditionnellement et universellement
sous la forme de structures organisées et que, lorsque l’organisation
d’une telle communauté est en cause, l’article 9 doit s’interpréter
à la lumière de l’article 11 de la Convention qui protège la vie
associative contre toute ingérence injustifiée de l’Etat. En effet,
leur autonomie, indispensable au pluralisme dans une société démocratique,
se trouve au cœur même de la protection offerte par l’article 9.
La Cour rappelle en outre que, sauf dans des cas très exceptionnels,
le droit à la liberté de religion tel que l’entend la Convention exclut
toute appréciation de la part de l’Etat sur la légitimité des croyances
religieuses ou sur les modalités d’expression de celles-ci (Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC],
no 30985/96, paragraphes 62 et 78, CEDH 2000-XI)».
3.2. Etendue de la protection accordée à la liberté
de religion
72. Le respect des différentes convictions ou croyances
est une obligation première de l’Etat. Toute ingérence d’un Etat
dans l’exercice du droit à la liberté de religion doit être «nécessaire
dans une société démocratique». Cela signifie qu’elle doit répondre
à un «besoin social impérieux»
.
73. Dans l’exercice de son pouvoir de réglementation en la matière
et dans sa relation avec les divers religions, cultes et croyances,
l’Etat se doit d’être neutre et impartial; il y va du maintien du
pluralisme et du bon fonctionnement de la démocratie
.
Néanmoins, dans ce domaine délicat qu’est l’établissement de rapports entre
les communautés religieuses et l’Etat, ce dernier jouit en principe
d’une large marge d’appréciation
.
La Cour en délimite l’ampleur en tenant compte de la nécessité de
maintenir un véritable pluralisme religieux, inhérent à la notion
de société démocratique.
74. Selon la Cour, l’article 9 de la Convention ne peut guère
être conçu comme susceptible de diminuer le rôle d’une foi ou d’une
Eglise auxquelles adhère historiquement et culturellement la population
d’un pays défini
. Néanmoins,
le devoir de neutralité implique que, si un Etat établit un cadre
pour octroyer aux communautés religieuses la personnalité juridique
et un statut spécifique y associé, toutes les communautés religieuses
qui le souhaitent doivent avoir une possibilité adéquate de demander
ce statut et les critères établis doivent être appliqués de manière
non discriminatoire
.
75. En effet, l’article 14 de la Convention et l’article 1 du
Protocole no 12 (STE no 177) ne permettent pas à l’Etat de traiter
différemment des personnes dans des situations substantiellement
analogues, sans une justification objective et raisonnable. L’Etat
bénéficie d’une certaine marge d’appréciation lorsqu’il évalue si
et dans quelle mesure les différences qui existent justifient un
traitement différent, mais la différence de traitement doit poursuivre
une finalité légitime et respecter le critère d’une proportionnalité
raisonnable
.
76. De façon symétrique, il découle de la jurisprudence sur l’article 14
que, dans certaines circonstances, l’absence d’un traitement différencié
à l’égard de personnes placées dans des situations sensiblement différentes
peut emporter violation de cette disposition
.
Ainsi, la Cour ne néglige pas les particularités des diverses religions
(sur le plan dogmatique, rituel, organisationnel ou autre), lorsque
ces particularités peuvent avoir une signification essentielle dans
la solution du litige porté devant elle.
77. Dans une société démocratique, où plusieurs religions (voire
plusieurs branches d’une même religion) et convictions coexistent
au sein d’une même population, il est nécessaire d’assortir la liberté
de religion de limitations propres à concilier les intérêts des
divers groupes et à assurer le respect des convictions de chacun.
78. Par exemple, la Cour admet que la liberté religieuse comporte,
en principe, le droit d’essayer de convaincre son prochain; néanmoins,
«convaincre» n’inclut pas des comportements abusifs, se caractérisant notamment
par des pressions inacceptables et un véritable harcèlement; celui-ci
ne saurait être protégé par la Convention.
79. Des questions délicates se posent lorsqu’il s’agit de réconcilier
la liberté de religion et la liberté d’expression protégée par l’article
10 de la Convention. Les croyants doivent tolérer et accepter que
d’autres puissent rejeter leurs croyances religieuses et même la
propagation par autrui de doctrines hostiles à leur foi
.
80. Cependant, dans des cas extrêmes, le recours à des méthodes
particulières d’opposition à des croyances religieuses ou de dénigrement
de celles-ci peut aboutir à dissuader ceux qui les ont d’exercer
leur liberté de les avoir et de les exprimer. L’Etat a la responsabilité
d’empêcher ces comportements abusifs et d’assurer aux croyants la
paisible jouissance du droit garanti par l’article 9. Ainsi, il
peut estimer nécessaire de prendre des mesures pour réprimer certaines
formes de comportement, y compris la communication d’informations
et d’idées jugées incompatibles avec le respect de la liberté de
pensée, de conscience et de religion d’autrui
.
81. A cet égard, la Cour a précisé que l’Etat a l’obligation d’éviter,
autant que faire se peut, des expressions qui sont gratuitement
offensantes pour autrui et ne contribuent à aucune forme de débat
public capable de favoriser le progrès dans les affaires du genre
humain. Elle a admis que le respect des sentiments religieux des
croyants (chrétiens) avait été violé par des représentations provocatrices
d’objets de vénération religieuse, car ces représentations pouvaient
passer pour une violation malveillante de l’esprit de tolérance,
qui doit aussi caractériser une société démocratique
.
82. Dans le même sens, la Cour a fait la distinction entre «des
propos qui heurtent ou qui choquent, ou une opinion provocatrice»
et «une attaque injurieuse contre la personne du prophète de l’islam»
face à laquelle les croyants (musulmans) «peuvent légitimement se
sentir attaqués de manière injustifiée et offensante»
.
83. Enfin, la Cour a rejeté la requête du dirigeant d’une secte
islamiste condamné pour incitation au crime et à la haine religieuse
par voie de publication de ses propos dans la presse. Elle a estimé
que, compte tenu du contenu et de la tonalité violente des propos
du requérant, il s’agissait d’un discours de haine faisant l’apologie
de la violence et étant par conséquent incompatible avec les valeurs
fondamentales de justice et de paix qu’exprime le Préambule à la
Convention
.
4. La dimension religieuse du dialogue interculturel
et la promotion des valeurs fondamentales du Conseil de l’Europe
4.1. Les travaux du Conseil de l’Europe
4.1.1. Le développement progressif d’une approche intégrant
la dimension religieuse dans le dialogue interculturel
84. En plus des activités statutaires relatives à la
Convention européenne des droits de l’homme et à la jurisprudence
de la Cour
, aux rapports
de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI)
ou de la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission
de Venise), le Comité des Ministres et les secteurs intergouvernementaux,
ainsi que le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe,
ont développé, notamment depuis le début des années 2000, plusieurs
initiatives spécifiques à forte visibilité et une série d’actions
concrètes et de programmes de longue durée en faveur du dialogue
interculturel, y compris sa dimension religieuse.
85. Dans le cadre du «Dialogue du Commissaire aux droits de l’homme
du Conseil de l’Europe avec les communautés religieuses», cinq séminaires
ont été organisés entre 2000 et 2006 à l’initiative du premier commissaire,
Alvaro Gil-Robles. Dans l’avant-propos de la publication de 2006
qui rend compte de ce «dialogue», Alvaro Gil-Robles souligne la
responsabilité des responsables religieux «d’enseigner et de promouvoir
la grandeur et la dignité de la personne pour dépasser les divisions
et favoriser l’amitié réciproque et le respect entre les peuples».
86. Après la Conférence ministérielle de Faro en octobre 2005
(et l’adoption de la stratégie pour le développement du dialogue
interculturel), le 3e Forum interculturel à Bucarest (mars 2006)
et le Colloque sur le dialogue interculturel et interreligieux de
Nijni Novgorod (septembre 2006), la Conférence européenne sur «La
dimension religieuse du dialogue interculturel» de Saint-Marin en
avril 2007 a ouvert une nouvelle phase, avec le lancement des rencontres
annuelles du Conseil de l’Europe sur la dimension religieuse du
dialogue interculturel organisées par le Comité des Ministres, dont
la dernière s’est tenue à Ohrid en octobre 2010.
87. Le Livre blanc sur le dialogue interculturel «Vivre ensemble
dans l’égale dignité» est en quelque sorte l’aboutissement de l’approche
qui tend à traiter la dimension religieuse de manière intégrée.
Lancé par les ministres des Affaires étrangères du Conseil de l’Europe
lors de leur 118e session ministérielle (Strasbourg, 7 mai 2008),
le Livre blanc défend l’idée que la démarche interculturelle offre
un modèle de gestion de la diversité culturelle ouvert sur l’avenir;
il affirme que la construction d’une identité européenne repose
sur des valeurs fondamentales partagées, le respect du patrimoine
commun et la diversité culturelle, ainsi que sur le respect de la
dignité de chaque individu. Un chapitre consacré à la dimension
religieuse souligne la nécessité d’un dialogue entre les communautés
religieuses et les autorités publiques, et en même temps le besoin
de développer le dialogue entre les communautés religieuses elles-mêmes.
4.1.2. Autres actions du secteur intergouvernemental
88. Des programmes d’action du Conseil de l’Europe, en
particulier axés sur l’éducation à la citoyenneté démocratique,
la formation des enseignants à l’apprentissage interculturel et
à l’enseignement de l’histoire, ainsi que sur les relations entre
communautés, comprennent désormais un volet sur l’éducation au fait religieux.
Dans le cadre du projet du Conseil de l’Europe «Le nouveau défi
de l’éducation interculturelle: diversité religieuse et dialogue
en Europe», la Conférence sur la dimension religieuse de l’éducation interculturelle,
tenue à Oslo en juin 2004, a exploré les enjeux de l’application
de la dimension religieuse de l’éducation interculturelle à l’école,
et le rôle et les responsabilités des décideurs et professionnels
de terrain. Les résultats de cette conférence sont publiés sous
le même titre dans un ouvrage paru en janvier 2005.
89. L’ECRI, dans sa Recommandation de politique générale no 10
«Lutter contre le racisme et la discrimination raciale dans et à
travers l’éducation scolaire» (de 2007) demande aux Etats de veiller
à ce que les élèves bénéficient d’un enseignement du fait religieux
qui fasse preuve de la neutralité scientifique nécessaire à toute
fonction éducative, en s’assurant, au cas où les écoles publiques
fournissent une éducation religieuse de nature confessionnelle,
que soient mises en place des procédures faciles d’exemption pour
les élèves dont la dispense est sollicitée. La Recommandation Rec(2008)12
du Comité des Ministres porte également sur la dimension des religions
et des convictions non religieuses dans l’éducation interculturelle.
La Charte du Conseil de l’Europe sur l’éducation à la citoyenneté
démocratique et l’éducation aux droits de l’homme, que le Comité
des Ministres a adoptée le 11 mai 2010, ne mentionne pas spécifiquement
le rôle des religions, mais suit l’approche intégrée à la question
du dialogue interculturel tracée par le Livre blanc.
90. Dans le cadre des actions du Centre européen pour l’interdépendance
et la solidarité mondiales (le Centre Nord-Sud), le Forum de Lisbonne
2010, a été consacré au thème
«Libertés d’expression, de conscience et de religion»; ses conclusions
ont souligné que le dialogue interreligieux, en tant qu’élément essentiel
du dialogue interculturel, se situe pleinement dans la quête du
respect et de la connaissance de l’autre qui doit animer les sociétés
démocratiques.
91. Dans le secteur jeunesse du Conseil de l’Europe, des rencontres
sont régulièrement organisées avec des interlocuteurs venant des
différentes religions, ou avec des fédérations œcuméniques comme
le Conseil œcuménique de la jeunesse en Europe (COJE), avec qui
un séminaire est prévu en décembre 2011 sur «Sécularisme et religions:
travailler ensemble pour une Europe commune».
92. En conclusion, la progression vers une meilleure prise en
compte de la dimension religieuse du dialogue interculturel peut
être mesurée en comparant la Déclaration du Comité des Ministres
sur la diversité culturelle du 7 décembre 2000, qui ne mentionne
pas le rôle des religions, à la Déclaration sur la liberté religieuse
du 21 janvier 2011, où le Comité des Ministres affirme qu’«il ne
peut y avoir de société démocratique fondée sur la compréhension
et la tolérance sans respect de la liberté de pensée, de conscience
et de religion. La jouissance de cette liberté est une condition
nécessaire pour vivre ensemble.»
4.2. Les religions, le dialogue interreligieux et la
défense active des valeurs fondamentales par les institutions et
communautés religieuses
4.2.1. La reconnaissance de l’égale dignité de toute
personne: un point de départ commun
93. En avril 2001, la Conférence des Eglises européennes
et le Conseil des Conférences épiscopales d’Europe ont adopté conjointement
une
Charta Oecumenica . Dans son prologue,
les Eglises chrétiennes prennent la position suivante: «(…) nous
voulons, avec l’Evangile, nous engager pour la dignité de la personne humaine
comme image de Dieu (…).» Lors de l’audition de la commission de
la culture, de la science et de l’éducation du 18 février 2011,
Mgr Aldo Giordano a rappelé ceci: «La racine des droits de l’homme
doit être recherchée dans la dignité de la personne humaine qui
appartient à chaque être humain.»
94. M. Abdulaziz Othman Altwaijri, dans son essai
Les droits de l’homme à la lumière des préceptes
de l’islam ,
rappelle que pour l’islam tous les hommes naissent égaux
et
affirme que le respect total et inconditionnel de la dignité humaine
reste le principe constant sous-jacent de l’enseignement islamique.
Dans une très récente interview, Hassen Chalghoumi, imam de la mosquée
de Drancy, a affirmé vouloir montrer par son dernier livre –
Pour un islam de France – «la possibilité
d’un islam républicain, qui partage les mêmes valeurs que celles
de la France. Avec l’homme au centre de la religion (…)»
.
95. Dans son intervention devant la commission de la culture,
de la science et de l’éducation, lors de l’audition du 18 février
2011, le grand rabbin Alain Goldmann s’est référé au conflit israélo-palestinien
et à l’augmentation des violences antisémites et racistes souvent
liées à ce conflit pour souligner: «(…) nous nous efforçons d’en
dénoncer constamment toutes les violations du respect de la dignité
humaine.» Il a ensuite évoqué un texte de la littérature rabbinique
qui mentionne les sept qualités essentielles pour honorer Dieu:
«la foi, la droiture, la justice, l’amour, la miséricorde, la fidélité
et la paix» (Aboth de Rabbi Nathan, chapitre 37).
96. La liste des textes issus des communautés religieuses, ainsi
que des prises de positions plus anciennes ou récentes qui vont
dans le même sens, pourrait se rallonger sur plusieurs pages tout
en restant largement incomplète. En synthèse, comme les participants
au séminaire «Droits de l’homme, culture et religion: convergence
ou divergence?» (Louvain-la-Neuve, décembre 2002) l’ont affirmé,
«la tolérance, avec le respect et l’amour du prochain auxquels elle
peut conduire, est inscrite au cœur des religions monothéistes,
offrant dès lors un espace important pour la réalisation des droits
de l’homme».
97. Cette affirmation rend encore plus douloureux le constat que
cela n’a pas évité des siècles dominés par les guerres de religions,
ni n’empêche aujourd’hui l’intolérance, la discrimination, la haine,
la violence, au sein même de nos sociétés européennes, et les tragédies
humaines découlant des conflits et du terrorisme faussement fondés
sur la religion, véritables plaies de notre temps. Néanmoins, il
ne faut pas oublier que des témoignages émouvants de solidarité
entre personnes de fois différentes ont eu lieu dans des périodes sombres
de notre histoire récente, par exemple l’aide courageuse de l’église
orthodoxe bulgare aux juifs qui a été évoquée durant l’audition
du 18 février 2011.
4.2.2. Le dialogue interreligieux et le dialogue entre
religions et autres convictions: un outil de réconciliation et de
promotion des valeurs fondamentales
98. Pour exemplifier les ouvertures vers un dialogue
constructif entre les Eglises et les communautés religieuses, il
me semble utile de me référer à nouveau à la Charta
Oecumenica. Dans le prologue de cette charte, on déclare:
«Sur notre continent européen, de l’Atlantique à l’Oural, du cap
Nord à la Méditerranée, marqué plus que jamais par une pluralité
culturelle, nous voulons, (…) comme Eglises, contribuer à la réconciliation
des peuples et des cultures. C’est dans ce sens que nous adoptons
cette charte comme engagement commun au dialogue et à la collaboration.»
Plus loin dans le texte, au chapitre III, section 8 (Réconcilier
les peuples et les cultures), on peut lire: «Nous considérons comme
une richesse de l’Europe la diversité des traditions régionales,
nationales, culturelles et religieuses. Face au grand nombre de
conflits, il est de la mission des Eglises de contribuer ensemble
au service de la réconciliation des peuples et des cultures. Nous
savons que la paix entre les Eglises est également, pour cela, un
présupposé important.»
99. Cette volonté de réconciliation et de dialogue se concrétise
dans une série d’engagements, parmi lesquels:
- au chapitre II, section 4 (Agir ensemble), l’engagement
d’«aider à réduire (…) les incompréhensions et les préjugés entre
les Eglises majoritaires et minoritaires»;
- au chapitre III, section 7 (Prendre notre part à la construction
de l’Europe), l’engagement «pour une Europe humaine et sociale,
dans laquelle s’imposent les droits de l’homme et les valeurs fondamentales de
la paix, de la justice, de la liberté, de la tolérance, de la participation
et de la solidarité»;
- dans la même section 7, l’engagement de «défendre les
valeurs fondamentales contre toutes les atteintes»; et de «[s’]opposer
à toute tentative d’abuser de la religion et de l’Eglise à des fins
ethniques et nationalistes».
100. Je noterai enfin que trois sections (10 à 12) sont dédiées
respectivement aux thèmes suivants: «Approfondir la communion avec
le judaïsme»; «Cultiver des relations avec l’islam» et «Rencontre
avec d’autres religions et idéologies». A ce dernier égard, il est
indiqué: «La pluralité des convictions religieuses et idéologiques
et des formes de vie est devenue une caractéristique de la culture
européenne», et l’engagement est suivant est pris: «(…) reconnaître
la liberté de religion et de conscience de ces hommes et de ces communautés
et (…) nous porter garants pour qu’individuellement et collectivement,
en privé et en public, ils puissent pratiquer leur religion et leur
conception du monde dans le cadre du droit en vigueur (…).»
101. Il importe de citer également la Déclaration islamique universelle
des droits de l’homme promulguée à Paris le 19 septembre 1981 au
cours d’une réunion de l’UNESCO. L’article 12 sur le droit à la
liberté de croyance, de pensée et de parole, stipule au paragraphe e: «Personne ne doit mépriser ni
ridiculiser les convictions religieuses d’autres individus ni encourager
l’hostilité publique à leur encontre. Le respect des sentiments
religieux des autres est une obligation pour tous les musulmans.»
L’article 13 portant sur le droit à la liberté religieuse stipule:
«Toute personne a droit à la liberté de conscience et de culte conformément
à ses convictions religieuses.»
102. L’ouverture au dialogue avec les convictions qui expriment
des visions immanentes du monde me semble très importante. Si les
religions peuvent avoir un rôle premier dans la promotion des droits
de l’homme et leur mise en œuvre, la reconnaissance de la centralité
de l’homme et du caractère universel et inviolable des droits fondamentaux
qui descendent de cette égale dignité est également un héritage
de la pensée humaniste, comme le mémorandum adressé par la Fédération
humaniste européenne à la commission de la culture, de la science
et de l’éducation à l’occasion de l’audition du 18 février 2011
le rappelle. Il est donc essentiel que l’on puisse trouver les modalités
de collaboration appropriées afin que tous puissent travailler ensemble
pour la promotion et la protection active des droits fondamentaux.
103. Je me suis réjouie d’entendre, durant l’audition du 18 février,
monseigneur Aldo Giordano indiquer que divers chantiers sont ouverts
pour travailler ensemble – au niveau œcuménique, interreligieux
et aussi avec des personnes non croyantes – pour la paix, la justice,
la sauvegarde de l’environnement, la défense des plus faibles (migrants,
Roms, enfants, personnes âgées, victimes de la traite des personnes…);
le grand rabbin Alain Goldmann rappeler la qualité et le nombre
des rencontres au plus haut niveau entre catholiques et juifs, et
les initiatives prônant l’amitié judéo-musulmane en France ainsi
que la mise en valeur des points de convergence entre les traditions
de l’islam et du judaïsme; le pasteur Claude Baty mentionner l’engagement de
la Fédération protestante de France aux côtés des organisations
chrétiennes dans le cadre de la campagne «Ne laissons pas fragiliser
le droit de l’étranger» et ajouter qu’il s’agit de faire respecter
la dignité des personnes, quel que soit leur statut.
104. Cela m’amène à une dernière considération: le dialogue ne
saurait être effectif que s’il ne se limite pas au niveau institutionnel
et aux rencontres de hauts dignitaires et d’experts. Il est important,
me semble-t-il, que ce dialogue se développe au niveau des groupes
de fidèles et des associations religieuses dans les villes et les
régions de tous nos pays pour devenir action concrète. Dans ce contexte,
la notion de dialogue ne saurait se réduire à de simples échanges
de points de vue; elle demande également la mise en place d’une collaboration
sincère et fructueuse entre les différentes parties engagées.
5. Conclusions: promouvoir le dialogue et développer
une culture pluraliste et ouverte pour édifier ensemble des sociétés
cohésives
105. Il serait prétentieux de vouloir tirer des conclusions
exhaustives ou définitives sur un sujet tellement vaste et complexe.
Néanmoins, l’analyse faite dans le rapport ainsi que les débats
qui ont eu lieu lors de l’audition de Paris du 18 février 2011 me
semblent:
- rappeler que la diversité
culturelle est une valeur européenne essentielle;
- confirmer le caractère essentiel de la liberté de pensée,
de conscience et de religion, comme pilier de toute société démocratique;
- donner un sens profond à la dimension religieuse du dialogue
interculturel et souligner la nécessité du dialogue entre les religions,
ainsi que du dialogue entre les religions et les convictions non
religieuses, pour le développement, en Europe et dans le monde,
de sociétés pluralistes, ouvertes et cohésives;
- orienter notre réflexion quant à la manière d’encourager
et soutenir la dimension religieuse du dialogue interculturel aux
plans local, national, européen et global.
106. A plusieurs reprises et tout récemment encore, l’Assemblée
a condamné fermement la discrimination religieuse et les extrémismes
religieux, ainsi que les violences et les attaques terroristes perpétrées
au nom de la religion. Aucune conviction, religieuse ou non, ne
saurait cautionner des actes de haine et de violence.
107. Les «religions du Livre» envoient un message de paix lorsqu’elles
rappellent que la foi dans le Dieu unique implique l’accueil de
l’Autre, la solidarité et la reconnaissance de l’égale dignité de
tous les êtres humains. Pour Alvaro Gil-Robles, «la compréhension
et la coopération entre les grandes religions présentes sur notre
continent et leur engagement commun en faveur de la paix et du rejet
de toute violence sont en mesure de contribuer à l’édification d’une
société internationale capable de rechercher la tranquillité de
l’ordre dans la justice et dans la liberté.»
Néanmoins, il faut encore
que cela se concrétise, partout et sans exceptions.
108. La consultation qui a précédé l’élaboration du Livre blanc
sur le dialogue interculturel a montré que les aspirations des communautés
religieuses et les priorités du Conseil de l’Europe se recoupent
largement: droits de l’homme, citoyenneté démocratique, primauté
du droit, paix, dialogue, éducation, solidarité et justice sociale.
Il existe aussi un consensus sur la responsabilité des communautés
religieuses de contribuer, par le dialogue interreligieux, au renforcement
de la compréhension entre les différentes cultures. Dès lors, les institutions
religieuses devraient prendre des positions claires contre les dérives
communautaristes et les tendances extrémistes, et dénoncer ouvertement
toute forme de discrimination et de violence opérée par les membres
d’une communauté contre ceux d’une autre.
109. Tous les Etats – en Europe bien entendu, mais ailleurs aussi
– ont le rôle indispensable et le devoir de mettre en place les
conditions nécessaires au pluralisme religieux. La liberté de pensée,
de conscience et de religion, telle que garantie par l’article 9
de la Convention européenne des droits de l’homme, est un droit inaliénable,
l’une des assises d’une «société démocratique», l’un des éléments
les plus essentiels de l’identité de toute personne: croyants, mais
aussi athées, agnostiques, sceptiques ou indifférents.
110. Les Etats sont tenus d’assurer le respect effectif de cette
liberté. Le rapport fait état de la diversité des régimes concernant
les relations Etat-religions en Europe. En théorie, aucun de ces
régimes n’est juridiquement inconciliable avec les principes découlant
du droit à la liberté de religion. Toutefois, en pratique, un culte
minoritaire ou non reconnu peut se trouver dans une situation de
net désavantage par rapport aux cultes reconnus. Les Etats doivent
donc veiller à ce que toutes les communautés religieuses qui acceptent
les valeurs fondamentales communes puissent bénéficier de statuts
juridiques similaires et que le soutien privilégié accordé à certaines
religions ne devienne pas, dans les faits, disproportionné et discriminatoire.
111. Aussi, les Etats doivent réconcilier les droits des communautés
religieuses avec la nécessité de faire également place aux convictions
humanistes qui adhèrent à ces mêmes valeurs fondamentales. L’article
9 a entre autres pour but d’éviter des discriminations entre les
convictions religieuses et les autres.
112. Il est nécessaire de développer un partenariat dynamique et
fructueux entre les institutions publiques, les communautés religieuses
et les groupements s’inspirant d’une vision non religieuse. La reconnaissance par
les diverses confessions religieuses et par les convictions humanistes
de la dignité humaine comme un bien essentiel et universel (et donc
inhérent à chaque personne sans exception possible) peut constituer
le point de départ commun.
113. Aux niveaux local et national, des rencontres plus ou moins
régulières sont organisées dans le cadre du dialogue interreligieux.
Les autorités publiques aux niveaux local et national devraient
encourager de telles initiatives ainsi que les projets collaboratifs
(y compris avec les associations humanistes) qui résultent de ce dialogue
et visent à consolider les liens sociaux, à travers, par exemple,
la promotion d’une solidarité intercommunautaire ou l’attention
vers les personnes les plus vulnérables et la lutte contre les discriminations. Sous
réserve du respect des conditions fixées par la loi, une partie
des financements destinés au soutien des initiatives de la société
civile pourrait être utilisée à cet effet.
114. Un point de consensus clair lors de l’audition du 18 février
2011 a été la nécessité de mettre en œuvre ensemble des actions
dans le domaine de l’éducation. Les personnes appartenant à différentes
croyances et convictions ont besoin de mieux se connaître et d’apprendre
à se respecter. Cet apprentissage passe par l’éducation. Les diverses
parties prenantes devraient probablement reconsidérer ensemble les
questions de l’enseignement du fait religieux, de l’enseignement
confessionnel, de la formation des enseignants et de celle des ministres
du culte ou cadres religieux, dans une approche davantage holistique.
115. Le principe de neutralité de l’Etat s’applique à l’enseignement
religieux dans le cadre scolaire: il incombe aux autorités nationales
de veiller avec la plus grande attention à ce que les convictions
religieuses et philosophiques des parents ne soient pas heurtées
. Mais ce n’est pas seulement
là la question: le défi est de se mettre d’accord afin que, dans
l’écoute réciproque, cet enseignement cesse d’être perçu comme dérangeant,
voire attentatoire à la liberté de conviction, et devienne un espace
de rencontre. C’est un chantier qui mériterait davantage d’efforts
concertés et de moyens, pour que l’on puisse passer des déclarations
aux réalisations.
116. L’autonomie interne des institutions religieuses quant à la
formation des cadres religieux doit être préservée, mais cela n’empêche
pas de dire que cette formation pourrait:
- mieux intégrer l’exigence de la connaissance (et la compréhension)
des autres religions et convictions;
- encourager l’ouverture au dialogue et à la collaboration;
- soutenir la reconnaissance des droits fondamentaux, des
principes démocratiques et de l’Etat de droit comme assise commune
de ce dialogue et de cette collaboration.
117. En ce qui concerne l’éducation, il serait hautement recommandable
que chaque enseignant (tous types d’enseignement et filières confondus)
suive pendant sa formation un module le familiarisant avec les courants de
pensée majeurs.
118. En reprenant une autre idée avancée durant l’audition du 18
février, je propose d’établir une plate-forme de dialogue/partenariat
entre le Conseil de l’Europe, les religions et les principales organisations
humanistes. Je suis consciente que je m’écarte là, du moins en partie,
de la position que la commission de la culture, de la science et
de l’éducation avait exprimée en 2007 en adoptant le rapport de
notre collègue et ancien président, Lluís Maria de Puig, sur «Etat,
religion, laïcité et droits de l’homme»
.
Tout en se réjouissant de la proposition du Comité des Ministres
d’organiser des rencontres annuelles sur la dimension religieuse
du dialogue interculturel, la commission avait estimé qu’il ne convenait
pas d’avoir une représentation des religions au sein du Conseil
de l’Europe et d’établir de nouvelles structures. Le rapport concluait
aussi qu’il n’appartient pas au Conseil de l’Europe de se prononcer
en matière de dialogue interreligieux.
119. Je souhaiterais que nous puissions aujourd’hui nuancer cette
prise de position. Le Conseil de l’Europe ne doit pas «interférer»
avec le dialogue interreligieux; rien ne l’empêche pour autant de
s’y intéresser et de travailler de façon structurée avec les religions
,
si celles-ci le souhaitent, afin que ce dialogue devienne un instrument
effectif de promotion des valeurs fondamentales que le Conseil de
l’Europe défend, y compris en élargissant le dialogue aux visions
humanistes également attachées à ces valeurs.
120. Ma proposition n’implique cependant pas l’établissement d’une
structure du Conseil de l’Europe avec une représentation des religions.
Il s’agit plus simplement de mettre en place un mécanisme formel
de rencontres, une plate-forme de dialogue, entre le Conseil de
l’Europe (ses organes) et de hauts représentants de religions et
d’organisations non confessionnelles, afin de bâtir un véritable
partenariat pour la démocratie et les droits de l’homme et favoriser
ainsi l’engagement actif de tous dans des actions de promotion des
valeurs fondamentales défendues par le Conseil de l’Europe. Une
telle initiative devrait être développée en concertation avec les
parties intéressées et associer, dans toute la mesure du possible,
l’Union européenne. La participation d’autres partenaires, comme
l’Alliance des civilisations, devrait être encouragée. Bien entendu, si
ce projet devait être lancé, l’Assemblée parlementaire devrait être
une partie prenante.
121. Enfin, le Centre Nord–Sud pourrait jouer un rôle clé, en étroite
coopération avec les différentes structures compétentes au sein
du Conseil de l’Europe, pour promouvoir et renforcer les dynamiques
positives de la dimension religieuse du dialogue interculturel au-delà
des frontières du continent européen, sur le plan global et/ou interrégional
(visant à associer en particulier les régions du Moyen-Orient et
de la rive sud de la Méditerranée, mais aussi d’autres pays d’Afrique).
Les Etats membres et non membres de l’accord partiel devraient être
invités à soutenir ces projets.